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Le paillasse de la Saint-Jean - [in "Cicada’s fictions"]
Chapitre XI

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 Article publié le 6 octobre 2013.

oOo

La paysanne bleue me parut moins belle, mais ne l’avais-je pas seulement désirée parce qu’elle me sauvait de la noyade ?

Le soleil se couchait. On m’avait transporté de la chambre où j’avais retrouvé mes esprits au jardin sous une tonnelle qui frémissait. Je songeais à ce vent, à ces insectes, pendant qu’on me parlait. Elle m’avait abandonné. L’endroit était rustique, exigu et ressemblait aux lieux de mon enfance. La paysanne bleue passait un doigt sur mes lèvres pour les humecter d’un alcool qui m’étourdissait plutôt.

Elle fumait une cigarette. Elle avait changé de robe, peut-être de couleur, et peigné ses cheveux en chignon. Je remarquai la cicatrice sur sa joue et le tremblement de ses mains. Elle ne me parlait plus depuis que j’avais ouvert les yeux.

Une autre voix m’interrogeait. Peut-être féminine. Je ne la comprenais pas. Mon seul désir était de retrouver le sommeil. Je me sentais brisé, perdu, étranger à la douceur. Elle toucha ma langue. Cette brûlure me rapprocha d’elle. Je pouvais la confondre avec d’autres parfums qui m’étaient familiers. Je connaissais son nom. L’autre voix était celle d’Agnès.

Elle ne me trahirait pas. Je voulus me lever. Leurs bras me soutenaient, mais je marchais selon ma volonté, vers la lumière du dehors.

— Vous n’avez rien mangé, me dit la paysanne.

Ma bouche consommait des arômes, leurs parfums, le verre dans lequel elles trempaient leurs doigts, le vent qui se dépouillait en entrant sous la tonnelle, les fruits cueillis à mon attention. Le ciel resplendissait dans la vallée. La rivière m’invitait entre les arbres. Le chemin, plus facile, apparaissait par intermittences dans la matière bleue des prés et des landes. Le toit d’une grange lointaine était un souvenir. Nous retournâmes sous la tonnelle et je m’assis.

L’alcool me parut doux et nécessaire. Je voulais remercier la paysanne. J’aperçus le foulard à la fenêtre. Le galet noir était ouvert sur la table. Nous avons voyagé tout l’hiver. Elle me fuyait, mais elle avait renoncé à m’abandonner. Tout a recommencé le lendemain.

Les enfants étaient allés jeter un dernier regard à la rivière qui serait celle de leur enfance. Ils étaient un peu tristes parce que quelque chose s’achevait et que rien n’était véritablement commencé. Ma femme était sur la place avec les bagages. Elle était toujours heureuse de rentrer au bercail. Et puis elle avait des projets pour la première fois de sa vie. Ma pâleur et mes vomissements de la veille ne l’avaient pas inquiétée. Elle ne s’ennuierait plus, mais elle ne croyait pas aux rêves de ses enfants. Ils revenaient avec des fleurs cueillies sur la berge. Elle les répandit autour d’elle en riant. Il n’y aurait pas d’autres cérémonies. Ils m’avaient habitué à des rites impénétrables avec les moyens des sens. J’étais étranger à leurs désirs.

L’autocar inaugura les premiers kilomètres de notre voyage avec une lenteur propice à cette cohérence dont j’avais un impérieux besoin depuis qu’elle m’avait quitté. Elle était unique et j’étais remplaçable. J’avais joué le rôle de la doublure. Mais qui donc avais-je été sensé interpréter ? Les enfants tournaient les pages d’une histoire qui allait être la leur à force de cohérence.

Même ma femme se prenait à son propre jeu. Si je revenais, en tout cas le chemin me parut interminable et étranger. Notre maison de Cremona n’a pas de jardin. Nous allons prendre le frais sur la place qui est jardinée depuis peu. Une fontaine agrémente un jardin anglais qui étonne toujours. Nous passons de longues après-midi à la fenêtre. L’automne sera agréable, l’hiver « clément » et le printemps à peine triste parce que l’année s’achève. Elle recommence avec l’été, au moment de renouer avec un passé que la nostalgie n’éclaire toujours pas. Elle a toujours refusé d’en évoquer les réminiscences. Il m’arrivait de parler d’elle au passé.

Je me souvenais d’un désir trouble et finalement douloureux. Je revoyais la maison et le chemin de l’école. Ses robes m’inspiraient encore. Elle me trouvait violent et superficiel. Couchée dans l’herbe qui aiguisait ses sens, elle m’invitait à une tranquillité qui me séparait d’elle. Ses bras d’enfant me tenaient à distance. Elle entrait dans cette eau et je plongeais entre ses jambes. Je m’accrochais à des galets instables, secouant désespérément les pieds pour ne pas remonter à la surface. Cette ombre me fascinait. Je n’y reconnaissais pas ce qu’elle appelait son sexe. Les jambes étaient irréelles, monstrueuses, frémissantes. L’air me manquait toujours au moment où j’avais enfin accepté la prépondérance de ce désir. J’émergeais dans un rôle grotesque qui l’épouvantait, ou bien ce masque terrifié qu’elle m’offrait au retour de ces explorations enfantines n’était que le début d’un autre jeu que je n’ai jamais joué avec elle.

Dans l’herbe, sa nudité ne durait pas. Elle disparaissait dans une robe que je n’ai jamais déchirée comme elle le désirait sans doute. Je nageais jusqu’au moulin. De loin, elle avait l’air de m’appartenir. J’avais trouvé le jouet de mes désirs. Je baisais furieusement une végétation tremblante. Mon sexe avait un sens. Elle ne me rejoignait pas. C’eût été facile par le pont où personne ne l’attendait. J’étais désespéré, couché comme une bête sur un palier d’acier ajouré à travers lequel me parvenait les bouillonnements de la rivière prise au piège des turbines encore en service en ces temps de raisonnements et de conclusions provisoires. Elle ne voulait pas s’en souvenir. Selon elle, j’exagérais, je n’étais que l’interprète d’une nostalgie étrangère à ses désirs de femme en cours d’épanouissement. Elle me cristallisait dans les liquides d’une passion qui pouvait me détruire. Elle passait son temps en observations destructrices de l’objet à mes yeux.

Cette manie de l’anéantissement devait m’atteindre un jour en plein cœur. Elle m’a abandonné dans une autre rivière. La paysanne bleue avait changé de robe et la robe bleue séchait sous le porche où le vent était chaud et parfumé comme sa peau. À la lumière d’une lampe agitée d’insectes, elle avait essayé le foulard que lui avait donné l’étrangère avant de s’en aller.

— Elle m’a dit de vous dire qu’elle n’a plus le temps d’aimer, dit la paysanne aux cheveux rouges. Je vous plains, fit-elle en m’essuyant le front.

J’aurais d’autres amantes. Je les voudrais maîtresses et elles s’en iront toutes quand je serai sur le point d’être leur esclave.

— Vous badinez bien inutilement, dit-elle. Cette femme n’était pas pour vous. J’ai prévenu Agnès. Vous avez craché du sang. Vous ne pouvez pas passer la nuit ici.

À cause du sang ? Ou parce que j’ai trop parlé ? J’ai déliré aussi, je m’en souviens. Je ne pouvais rien contre ce flux verbal. J’en comprenais les cris, mais mon âme retournait vite à l’enfer de la douleur et je perdais connaissance. Combien de temps cela a-t-il duré ?

— Vous n’avez pas prononcé son nom une seule fois, dit la paysanne bleue de ma mémoire blessée.

Nous n’avons fait l’amour qu’une seule fois. Je ne me souviens pas des autres baisers. Je lui ai reproché son indifférence.

— Mais cette fois vous avez bien failli vous noyer ! dit la paysanne dans un éclat de rire.

— Vous croyez qu’elle a honte de moi ? dis-je.

Elle ne reviendra pas. Elle aura simplement troublé mon enfance et elle n’est revenue que pour me dérouter encore. Dans l’autocar, au passage des villes, je croisais le regard d’autres amantes. Ma femme n’existait plus. Je n’avais pas d’enfants pour en témoigner dans le secret d’autres alcôves peut-être aussi peu romantiques. Des filles d’un autre âge répondaient à mon attente. Je m’imaginais que le corps est le moyen nécessaire à l’amour et que l’amour est le rituel inévitable du temps qui se joue de la patience des hommes.

Notre maison de Cremona est agréable à la fin de l’été. À l’atelier, on travaille au ralenti. Je regarde les femmes parce que je les désire. Une femme traverse ma vie parce que je lui ai demandé ce bonheur. Les enfants commencent à se sentir étrangers dans ma maison. Ils ne viennent plus à l’atelier si le maître ne peut pas les recevoir pour ouvrir avec eux le livre d’histoire de la Grèce. Ma femme écrit des lettres sur la terrasse où je ne dors plus. Le monde occupe mes loisirs. Ce sont d’interminables conversations entre hommes. Nous avons voulu nous mettre à la portée de ce monde en respectant ses lois et ses coutumes. Nous souffrons de maladies de la peau, bénignes et cruelles. Nos érections nous désespèrent. Aucune maîtresse à partager. Nous créons l’oubli. Il mesure le temps qui reste à vivre. D’autres femmes de passage. La tristesse de l’hiver. Ma femme économise le prix d’un voyage à Naples où sa sœur n’est plus une mendiante. Elle écrit tous les jours parce qu’elle veut tout dire avant des retrouvailles qu’elle redoute d’avance. Dans la chambre des enfants, le temps s’est arrêté dans le cadre d’une Grèce éternisée par le désir de la vivre comme s’il s’agissait d’une femme. Des corps se mélangent aux chartes, désirables et surtout reconnaissables. C’est cette reconnaissance qui m’a manqué au moment le plus fort du désir. Elle me trouvait étrange. Je ne pouvais pas savoir ce qu’elle entendait par étrangeté. Elle le disait pour me dérouter. Et je perdais le fil de la conversation. Elle provoquait le silence sous le prétexte qu’on nous écoutait de la table voisine. Je me tournais un peu de ce côté pour me rendre compte qu’elle me mentait.

— Ce n’est pas toi que j’aime, finit-elle par dire.

Mon enfance n’avait plus de sens.

— Plus de sens ? dit la paysanne qui avait entendu parler de moi, de Cremona, d’Antoine et l’ensemble musical qui ne faisait pas de moi un enfant du pays.

En plus d’une maîtresse intransigeante et d’une épouse marginale et utile, j’avais besoin d’une confidente critique, sauvage, impertinente, cruelle, capable d’exercer sur mon esprit vagabond une influence définitive dans le sens de l’évidence. Pouvait-elle jouer de rôle ingrat du souffleur qui a écrit la pièce ? La voiture d’Agnès entrait dans la cour. Elle m’avait cru mort. Maintenant il était question d’une crise.

Elle siffla le contenu de mon verre pour mettre fin à son agitation.

— A-t-elle précisé qu’elle ne t’aimait pas ? Ces garces en aiment toujours un autre à mettre à la place des autres en guise d’explication. Mais elle est discrète, je la connais. Elle ne s’éloigne jamais trop du pays. Ce qu’elle raconte aux hommes la sauve de l’ignorance, conclut Agnès pour ne plus rien avoir à dire.

— Une crise ? dit la paysanne sans doute sous l’influence d’une imagerie que mon imbécillité ne remettra pas en question aujourd’hui.

Une crise, pensai-je en approchant de notre maison de Cremona. Les enfants taquinaient mon sommeil. Ma femme relisait un brouillon de lettre au verso duquel elle avait soigneusement dressé la liste des choses à ne pas dire. C’était des mots sans attribut qui permît de leur donner un contenu au moins narratif. Je ne savais rien de l’histoire de cette femme. Elle tentait peut-être de la retrouver au fil d’une correspondance qui prenait de l’ampleur. L’autocar ralentit. Nous étions de retour. La maison sentait le moisi. Nous ouvrions alors les fenêtres. Ce remue-ménage nous étourdissait.

— Une amie d’enfance ? dit ma femme.

Nous étions couchés et nous regardions la lune dans la fenêtre. Les enfants chuchotaient derrière la cloison. Dans la cuisine, le vieillard a retrouvé ses habitudes. Il s’est ennuyé. Mais le temps n’a pas passé. C’est le vin qui a manqué. Il était... mesuré, avoue-t-il sur un ton amusé qui en diminue la critique au point que je lui ai confié la bouteille. Il était heureux comme un enfant qui retrouve ses parents. Il mourra peut-être cet hiver. La maison sera à nous, certes, mais il sera peut-être trop tard pour y retrouver le bonheur perdu.

 

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