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L’état critique
La rime ou la vie !

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 Article publié le 19 octobre 2008.

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« Un poète est un monde enfermé dans un homme », écrivait puissamment Victor Hugo. Il arrive que ce soit le contraire qui survienne. Il arrive que le poète soit un homme, une femme, enfermé(e) dans un monde. On serait alors tenté de dire : « Laissez-le, il rêve ! » Mais il ne s’agit pas de ces poètes de l’époque romantique qui secouaient leur longue crinière en baillant pour lutter contre l’ennui d’une société qui ne savait plus trop que faire de ces chantres aux idéaux passés, dans tous les sens du terme. Il ne s’agit pas non plus de ces poètes martyres, enfermés physiquement, torturés, parfois même liquidés par les nervis des dictatures fascistes, communistes ou capitalistes. S’il me tient à coeur de poursuivre le projet du « Sens des réalités », c’est aussi parce que je vois bien que la « fracture réalitaire » qui conduit à la multiplication de pseudo-univers généralement défaillants n’est pas une fiction déconnectée de la réalité du jour. Plus d’un politicien a été pris en flagrant délit de « perte de sens » ; ces dernières années. Pas seulement eux. Et l’on pouvait croire la masse des poètes un peu plus à l’abri de tels troubles. Il n’en était rien. Il restera à l’historien à comprendre comment des hommes prisonniers peut-être de l’espace physique qui les entoure se sont résolus à y voir l’univers complet. Peut-on expliquer autrement l’évolution de l’école dite « meschonnicienne » ?

J’ai déjà raconté ma rencontre avec ce courant de pensée très offensif, il y a une grosse dizaine d’années. Enfin, non, je ne l’ai pas vraiment racontée mais le détail importe peu. Je le ferai sans doute, à un autre moment, voilà qui fait partie de mon « autobiographie par la série ». Trois ans après cette grisante rencontre, avec quelques amis nous faisions déjà le bilan de cette quête du Sémantique Sans Sémiotique (le Sujet). Et nous le jugions décevant. Nous pleurâmes. Nous avons séché nos larmes. Pour ma part, je me suis retrouvé gardien de stade. L’expérience n’a duré que quelques mois mais elle a été la période peut-être la plus heureuse de ma vie. Les boulistes s’engueulaient. Les basketteurs se chamaillaient gentiment. Les footballers faisaient les cons. Les tennismen crânaient. La sociologie d’un stade de banlieue me fascinait et, pour tout dire, je l’aimais. Traversée d’une vie tissée de ces « petites choses » qu’évoque Apollinaire dans son bel épithalame, « Poème lu au mariage d’André Salmon ». Progresivement, je me rendais compte que ma compréhension des choses, durant ces trois années de meschonnicisme frénétique, avait été comme compressée, bornée à un champ d’opérations obsessionnelles « dans et par le langage ». Le langage de la critique du rythme m’est devenu inaccessible ;

Il est certain que l’homme qui quitte l’université pour entrer dans la vie active n’a pas la même appréhension des choses. Des idées qui lui paraissaient très importantes prennent un aspect insignifiant devant le concret des difficultés de la vie âpre et douloureuse. Le soir, il rentre, il regarde Derrick, il prend un café et se couche. Le lendemain, à peine éveillé il est déjà prêt à retourner au turbin... Mais je dois dire que le poste de gardien dans un stade de la banlieue de Seine saint Denis avait quelque chose de privilégié, puisque je restais de longues heures dans ma loge à lire Foucault, Diderot ou Nerval, Picoche, Gadet, etc. Même quand j’ai dû quitter cette aimable fonction pour entrer, très temporairement et par une toute petite porte, dans l’Education nationale, je lisais Louis-Jean Calvet avec bonheur. Mais les gros livres de Meschonnic me sont devenus inaccessibles. Je ne voudrais pas universaliser une expérience personnelle et c’est pourquoi je la livre telle quelle mais je pose la question à des fins scientifiques tout de même : y a-t-il compatitibilté entre la critique du rythme et la réalité ?

J’observe le réseau qui s’est constitué autour de la personne de Meschonnic. Les relais sont universitaires et ce, exclusivement. Quand, sur Wikipedia, les disciples veulent présenter leur maître, ils pourraient prendre l’initiative d’un discours didactique. Sur un projet de type encyclopédique (bien qu’on ne soit pas sûr que Wikipedia relève de cette catégorie), une prise de distance est nécessaire. Non que l’on mette en retrait certains enjeux idéologiques (le projet de Diderot est au contraire l’élaboration d’un puissant outil intellectuel contre l’obscurantisme de son temps) : on s’adresse à un public varié, on prend l’engagement de lui rendre compréhensible les traits principaux de savoirs très complexes. On entre dans les arcanes après avoir brossé un portrait d’ensemble. Voilà ce que nous apprend l’article « Meschonnic » de Wikipedia :

(...) il proposé une anthropologie historique du langage qui engage la pensée du rythme dans et par l’historicité, l’oralité et la modernité du poème comme discours et du sujet comme activité spécifique d’un discours. Une série d’essais, depuis Pour la poétique jusqu’à Politique du rythme, Poétique du rythme en passant par Critique du rythme, Anthropologie historique du langage ont engagé un chantier considérable qui a des effets dans maintes disciplines à partir d’une attention forte à la littérature et à la théorie du langage en faisant du poème un opérateur éthique de valeur pour tous les discours, ce qui engage une critique de la poésie pour que le poème ne soit plus confiné à un genre ou à une forme.

Ce discours ne sera d’aucun mystère à ceux qui ont lu le maître. Je m’interroge sur sa lisibilité par un public non spécialisé. La syntaxe, d’abord, est troublante : « une anthropologie... qui engage la pensée du rythme », « Une série d’essais (...) qui ont engagé un chantier considérable ». S’agit-il d’une société d’intérim ? L’activité qu’elle désigne est assez loin du BTP, pourtant : c’est « un chantier (...) qui a des effets dans maintes disciplines à partir d’une attention forte à la littérature » . Cette discipline serait donc une forme de télékinésie. La suite permet d’élaborer une autre hypothèse technique, puisque ce chantier « engage une critique de la poésie » en « faisant du poème un opérateur éthique ». Dans Tchevengour de Platonov, le communisme étant advenu, le travail est aboli. Seul le soleil travaille et il est décrété « grand prolétaire universel ». Ici, c’est le poème qui travaille. On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que le poète passe pour un fainéant !

Il faut préciser que le tort d’une telle notice n’est pas dans le seul défaut de vulgarisation. Il faut témoigner du respect aux constructions complexes de l’esprit. Qu’elles soient peu évidentes à appréhender ne devrait pas emporter notre impatience. Il faut soulever un autre point, infiniment plus problématique que le premier : l’absence totale de rigueur scientifique. On ne nie pas les apports de Meschonnic. Mais l’auteur de la notice semble pressé de voir les « effets » de son discours se répandre sur le monde : la « traductologie de Meschonnic », explique-t-il, « oblige à ne pas se contenter d’une traductologie qui se sépare à bon compte de l’éthique ou au contraire se contente de grands principes qui ne permettent pas de travailler l’historicité des traductions au coeur de l’activité de traducteur ». Voilà une pensée qui « oblige » (pour lutter contre « ce qui ne permet pas »). J’ignorais que le monde de la traduction fût si désertique qu’une voix exclusive de toutes les autres pût ainsi imposer sa réglementation ! Je déplore surtout que l’élève n’ait retenu du maître qu’une malheureuse série d’oppositions binaires, qui ne lui permet pas de situer l’idole dans le champ réel de la traductologie !

Le discours militant a des caractéristiques générales qu’on retrouve assez nettement ici. Le trait dominant est peut-être l’auto-affirmation. Ce chantier aurait des effets, nous dit la notice, « dans maintes disciplines » : il est malheureux qu’elles ne soient pas citées. Autant je puis sans problèmes appliquer cette phrase à l’oeuvre de Roland Barthes, qui a eu des effets dans les théories de la communication, de l’art, de la photographie, de la sociologie comme dans la littérature. Autant, au jour d’aujourd’hui, les « effets » de la théorie du rythme sont assez isolés parce que, le plus souvent, les disciplines concernées n’ont pas besoin d’elle. L’anthropologie travaille l’oralité avec des méthodes précises. Ses fondamentaux sont constamment révisés dans une perspective critique et je tiens notamment à saluer le travail extraordinaire de Jack Goody, en la matière. La psychologie et la sociologie n’ont rien à gagner d’un discours qui les méprise globalement. Quant à la philosophie... Que peut-elle faire d’un discours qui produit du Heidegger contre Heidegger ? Qui, du philosophe, maintient l’emphase quasi incantatoire (censée incarner l’assimilation de la pensée et du poème) en retournant à son encontre les mêmes arguments, en boucle ?

Récemment, le maître a rechuté. En publiant « Heidegger ou le national-essentialisme », il a réglé la question du philosophe. Il est évident que sa réflexion devrait mettre fin à toute la phénoménologie post-heidegerrienne. Toute la démonstration repose sur une phrase de Heidegger, selon qui « le silence est un avoir-dit ». Il faut prendre le temps de goûter cette sentence pour elle-même. Elle est belle, en effet. Meschonnic, théoriquement, ne méconnaît pas la polysémie du silence. Mais, ayant fixé son interprétation chez Heidegger, il règle la question du rapport au nazisme du philosophe allemand. J’ai un infini respect pour les victimes de la Shoah. J’ai même la plus grande considération pour Meschonnic, concernant ses prises de positions sur la notion de « shoah » même, par exemple. Mais cet effort produit pour effacer une pensée qui l’a si visiblement influencé me révolte. Et je crois grossière une démonstration qui s’appuie sur des « preuves » si minces.

Dans « Politique du rythme, politique du sujet », déjà, nous avions droit à l’axiome suivant (je cite de mémoire) : « Parle-moi du poème, je te dirai qui tu es ». La recette est très simple : prenez un ouvrage de telle ou telle discipline, voyez ce qui y est dit du poème. Puisque, par définition, le poème n’est pas la spécialité de l’auteur, vous trouverez aisément des failles qui se révéleront très vite impardonnables ! Et c’est ainsi que le poème est appelé à remplacer l’anthropologue, le philosophe et l’historien... et à supprimer les fonctions de psychologue, de sociologue et de linguiste. On craint pour le médecin qui, rappelons-le, s’appuie, à l’instar du linguiste, sur une « sémiologie » ! Y aura-t-il une médecine du rythme ?

Je crois que la difficulté qu’a ce discours à trouver écho ailleurs que dans un secteur très spécialisé de l’université est assez compréhensible, dans ces conditions. Cette poétique a perdu le sens des réalités ! Elle parle d’historicité et elle ne sait plus ce que c’est qu’un homme qui vit au ,jour le jour, qui s’oriente dans une masse de pensées contradictoires et conflictuelles, que la poésie traverse par accès momentanés. Elle semble avoir oublié qu’au-delà du poème, il y a une chose qu’aucune théorie n’affronte sans ridicule (bien que Lotman ait approché la chose d’une façon inédite et singulièrement émouvante) mais dont Apollinaire a en une belle occasion rappelé la puissance :

Réjouissons-nous non pas parce que notre amitié a été le fleuve qui nous a fertilisés (...)
Ni parce que fondés en poésie nous avons des droits sur les paroles qui forment et défont l’Univers (...)
Réjouissons-nous parce que directeur du feu et des poètes
L’amour qui emplit ainsi que la lumière
Tout le solide espace entre les étoiles et les planètes
L’amour veut qu’aujourd’hui mon ami André Salmon se marie

PL

 

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