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 Article publié le 2 juin 2013.

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« …J’aperçois dans son ensemble une convulsion qui met en jeu le mouvement global des êtres. Elle va de la disparition de la mort à cette fureur voluptueuse qui, peut-être, est le sens de la disparition.

« Il y a devant l’espèce humaine une double perspective : d’une part, celle du plaisir violent, de l’horreur et de la mort – exactement celle de la poésie – et, en sens opposé, celle de la science ou du monde réel de l’utilité. Seuls l’utile, le réel, ont un caractère sérieux. Nous ne sommes jamais en droit de lui préférer la séduction : la vérité a des droits sur nous. Elle a même sur nous tous les droits. Pourtant nous pouvons, et même nous devons répondre à quelque chose qui, n’étant pas Dieu, est plus forte que tous les droits : cet impossible auquel nous n’accédons qu’oubliant la vérité de tous ces droits, qu’acceptant la disparition. »

Georges Bataille, L’impossible.

Qu’arrive-t-il quand le désir est dans l’impasse ? En d’autres termes, quand il ne peut trouver à se satisfaire, à satisfaire en moi ce complexe de vie et de mort qui m’habite, cette « fureur voluptueuse » ?

Me voici assis à mon bureau, seul, en proie à un grand désir impossible à assouvir, pris que je suis dans une solitude qui va durer, et seul en ce moment même, seul avec moi-même, en train d’écrire en compagnie de cette solitude, qui n’est mienne que pour me laisser en compagnie de moi-même, et moi-même, c’est un corps lourd, une vie à mener, le temps de la frustration, mis que je suis dans l’impossibilité de communiquer mon désir, mais aussi mes sentiments et mes idées, mes impressions et mes sensations.

Ce n’est pas exactement un malheur, cette solitude, c’est celle de l’isolement : personne à qui parler, avec qui échanger mes impressions de la journée, ce qui m’a traversé l’esprit en écoutant il y a quelques heures la radio, par exemple…

Je n’ai pas le droit de me dire seul, je ne le suis pas : je suis aimé, j’aime moi-même, mais c’est cet amour qui me porte à incandescence, m’incline à l’indécence d’un désir qui me submerge littéralement, impossible à satisfaire sans délai, la femme que j’aime étant loin de moi, non pas absente - elle est si présente ! Elle occupe mon cœur et ma pensée. - mais loin, et pour un temps indéterminé.

La satisfaction de mon désir, sans délai, elle n’est possible qu’en présence de la femme que j’aime, bien sûr. J’enfonce une porte ouverte, disant cela, mais au moins, comme le disait un philosophe, je ne cours pas le risque de me démonter l’épaule en l’enfonçant !

Alors ce désir, qu’en faire ? L’oublier, le refouler, le remettre à plus tard ?

Oui, en un certain sens, il n’y a pas d’autre solution dans l’immédiat, cependant j’entrevois une issue possible : le texte que j’écris en ce moment même, porté par un désir qui me comble, dont je voudrais me vider en le communiquant à la femme que j’aime pour le porter à son comble en accueillant son propre désir, car je le sais : elle aussi me désire à toute heure du jour et de la nuit.

 

Pour cette fois, il n’en sera pas ainsi, aujourd’hui l’écriture poétique ne me tente pas. Pour deux raisons : je ne veux pas en faire un acte compensatoire, la réduire à ça : me contenter des mots, faute de mieux, et d’autre part, je préfère aujourd’hui aller au fond de cette solitude, en scruter les abîmes de perplexité.

Le désir, il nous prend, sans prévenir, ça nous submerge, et quand nous sommes en présence l’un de l’autre, ça explose, ça éclate, « ça se fait tout naturellement », sans délai autre que les circonstances plus ou moins favorables.

Oui, mais même en présence l’un de l’autre, il nous faut composer, parfois retarder la satisfaction de nos désirs …

Il y a plus grave : le désir, inséparable de son expression, quand il ne trouve pas à s’exprimer, eh bien nous le réprimons.

« Le désir s’écrase contre le besoin. » Roland Barthe, « Fragments d’un discours amoureux.

Le désir…

Il nous arrive de ne plus vouloir se laisser aller à le ressentir pour ne pas se retrouver devant l’impossibilité de le satisfaire. On vaque alors aux tâches quotidiennes, on oublie le désir, et d’oubli en oubli, on s’installe dans la satisfaction primordiale des besoins élémentaires.

La frustration est double : non seulement notre désir n’est pas satisfait, mais nous allons plus loin : nous le refoulons, et pour une personne qui désire en aimant et qui aime en désirant, c’est l’équivalent d’une amputation.

La qualité de vie s’en ressent grandement. Le refoulement, c’est la porte ouverte à tous les renoncements : on ne se contente pas de s’abstenir, on supporte vaillamment : on devient stoïque : sustine et abstine !

La belle affaire !

Nous voilà coupé d’une dimension essentielle de notre personne, et il faudrait s’en réjouir ! Il n’est pas sûr qu’une société gagne à avoir en son sein une armée de gens frustrés et malheureux !

S’installer dans la satisfaction des besoins élémentaires, c’est d’autant plus facile que les besoins élémentaires réclament impérieusement d’être satisfaits : se priver de boire et de manger, ne pas se laver, ne plus travailler, et c’est la mort sociale, et la mort physique qui s’en suit à plus ou moins brève échéance.

La vie, toute vie, notre vie, vie de famille, vie en société, elle est toute tissée de besoins que nous hiérarchisons en fonction de deux critères complémentaires : le critère moral et le critère économique.

Classés par degré d’importance, les besoins se hiérarchisent ainsi : en tout premier lieu doit être satisfait le besoin d’accomplir son devoir moral, vient ensuite la satisfaction des besoins élémentaires, viennent ensuite les désirs, les caprices, la vie sexuelle, les loisirs, les divertissements que l’on s’octroie, quand on le peut, pour souffler, revenir un peu à soi, en ne s’occupant pas des autres et en ayant un rapport à soi qui dépasse l’animalité fondamentale du boire, du manger et de la toilette.

Le désir sexuel passe à la trappe. Il est le moins valorisé de tous les besoins, sa satisfaction peut être différée indéfiniment dans l’abstinence.

Besoin sexuel, désirs… Il y a là une ambiguïté à tout le moins ! La vie sexuelle est de fait un besoin qui trouve à se satisfaire pour peu que le désir sexuel trouve à s’exprimer : il nous faut un partenaire. Bien sûr, il y a la masturbation, mais même cette pratique a « en toile de fond » l’autre fantasmé, celui-ci pouvant être une personne réelle absente ou bien une figure : un acteur de cinéma, une vedette de la chanson par exemple…

Oui, la vie sexuelle est le parent pauvre de l’économie générale des besoins, c’est la dernière servie, de très loin ! A cela, au moins deux raisons : la première étant  : c’est l’occasion qui fait le larron : pas de partenaire du tout ou un partenaire défaillant, la deuxième étant : le sexe est un luxe, une conduite privée, cachée, très codée, encadrée par des lois : on ne fait pas l’amour n’importe où, n’importe quand !

C’est l’accomplissement du devoir moral qui prime : s’occuper des autres, et les autres, ce sont en priorité les enfants.

De cercle en cercle, de proche en moins proche, on se retrouver à faire son devoir en travaillant : travail domestique, travail extérieur, les deux étant une démarche économique : on fait en sorte que l’oikos perdure : il faut faire le ménage, ranger, nettoyer et aussi gagner de l’argent pour pouvoir entretenir la vie dans la maison, la demeure, le lieu de résidence.

Le besoin d’accomplir son devoir moral, on le voit, est inséparable bien sûr de la satisfaction des besoins élémentaires : on entretient une maison, une famille en travaillant. C’est nécessaire, c’est vital. Personne ne peut contester cet état de fait, il s’impose à tous.

C’est vital, c’est nécessaire…

Mais pas seulement !

Il y a une sorte de fierté chez tout un chacun à satisfaire les besoins élémentaires, elle donne une satisfaction supplémentaire : non seulement les besoins élémentaires : le boire et le manger, le gîte et le couvert sont satisfaits, mais aussi, en sus, le besoin d’être approuvé par les autres, les proches bien sûr à qui l’on donne satisfaction, et aussi la société qui nous tombe dessus, si nous nous rendons coupable d’abandon d’enfants, de négligence, de carence éducative : cela va de la désapprobation au châtiment en passant par l’opprobre…

La peur d’être puni est bien réelle : on se conforme à la Loi pour ne pas tomber sous le coup de la Loi, bien sûr, mais entre en jeu aussi, déterminante, la satisfaction d’agir conformément aux attentes de la société et de nos proches : on a plaisir à être approuvé. On en a un besoin vital. On fait son devoir et l’on veut que ça se sache…

Longtemps, quand les hommes surveillaient les hommes, dans les petites communautés villageoises, chacun avait intérêt à faire son devoir, « à se tenir à carreau », pour ne pas être banni ou mis à mort.

Il en reste quelque chose : cette peur sommeille en nous : la figure de la Loi a remplacé la surveillance de tous pas tous dans une communauté restreinte.

On a fait son devoir, on peut être content !

Beau bilan !

La vie est servie, elle triomphe…

La vie, la nôtre et celle des autres.

Pourtant, quelque chose manque, ce manque, on peut le minimiser, c’est ce que l’on fait toujours en donnant la priorité à la satisfaction des besoins élémentaires, satisfaction redoublée, comme on l’a vu : on en tire satisfaction et fierté en glanant l’approbation des autres que l’on sert.

Bien sûr, le jeu se complique quand les autres, au sens le plus général de ce terme : les proches, les collègues de travail, les supérieurs hiérarchiques, les diverses instances morales et les institutions, ne nous sont pas gré de ce que nous faisons pour eux… C’est que l’on ne fait que notre devoir, et en tirer gloire n’est pas de mise, c’est tout naturel de faire son devoir ! C’est la doxa ambiante…

On n’a alors que ce que l’on mérite : on l’a bien voulu, on en tire une certaine satisfaction, celle du devoir accompli, qui n’appelle aucune reconnaissance de la part des autres qui attendent ça de nous comme un dû.

Ca devient cocasse, quand la réciproque n’a pas lieu : on vit parfois avec des gens qui ne font rien pour nous, ni par devoir, ni par plaisir. On le veut bien, alors pourquoi s’en affliger ?

On récolte l’approbation, jamais la reconnaissance, à ce petit jeu servile…

Oui, quelque chose manque, décidemment… « …quelque chose qui, n’étant pas Dieu, est plus forte que tous les droits : cet impossible auquel nous n’accédons qu’oubliant la vérité de tous ces droits, qu’acceptant la disparition. »

Etrange disparition : on ne fait que la frôler dans l’acceptation éhontée de la vie sexuelle, dans son animalité foncière, son raffinement aussi, le plaisir d’aimer et d’être aimé en s’ouvrant à la faille de l’autre…

Oui, c’est la communication comme acte et axe majeurs de notre vie qui vient à manquer quand le désir est réprimé. En ce domaine, point n’est besoin de légiférer : là où s’affirme le désir, disparaît la Loi. A chacun et à chacune de s’arranger avec cette alternative : la vie, toute la vie ou bien la vie restreinte, la vie éteinte…

Heureusement, il y a les amis, enfin, quand ils existent !

Seule la communauté des amants et la communauté de travail sont à même de créer l’espace où désirs et besoins font jeu égal dans le respect de chacun.

 

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