« Il n’y a pas d’autre vie. Traverser la rue deux fois par jour, à dix heures de distance. Plonger mon regard partout où l’ombre est maîtresse des lieux, comme en ces vitrines qui n’attirent personne, sauf moi qui m’approche pour savoir, interrogeant mon reflet et le profil d’une hôtesse penchée. Cet accroissement du silence me paralyse. Je sens sur mes épaules le poids du monde. Je ne me retourne plus, je glisse comme un crabe dans cette écume. Je n’ai pas faim. Je n’envie personne. Je ne me détourne pas, je me fonds. Il n’y a aucune souffrance dans ma conversation. Pourtant, je ne dis rien de ce qui me fascine. Cette omission devrait crier. Elle ne signale même pas la raison de ma présence parmi vous. Vous me trouvez à ma place, fidèle et loquace. Mais pour dire quoi ? Pour vous le dire. Pour revenir et recommencer. Pour adhérer à votre conscience de l’Histoire et de la nécessité de créer. Sciant le corps national avec le mérite personnel. Comme si c’était possible. Comme si cela avait de l’importance. Nous avons vécu ce qu’on nous demande de vivre. Et du coup le plaisir ne répondait pas au désir. Il y avait autre chose que le désir. Et cette chose pouvait prendre plaisir. Nous ne sommes pas aussi simple que le désir. Il y a aussi un festin en nous. Le lieu d’un empoissonnement collectif. Un seul survivra. Mais qui ? Et pendant combien de temps ? Qu’est-ce qui finit par le tuer ? — Et cette rue qui est la mienne parce que je l’ai épousée, cette rue au bas de chez moi, c’est vous, c’est ce que je ne cherche pas, ce que je trouve et que je vous rends chaque jour, tandis que mes fascinations s’absentent et que vous m’ouvrez les portes du bonheur. Je reviens par habitude. J’ouvre ma porte par souci de bien faire. J’entre par nécessité. Je deviens seul. »