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Marta CYWINSKA Tout dire, c'est mêler la poésie à la vie.
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 Article publié le 14 juin 2005.

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Pourquoi devient-on écrivain ?

Pourquoi ? Pour bâtir des mondes indépendants à la charnière du rêve et du réel. D’une part, ils nous donnent un sens de sécurité, d’autre part un certain pouvoir, comme une menace dirigée. J’ai écrit mon premier roman d’enfance en majuscules, à l’âge de 6 ans, tant les mots et les paroles m’obsédaient. Je le lis toujours à mes enfants, nous cherchons des variantes de chaque chapitre.

On devient écrivain par la douleur, par la perplexité, à la suite d’un dépassement de capacité intérieure et de la profusion des paroles blessées, de la démesure et de l’impuissance. L’écrivain - comme d’ailleurs le traducteur - est en état de fascination permanente, voir un ennamoratio courtois, même s’il ne déclare pas directement sa fidélité aux idéaux du Moyen Age. On devient écrivain même à la suite d’un isolement inattendu ou par besoin d’être isolé, de réaliser l’impossible dans sa propre simultanéité, de vouloir perturber les temps et les espaces, de vouloir se détacher de sa propre enfance qui nous suit jusqu’à la fin de notre vie. Cet état de « devenir », constamment réalisé, justifié par un besoin permanent de réinterpréter les archétypes et les symboles devient celui de l’extériorisation exagérée. Ecrire c’est pratiquer un amok infini, habiller un autre être d’une nudité parfaite ou chercher la pierre philosophale. Etre poète - quel exhibitionnisme, quel besoin de renaître, d’apprivoiser les papillons de nuit et les dragons de jour, de toucher la lumière à tâtons, de pratiquer les sentiments. C’est à la fois un exhibitionnisme, une pratique des sentiments en faveur de la théorie des rêves arbitrairement évoqués...

 

Quel est le premier livre qui vous a donné envie d’écrire ? Ou bien ne s’agissait-il pas d’un livre...

Notre enfance est non seulement un livre vécu, mais toute une bibliothèque en action. Comme si c’était à travers le brouillard, j’hèle les ornements des livres entassés en face de mon lit d’enfant. Mes premiers livres, avant la connaissance des lettres et des chiffres, c’étaient des albums de peinture qui occupaient une partie importante de notre bibliothèque à la maison. Je les feuilletais à l’âge de 5 ans, ayant 40 degrés de fièvre à cause d’une grave pneumonie. Je commençais par les monde de Tove Jansson, en écoutant les berceuses que ma grand-maman me chantait en français. Les fins des contes d’Andersen me faisaient énormément peur, je sentais un besoin irrésistible de les reconstruire à ma manière enfantine - bien sûr avec mon propre langage. Puis j’ai découvert les Contes des mille et une nuits et après des années la poésie érotique voilée de Małgorzata Hillar et de Jan Brzękowski. Puis j’ai commencé à mûrir pour la lecture des chants des premiers troubadours, ce qui a libéré mes anciens rêves et inquiétudes, surtout après leur relecture « douloureuse » en ancien français. En même temps j’avais de grands remords ne me sentant pas attirée par la littérature en ancien polonais.

 

Que trouve-t-on dans votre bibliothèque ? Et à votre chevet ?

Nous avons quelques petites bibliothèques familiales. Vu la diversité de leurs températures émotionnelles je les tiens loin les unes des autres. Dans ma bibliothèque « philosophiquement froide » il y a des oeuvres de Martin Heidegger et de Jean-Paul Sartre, dans une autre - « philosophiquement et anthropologiquement tendre » il y a des oeuvres de Mircea Eliade, d’Emil Cioran, d’Umberto Eco et de Carl Gustav Jung et des essais de plusieurs auteurs internationaux sur la thanatologie. Dans ma bibliothèque poétique (qui fait trembler le parquet) il y a évidemment les oeuvres représentatives du Moyen Age français et du surréalisme français, belge et polonais (les trois s’inscrivent en même temps dans mes fascinations de chercheur en littérature). J’adore toujours et toujours la poésie de Paul Eluard et, à tort ou à raison, je lui pardonne trop. Il y a aussi des oeuvres du professeur Charles P. Marie - mon maître en humanisme et en poésie, le dernier chercheur du Saint Graal dans la littérature du XXème siècle. J’ai toujours du mal à accepter qu’il ne soit plus entre les vivants, sa mort m’a fortement traumatisée et j’en suis toujours pétrifiée de douleur. Dans cette bibliothèque il y a aussi des poèmes fins et nerveux de Józef Czechowicz sur le monde de la ville d’antan de Lublin. Et en outre, les recueils-bijoux de mes amis poètes de différents pays : chacun a sa place d’honneur. A mon chevet - il n’y a que de la poésie...

 

Astrolabe est une histoire. Est-ce qu’on écrit un poème quand on ne veut pas tout dire ? Ne pas tout dire, est-ce dire l’important ?

Tout dire, c’est mêler la poésie à la vie. Astrolabe est une suite de séquences émotionnelles qui se superposent obstinément au dépit des protestations de la réalité : adieux et séparations (parfois simultanées), enchevêtrement dans les couloirs du temps lors d’une fuite devant un sentiment trop fort qui a mûri après de longues années. Mon Astrolabe personnel est une exhortation afin de ne jamais confondre l’amour avec la fascination. Le dernier poème reste inachevé : s’agit-il d’un café-sommeil bu au petit matin, d’un toucher jamais repris que je n’oublierai jamais malgré une distance de trois mille kilomètres ? Ou bien d’un accident de voiture aux confins d’un monde lointain, une voiture brûlée et plus jamais celui qui est déjà hors des temps et des espaces, le même que j’aurais pu rencontrer à la gare de Perpignan. Une biographie romancée ou poétique - comme ici d’ailleurs - impose la défense de juger les désirs et les rêves. Juger au lieu d’interpréter.

 

Il y a des voyages dans Astrolabe : l’Andalousie, l’Algérie (qui fait partie d’ailleurs de l’Andalousie historique). Des hôtels, un avion. Ces déplacements ne sont pas uniquement exotiques (pour une polonaise). Quel sens faut-il leur accorder ?

L’Andalousie était la terre de rencontre des cultures européenne et arabe, un mélange d’influences subtiles. Moi-même, je fonctionne à l’orée des cultures et des mondes. La multiplicité et la pluralité ramènent toujours la poésie vers son El Dorado. Il y a des lieux - réels ou imaginaires - que nous portons toujours en nous-mêmes, indépendamment de nos implications quotidiennes. Il y a deux mots profondément poétiques : Andalousie et Algérie. Dans l’imagination polonaise, ils retentissent complètement différemment que dans les coeurs des habitants de ces deux contrées, du moins je l’imagine ainsi. Je ne succombe pas à « la force éphémère » des stéréotypes. Les hôtels que j’évoque si souvent dans mes poèmes, sont comme des promesses qui - déjà au moment de les déclarer - ne seront jamais tenues. Les tapis volants ne sont pas toujours accessibles en Pologne. Heureusement il y a les avions, ces métaphores animées.

La question d’exotisme est également relative. Certains touristes se mettent à genoux devant la présence dangereuse des derniers vrais bisons d’Europe qu’on peut rencontrer dans la Grande Forêt Vierge Białowieska, à 80km de chez moi. Au quotidien je porte de longues robes ornées, perçues sur la terre polonaise comme extrêmement exotiques.

 

Le donjon, si présent quand Astrolabe bascule du temps présent dans un Moyen-Age mythique, pourrait passer pour un symbole phallique. Toute la littérature « courtoise » est remplie de symboles empruntés au décor de l’époque. Qu’est-ce que vous idéalisez ?

Le donjon comme un symbole phallique ? C’est très juste... mais seulement après une première lecture d’Astrolabe, où le lecteur s’attend à un accomplissement joué par un dramatis personnae. Le donjon est aussi le symbole d’une forteresse, bien que la poésie soit un exhibitionnisme émotionnel ! C’est à la fois essayer de rester discret, de sauver un secret personnel que malgré un besoin exagéré d’extériorisation je voudrais garder pour moi... Le donjon et Don Juan résonnent dans ma tête sur la même musique, hors les lois imposées par l’histoire. Ce qui me fascine surtout dans la littérature courtoise, c’est bien sûr l’amour dont l’image prend la structure de base du système féodal. L’amant y est poète, tenu toujours à distance. Je me sens aussi fortement attirée par le processus de la création des mythes dans l’image des troubadours et des dames « souzerains ». Moi-même, je vis toujours dans le culte de l’amour courtois et ma poésie n’idéalise pas - par force - les temps d’antan, mais inscrit des pratiques courtoises en dépit des exigences de l’époque dans laquelle nous sommes obligés de vivre. Je suis médiévale (et pas moyenâgeuse !) par conviction et néo-surréaliste par pratique.

 

Votre style, c’est l’image, ce qui fait de vous un peintre ou un photographe. On se sent souvent dans un film avec Astrolabe. Pourtant, malgré les voyages, l’histoire et tout ce qui consomme du temps, c’est l’immobilité qui caractérise les images : les mains en tiges, les valises, etc. Comme une prostration.

L’immobilité signifie une surabondance de mouvements ; les mimes que je connais n’exercent plus leur profession, ils s’immobilisent dans leurs attentes, comme moi d’ailleurs... Et puis cette surabondance d’accessoires dans Astrolabe ne provient peut-être pas d’un attachement aux choses, mais aux êtres. Aux êtres qui m’aiment et auxquels j’offre mon amour courtois.

Se déplacer est une immobilité intense, par paradoxe. Même la Vénus de Milo ne descend jamais de son piédestal.

Les mots puisent leur force dans les images : j’ai des musées privés et des galeries intimes dans ma tête, une sorte de bibliothèque virtuelle qui s’enrichit à chaque belle connaissance artistique ou littéraire. La poésie est une grande forêt vierge située à mi-chemin entre l’art et les sons.

 

Cette réalité qu’Astrolabe ressasse semble exister pour donner accès au rêve. C’est l’image surréaliste qui sert à franchir cette distance. Est-ce cela, le voyage, dans Astrolabe ?

Dans mon cas le rêve est le réel et le réel aspire à être appelé « rêve ». Il ne faut pas franchir une montagne pour tomber à ses pieds. Astrolabe n’a pas de début. Il n’y a pas de débuts, il n’y a que des fins... Est-ce que nous savons d’où précisément venaient les trois Rois Mages ? Et la Reine de Saba ? D’où venaient le joueur de flûte de Hammelin et Jacques le Fataliste ? Et tous ces êtres invisibles qui hantent nos chambres la nuit ?

 

Quelle suite pour Astrolabe qui semble se terminer comme on se réveille ?

...on se réveille. Pour l’amour.

En vente dans la Boutique du Chasseur abstrait

Édition bilingue français/espagnol

traduction de Patrick CINTAS
Illustration et mise en page de Valérie CONSTANTIN
90 pages


Préface de Régis NIVELLE

 

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