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Etreintes au bout de la nuit - Les Sonates au clair de lune de Mario Wirz
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 Article publié le 19 mai 2013.

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 Mario Wirz est un écrivain allemand né en 1956 à Marbourg, à mi chemin entre Francfort et Kassel. Ses premières amours sont le théâtre qu’il pratique après une formation de comédien à Berlin. C’est dans cette ville qu’il vit aujourd’hui de sa plume. En Allemagne, Mario Wirz s’est surtout fait connaître comme poète mais il est aussi l’auteur d’un récit autobiographique sur sa contamination par le virus du sida, Es ist spät, ich kann nicht atmen. Ein nächtlicher Bericht (Il est tard, je n’arrive pas à respirer. Témoignage nocturne). Le recueil de nouvelles Etreintes au bout de la nuit(1) est le premier ouvrage de Mario Wirz traduit en français. A sa lecture, on songe aux mélancoliques Nocturnes de Chopin, mais plus souvent encore à la funèbre Sonate au clair de lune de Beethoven. La nuit, c’est l’heure où s’invitent les spectres et où se réveillent les douleurs anciennes. La nuit ne pouvait que séduire Mario Wirz pour qui, comme pour Schopenhauer, vivre, c’est souffrir.

 Chez ses personnages, pour la plupart homosexuels, l’enfance a rarement été heureuse. Elle a souvent mis aux prises un garçon trop sensible et un père trop brutal, résolu à faire de son fils un homme coûte que coûte. Dans la nouvelle Le petit cheval de bois, le père mène une guerre sans merci à son fils, pas suffisamment masculin à son goût. Son rejeton n’est à ses yeux qu’une « fille avec une bite »(2) que l’on devrait exposer à la foire en faisant payer l’entrée. Le fils finira par prendre la fuite pour échapper à cet huis-clos dévastateur. Ainsi, les parents sont des « psychopathes potentiels (3) », les éducateurs des bourreaux d’enfants. Dans la nouvelle qui a donné son titre au recueil, le père de Martin sodomise son fils. A la mort du père, les abus continuent en institution, avec un éducateur et avec des garçons plus âgés. Aujourd’hui, Martin devenu grand se fait sodomiser dans un appartement crasseux par un alcoolique en âge d’être son père quand il ne tabasse pas à son tour des garçons plus jeunes. Martin finira par étrangler un garçon qui lui rappelle de façon insoutenable celui qu’il a été. Indéniablement, Mario Wirz a un talent pour restituer le monde de l’enfance, avec ses rêves et ses frayeurs mais tout aussi indéniablement il a le goût de la noirceur.

 Ses personnages adultes font l’expérience d’une solitude qui est souvent le prolongement de l’isolement de l’enfance. Mario Wirz est, comme Edward Hopper, le peintre des solitudes urbaines. La plupart des nouvelles se déroulent à Berlin, mais c’est bien connu, les capitales sont des miroirs aux alouettes. On peut être entouré d’immeubles aux fenêtres illuminées et être soi-même plongé dans le noir. Pour échapper aux ténèbres, les personnages usent leur vie dans une quête effrénée de chaleur humaine. Beaucoup sont trop désespérés pour croire encore en l’amour. Ceux-là ne quémandent plus qu’un regard, une parole ou un sourire. Dans L’autre, un serveur de trente-cinq ans erre seul un soir de Noël. Il a été licencié car pour nouer des contacts il donnait son numéro de téléphone aux clients et clientes. De retour chez lui, il se regarde dans le miroir et un déclic s’opère. Il décide d’arrêter de chercher l’Autre ailleurs et de se tourner plutôt vers l’Autre qui est en soi. Ce pourrait être l’aube d’une résurrection mais il n’en est rien. Ce retour vers soi est un renoncement au monde. A la fin de la nouvelle, le personnage se met au lit. Il ne se relèvera plus. Cette quête de consolations qui l’animait est aussi au centre de la nouvelle Consolation d’inconnus sur laquelle s’ouvre le recueil. Un homme qui avance en âge a un ami plein de sollicitude mais pour lequel il n’éprouve plus de désir. En voyage, il se réfugie dans des chambres d’hôtel dont il laisse la porte entrouverte en espérant qu’un inconnu franchira le seuil. Il ne cherche pas l’amour, il cherche le frisson d’un instant pour oublier. La nouvelle met en scène la rencontre pathétique entre deux naufragés, le protagoniste à la dérive et un réceptionniste, aussi seul et aussi paumé. Désabusé, le narrateur est prêt à se contenter de ces miettes que chacun offre à l’autre : « Nous ne pouvons pas nous sauver mutuellement, mais nous pouvons nous consoler »(4). C’est une nouvelle sur l’approche du désespoir, le dégoût de soi, la désillusion, la difficulté de vieillir, la nécessité de se contenter de peu, comme ces contacts furtifs dans le métro. Son ami conseille au narrateur d’aller voir un psychiatre mais est-il malade ou n’est-il pas plutôt d’une lucidité douloureuse sur les autres et sur soi ? Cette nouvelle, comme bien d’autres dans le recueil, n’est pas sans rappeler le titre de Stig Dagermann, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier.

 Comme il se doit, chez Mario Wirz, les histoires d’amour sont des histoires romantiques et tragiques. Aimer, c’est aimer jusque dans la mort, par delà la mort. Dans Des pas sous la fenêtre, l’écrivain met en scène un homme dont la vie s’est arrêtée vingt ans plus tôt, au décès de son ami. Ecoutant les artistes favoris de cet ami défunt, se vaporisant avec son eau de toilette, il a fait de leur demeure commune un mausolée dans lequel il attend la mort. C’est l’histoire d’une vie suspendue qui a perdu son sens avec la disparition de l’autre, d’une vie vouée à entretenir ce qui a été, pour ne pas trahir le passé. Dans cette optique romantique qui fait de l’amour la grande affaire d’une vie, celui qui a aimé peut mourir en paix puisque sa vie est parvenue à l’accomplissement, qu’il a conquis l’unique chose qui méritait de l’être. C’est l’objet de la nouvelle Et alors nous serons ailleurs. Frank, le protagoniste, un homme encore jeune, est à l’article de la mort. Seul dans sa chambre d’hôpital, il se remémore sa vie, son enfance auprès d’une mère qui faisait commerce de ses charmes, sa passion dès l’école primaire pour Christian qui allait devenir son amant et son compagnon de débauche. Il passe en revue les étapes de sa carrière de prostitué, New-York, Rome, Berlin, les fantasmes des clients. Ce qui pourrait n’être que l’histoire d’une déchéance est, en fait, une grande histoire d’amour, d’un amour torturé pour celui qui a su faire vibrer la corde masochiste de Frank, que Frank a suivi partout comme un chien fidèle, rabroué et soumis. Frank finit par mourir mais il meurt en ayant aimé. Le romantisme tragique est sauf. Cette nouvelle est aussi pour Mario Wirz l’occasion d’explorer le milieu de la prostitution masculine, avec ses hauts et ses bas, depuis les appartements huppés de Wall Street aux chambres miteuses d’hôtels borgnes. Wirz dépeint les liens fugaces qui se nouent entre prostitués et clients, les prostitués qui se blindent, arborent un masque d’indifférence et des clients qui cherchent à assouvir leurs fantasmes sans dépenser trop. D’aucuns reprocheront à Mario Wirz une complaisance dans le sordide. Ils n’auront pas entièrement tort. L’écrivain a le goût des naufrages existentiels, des ambiances glauques, des décors poisseux au-dessus desquels semblent planer la menace de la catastrophe. Ce goût s’exprime par exemple dans cette description d’une salle d’attente de gare de province, la nuit :

De vieux pédés traversent la salle à toute vitesse comme des rats. En fuite. Ou en chasse. Avec cette vaine attente dans les yeux, cette faim insistante que rien ne peut apaiser. L’un d’eux sourit avec concupiscence, découvrant une canine dorée, et un prostitué par appât du gain lui renvoie son sourire. Des tapineuses du monde entier. La jeunesse vénale. Un ange exterminateur est peut-être parmi eux, qui apporte autre chose qu’un plaisir furtif. La victime erre encore, inconsciente, dans la gare. Quel masque le malheur portera-t-il ce soir ? Le jeune nazi avec une croix gammée tatouée sur la main ? La vieille mendiante ? La tapette au sourire d’assassin ?(5)

On est à mi chemin entre une page de Genet et un tableau d’Otto Dix.

 Parmi les autres sujets de prédilection de Mario Wirz, il y a ce qu’il en coûte d’être soi, mais aussi ce qu’il en coûte de ruser avec soi, de s’installer dans le mensonge, de se construire une persona, d’arborer un masque. Il montre volontiers des lieux impersonnels comme les chambres d’hôtels dans lesquelles la dérobade est impossible parce que l’on est seul face à soi et que la pénombre et le silence invitent à affronter les faux-semblants sur lesquels on a bâti toute une vie. Dans Solo pour une chambre d’hôtel, un metteur en scène autrefois coté mais dont l’heure de gloire est passée rumine dans une chambre d’hôtel dont il a tiré les rideaux et vidé le minibar. Il est de retour dans la petite ville où il a passé les dix-neuf premières années de sa vie et s’abîme dans la mélancolie lorsqu’il pense à son avenir professionnel bouché et à l’alcoolisme qui le mine. Il est déjà tombé si bas qu’il en est réduit à mendier auprès des services sociaux. Sa vie actuelle n’est que dissimulation. Il cache à son ami Uwe l’étendue véritable du désastre. C’est le monologue poignant d’un naufragé de la vie qui a appris à faire comme si. Il n’y a plus que dans les yeux de son ami que brille encore l’admiration, entretenue par d’habiles mensonges et la peinture de grands projets qui ne verront jamais le jour. Le regard sur soi, sur le corps qui se fane lentement, comme les espoirs d’une gloire nouvelle, est implacable. Le narrateur instruit son propre procès et le réquisitoire est impitoyable. Sa grande peur est qu’Uwe, son ami plus jeune, ne finisse par se détourner de lui quand il comprendra l’imposture, achevant ainsi son naufrage.

 Ce thème de la dissimulation, Mario Wirz le décline encore dans la nouvelle Copains d’école, à travers un personnage aux allures de Thomas Mann, écartelé entre ses aspirations à une vie bourgeoise rangée et ses inclinations qui l’entraînent vers une homosexualité enivrante mais menaçante, capable de mettre en péril l’édifice patiemment construit d’une vie en le dissolvant dans le tourbillon des passions. Le héros est René qui, après avoir aspiré au ciel et à l’enfer, a fait le choix « sage » de se marier et de mener une vie agréablement routinière, à l’écart des sables mouvants. Il s’apprête à revoir Stefan, son ami d’enfance et ancien amant qui, lui, a toujours vécu sur le mode de la passion mais se retrouve aujourd’hui seul et pathétique, avec ses tentatives ridicules de prolonger les excès au-delà de l’âge raisonnable. Retrouvailles entre le feu et l’eau qui remplissent René d’anxiété à l’idée d’un possible séisme. N’est-il pas jusque là parvenu à refouler ses inclinations en ne trompant sa femme qu’exceptionnellement, pendant les vacances, lorsque le désir ne le laissait plus en paix ? A travers René, Wirz dépeint un homme qui « n’était pas vraiment heureux mais qui se contentait d’être de temps en temps satisfait. La prétention des gens au bonheur le troublait autant que le bonheur lui-même, qui lui paraissait malhonnête et dangereux. […] Celui qui avait suivi une fois cette chimère était perdu à jamais pour la vie normale et ordinaire qui s’accomplissait dans des dimensions plus modestes, loin de l’ivresse grandiose et des extrêmes »(6). Les choses sont pourtant moins simples qu’il n’y paraît, la tension entre pulsion et raison n’a jamais été entièrement résolue, le volcan est simplement en sommeil. Mais que gagnerait René à avouer qu’il n’est pas entièrement celui pour qui on le prend ? Après dix-huit ans de mariage, ne perdrait-il pas tout en avouant tout ? Pourtant, malgré toutes les précautions dont il s’entoure, sa femme et son fils semblent avoir intuitivement perçu ce qui se dissimule derrière le masque. La façade commence à se fissurer. Empêtré dans ses mensonges, il ne parvient plus à s’affirmer, ni comme père, ni comme mari, ni encore comme employeur. Tout commence à aller à vau-l’eau. Le naufrage d’une vie construite sur des mensonges se dessine. C’est là que la paranoïa s’installe. Jusqu’où les autres ont-ils deviné ? Les angoisses de René font penser aux angoisses des personnages d’Hermann Ungar qui craignent toujours que transparaissent sur leur visage leurs inavouables secrets. Or l’insincérité se lit sur le visage de René, avec « ses yeux sournois où luisait toujours la fausseté »(7). Finalement, Stefan, son amour de jeunesse, de passage dans la petite ville de province où René est libraire n’appelle pas et René n’a pas le courage de lui téléphoner à l’hôtel. Le feu aurait peut-être pu renaître mais René a peur de s’y brûler. C’est donc la poursuite de son naufrage qui se profile à l’horizon. Cette difficulté à affronter les choses telles qu’elles sont est bel et bien un leitmotiv dans le recueil. On peut lire dans une autre nouvelle une phrase qui explique, à elle seule, les ressorts de la psychologie de René : « Peut-être avons-nous besoin de nous abuser pour survivre »(8).

 A côté du portrait de René, Mario Wirz livre un beau portrait de femme, celui d’une épouse inconsciente vivant aux côtés d’un volcan en sommeil. Comme beaucoup d’écrivains homosexuels qui puisent sans doute dans leur propre biographie, Mario Wirz dépeint volontiers des femmes bafouées, piétinées par des rustres. Elles souffrent à cause de leur mari ou de leurs propres fêlures. La nouvelle Appeler un ange contient un beau portrait de mère maniaco-dépressive vue à travers les yeux inquiets de son enfant. Un personnage que l’on croise dans une autre nouvelle est celui de la « fille à pédés », éternelle confidente, créature asexuée, juste bonne à écouter et à servir de faire-valoir à un homo qui a envie de jouer les hétéros, monstre d’abnégation et boulimique par désespoir. Wirz réussit à ne pas sombrer dans le mélo en imaginant pour une fois l’arroseur arrosé et l’homo dépité de voir partir sa proie avec son « amie ». Le plus beau portrait de femme est contenu dans la nouvelle Le petit cheval de bois. Wirz y décrit le voyage à Berlin d’une femme mariée avec une brute, qui est sans nouvelles de son fils depuis plus de quinze ans. Le père, lui, a depuis longtemps fait une croix sur ce fils « taré » qu’il appelait « une fille avec une bite ». La mère, provinciale, affronte donc seule le tourbillon de la grande ville, avec le secret espoir d’y croiser le visage de celui qu’elle n’a jamais oublié car « il était faux que le temps guérissait les plaies »(9). Elle s’enivre de liberté et de légèreté, loin de l’air irrespirable de son village. Le grand drame de cette mère, c’est de n’avoir jamais eu le courage de défendre son fils, de tenir tête à son mari. C’est donc aussi pour se racheter qu’elle se rend à Berlin, sillonnant la ville à la recherche de celui dont elle ne possède plus qu’une photo de confirmation et, à la maison, un cheval de bois. On pourrait être tenté de crier au pathos. Ce serait ignorer combien d’homosexuels ont grandi en province entre une femme sacrifiée et un père sans tendresse, avant de chercher l’anonymat protecteur de la grande ville. A Berlin, la mère ne retrouve pas son fils mais ce voyage dans la capitale, pour lequel elle a volé de l’argent dans la caisse de son mari et inventé un prétexte, suffit à faire d’elle une femme métamorphosée. Mario Wirz fait d’elle un portrait lumineux. Dans un recueil le plus souvent sombre, elle est comme la lune qui, dans la Sonate au clair de lune de Beethoven, empêche la terre de plonger dans les ténèbres absolues.

 


1. Mario Wirz, Umarmungen am Ende der Nacht, Berlin, Aufbau-Verlag, 1999. Traduction française de Bernard Banoun : Etreintes au bout de la nuit, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 2002.

2. P. 122

3. P. 34

4. P. 9

5. P. 211

6. P. 157

7. P. 169

8. P. 195

9. P. 116

 

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