Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
L’enfant d’Idumée - [in "Coq à l’âne Cocaïne"]
Chapitre VIII - Histoire d’une clé

[E-mail]
 Article publié le 21 février 2016.

oOo

Le journal de Bernard n'avance pas. Il y a eu une nouvelle secousse ce matin, plus longue, plus profonde. Cette présence tellurique me déconcerte un peu au moment d'écrire. Deux averses ont ravagé le jardin et les talus. Le vent dérange le feu dans la cheminée. Je suis sortie après la deuxième averse pour voir passer Constance sur la crête de l'autre côté du val. Elle était seule. Elle s'est à peine arrêtée pour regarder dans ma direction. Elle pouvait me voir. Mais aucun signe ne nous a rapprochées. J'ai attendu qu'elle disparaisse dans l'ombre d'un nuage.

Un quart d'heure plus tard, la cheminée de l'école fumait. La terre a grondé, elle a tremblé et puis le calme est revenu. Le vent arrive par rafales. Une branche de tilleul est tombée en travers du chemin. Le ciel est gris, mais clair. J'ai ouvert le journal de Bernard. J'attendais les premiers mots. Tout était contenu dans cette phrase que je ne trouvais pas. Triste grammaire, quand on lui demande trop. Ce ne sont pas les mots qui m'abandonnent. J'en connais les objets, du moins si je me limite à cet environnement de landes et de bois. Les maisons finissent d'exister. Les granges sont mortes depuis longtemps. On y rencontre des enfants. Mais ce ne sont pas les miens.

Puis l'écran de la fenêtre devient noir, la page s'obscurcit, je n'ai rien écrit. Le portrait peint par Richard était une évocation facile. Je pouvais même lui inventer une histoire. S'il s'agit bien de donner à Isabelle cette existence de papier où l'abstraction a son mot à dire. Le journal de Bernard est plus accessible, plus précis, fidèle à la figure, cohérent. Je ne lui trouve que des qualités, à condition de ne pas l'écrire. La terre va trembler. On viendra prendre de mes nouvelles si cette fois elle se déchire jusqu'à la surface qui nous concerne. Constance viendra. Elle s'excusera, mais les circonstances... des circonstances qui ne convergent plus vers ce cahier impossible et pourtant réel. Elle demandera des nouvelles de la nouvelle que j'ai promis d'écrire avant le retour du soleil. Elle ne pourra pas s'empêcher de sonder ma tranquillité apparente pour y trouver ce qu'elle y cherche de tristement incertain. Que restera-t-il du journal de Bernard si c'est tout ce qui doit arriver aujourd'hui ? Renoncer à cette écriture lente, parce que la terre donne des signes d'infini et que la maison menace de s'écrouler. La roche sur laquelle elle est comme couchée, s'est fendue l'année dernière dans les mêmes circonstances. La brèche s'est ouverte dans le talus au bord de la route. Je me souviens de cette sensation de vertige en devinant la même fente le long du mur jusqu'à l'angle qui le traversait sans reparaître sur le mur perpendiculaire. Je l'ai cherchée de l'autre côté, mais en vain. Elle finissait sur le plancher, entre les solives de châtaignier posées à même la terre et les affleurements de cette roche menacée. Je vis depuis plus d'un an sur ce nid de vipères.

Cette nuit, j'ai promené le faisceau d'une lampe le long des quatre murs. Je n'ai même pas retrouvé la brèche. L'herbe et l'humus l'ont camouflé. Ce matin, après la deuxième secousse qui a été, je l'ai dit, plus longue et me semble-t-il plus profonde, la brèche a séparé un parterre de mauves et de marguerites. Des insectes l'exploraient. Mais cette émergence de la peur n'avait pas plus de cinquante centimètres de longueur. La terre s'y séparait en petites mottes vertes. Je suis fascinée par l'existence de cette crevasse incalculable. Ce qui explique peut-être mon vertige à l'heure de prendre la plume de Bernard pour donner un sens au récit qui se continue malgré moi.

Je n'ai pas relu ces pages. J'écris sans ratures, sans blancs, prenant le temps de chaque phrase. Mon oreille bourdonne ou siffle selon l'usage que je fais de mon cœur. Je redoute la visite de Constance. Je prépare une explication. Me croira-t-elle si je prétends qu'ici la terre n'a pas tremblé ? Elle me reparlera de la brèche dont nous avons déjà tellement parlé ensemble. Il n'y a pas d'autre conversation possible. Je pourrais l'écrire maintenant. Je ne dis pas qu'elle a déjà eu lieu. Elle s'annonce.

Écrire ce qui s'annonce. Bernard y pense depuis deux jours. Sa tête est pleine de dialogues futurs. Il y devine la véritable Isabelle, celle qu'il n'a pas épousée. Il a acheté un carnet pour y prendre les notes si le moment n'est pas favorable à l'écriture du journal que d'ailleurs il n'amène pas avec lui. Le cahier est enfermé dans un des douze tiroirs de son secrétaire. Isabelle connaît le contenu des onze tiroirs parce qu'elle en a la clé. Mais celle du douzième est un secret qu'elle accepte de ne pas violer avec ses moyens de femme infidèle. Bernard a ficelé la clé à la couverture du carnet. Il a rempli plus de dix pages, mais aucune de ces fusées ne concerne directement le journal. Il s'agit plutôt de mettre de l'ordre dans ses désirs. Plus tard, il mettra le même ordre dans la liste des mensonges d'Isabelle. Il veut commencer par un avertissement au cas où le « livre », si c'en est un, soit lu par quelqu'un qui ne sait rien d'autre d'Isabelle que ce qu'en dit le titre. Le titre viendra, pense Bernard. N'importe quel syntagme nominal arraché au texte, peut-être à cause de sa musicalité. Isabelle en silhouette verbale, avant le verbe, avant de lire. Au travail (Bernard travaille comme tout le monde mais je ne sais rien sur la nature de ce travail), Bernard trouve les premiers mots, il les remplace par des variations qui lui semblent plus conformes à l'invitation par quoi le texte devrait commencer, mais quand il ouvre la cahier, il hésite et en effet : sur le carnet, la dernière variation est pitoyable, insuffisante, elle ne commence rien, elle n'annonce pas l'essai qui reste encore à écrire, rien n'est dit sur l'existence future des mensonges d'Isabelle. Ce sont des jours faciles à écrire puisqu'ils existent, pense Bernard. Mais mon intention n'est pas claire. En attendant d'écrire, je perds mon temps. Le portrait d'Isabelle est accroché, sans encadrement, au mur qui fait face au bureau sur lequel il écrit, qui n'est pas le secrétaire dont je parlais tout à l'heure, qui n'est peut-être pas une bonne idée, cette histoire de clé, cette patience impensable de la part d'Isabelle qui connaît tous les tours pour réduire à néant la résistance mécanique d'une serrure qui n'a de secret que pour Bernard.

Isabelle est plutôt irritée par le nouvel aspect du modeste bureau de Bernard qui est né sans fortune et qui s'est toujours accommodé de la surface des choses, au lieu d'en rechercher l'inutile beauté, le prix révélateur de l'effort.

La table est une table de cuisine, la chaise est une chaise sur un tapis de laine, des étagères masquent mal l'humidité d'un mur. La fenêtre est sans rideau, et jusqu'au portrait qui est simplement accroché à un clou. Le secrétaire, s'il existe, appartient plutôt au mobilier de la chambre. Isabelle n'écrit pas. Elle passe son temps à prévoir l'avenir de Bernard. Elle a longtemps cru au génie de Bernard. Elle a eu cette patience. Elle attend toujours. Mais elle n'attend plus rien de lui. De Richard, rien n'arrive sinon un certain sens du plaisir à partager. Le portrait n'est que la métaphore de cette attente.

Bernard a posé le cahier sur la table. Facile de l'ouvrir. Il est vierge de toute écriture. Les pages sont numérotées en rouge. Sang d'encre. Isabelle laisse la trace de ses doigts sur la tranche et sur la couverture. Elle s'assoit, compare le cahier et le portrait, joue un moment avec la lumière de la lampe. Bernard entre, il dit :

— Je n'ai rien écrit.

Isabelle se lève, l'embrasse mollement et dit :

— Ce n'est pas moi, je t'assure.

Bernard réfléchit et finit par avouer :

— Alors pourquoi Richard dit-il le contraire ?

Elle ne répond jamais à cette question :

— Tu vas écrire, dit-elle.

Elle remarque la clé sur le carnet qu'il vient de poser sur la table. Il éteint la lampe. Et ils sortent ensemble. Puis plus rien.

Et une minute plus tard, la terre qui tremble. La fenêtre a vibré longuement. Moi j'étais fascinée par les ondes à la surface du vin que je n'avais pas bu. Je l'avais avalé d'un trait à la fin de la secousse. La porte s'était ouverte. Le rideau de perles et le vent en rafales. Le rideau de mousseline sur les carreaux. La clé par terre. Le feu qui s'éteint et qui fume. Le cahier refermé. Et puis la pensée qui devient inutile. Le texte sans existence interne. Sans nécessité. Personnages de pacotille. Mus par des sentiments. Incapables de changements inexplicables favorables au déroulement du récit.

Au contraire. Bernard a le sentiment de coïncider exactement avec la réalité. Chaque jour, il note le ou les mensonges d'Isabelle, sans chercher à les restituer dans le contexte dramatique qui est le sujet de son journal lequel est peut-être un roman au fond. Pour l'instant, il décrit la matière. Les mots s'ajustent à cette exigence. Ils remplissent l'espace du livre futur. Jour après jour, sans infidélités, même sans souffrance. Puis viendra le temps des souvenirs et particulièrement de ceux qui alimentent tout le temps passé à ne pas penser à la nature d'Isabelle qui est une menteuse, elle calcule ce que j'écris, j'écris exactement ce qui va nous arriver, pense Bernard en regardant le secrétaire si parfaitement géométrique.

Il est assis dans son lit, Isabelle lit dans le fauteuil, elle caresse ce cuir, absente et inévitable. Je ne respire plus, pense Bernard. L'existence est irrespirable. Les femmes sont irrespirables. Je n'ai plus d'utilité. Ce que j'écris n'a aucune importance. Isabelle est un prétexte. Mais je n'ai plus la force de m'arracher à ces jours. Je vis pour cette page quotidienne. Je me répète un peu. Mais je réviserai le texte quand le moment sera venu de comprendre ce qui m'arrive. Pourquoi ne pas imiter Bernard ? Encore ce matin, je m'imaginais que Bernard me ressemblait. Il usait des mêmes rites. Il pouvait être mon porte-parole si je voulais. Isabelle n'était pas Constance. Elle n'enseignait pas les connaissances élémentaires dans une modeste école communale. Je ne l'aimais pas. Je ne savais rien d'elle. Antoine ne l'avait pas abandonnée. Elle était la femme nécessaire à l'accroissement en perspective du personnage de Bernard qui n'était que le personnage de mes désirs.

Ce soir, comme tous les soirs, Bernard renaît de ses cendres. Je l'ai brûlé toute la journée. Rage et silence, immobilité, silence. Constance n'est pas venue. Je suis sortie à cinq heures pour la voir passer sur la crête. Elle ne s'est pas arrêtée. La terre n'a pas tremblé. Peut-être cette nuit. Ce personnage couché contre moi. Différent de moi. Ressemblant à ce que je ne suis plus depuis que j'écris. Pourquoi écrit-il ?

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -