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Le tombeau de Lucie

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 Article publié le 13 avril 2011.

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L’ombre de John Wayne, constatant le commun désarroi, s’est interrogé sur la cause de cette altération imperceptible tout d’abord mais bientôt obsédante. Il ne comprenait rien à ces murmures entrelacés, à ces paroles de défaite qui ne faisaient que se morceler.

Les éclats de lumière nés des jeux de vitres qui se reflétaient mutuellement à l’infini détournaient l’attention de l’ombre et le ramenaient à sa propre pensée en dérive, qui lui rappelait le départ de Lucie et le ramenaient à l’odieux doute qui le tenaillait à propos de ce prénom en trompe-l’oeil. En lui-même, il recherchait ce qu’avaient pu être ses autres identités.

Ou bien il revenait à ce moment embarrassant où, plongé dans la lecture d’un roman d’épouvante qui le distrayait, il se rendait compte d’une malfaçon : on avait interverti les pages du livre, on les avait peut-être mélangées à celles d’autres titres de la même collection !

Si bien qu’à la fin, les gens en auraient eu assez et auraient réclamé de cette ombre qu’elle descende du box pour expliquer sa présence. « Vous êtes l’ombre de qui, d’abord ? » Et l’ombre de bredouiller des explications confuses sur sa présence illogique à ce procès qu’elle juge « purement accidentelle ». Et de se demander pourquoi on l’interpelle au moment même où il se rendait compte d’un défaut de reliure du livre qu’il lisait.

Tout le monde n’est pas de son avis. Le procureur assène : « L’accident est significatif ». Le président fulmine : « Vous êtes l’accusé ! Taisez-vous ou dites la vérité ! ». Mais l’ombre ne l’entend pas ainsi : « Vous êtes fou ! Mais vous avez peut-être été drogué ! »

Il voudrait convaincre son interlocuteur qu’il voit impavide et sûr de son fait. Même des preuves tangibles ne le déstabiliseraient pas. Mais de preuves, au bout du compte, l’ombre est également dénuée.

L’avocat de John Wayne ricane : son client ne sera pas inquiété. « Ces ombres doivent être surveillées de près, croyez-moi ! » Il range le dossier d’Ulrich Hyndir dans sa mallette et s’apprête à partir.

Tous les yeux sont désormais rivés sur un angle situé à l’arrière du box des accusés. L’ombre ne parvient pas à concentrer son attention sur le témoignage ou l’aveu qu’on lui demande de produire.

« Il faudrait amener Lucie », se dit-il machinalement en pressant sous ses doigts la liasse des feuillets qui font un livre composite.

Personne ne fera venir l’entité féminine. On n’a pas conscience de son existence ici, pas même de sa possibilité. Qui irait s’inquiéter des amours de son ombre – et plus encore d’une ombre qui n’est pas la sienne propre ? quand les débats battent leur plein dans l’enceinte du tribunal (des gens dans le public lèvent les bras et les agitent pour signifier leur désaccord). « Que fait ici cette ombre ? Et de quoi veut-on nous distraire à la fin ? »

Ulrich Hyndir, vexé de voir que l’attention de tous a été détournée des faits qui le concernent, se retourne : l’ombre est tassée, enroulée sur elle-même, dans l’attente que le débat s’apaise. L’idéologue n’éprouve que mépris pour cette nappe d’opacité qui ne lui correspond pas et que tout accuse désormais.

Mais non : on ne pourrait accuser personne. Cette sentence était tombée à plusieurs reprises au cours du procès. La plus fameuse a été son irruption au beau milieu d’une plaidoierie de l’avocat de la défense qui mettait en cause un argument avancé par l’accusation, pour qui un accusé s’il dispose d’un alibi pour un délit donné devrait automatiquement être impliqué dans une série de délits adjacents dont les éléments seront portés à la connaissance du tribunal.

« Convoquez donc l’humanité ! », ricanait l’avocat quand une grosse voix surgie de nulle part s’est fait entendre. C’était souvent ainsi, au jugement. Le greffier inscrivait les paroles surgies de nulle part sur son gros registre noir et le procès reprenait son cours.

L’ombre atterrée n’a rien voulu ajouter. Déjà l’absence de Lucie lui pesait. Or, il ne la connaissait pas encore à ce moment.

Arrivé à des confins des espaces subréels, les galeries de verre scintillaient inutilement autour de l’ombre de John Wayne qui ne comprenait pas du tout ce luxe, cette distinction.

« Ici, se disait-il, on approche du néant. On ne devrait pas donner dans le clinquant. » Mais il n’avait pas voix au chapitre.

Quel besoin avait-il d’ailleurs de multiplier les remarques, les observations, comme s’il avait voulu corriger l’ordre des choses, peut-être ? Il devait se laisser aller au rythme des scintillations et n’être plus qu’en elles.

Le soin apporté aux panneaux transparents ne choquait pas seulement pour son caractère ostentatoire et agressif. C’était aussi la présence de toutes ces ombres brisées par la vie – par la réalité, surtout – qui contrastait avec ces jeux de vitres chatoyants. Des ombres qui restaient figées dans des postures variées – les unes assises ou étendues au sol, les autres recroquevillées sur elles-mêmes, tandis que certaines restaient debout, immobiles, adossées à une vitre ou encore tournaient sur elles-mêmes dans une circulation restreinte et indéfinie.

Beaucoup murmuraient. Leurs paroles étaient à peine audibles. Ils ne finiraient pas leur phrase. Parfois, on s’arrêtait au milieu d’un mot. Mais l’accumulation de leurs murmures composaient une sorte de récit complet, épuisé, tout en épuisements d’ailleurs.

Ils rapportaient une expérience commune, ceux-là. Ils étaient revenus de la réalité, les pauvres. Ils restaient terrorisés à cause de ce qu’ils avaient vu, de ce qu’ils avaient subi. Ils étaient condamnés à demeurer en cet antichambre vitreux qui était leur seul réconfort du fait des éclats de lumière qui rebondissaient d’un panneau l’autre et qui les apaisaient, d’une certaine façon.

Ensemble, ils témoignaient. L’ombre les écoutait narrer leur échappée – leur découverte d’un puits de jour enfin – et leur extraction d’une grotte qui débouchait sur une clairière ensoleillée, multicolore à cause d’un réseau de fleurs complexe et nuancé, brillant de mille faisceaux colorés.

Cette vision les enivrait littéralement, elle les affaiblissait et les obligeait à rester étendus dans une herbe odorante et moelleuse, qui les plongeait dans une demi-conscience léthargique.

Les ombres libres formaient ainsi d’étranges plaques d’opacité sur une clairière ensoleillée. Certaines d’entre elles ne résistaient pas à tant de sensation (la texture du sol, l’air épicé, la densité du ciel...) et se désagrégeaient entièrement. D’autres entreprenaient de chercher un abri. Le soleil était certainement en cause. La forêt offrirait un refuge idéal à ces ombres en fuite.

C’était sans compter les gens de la réalité. En proie à un cauchemar permanent depuis la chute des derniers indices réalitaires, ils éprouvent le besoin viscéral d’identifier des boucs-émissaires. Qui ferait mieux l’affaire que ces ombres errantes qui ne sont qu’à moitié, en sorte qu’on peut les assommer impunément, les massacrer, les torturer ?

« Notre non-existence nous a perdus », soupire une ombre collée à une paroi translucide avec laquelle il tend à se confondre.

« Des hommes venaient de toute la forêt pour nous clouer au sol. Armés de scies sauteuses et de tronçonneuses légères, ils nous découpaient consciencieusement. Nous étions les témoins de notre propre massacre. Nous ne pouvions ni résister ni même vraiment souffrir. Nous devions subir nos tourments avec l’oeil d’un spectateur quand nous en étions les victimes ! »

Ces pauvres êtres ont été brûlés par la réalité. Ils portent les marques de la terreur sur leur face inconnaissable désormais. Des lignes qui descendent de biais, comme des lames qui burineraient les visages de ces ombres deux fois défigurées.

L’ombre de John Wayne constatait le résultat de cette confrontation avec la réalité en pensant à Lucie, bien sûr. Il aurait dû être content : il savait ce qui attendait sa compagne. Au fond, c’était pire que tout ce qu’il aurait pu imaginer, du fait de l’impuissance qui vous plie aux fantaisies d’un univers débordant d’énergie.

Quel étrange tombeau pour Lucie, se disait-il en songeant qu’une grotte plus reculée que les autres aurait tout aussi bien pu faire l’affaire. Il n’éprouvait pas de satisfaction particulière à cette conclusion. La page pouvait se tourner à présent. Cette communauté d’ombres à-demi détruites le confortait dans sa résignation à l’espace des sous-sols.

« C’est toujours une erreur de croire qu’ailleurs, quelque chose se livre », se disait-il à lui-même en regardant des silhouettes fondre comme si elles avaient été victimes d’un désastre nucléaire.

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