« Soixante ans que je roule cette mécanique, que
je tourne la manivelle au coin des rues. Je dis soixante ans, mais allez
savoir. J’en ai fait chialer des générations. Les amoureux de Doisneau, de
Peynet... Les amoureux des bancs publics, du Havre... Maintenant, la cantonade, je
vrille que des cœurs racornis. Je broie du noir pour les corbillards à la
bourre, pour la matchiche macabre, pour les sorgues blanchies au lait de chaux,
pour les fringues des héros du Pinde... Je broie des couleurs pour les aveugles
de Bruegel et de tous les évangiles, pour les lavis du dimanche, pour les
taudis, pour les oubliettes... Je concasse le poivre et les cailloux des Cayenne,
les champs de mil de la misère nègre, les pépites des moissons des ères d’or,
les souvenirs... L’exil, c’est partout. La vie est trop chère. Trêve de
boniments, les gouvernants. Trop, c’est trop. Halte-là les appauvrisseurs, les
bourreaux d’artiche, les étouffeurs de braise, les cumulards ! L’outil
nourrit plus le hère. Les petits se serrent la ceinture, quand ils en ont une,
pendant que les gros, eux, se rembourrent le pourpoint. Nous, on cherche midi à
toutes les tapantes, monsieur le Ministre des attentats, monsieur le Ministre
de la grande distribution ! Taisez-vous robinets d’eau tiède ! La
Jaffe populaire, c’est pas pour les clébards. Tu te l’ingurgites ton bouillon,
face de babouin ! Une cuillère pour l’avocasserie, une cuillère pour le
garde-chiourme, une cuillère pour la Maison Poulardin, pour le Père Presseur,
pour le Père Noël, pour... Une cuillère pour Miss Mistoufle, pour Miss
Mistenflûte, pour... On te gonfle le jabot du lunoche au sabbatoche, et le jour
du Seigneur, la grille. Grignote ta pogne et buvotte ta salive. Le bourdon de
la paroisse, quelques giclées de latin de cuisine, une rondelle de Jésus... Son
sang, c’est pas tes tripes qu’il rince. Je festine avec les chevaux de bois.
Les culottes courtes, les genoux râpés, les fléchettes, la carabine à air
comprimé, les autos tamponneuses... Quel manège ! De la sarabande pour les
chèvres, mes ouailles. Ça gouale comme des sourdingues, ça dégoise comme des
seringues, ça marmotte comme... comme des marmottes. En France, tout le monde
adore la musique, mais personne l’aime. C’est Berlioz, mon pote Hector, qui me
l’a dit. J’avais la voix, la voix prenante, surprenante de ma douce, de ma
tendre, de ma fauvette à moi, mais... Qu’est-ce qu’elle me couve, ma gosse
d’amour. Saloperie ! Deux temps, trois mouvements... Ouf ! on respire
plus. Allez, ouste, les déménageurs battent la mesure ! Trop tard pour plier
ton bagage et faire tes adieux ! Les arpions devant et les louches vides.
L’autre côté de la mirante... Un bon, un
mauvais passage ? Qui sait ? Le quart d’heure barbare et laid. J’en
reviens pas. Une délivrance en tous cas. La toux l’a tourmentée jusqu’à ce
qu’elle rende l’âme. Elle l’a crachée en miettes, son âme. Débarrassée. Et ces
saphirs d’électrophone dans le fond de la gargane... J’ai des nœuds à mes cordes,
à mes mélodies. Elle voyait des araignées au plafond, des serpents visqueux et
des rats comme le bras dans les draps, le long des plinthes... Devant la
Faucheuse on pèse pas plus qu’un fœtus. Des os dans un sac de jute. Elle en
finissait pas de dégringoler, ma cantatrice. Les éponges mitées... Elle a joué
rip avant la floraison des fèves. Des ventrées, on s’en faisait. Je l’ai
veillée... J’ai agonisé avec elle. La fournaise, la glacière, les étouffements,
les frissons, la tremblotte, les baiseuses violettes, les vomissements... J’ai
rien à me reprocher. Je te piquouse, je te badigeonne, je t’enduis, je te transfuse,
je te médicamente... T’en veux de la tuyauterie ? Les couloirs de l’hôpital,
les pas, les messes basses, les branle-bas, les chariots... Votre femme est
perdue. Pas pour tout le monde. Dieu accueille même les indigents, mon fils. La
flamme vacille, la mèche fume... Une autre vie commence. Simagrées ! On te
fera un signe de croix, on te sonnera, cureton. Onction, onction... Extrême ou
pas, l’onction... On est des proies faciles pour ces corbeaux déplumés sur le
cassis. Le paradis, le paradouze, c’est pas pour nous, pour notre fiole. Non,
j’ai rien à me reprocher. Toute une éternité dans le courant d’air et le bousin
à asticoter les côtes en long de mon orgue poussif pour six maravédis dans le
gibus. Mon molosse n’est plus là pour me tenir chaud aux patins. La brave bête.
Un véritable cabot, mon Limo. Il fendait les passants. Des Misérables, des
Louis... Des talbins et des rondelles comme s’il en pleuvait. Il gémissait,
grognait, haletait, frétillait, se mordillait la queue... Il improvisait. C’était
à la gueule du clille. Il comptait jusqu’à quatre. Il avait pas besoin de
jacter, l’animal. Oui-da, je me confie à mon instrument, mon féal, mon alter
ego. J’ai plus que lui sur la dure. On se cache rien. Les joies, les peines, on
les partage. A qui s’ouvrir dans ce ramassis d’automates ? Il vaut mieux
péter en compagnie que de crever seul. C’est facile à dire. On a pas les
moyens, mais on a tout ce qu’il faut. Je refais, j’imite ma grand-mère. Nous
sommes des gens simples, des prolétaires, des fruits juteux... On est pressés
d’arriver au bout. Je crève, la compagnie ! Je meurs pas, je laisse la
vie. Nuance ! J’aurai pas les grandes orgues orgueilleuses de la
Notre-Dame, ni les cavales fantastiques de Berlioz. J’aurai pas les orgues du
mistral, les orgues englouties de l’Atlantique, les orgues de Fingal. Je
voudrais l’emporter dans la fosse, mon croque-notes, quand j’aurai ma claque.
Qui sait où il finirait. Dans un musée ? Sur un rade de la Cliche ?
Dans un magaze des Grands Boul’s ? Sur le parvis de Saint-Eustache ?
Dans des paluches molles, plâtrées, percées, crapuleuses, crochues,
assassines ? Laissez choir, nous nous décomposerons ensemble. On peut pas
passer au bleu les dernières volontés. La Débine en a fait un barbare, mais en
réalité il sort de l’atelier de Barberi, un fabricant de Modène. Pas de
regrets, j’en aurai déroulé de la romance, usé de la ritournelle jusqu’à la
trame, déversé des vagues de baume sur les blessures, sur les plaies, sur la
souffrance... La soce, la société anonyme... Une copieuse rasade de blanc sec comme
un coup de trique contre les intempéries, rien de tel ! Ton verre est
plein, vide-le ! Ton verre est vide, plains-le ! L’empyrée s’encrêpe...
Il va tomber des abbés, le bonnet en haut, le bonnet en bas. Du nerf,
foutriquet ! Tiens, la marchande de marrons ramène sa braise. Une sainte...
Son homme aussi a lâché prise. Son squelette était moulu, vermoulu.
L’après-midi, j’allais lui tenir le crachoir. Dis-leur, toi, aux vestales que
je veux m’éteindre. Dis-leur... Pas de goupillon. Un beau drapeau rouge. Si c’est
possible, sous un marronnier. Dis-leur... Dis-leur, nom de Dieu, toi, que la
Commune est pas morte. Pas de panne de carburant, les camaros. Trinquez avec
mézigue. On en rit avec des larmes. Quelques mots... On se comprend. Le malheur,
ça rapproche. J’ai hérité de quelques affaires. Prends-les, c’est moins
douloureux de savoir qui s’en sert. Deux cartons pleins. Chaud, les
marrons ! »
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