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Épitaphes
Notre monde est plein d’épitaphes
Et je le cours pour m’émouvoir
Les capitaines les matafs
D’eau douce de bateau-lavoir
Ne sont pas près de me revoir
Nous sommes vos fils vos entrailles
Fauchés dans les coquelicots
Dans les blés gourds sur la muraille
Nous chantions sous des calicots
Ci-gisent sous la brume grise
Trente-six balles dans la peau
Des anges la bouche en cerise
Ils n’ont ni fusils ni drapeaux
Ci-gisent sous trois pieds d’argile
Des bonnes des petites gens
Sans une phrase d’évangile
Sans un mot d’or un mot d’argent
Ci-gisent -le nombre est de taille-
Mille pelés mille poilus
Et trois cents chevaux de bataille
Sous l’herbe noire des talus
Ci-gît une armée en déroute
Sans voix sans vivres sans barda
Sur le grand pré les moutons broutent
La barbe dure des soldats
Dormez en paix sous les victoires
Sous les défaites combattants
Dans nos tristes livres d’Histoire
Vous et moi perdons notre temps
C’est là que gisent les Quarante
A quatre pas du pont des Arts
Nous chantres n’avons point de rentes
Pour reverdir notre bazar
On me troue comme une écumoire
On me crève comme un canon
Au front du temple de Mémoire
Je ne veux pas rougir mon nom
Je m’éveille entre quatre planches
On vous a mis ablativo
Tous en un tas dans ma nuit blanche
O mes aminches mes gavots
Nous étions las de l’existence
Nous sommes là main dans la main
Plus rien n’avait de l’importance
Nous avions fait notre chemin
Comme on dit sur la Canebière
Il était bon comme le pain
Hier au comptoir humant sa bière
Et là dans son frac de sapin
Ci-gît dans sa boîte à malice
Ravi à l’affection des siens
A trente lieues de sa complice
Un thaumaturge un magicien
Qui gît sous cette molle terre
Devinez Un homme qui fut
Mauvais coucheur bon locataire
Sa grosse caisse sent le fût
C’est là sous les flots en goguettes
Que gît l’Invincible Armada
Ma fée tire de sa baguette
Des tempêtes de résédas
Dans ces ruines de porcelaine
Dorment mes pauvres éléphants
Un vent gris et léger halène
Il pleure comme l’olifant
Je suis sous deux empans de sable
On a écrit sur mon parpaing
Ci-gît un être impérissable
Il égrenait du Richepin
"Voilà ma vie, ô camarade !
Elle ne vaut pas un radis
Ça commence par une aubade
Ça finit en De Profundis !"
Je gis et vous entre deux âges
Que ferez-vous de vos vieux os
Quand vous n’en n’aurez plus l’usage
De la poudre pour les oiseaux
J’erre dans mes contrées en cendres
Mes mies ne s’y promènent point
Sur leur ciel bas de palissandre
Mes morts parfois tapent des poings
Notre monde est plein d’épitaphes
Et je le cours pour m’émouvoir
Les capitaines les matafs
D’eau douce de bateau-lavoir
Ne sont pas près de me revoir
1999