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Le paillasse de la Saint-Jean - [in "Cicada’s fictions"]
Chapitre XIII

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 Article publié le 21 octobre 2013.

oOo

De loin (il y a plus de cent mètres entre notre parapluie et la baraque du loto), la donzelle nous demandait si on voulait goûter de son vin. L’Italien leva son verre vide. Elle s’approchait en se dandinant.

— Ce n’est pas un voyage, me dit-il. J’avais cru à un voyage. rien n’est plus nécessaire qu’un voyage pour commencer un récit. Mais ce voyage n’en est pas un.

Il attendit la donzelle, perplexe et silencieux. Les gosses se chamaillaient derrière l’écran des marronniers. De temps en temps, un coup de vent menaçait l’équilibre du bûcher et la paille s’envolait dans ces tourbillons, retombant en pluie à la périphérie de la place.

Le vin est tiède, rugueux, peut-être amer. La donzelle nous laisse la bouteille. Elle n’a pas beaucoup parlé. Je ne l’ai pas écoutée.

— Venise ? disait-elle.

Elle se souvenait de Venise. Un autre voyage. Le cracheur de feu ne connaissait pas Venise. Elle revenait toujours de Venise, si elle s’en allait. Mais la virginité de sa fille était devenue une obsession lancinante. Elle ne s’en allait plus depuis longtemps.

— Elle est veuve, me dit le cracheur de feu. Pas si donzelle.

Je ne savais plus choisir les mots. Il finissait la bouteille sans moi. Sous les marronniers, les briquets clignotaient à mon attention. La tête de Jean a roulé dans ce feu. Je frémis. Les nœuds du foulard étaient gordiens, oui. Ma tête ruait dans ce carcan. Il me protègerait du feu si jamais ils réussissaient avec leur briquet. Il y aura du monde tout à l’heure pour assister à ma fureur. Ce n’est pas un jeu d’enfant. Ils mettent le feu au chapeau du paillasse parce qu’ils sont cruels et idiots.

Le garde-champêtre était assis sur les marches de la mairie. Il tendait la peau de son tambour. Il nous regardait. Nous ne parlions plus. La vierge et la donzelle étaient assises dans la baraque derrière le panier de victuailles. Le cafetier pinçait la tige de ses rosiers. Les enfants. Le bûcher. La paille qui s’envole. La vierge montrait des jambes prometteuses. On se disputerait peut-être sa main. Même une valse à la fin du bal.

— Je ne voyage pas, dit le cracheur de feu, je tourne en rond. Qui est-elle ?

Le temps est borné par ces apparitions. Ce sera peut-être la dernière. Le cracheur de feu se retirera dans la maison familiale à Carrara. Goûter un peu le présent parce que la vie s’achève avec lui. Nous n’étions pas seulement nostalgiques, mais angoissés.

— Il est même possible qu’on ne se voie plus, dit le cracheur de feu, et cela pourrait durer plus de vingt ans.

Il compta sur ses doigts. Il ne se trompait pas. Elles riaient parce qu’il recommençait son calcul avec le même air crispé.

— J’ai tellement besoin de repos, soupira-t-il.

La bouteille était presque finie. Il avait tort de boire. Il commettrait peut-être une erreur fatale ce soir. Ou il vomirait ce feu sur une âme innocente. Je ne tournais pas en rond, dis-je. Je revenais toujours de ce voyage, seul et déprimé. C’était peut-être l’année où ils ont décidé d’aller en Grèce. Mon fils bien aimé était le plus agile. Le maître l’aimait. Il le convoquait en lui faisant parvenir de petites lettres que l’enfant relisait en frémissant. Je l’emmenais avec moi à Venise. Il trouva la chambre désuète et refusa d’y coucher. Le chasseur me demanda qui était cette charmante personne. Le soir, il fit la connaissance de Gisèle. Nous étions à table sur la terrasse. Elle arriva en retard et ne prit pas le temps de manger. Elle avait rendez-vous avec un comte qu’elle s’était mis dans la tête d’épouser. Qu’en pensait Antoine ? demandai-je. Mon fils était tombé sous le charme. Il se mit à parler de la Crète.

— Un voyage ? dit Gisèle. Je ne vais jamais si loin.

— Si loin de quoi ?

Le comte ne viendrait pas. Il avait acheté un château. Un autre château, précisa-t-elle. Elle avait l’âge d’en rêver. Elle n’avait plus rien volé à personne depuis deux mois. Le temps qu’il lui avait fallu pour la demander en mariage. Elle n’avait pas dit non ou plus exactement, elle avait cédé à son charme.

— Il n’y avait plus de comte dans le château alors il s’est dit : pourquoi pas moi ?

Elle rit.

— C’est un corps, dis-je à mon fils.

Il ne saura jamais ce qu’il contient. J’avais peut-être tort au sujet des intentions du maître qui savait tout de la Grèce.

— Voyons, dit-elle, laissez-moi deviner votre âge.

Il rougit.

— Ma fille vous va comme un gant, dit-elle.

— Ou votre fils, dis-je. Ne présumez pas de ses goûts en amour, Gisèle.

— Ce voyage en Grèce fixera ses idées, je l’espère.

Elle caressa sa joue. Les poètes ont toujours eu sa préférence, avoue-t-elle avant d’ajouter : si les comtes n’existaient pas bien sûr.

Il était piqué au vif. Son corps lui sembla plus accessible. Il se réduisit à ce silence. Elle se contenta de cueillir sur son front une perle qu’elle examina à la lueur de la lampe.

— Je vois, dit-elle, les oliviers et la vigne dont vous rêvez. Vous n’êtes pas de ceux qui jalousent la statuaire des palais. Je vous reconnaîtrais mieux en jeune cueilleur. Vous ne m’oublierez pas ,n’est-ce pas ? Le mariage aura lieu en été mais vous ne serez pas là pour flatter ma beauté, jeune homme.

Il était agacé, mais le plaisir le contenait. Il se racla la gorge pour émettre son opinion. Nous l’écoutions avec une telle attention qu’on pouvait nous croire fascinés par ce qu’il disait. Il regrettait de ne pouvoir concilier deux projets dont le plus ancien avait de toute façon sa préférence. Il fallait le comprendre, disait-il, le maître...

— Le maître ? fit Gisèle.

— Mon maître, précisai-je. Mais seulement quand il s’agit de parfaire une sonorité peut-être d’ailleurs perdue à jamais.

— Je suis portraitiste à mes heures, dit-elle.

Elle buvait son regard. Il ne pouvait cacher son trouble. Il se déclara vaincu au moment où j’ai eu la sensation qu’elle allait se rendre à ses désirs. Je ne parlais plus. Je n’écoutais peut-être plus. Elle allait devenir Gisèle de Vermort. Antoine devait avoir perdu la tête. Mais elle n’abandonnait pas ses amants. J’aurais moi-même ma part du plaisir à partager avec elle. Antoine deviendrait fou le temps d’exprimer sa folie dans des lettres tristes et obscènes. Je lisais ces lettres avec une délectation tranquille. J’étais nu dans le lit de Gisèle de Vermort qui me demandait des nouvelles de mon fils bien aimé.

— Vous vous souvenez de ces voyages en Grèce ? dit-elle.

Sa beauté déclinait lentement. Sur le quai de la gare, le maître lui avait paru obsédé par l’idée de perdre la compagnie de son jeune suiveur. Les autres fils respectaient cette distance. Ils étaient à la fenêtre et reluquaient des filles. Gisèle s’était montrée perfide et précise comme un poison.

— Non, madame, pas seulement des luths, disait le maître, mais je n’ai plus le temps de vous expliquer les raisons de mon cœur.

L’expression ravissait Gisèle. Elle promit de ne pas en oublier l’à-propos. Son corps nous fascinait. Je n’ai jamais cherché qu’à explorer cette surface. Mais elle entrait en vous et continuait de vous fasciner de l’intérieur. Sous la véranda, à Bélissens, ma femme me reprochait des somnolences qui n’étaient autres que des moments d’hallucination.

— Nous achèterons les granges, disait-elle.

Les granges habitaient ses rêves en personnages décisifs. Les enfants n’étaient pas revenus. Ils voyageaient. Ils avaient changé leur apparence. Ils étaient peut-être conforme à d’autres rêves. Mais ce n’était pas les nôtres. Nous étions tristes et nous ne nous aimions plus. Les enfants avaient déserté ce silence. Le maître n’avait pas été heureux lui-même. Mon fils bien aimé s’épanouissait. Son infirmité ne troublait plus personne. Il avait du charme. Et il exprimait clairement ses intentions. Le maître avait bu ces paroles jusqu’à l’ivresse. Et Gisèle finissait de le détruire sur le quai d’une gare au moment des adieux. Il y avait toujours des filles à la fois rieuses et effarouchées pour occuper l’esprit au plaisir plutôt qu’à l’amour. Le maître perdait son élégance à les approcher de trop près. Et Gisèle le lui faisait remarquer. Elle lui écrivait des lettres et il la renseignait volontiers en insérant des gravures à l’appui de sa leçon.

Est-ce Gisèle qui a eu l’idée de l’orchestre ?

À quel moment nous a-t-elle versé ce poison ?

Antoine avait tout de suite accepté la direction. Je ne connus pas la joie d’une telle promotion et conservai mon rôle de deuxième violon touriste à l’occasion et organisateur des petits à-côtés de l’affaire. Le comte finançait sans trop regarder à la dépense. Un été, nous revîmes à Saint-Lizier, en conquérants. Gisèle frémit en revoyant le retable. Son trouble ne m’avait pas échappé. J’avais conservé tous les dessins. Le chemin était décrit dans le détail. La yole retrouvée au hasard d’une promenade.

Elle avait envoyé le programme à mon maître à Cremona. Il m’avoua avoir pleuré d’impuissance. La traduction d’un chant baroque était de mon fils bien aimé, mais la Grèce le captivait encore à ce point qu’il se surprenait à nous oublier ou à nous haïr. Le maître l’avait aidé à comprendre l’harmonie. Il avait imaginé cette attente avant d’en constater les premières mesures. Il couchait seul dans une chambre austère au-dessus de l’atelier. Dans l’autre pièce, qui avait été un salon, il imprimait son journal intime au moyen d’une presse à bras. Gisèle avait eu le privilège d’en feuilleter les pages que je n’avais jamais vues que de loin, du palier où j’étais monté pour le réveiller de sa sieste. Elle évoqua en riant ce monstre né d’une intimité qui n’était en fait que le reflet approximatif d’un esprit en phase avec l’amour des hommes.

Derrière son rouet, ma femme poussa un petit cri. Elle pleurait depuis le début de la conversation. Elle ne connaissait pas l’existence de ce journal, dit-elle à nos invités.

— Je ne lui en avais jamais parlé en effet, avouai-je, entre deux accords mélodiques.

— C’est insensé, dit Antoine. Graziella est une inconnue pour nous. Il est vrai qu’on ne sait pas si elle vous écoute ou si vous l’ennuyez simplement.

Ceci dit dans l’oreille de Gisèle. Ma femme continuait de pleurer sous la véranda, Gisèle entra dans l’ombre et nous appela. La lune illuminait ce corps facile. Nous le suivions. Le chemin était blanc, presque irréel, bordé de lucioles et d’herbes frémissantes. Cela pouvait ne pas finir, ou finir le plus tard possible.

— Nous ne sommes plus très jeunes, dit Antoine.

Il s’arrêta, me prenant par la main pour me forcer à l’écouter.

— Je ne vis plus, dit-il. Je ne la reconnais plus. Elle ne s’est même pas retournée. Elle continuera le chemin sans nous attendre. Plus loin, le bois de peupliers est envahi de ronces. Elle enjambera le ruisseau sans le voir. Tu veux dire que la vie n’est ni généalogique ni chronologique. D’autres liens expliquent les personnages de notre comédie. Ce n’est plus la vie. Ce n’en est pas même l’allégorie. La phrase est soumise au verbe sentimental. Là. Je regrette pour Graziella. Je regrette toutes ces conversations à la tangente de son étrangeté. Il n’y a plus rien à dire. Laissons-les disparaître. (Constance arrivait dans le pré. « Je vous cherchais. »)

— La Grèce était loin de ressembler à ce qu’on m’avait enseigné sur les bancs de l’école. Tu te souviens, Constance ? La pauvreté, la méfiance...

— Je ne trouvai plus les mots pour demander le chemin des fouilles, fait Constance en nous poussant dans l’autre direction.

 

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