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Un iconoclasme endémique Lecture de René Char
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 Article publié le 5 septembre 2005.

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Suivre avec l’obstination fiévreuse du coureur de fond les traces d’un poète tel que René Char est un pari pour le moins difficile. Complexe et fascinante, allusive et elliptique, cette écriture semble, dès son seuil, décourager toute tentative de systématisation. Comment soumettre en effet à l’analyse une œuvre tout à la fois discontinue et en perpétuelle métamorphose ? Nous sommes convaincus - car cette lecture n’est heureusement pas sans partis pris - que c’est en dévoilant les lignes de force de cette discontinuité scripturaire que nous pourrons révéler les schèmes organisateurs de l’ensemble et que ce sont ces schèmes, et eux seuls, qui confèrent à l’œuvre son unité et son homogénéité. Il nous sera ainsi permis, selon le vœu déjà ancien de Jean-Pierre Richard, de “faire se dresser au-dessus de l’épars l’évidence d’une identité” (Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, Paris, Édition du Seuil, 1964, p. 9).

Souveraineté sans partage d’une voix qui se passe de preuves pour devenir exigence d’épreuves, cette écriture est ouverture à l’espace et absolue incertitude. Elle s’oppose à la preuve, conclusive et consolatrice, du domaine du calcul et de l’histoire. La perspective du refuge, de la fermeture et de la fin est condamnée au profit d’une poétique de la trace, cette « Habitante négligeable du présent » (Sous ma casquette amarante, p. 853) qui est tout à la fois résidu de la mémoire et inscription, écriture, passage dans lequel tout s’évanouit. Le franchissement de la réalité donnée au profit d’une réalité que le poète juge plus digne, plus vraie, n’est-elle pas fondamentalement Rencontre essentielle et fugitive ? Il nous a paru intéressant d’examiner de manière plus attentive cette rencontre pour nous rendre compte que seule celle-ci permet l’échancrure, c’est-à-dire l’ouverture à l’espace vivifiant du poème. Mais cette ouverture, loin d’être un aboutissement, est paradoxalement blessure et délivrance. Et c’est le principe de compensation, une des lois les plus constantes de la poésie de Char, qui va nous dire précisément comment s’opère, dans une alternance sans fin, le passage de la douleur à l’allégresse.
Cette jubilation vécue dans l’instantanéité de l’extase naît précisément de la possibilité qu’offre le poème de vaincre, fût-ce temporairement, une chronotopie porteuse de mort grâce à la constitution d’un espace imaginaire. C’est cet espace qui doit requérir toute notre attention tant celui-ci semble éloigné des spéculations philosophiques qui le réduisent à un espace statique indifférencié. L’espace dont il est question, l’espace de la création, est un espace nomade qu’engendrent des lignes de forces ou schèmes dont la nature se doit d’être analysée en vue d’une connaissance plus juste des racines de l’acte poïétique. Cet espace est celui d’une spatio-tensionnalité isomorphe du poème et permettant la fêlure constitutive de son avènement. Homologue du désir, le poème ne comble pas un manque mais le creuse, n’étanche pas la soif mais l’alimente, c’est-à-dire qu’il se découvre à mesure qu’il s’énonce. D’où un espace liminal incandescent, marqué du sceau de l’altérité et façonné par l’absence, qui est l’espace du poème et qui permet au chant de se poursuivre, à la poésie de continuer.
Force est dès lors de constater que nous sommes confrontés, dans la poésie de Char, à une pauvreté essentielle de l’image, à une absence qu’elle recèle et qui la constitue intrinsèquement, faisant du vide un cadre d’élaboration de l’imaginaire dans lequel le poème est conduit à ouvrir sa propre brèche pour qu’en jaillisse, car tel est le vœu du poète, “la flambée d’une herbe aromatique” (La Nuit talismanique qui brillait dans son cercle, p. 493). Ce sont précisément les aromates, ces parfums insaisissables, qui vont jouer, dans cette économie de la création, le rôle que l’on attendait des images et qui vont nous permettre d’aborder cet imaginaire sous l’angle de ce que nous pourrions nommer son “iconoclasme endémique”. Ces aromates ont, comme le poème, une réalité imputrescible mais non impérissable, et de celles-ci ne subsistent que des traces. Leurs mouvements participent des schèmes d’incision et de pénétration, d’avancée et d’envol, évoquent la brièveté de la foudre et l’intensité de la pointe. Mais cet espace que nous devons tenter d’occuper est également une Fête, l’avènement d’un instant éphémère isotope de l’éclair et sans cesse renouvelé. Ce dernier naît lorsque les antagonismes sont momentanément neutralisés et qu’il nous est pleinement permis de vivre cette éternité suspensive.
Et qui mieux que l’oiseau aux aromates, le phénix, rare et unique de son espèce, pouvait figurer ce processus de la création dans un cycle où l’image, travaillant à sa perpétuation, ne peut demeurer qu’au prix de sa propre destruction ? Le poème accomplit, comme le vol du phénix, un cycle complet entre polarités antagonistes : sec et humide, putride et imputrescible, finitude et immortalité, hauteur et profondeur, avant et après, commencement et fin, identité et altérité. Ce sont précisément les blessures infligées par Chronos et les moyens mis en œuvre pour surmonter ces blessures qui vont nous conduire à une problématique qui est au cœur-même du processus créateur, problématique formulée par Char et qui est celle de “la continuité de la création” par delà sa “continuité brisée” (Recherche de la base et du sommet, p. 696), de la différence au cœur de l’identité. En effet, ces naissances successives, loin d’être réduplication du même, se révèlent être à la fois mêmes et autres par la consumation d’une image que nous pouvons qualifier de phénicienne précisément parce qu’elle figure la rupture essentielle qui fonde l’identité de l’œuvre. Et c’est cette fêlure constitutive de l’image qui lui permet d’ériger l’espace qu’elle traverse, de produire cet espace dans lequel elle voit se lever des échos insoupçonnés et résonner l’indicible, un espace qui lui permet d’aller plus avant et de découvrir son sens : un itinéraire spiralé dessinant une géopoétique singulière attestant de la cohérence de l’œuvre.
Comment pourrait-on exiger du poète quelque preuve que ce soit dès lors que ce qu’il découvre n’est visible que dans la brièveté et dans l’intensité de l’éclair, que “tout s’évanouit en passage” (Fureur et mystère, p. 251) et que l’image ne subsiste qu’à l’état de trace ?
L’obstination de Char à considérer que le poète “laisse des traces” là où les pensées de systèmes offrent des “preuves”, alors même que l’une et l’autre nous sont essentielles (Sous ma casquette amarante, p. 853), est formulation incessante de la fonction de franchissement et d’hébergement temporaire accompli par l’image. Le poète est novateur non par choix mais par contrainte, écrivait William Carlos William (“A poet who cannot pause”, in The New Republic CXXXV, 12, 17 septembre 1956, p. 18). Il répond à la nécessité de la création lovée dans l’économie même d’une image qui à peine éclose s’estompe :

"Nos imageries, au fur et à mesure que nous nous en approchons, se réduisent, se révoquent et s’enneigent. Cendres ou source, confiez-vous à l’arbre des lointains, dernier-né de l’ormaie". (Chants de la Balandrane, p. 563).

Hakime MOKRANE

 

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