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La scène de l'exclusion
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 Article publié le 29 décembre 2005.

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Les événements qui, en novembre, ont mis le feu aux banlieues de nos grandes cités sont sujets à interprétation. Tout le monde, ou presque, s’accorde sur l’échec d’une politique de la ville conduite selon les humeurs idéologiques des dirigeants successifs et vouée aux fluctuations budgétaires d’une période économiquement difficile. Mais les uns comprennent, trop bien parfois, les raisons d’une colère et d’un déchaînement qui ont pris par endroits des tournures barbares ; les autres rejettent en bloc un message porté par la violence et condamnent sans nuance des débordements insistants qui ont répandu la peur et la défiance. Il me semble que cette compréhension, qui se perd en trémolos et incantations ou rejoint la colère, comme cette incompréhension, qui risque d’en venir trop vite au tout répressif, trouvent une pierre de touche, capable de bien discriminer les points de vue et les partis pris, dans ce que j’appellerais : « la scène de l’exclusion ».

C’est une scène vécue, ou fantasmée comme telle, qui fait de celui qui s’exprime un acteur ou un personnage impliqué. Revivez ou imaginez ceci. Exerçant votre liberté pleine et entière d’aller pacifiquement partout où vous le souhaitez dans l’espace public, vous vous faites soudainement arrêter par un petit groupe de gens qui exigent de vous une manière de justification. Ce sont des représentants de l’ordre qui font un contrôle d’identité ; ce sont des inconnus, parfois sanglés dans de beaux uniformes, qui se sont érigés ou ont été érigés en gardiens et protecteurs d’un lieu ou d’un bâtiment. Les premiers ont la loi pour eux, mais ils ne peuvent entraver votre liberté de déplacement que pour une raison dûment reconnue et motivée. Les seconds font régner la règle, à visée auto-protectrice généralement, d’une société ou d’un groupe privés, d’un organisme semi-public et leur démarche n’a pas force de loi, elle relève de la coutume et d’un certain savoir-vivre en collectivité. Elle peut même être hors la loi quand l’empiètement sur l’espace public est abusif et que le moyen utilisé ressemble plus à de la coercition physique qu’à la mise en œuvre d’une convention courtoisement établie et appliquée. Toutefois, même les agents de la loi, qui doivent un entier respect à tout citoyen et qui doivent faire montre de neutralité, ne sont pas toujours dans des dispositions conformes à leur devoir et des mots blessants fusent et des gestes de défiance voire de discrimination sont accomplis. En particulier, la fréquence et le style des contrôles semblent souvent liés à la seule apparence des citoyens et l’impression s’impose très facilement d’un arbitraire discriminatoire. Le sentiment qui résulte d’actes de ce type est celui d’un rejet plus ou moins violent, d’une exclusion qui peut aller jusqu’au soupçon et même jusqu’à la négation. L’on paraît ainsi interpeller autrui pour lui nier le simple droit d’être là et de déambuler à sa guise, pour lui signifier qu’il n’a rien à faire sur ce territoire, qui, en définitive, n’est pas le sien. C’est un phénomène psychologique de portée majeure et le vivre (une fois ou plusieurs) est un traumatisme indéniable. Dont on se remet, en cherchant à en sortir, ou non.

Ceux qui ont vécu un tel traumatisme, ou qui le vivent à répétition, deviennent vite hypersensibles à toute potentialité de réitération dudit trauma au point d’anticiper l’action discriminatoire voire de la provoquer par leur attitude et leurs propos. Ceux qui n’ont pas vécu cette situation la constituent sans aucune difficulté en scène fantasmatique où ils peuvent endosser le rôle du témoin ou de l’exclu, en une manière de sympathie identificatoire, puis tempêter, avec une bonne conscience servie par l’indignation, contre « le racisme » des instances d’ordre et de leurs agents. À chaque fois, l’investissement affectif et émotionnel est important et il suscite dépit, colère, ressentiment, haine. On ne saurait donc le sous-estimer. Et il me semble que ceux qui « comprennent » l’origine émotive-affective de troubles qui ont pris l’ampleur que l’on sait ont vécu, réellement ou en imagination, « la scène de l’exclusion ». Subjugués par leur sympathie, ils risquent toutefois de se retirer eux-mêmes la plupart des moyens de fermeté indispensables à un retour à l’ordre nécessaire, tout en tablant sur une réparation symbolique liée à une intégration véritable dont une bonne part relève d’une sérieuse et profonde évolution des mentalités, ce qui ne se décrète pas ! Ceux qui « ne comprennent pas » et le reconnaissent n’ont pas fait, pour des raisons qui tiennent sans aucun doute à leur équation personnelle, un tel pas identificatoire et ils ne se donnent guère, sur ce plan, de moyens pour remédier à la crise psychologique. Ces derniers voudraient surtout qu’on se fonde sur « la réalité objective » du mode de vie et des ressources propres aux populations concernées, cumulant, disent-ils, les montants respectifs du R. M. I. et des diverses aides, et ils en concluent que le niveau de vie des banlieues est, dans l’ensemble, décent et ne devrait donc pas entraîner un tel sentiment d’exclusion et de misère. Ils ont une vision quantitative et, une fois l’ordre rétabli et assuré, les nombreux dégâts réparés, ils calculent ce que coûtera une nouvelle politique des banlieues en termes politiques, institutionnels et économiques. Faut-il toutefois laisser ces antagonismes, intellectuels et affectifs, se regarder en chiens de faïence ?

L’émotion est, de fait, une arme ambivalente bien que l’empathie avec son semblable ait quelque chose d’honorable et souvent de stimulant. La colère partagée peut dresser contre l’injustice et contribuer à servir la dénonciation motivée d’abus et de passe-droits, mais le ressentiment persistant aliène, fausse le jugement et interdit de comprendre puisque le fautif, en ce cas, c’est toujours l’autre et qu’on ne lui accorde pas le droit de se défendre loyalement. Il est dangereux également de se poser exclusivement en victime, sans faire la part des circonstances vécues et des jeux d’action et réaction qui compromettent le plus souvent tous les participants, à un degré ou à un autre. Il est toujours dommageable de ne situer les responsabilités que d’un seul bord. L’émotion, quelle qu’elle soit, doit être dépassée, pour que les faits et les arguments puissent être jaugés avec un minimum de sérénité et considérés sans le filtre déformant du préjugé ou de la passion. Donc « la scène de l’exclusion », réellement vécue ou seulement fantasmée, doit être surmontée. Celui qui est la victime d’une « réelle » discrimination doit d’abord en circonscrire pour lui-même l’exacte nature et la portée et réagir avec les moyens appropriés. Une certaine froideur d’esprit est alors requise et implique une mise à distance ou en perspective qui permette à celui qui ne veut pas se sentir « victime », ou le demeurer, de réassurer son estime de soi. Il lui faut le plus vite possible en effet rétablir un écart entre l’identité d’exclu infériorisé qui lui a été imposée et sa propre personne. C’est la première mesure de salubrité intime ! L’apparente froideur de ceux qui ne comprennent pas et l’avouent peut s’avérer, à ce moment, porteuse d’indices et de références utiles (à condition toutefois d’écarter entièrement le ressentiment purement répressif). Tenter de saisir leur angle d’attaque « objectivant », assumer leur refus de « psychologiser » et de dramatiser, analyser leurs arguments « quantitatifs » et les renverser en données « qualitatives » : cela pourrait avoir quelque chose de salutaire pour tous ! Et, en fait, si, dans le droit fil de l’action vécue, dans le jugement quasi immédiat porté sur les « actes », l’on réussit à recouvrer l’usage de la raison, il sera sans doute plus facile à quelqu’un qui a « réellement » subi un geste discriminatoire de le subsumer et dépasser qu’à celui qui l’a seulement fantasmé ! Je crains qu’il n’y ait eu, dans la longue traînée de poudre qui a mis le feu aux banlieues, plus de rumeur amplifiée et fantasmée que de « faits » avérés et il semble plus difficile de guérir une illusion de trauma qu’un traumatisme factuel !

Serge MEITINGER
6 décembre 2005

 

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