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Livre premier
Chapitre IV

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 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

- Hey ! Frank ! C’est vous ?

Elle l’avait reconnu. Elle ne pouvait pas ne pas le reconnaître. Elle avait eu le temps d’investir son regard pour ne plus l’oublier. Il s’était laissé faire et s’était même livré à quelques confidences.

- Vous êtes... commença-t-elle.

Travelo. Ça lui arrivait. Hautetour en avait été informé et il avait trouvé l’idée intéressante. Frank lui avait démontré qu’il pouvait être efficace quand on ne lui demandait pas de n’être plus lui-même. Elle arrivait du bout de la rue, sans Jasmin. Le type qui l’accompagnait s’appelait Romarin et prétendait n’avoir jamais exercé cette profession. Il n’y croyait pas vraiment, mais il avait des relations. Il lui arrive la même chose que moi, pensa Frank. Anaïs observa les deux hommes qui se mesuraient, l’un dans sa chair de femme, et l’autre mal à l’aise dans un costume trois-pièces aux rayures jaunes. Elle fumait de longues cigarettes qui lui servaient à signaler les choses surgissant dans sa conversation. Romarin ne vit pas d’inconvénient à passer la soirée ailleurs. Il avait l’air de ne pas y croire.

- Pauvre Jasmin, dit-il tandis qu’ils entraient dans un taxi. Ce que c’est de fricoter avec les vaches. Ils ne vous remercient jamais.

Frank acquiesça. Anaïs lui souriait sans chercher à lui inspirer la prudence. Elle possédait son monde comme Frank rêvait d’en finir avec une existence vouée d’avance à l’échec. Aucune femme ne l’avait jamais transporté aussi loin dans la pensée qu’il avait encore le pouvoir d’opposer aux réalités. Romarin paya le taxi et ils se retrouvèrent tous les trois dans un angle tranquille d’une boîte de nuit.

- Chez les femmes, avoua Romarin, c’est les jambes que je préfère.

- Moi, c’est les miches, gloussa Frank.

Cette fois, il n’avait pas abusé du maquillage. Hautetour avait été un critique constructif. Il lui avait démontré, face à un miroir, qu’une femme ne peut pas ressembler à une parodie, contrairement à l’homme qui ne s’en aperçoit que rarement, souvent trop tard, ce qui fait quelquefois de lui un personnage historique.

- Une femme, avait-il professé au reflet qui n’en pouvait plus d’immobilité et de concentration, ne peut être que vraie. Sinon...

Sinon, c’est un homme. Frank apprenait vite. Il apprit à devenir une femme quand le service l’exigeait. Il n’avait aucune idée de l’ampleur des enquêtes où il n’était qu’un pion à jouer. Son cerveau ne réagissait cependant pas aux miroitements. En cela, il se différenciait clairement de ses collègues. Hautetour lui avait demandé l’abstinence en mission. Sinon...

- Sinon vous pouvez glander toute la journée dans votre petit bureau, ça ne me concerne pas.

Il aurait pu dire : ça ne me regarde pas. Mais Hautetour était concerné ou il ne l’était pas. Il ne laissait pas d’autre alternative au dialogue qu’il avait l’art de conclure par un jugement. Ce qui exaspérait Kol Panglas, par exemple.

- On peut vous demander d’où vous êtes ? fit Romarin qui cuisait dans un verre de whiskey.

- Frankie n’aime pas raconter sa vie, dit Anaïs qui aimait bien voler au secours de son petit protégé. Il y a d’autres moments, non ?

Frank envoya un rayon vert de sa canine d’or. Romarin préférait la résine.

- C’est parce que tu as de la conversation, dit Anaïs en écrasant un mégot qu’elle avait failli projeter dans l’obscurité.

- J’aime bien savoir, fit Romarin.

Il se méfiait. Les travelos ne lui inspiraient pas confiance. Il devait douter de tout ce qui se cache un peu derrière les apparences, mais le whiskey l’envahissait et il proposa à Anaïs de se dégourdir un peu les jambes.

- Excusez-moi si je ne vous invite pas, dit-il à Frank, mais ça me gêne, vous comprenez ?

Frank gloussa. Anaïs laissa son parfum fruité et disparut dans un rayonnement opaque que la musique traversait à peine. Elle l’abandonnait à d’autres hommes. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Elle était outrageusement maquillée elle aussi. Elle avait même prétendu qu’il était plus féminine qu’elle. Une opinion qu’elle partageait avec Hautetour qui le trouvait trop femme quand il lui apparaissait dans ces moments de dérives mentales forcément conclus par une approche de la surdose.

Quand elle revint, ayant de nouveau traversé l’ouate de la lumière, elle n’était plus accompagnée. Elle lui expliqua qu’il était allé uriner et qu’il s’était senti mal à l’idée de souffrir de la prostate. Frank connaissait le mot, mais il était incapable de le situer dans le corps. Pas plus que les hémorroïdes. Ils sortirent. La nuit était claire et douce. C’était l’printemps.

- Des marrons ! s’écria-t-elle.

Elle voleta.

- Encore debout à cette heure ? dit-elle au marchand qui se contenta de hausser les épaules.

- Qu’est-ce que je lui mets à la p’tite dame ? chantonna-t-il. Des marrons ou des façons ?

- Dommage qu’il fasse si doux, dit Anaïs. Moi, je les aime en hiver quand on a le bout des doigts gelé.

- Et moi j’’préfère les vendre au printemps. Chacun ses goûts. Pas vrai, ma p’tite dame ?

C’était une critique ou bien Frank lui avait tapé dans l’oeil. Il ne répondait jamais à la question de savoir pourquoi il devenait femme entre deux voyages. Hautetour répondait à sa place : pour séduire. Et il prenait un air rêveur qui en disait long sur sa sincérité.

- Ah ! les marrons, les ponts et les grosses dondons !

Il ne manquait plus qu’un singe pour tourner la manivelle. Anaïs leur échappa, comme si elle fuyait maintenant. Il arracha sa perruque qui s’était déplacée et la suivit sur les quais.

- Nous avons tous deux vies, dit-elle quand il l’eut rejointe.

- Moi c’est flic et travelo, dit Frank que l’eau fascinait encore.

- Travelo et camé, oui !

- Flic camé et travelo amoureuse. Et vous, Anaïs ?

Elle paraissait terriblement vieille maintenant. Son visage se laissa torturer par une douleur cérébrale. Elle ouvrait la bouche sans rien dire.

- Je suis maman, dit-elle enfin.

Frank commença à s’angoisser. Il n’avait rien sur lui. D’habitude, il n’en avait pas besoin. Il ne vendait rien non plus. Elle lui caressa le visage.

- Il en manque une, dit-elle, mais vous savez qui.

Il n’avait jamais été fort aux devinettes. Elle lui avait arraché deux doubles parfaitement imbriqués. Elle ne lui donnait que deux existences parallèles. Il se sentait frustré. Chez lui, le flic était camé, et le travelo amoureux, amoureuse comme il avait dit. Elle ne souhaitait pas continuer. Elle ne savait pas jouer. L’enfance n’existait plus. Elle n’existait pas. Frank regretta de l’avoir rencontrée dans ces circonstances et se mit aussitôt à imaginer d’autres instances plus favorables à l’existence commune, au moins le temps d’un plaisir. Que savait-il du plaisir ? Il était facile de comprendre que le marchand de marrons préférât le printemps à l’hiver, quoique les marrons appartiennent mieux à l’hiver, et c’était sans doute ce qu’il fallait penser pour comprendre pourquoi elle n’aimait pas le printemps quand le marchand de marrons se pointait à l’horizon de son existence.

- Frank ! Vous êtes d’un compliqué !

Mais elle ne dit pas qu’elle préférait les hommes qui lui simplifiaient la vie au point de la rendre acceptable. Il avait l’air d’un clown sans sa perruque. Il la connaissait bien maintenant. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour se l’imaginer différente, à l’opposé de ce qu’elle était pour les uns et de ce qu’elle pouvait devenir pour l’autre qu’il représentait à ses yeux de presque vieille, de quasiment décrépie, de morte donnée d’avance à une enfance qui n’en finissait pas pour lui. Il se débarbouilla sur une marche d’un escalier qui entrait dans l’eau comme un personnage. Elle l’aida à effacer les dernières traces de peinture. Dans sa robe décolletée, il avait maintenant vraiment l’air d’un homme en cours de travestissement. Elle rit.

Il n’aima pas ce rire. Il voulut fuir, mais elle le retenait au bord de l’eau qui ne pouvait plus jouer comme un miroir tant la nuit était noire maintenant. Ils n’étaient que deux flics en goguette, après tout. La nuit ne leur appartenait pas. Et ils ne possédaient rien. Il se mit à pleurer comme un enfant. Elle n’avait rien sur elle non plus. Il ne leur restait plus qu’à se mettre à la recherche d’une fourgue, comme aurait dit Hautetour.

 

 

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