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 Article publié le 9 février 2006.

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La Plume
Roman de Jean-Michel BOLLINGER
Editions Amalthée - Novembre 2005


Jérémie Lheumar errait dans les jardins assoupis sous la couverture de l’hiver 1973. Sonné comme un boxeur après un uppercut fulgurant, son esprit se perdait au gré des allées que des jardiniers consciencieux mettent un point d’honneur à entretenir quotidiennement. Cheminant au hasard, il cherchait mentalement à se représenter le visage des trois Parques, surtout celui de la deuxième... Celle qui allait lui coller à la peau. « C’est le cas de le dire » pensa-t-il. Son sens de l’humour l’emportait encore. Le verdict, trop récent, n’allait pas modifier en quelques minutes les automatismes d’un comportement qui avait mis près de quarante-cinq ans à se structurer.

Il retrouva sa voiture à l’endroit exact où il l’avait garée trois jours plus tôt. Il fouilla les poches de son manteau, les clés s’y cachaient. Le bouton intérieur de la Taunus se releva sans résistance après qu’il eut effectué dans la serrure la petite rotation habituelle. Il ouvrit la portière et s’assit sur le siège. Rien n’avait changé : le journal froissé du côté passager, la bouteille d’eau à terre, un gant noir d’Alex dans le vide-poches - elle égarait son double régulièrement - un illustré de François, oublié sur la banquette arrière. Jérémie s’étonna de constater l’immobilité des choses alors que sa vie venait de subir un tremblement de terre.

Un avertisseur retentit. Lheumar se retourna. Un automobiliste, stationné en travers de l’allée, plissant le front, ouvrant grand les yeux, balançait la tête vers sa vitre comme pour demander si la place allait se libérer. Jérémie ne réagit pas. L’homme leva les bras avec impatience. Lheumar poursuivit alors le mime en opinant du chef ce qui parut satisfaire l’autre qui leva le pouce en fermant le poing. Jérémie démarra, effectua une marche arrière et roula au pas dans le parking. Il songea à son fils, assis devant la télévision, béat devant les dessins animés qui portaient le titre d’Histoires sans paroles. Le rétroviseur montrait la voiture s’engouf­frer dans l’espace nouvellement inoccupé. Regardant de nouveau devant lui, Jérémie suivit les flèches indiquant la sortie et s’enfonça dans le centre de Bordeaux. Il aimait conduire, cela le calmait, lui vidait l’esprit. Il roula au gré des sens interdits, des feux tricolores, des boulevards, tournant à droite, à gauche, indifféremment selon les impulsions du moment. Il ne voulait pas rentrer tout de suite à la maison. Affronter les questions d’Alexandra, mentir sans trembler en regardant le petit François lui parais­sait insurmontable en ce début d’après-midi froid et ensoleillé. Il se rangea dans une rue commerçante. Après avoir mis un franc dans le parcmètre, il en tourna la grosse molette et l’aiguille métallique s’arrêta sur le trait indi­quant soixante minutes. Anonyme dans la foule, il se mit à déambuler, étourdi et le regard vide. Des passants le heurtaient parfois sans qu’il paraisse s’en rendre compte. Ses pas le portèrent devant la vitrine d’une bijouterie. Il entra.

« Monsieur désire ? demanda une jeune femme avenante. - Je ne sais pas... Ce serait pour mon épouse.

- Oui. Et donc vous n’avez pas d’idée précise ?

- Aucune. »

La vendeuse commença un inventaire des parures, montres, bagues qui procureraient un bonheur certain. Devant l’air absent du client, elle tenta une approche plus personnalisée.

« C’est à quelle occasion ? anniversaire ? fête ? » Ce questionnement le tira de ses pensées.

- Anniversaire ? non ; fête non plus. Si je lui offre quelque chose, ce sera une surprise totale.

- Merveilleux ! s’exclama-t-elle, un cadeau pour le plaisir. Votre dame a beaucoup de chance.

- N’est-ce pas ! » répondit-il dans un soupir. L’ironie de sa réplique finit de chasser la torpeur qui l’avait involontairement mené à cet endroit. Bien décidé à rapporter un présent pour Alex, il demanda s’il pouvait accéder aux présentoirs.

« Je vous en prie Monsieur, prenez votre temps et n’hésitez pas à appeler si vous avez besoin d’un conseil. »

La vendeuse s’éloigna. Seul client, il goûta le silence.

Disposés dans leurs écrins, diamants, saphirs et autres pierres précieuses s’enflammaient à la lumière de spots habilement dissimulés. Choisir un cadeau n’était pas son fort mais pour les bijoux, il savait toujours découvrir ce qui plairait à sa femme. « Délicat et fin » se répétait­il chaque fois qu’une merveille l’attirait. Après quelques pauses il s’arrêta devant un semainier en argent. La jeune employée, qui l’épiait depuis qu’elle l’avait quitté, revint près de Jérémie.

« Vous avez un goût très sûr, c’est une belle pièce, esthétique et simple à la fois. Admirez l’originalité de la forme : pas les cercles habituels mais des bracelets plutôt ovoïdes. Cela leur confère une grâce supplémentaire que leur finesse rehausse d’ailleurs.

- Je les prends ; le boîtier me paraît également très joli...

- Mais il est offert avec le bijou Monsieur. Je vais même envelopper le tout puisque c’est une surprise » dit-elle avec un regard complice. Jérémie remercia, prit son paquet et sortit. Il se figura le plaisir d’Alex, souriant déjà de sa réaction ; elle le fixerait silencieusement avec dans les yeux cette phrase qu’il connaissait par coeur : « Toi, tu es incorrigible. » Ce dernier mot retentit à ses oreilles comme s’il avait été prononcé à haute voix. Durant un moment, il l’avait oubliée, mais la triste vérité s’imposait, odieuse. Ce bracelet n’était qu’un subterfuge, un amortisseur de peine. Ce n’était pas un cadeau, rien qu’un prétexte. Son regard se ternit. Il avait quitté le magasin à une allure de jeune premier ; son pas ralentit à mesure qu’il approchait de la voiture. En deux cents mètres, il avait glissé vers une démarche de vieil homme. Il démarra dans la même confusion d’esprit que celle du matin.

Durant le trajet de retour, les trois jours écoulés défilèrent dans sa mémoire embrumée. Il chercha à retrouver le nom qu’on lui avait appris mais en vain. L’incapacité à se souvenir fit monter le sang à ses tempes. Jusque-là silencieux, il explosa dans un délire ininterrompu de jurons. Il cria après la terre entière

« Nom de Dieu ! Allez tous vous faire voir ! bande d’immondes salo­pards, ridicules minables, foutus incapables ! allez tous au diable et toi le premier, espèce de connard de pauvre foutriquet de Faure ! Je vous emmerde tous autant que vous êtes... » Ces vulgarités l’étourdissaient. Plusieurs kilomètres et plusieurs obscénités plus tard, avalés pour les uns, crachées pour les autres, sa hargne diminua. Le calme régnait à nouveau dans l’automobile quand les premières lueurs de la ville éclairè­ rent d’un halo bleuté la nuit sans lune de ce triste soir de février. Presque serein, Jérémie se sentit capable de regarder Alex tendrement, prêt pour un rôle de composition face à sa femme et son fils. Cette séance inattendue de cri-thérapie durant le trajet avait eu un effet relaxant dont il allait rapide­ment pouvoir éprouver la durée. Il allait pouvoir juger rapidement de la fiabilité de la technique.

Tout semblait paisible dans le petit quartier proche du stade. Alors qu’il rassemblait ses affaires dans le sac de voyage déposé le matin même sur le siège passager, une question traversa l’esprit de Lheumar : et si c’était contagieux, pourrait-il faire l’amour avec Alex ? Le toubib lui en aurait parlé tout de même. Il chercha vite une réponse qui le rassurât. Trop tard, Alex avait reconnu le moteur de la voiture et, voilée par la pénombre, allait à la rencontre de son mari. Ces ténèbres profitèrent à Jérémie en masquant le feu de ses joues, corollaire de ses brusques supputations. Il étreignit sa femme, l’embrassa tendrement sur la tempe et lui caressa la joue, petit geste affectueux dans lequel Jérémie prenait toujours plaisir à faire coïn­cider le creux de la main avec la naissance du cou.

« Alors ? demanda-t-elle simplement.

- Tu sais, trois jours là-bas, c’est long. Nous en reparlerons plus tran­quillement demain si tu veux bien. » Elle ne voulait pas mais garda ses interrogations pour elle et murmura en prenant son mari par le bras

« Rentrons vite, le froid tombe. » Les deux ombres se blottirent l’une contre l’autre, disparurent sur le petit chemin de pierres jointoyées par Jérémie quelques années plus tôt. Devant la porte de la cuisine, grande ouverte malgré le froid, François se préparait à sauter dans les bras de son père. Il se jeta sur lui bruyamment, affectueusement. La pression exercée par ses bras d’enfant sur le cou de Jérémie réveilla une douleur au côté droit de la nuque.

« Comment va mon Lheumarot adoré ? demanda-t-il en prononçant le [t] final, ce qui donnait au surnom une affectueuse couleur patoisante.

- Bien et toi ? Maman m’a dit qu’il fallait être gentil, pourquoi ? tu es triste ?

- Non mon coeur, non. » Lheumar sentit l’embarras le gagner. L’insouciance de François le sauva.

« Tu sais, Maman a fait de la soupe. C’est pour que je grandisse confia­t-il à son père qui le tenait toujours dans ses bras.

- Elle a raison, c’est très bon la soupe.

-Allez ! tout le monde à table » annonça Alexandra avec un entrain forcé.

Le velouté de légumes réchauffa la petite famille. Alex évoqua sa journée de travail, les réflexions de ses collègues. Il fallut reprendre François sur la tenue de la cuillère. Le repas finit par s’animer naturelle­ment. On plaisanta. Le père fit rire le fils aux éclats en imitant le glousse­ment des poussins achetés au marché la semaine précédente.

Au moment du dessert, l’enfant vit Jérémie déposer un paquet près des couverts de sa mère alors que celle-ci, le dos tourné, saisissait la corbeille de fruits posée sur le buffet. Apercevant le cadeau, Alexandra ouvrit de grands yeux, secoua lentement la tête de droite à gauche.

« Qu’est-ce que tu es encore allé faire ! »

Le papier se déchira sous ses doigts ; un écrin ivoire apparut.

« Il est fou cet homme » murmura-t-elle, entrebâillant le boîtier qui renfermait les joncs d’argent. D’un petit sourire, elle remercia son mari et

lui caressa la main.

« J’espère qu’il te plaira, essaie-le. » Alexandra s’exécuta et passa le semainier à son poignet gracile.

« Jérémie ! c’est beau mais tu n’aurais pas dû » sermonna-t-elle pour le principe, ravie de faire cliqueter les anneaux en remuant l’avant-bras. Une petite voix inquiète se fit alors entendre

« Et moi ? » Lheumar, pris en faute, regarda son fils d’un air coupable. Il n’avait rien à lui offrir. Non qu’il n’y eût pas songé mais dans son esprit, rapporter un cadeau était atténuer la peine. On avait tout caché à François, il ne pouvait donc éprouver aucune tristesse. Raisonnement d’adulte dont Jérémie s’accusait à présent. Il se trouva désemparé cependant que l’enfant se mettait à pleurer à chaudes larmes.

« Ne pleure pas mon coco, Papa te donnera bientôt un gros cadeau. Aujourd’hui c’était Maman, la prochaine fois ce sera toi. Tiens, qu’est-ce que tu voudrais que je te rapporte, dis-moi. » Secoué par de gros sanglots, François déclara, en reprenant sa respiration : « Moi je voulais une voiture téléguidée ». Lheumar, comme à son habitude lorsqu’il se sentait coupable envers son fils, ne savait que faire pour regagner sa confiance. Il s’occupa de coucher le petit pendant qu’Alex rangeait la cuisine. Le pyjama enfilé, François, dans son lit, vit apparaître à la porte de sa chambre Dingo, le grand ami de Mickey. Jérémie avait revêtu le premier masque qui traînait et cajola son fils jusqu’à ce qu’il rie aux éclats devant ce spectacle inattendu.

« C’est promis fiston, la prochaine fois je t’apporterai quelque chose. » François embrassa son père et lui demanda de laisser la porte ouverte, ce qui fut fait. Jérémie rejoignit Alex qui était restée dans la cuisine où, perdue dans ses pensées, elle fumait une cigarette. Tous deux restèrent silencieux un long moment puis ils partirent se coucher. Immobiles chacun de leur côté, ils gardèrent longtemps les yeux ouverts avant de sombrer dans le sommeil.

Le lendemain, alors que leur fils était encore à l’école, Alexandra insista pour que son mari lui dise clairement ce qu’il avait appris à Bordeaux.

« Je suis mal en point ma pauvre : maladie de peau rare et incurable qui dure des années ; l’origine est mal connue. J’ai passé une partie de la nuit à essayer de me souvenir du nom que Faure m’a donné : Mycosis Fongoïde. Si mycose renvoie à champignon, je ne sais rien du tout du mot Fongoïde.

-Alors... c’est grave ?

- Franchement, je crois que c’est très grave ; comme un cancer qui dure longtemps. J’espère que Chaudy m’expliquera parce que, pour le moment, je t’avouerais que je suis un peu perdu.

- Ils t’ont parlé d’un traitement ?

- Pas précisément. Mais Faure a évoqué la chimio... ça veut tout dire. Heureusement que je suis déjà chauve... » Alex n’apprécia pas la boutade qu’elle savait étudiée. Elle ressentit une petite déchirure bien connue. Cette fêlure s’était formée en elle chaque fois qu’elle avait été confrontée à la maladie. Cette petite femme mince, qui avait déjà enduré la mort de sa mère, la mort d’un premier fils, emporté par une méningite à dix-huit mois et qui se remettait du décès récent de son père, pressentait que son devenir, lié à celui de son mari, aurait, à nouveau, une étroite relation avec le deuil. Cette déchirure familière était le signe de son impuissance.

« Je me battrai... » la voix déterminée de Jérémie fut coupée par trois coups secs donnés au carreau de la porte de la cuisine. La voisine, Madame Foisseaux, qui raccompagnait François de l’école en même temps que ses propres enfants, venait aux nouvelles. D’habitude, elle laissait le gosse au seuil du portail de sa maison. Cette soudaine sollicitude ressemblait à l’at­titude du charognard : à l’affût de toute pourriture, si minime soit-elle. On ne dit rien devant François et la voisine fut poliment éconduite. Le petit, sans avoir pris le temps d’embrasser ses parents, courut droit vers la volière où piaillait le couple de poussins. Dans un autre contexte, le père et la mère en auraient été vexés mais ils en profitèrent pour re-trouver leur intimité. Face à face, assis sur les chaises en formica de la cuisine, Alexandra et Jérémie ne disaient rien. La tête dans les mains, coudes sur la table, elle semblait abattue ; lui, mordillant nerveusement sa lèvre infé­rieure, la fixait sans la voir.

François fit soudainement irruption dans la pièce, un poussin dans chaque main. Habilement, il lança à la verticale l’un et l’autre alternative­ment. Les petits animaux, effrayés par cette découverte soudaine du vide, déployaient de ridicules manchons qui devaient être des commencements d’ailes. Malgré leurs efforts, ils retombaient dans les mains de l’enfant pour se retrouver aussitôt propulsés en l’air. François suivait leur ascension et leur irrémédiable chute avec un visible ravissement. Bouche ouverte, il souriait, heureux de présenter, en tortionnaire qui s’ignore, le numéro de voltige qu’il venait d’inventer. Les Lheumar le regardèrent, le temps de reprendre leurs esprits et de redevenir de simples parents. Le père gronda le fils :

« Ne sois pas méchant avec Conquis et Couquette, tu vois bien qu’ils ne savent pas voler. Un animal n’est pas un jouet ; souviens-toi bien de ce que je te dis. » Le petit était toujours impressionné lorsque Jérémie lui faisait la leçon. Il arrêtait toute bêtise éventuelle devant ces yeux bleus qui tiraient alors sur le gris, devant ce crâne dégarni qui ajoutait à la sévérité des traits. Il regarda gravement l’adulte et avec une petite moue, se dirigea vers l’abri des poussins. En chemin, se retournant discrètement pour véri­fier que personne ne l’observait, il expérimenta une dernière fois sa nouvelle attraction, expédiant aux cieux ces animaux qui avaient bien l’air de jouets, quoi qu’on en dise. Retournant vers la maison, une claque sur la cuisse lui revint en mémoire : celle qu’il avait reçue quand les grands de la classe paternelle l’avaient dénoncé pour avoir lancé vers eux une grosse pierre qui n’avait pourtant touché personne. Cela lui avait valu d’être convoqué dans la classe des Fins d’Etudes de Monsieur Lheumar. Contraint d’avouer devant tous les élèves, il avait reçu une correction publique, suprême humiliation, qu’il n’avait pas encore oubliée. Son père, se faisant un devoir de ne pas se montrer plus indulgent envers son fils qu’envers les autres, n’en était que plus sévère. Jamais il n’aurait levé la main sur un gamin qui ne fût pas le sien.

 

 

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