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Le joueur d'orgue
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 Article publié le 6 octobre 2005.

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« Soixante ans que je roule cette mécanique, que je tourne la manivelle au coin des rues. Je dis soixante ans, mais allez savoir. J’en ai fait chialer des générations. Les amoureux de Doisneau, de Peynet... Les amoureux des bancs publics, du Havre... Maintenant, la cantonade, je vrille que des cœurs racornis. Je broie du noir pour les corbillards à la bourre, pour la matchiche macabre, pour les sorgues blanchies au lait de chaux, pour les fringues des héros du Pinde... Je broie des couleurs pour les aveugles de Bruegel et de tous les évangiles, pour les lavis du dimanche, pour les taudis, pour les oubliettes... Je concasse le poivre et les cailloux des Cayenne, les champs de mil de la misère nègre, les pépites des moissons des ères d’or, les souvenirs... L’exil, c’est partout. La vie est trop chère. Trêve de boniments, les gouvernants. Trop, c’est trop. Halte-là les appauvrisseurs, les bourreaux d’artiche, les étouffeurs de braise, les cumulards ! L’outil nourrit plus le hère. Les petits se serrent la ceinture, quand ils en ont une, pendant que les gros, eux, se rembourrent le pourpoint. Nous, on cherche midi à toutes les tapantes, monsieur le Ministre des attentats, monsieur le Ministre de la grande distribution ! Taisez-vous robinets d’eau tiède ! La Jaffe populaire, c’est pas pour les clébards. Tu te l’ingurgites ton bouillon, face de babouin ! Une cuillère pour l’avocasserie, une cuillère pour le garde-chiourme, une cuillère pour la Maison Poulardin, pour le Père Presseur, pour le Père Noël, pour... Une cuillère pour Miss Mistoufle, pour Miss Mistenflûte, pour... On te gonfle le jabot du lunoche au sabbatoche, et le jour du Seigneur, la grille. Grignote ta pogne et buvotte ta salive. Le bourdon de la paroisse, quelques giclées de latin de cuisine, une rondelle de Jésus... Son sang, c’est pas tes tripes qu’il rince. Je festine avec les chevaux de bois. Les culottes courtes, les genoux râpés, les fléchettes, la carabine à air comprimé, les autos tamponneuses... Quel manège ! De la sarabande pour les chèvres, mes ouailles. Ça gouale comme des sourdingues, ça dégoise comme des seringues, ça marmotte comme... comme des marmottes. En France, tout le monde adore la musique, mais personne l’aime. C’est Berlioz, mon pote Hector, qui me l’a dit. J’avais la voix, la voix prenante, surprenante de ma douce, de ma tendre, de ma fauvette à moi, mais... Qu’est-ce qu’elle me couve, ma gosse d’amour. Saloperie ! Deux temps, trois mouvements... Ouf ! on respire plus. Allez, ouste, les déménageurs battent la mesure ! Trop tard pour plier ton bagage et faire tes adieux ! Les arpions devant et les louches vides. L’autre côté de la mirante... Un bon, un mauvais passage ? Qui sait ? Le quart d’heure barbare et laid. J’en reviens pas. Une délivrance en tous cas. La toux l’a tourmentée jusqu’à ce qu’elle rende l’âme. Elle l’a crachée en miettes, son âme. Débarrassée. Et ces saphirs d’électrophone dans le fond de la gargane... J’ai des nœuds à mes cordes, à mes mélodies. Elle voyait des araignées au plafond, des serpents visqueux et des rats comme le bras dans les draps, le long des plinthes... Devant la Faucheuse on pèse pas plus qu’un fœtus. Des os dans un sac de jute. Elle en finissait pas de dégringoler, ma cantatrice. Les éponges mitées... Elle a joué rip avant la floraison des fèves. Des ventrées, on s’en faisait. Je l’ai veillée... J’ai agonisé avec elle. La fournaise, la glacière, les étouffements, les frissons, la tremblotte, les baiseuses violettes, les vomissements... J’ai rien à me reprocher. Je te piquouse, je te badigeonne, je t’enduis, je te transfuse, je te médicamente... T’en veux de la tuyauterie ? Les couloirs de l’hôpital, les pas, les messes basses, les branle-bas, les chariots... Votre femme est perdue. Pas pour tout le monde. Dieu accueille même les indigents, mon fils. La flamme vacille, la mèche fume... Une autre vie commence. Simagrées ! On te fera un signe de croix, on te sonnera, cureton. Onction, onction... Extrême ou pas, l’onction... On est des proies faciles pour ces corbeaux déplumés sur le cassis. Le paradis, le paradouze, c’est pas pour nous, pour notre fiole. Non, j’ai rien à me reprocher. Toute une éternité dans le courant d’air et le bousin à asticoter les côtes en long de mon orgue poussif pour six maravédis dans le gibus. Mon molosse n’est plus là pour me tenir chaud aux patins. La brave bête. Un véritable cabot, mon Limo. Il fendait les passants. Des Misérables, des Louis... Des talbins et des rondelles comme s’il en pleuvait. Il gémissait, grognait, haletait, frétillait, se mordillait la queue... Il improvisait. C’était à la gueule du clille. Il comptait jusqu’à quatre. Il avait pas besoin de jacter, l’animal. Oui-da, je me confie à mon instrument, mon féal, mon alter ego. J’ai plus que lui sur la dure. On se cache rien. Les joies, les peines, on les partage. A qui s’ouvrir dans ce ramassis d’automates ? Il vaut mieux péter en compagnie que de crever seul. C’est facile à dire. On a pas les moyens, mais on a tout ce qu’il faut. Je refais, j’imite ma grand-mère. Nous sommes des gens simples, des prolétaires, des fruits juteux... On est pressés d’arriver au bout. Je crève, la compagnie ! Je meurs pas, je laisse la vie. Nuance ! J’aurai pas les grandes orgues orgueilleuses de la Notre-Dame, ni les cavales fantastiques de Berlioz. J’aurai pas les orgues du mistral, les orgues englouties de l’Atlantique, les orgues de Fingal. Je voudrais l’emporter dans la fosse, mon croque-notes, quand j’aurai ma claque. Qui sait où il finirait. Dans un musée ? Sur un rade de la Cliche ? Dans un magaze des Grands Boul’s ? Sur le parvis de Saint-Eustache ? Dans des paluches molles, plâtrées, percées, crapuleuses, crochues, assassines ? Laissez choir, nous nous décomposerons ensemble. On peut pas passer au bleu les dernières volontés. La Débine en a fait un barbare, mais en réalité il sort de l’atelier de Barberi, un fabricant de Modène. Pas de regrets, j’en aurai déroulé de la romance, usé de la ritournelle jusqu’à la trame, déversé des vagues de baume sur les blessures, sur les plaies, sur la souffrance... La soce, la société anonyme... Une copieuse rasade de blanc sec comme un coup de trique contre les intempéries, rien de tel ! Ton verre est plein, vide-le ! Ton verre est vide, plains-le ! L’empyrée s’encrêpe... Il va tomber des abbés, le bonnet en haut, le bonnet en bas. Du nerf, foutriquet ! Tiens, la marchande de marrons ramène sa braise. Une sainte... Son homme aussi a lâché prise. Son squelette était moulu, vermoulu. L’après-midi, j’allais lui tenir le crachoir. Dis-leur, toi, aux vestales que je veux m’éteindre. Dis-leur... Pas de goupillon. Un beau drapeau rouge. Si c’est possible, sous un marronnier. Dis-leur... Dis-leur, nom de Dieu, toi, que la Commune est pas morte. Pas de panne de carburant, les camaros. Trinquez avec mézigue. On en rit avec des larmes. Quelques mots... On se comprend. Le malheur, ça rapproche. J’ai hérité de quelques affaires. Prends-les, c’est moins douloureux de savoir qui s’en sert. Deux cartons pleins. Chaud, les marrons ! »

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