Ce texte
est publié aussi dans la revue Corto nº 26
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Chez [Le chasseur abstrait éditeur...]
Qu’on me permette de penser que, si l’origine de l’acception musicale de l’adjectif « sériel » se trouve bel et bien chez René Leibowitz, la propagation de la notion de série en musique doit, en termes de discours, tout ou presque à Pierre Boulez.
La figure de Pierre Boulez est si considérable qu’elle en devient quelque peu embarrassante. Sa carrière a été jalonnée de polémique et sa personne a cristallisé la plupart des controverses autour du sérialisme. La dernière d’entre elles – d’ampleur, à tout le moins – est celle de Benoît Duteurtre qui, dans son
Requiem pour une avant-garde, concentre toutes les assimilations entre la sérialisme, l’atonalité et la personne de Pierre Boulez. Mais peu importe ce débat d’arrière-garde. Ce qui apparaît déterminant, pour ce qui nous concerne, n’est pas tant la question de la « validité » du sérialisme (la question est déjà tranchée) que le phénomène proprement discursif que recèle le sérialisme musical.
Une chose est claire : Pierre Boulez appartient à une lignée dont la filiation est de nature purement lexicale. Une filiation dont la racine commune réside non dans le sens du mot « série » mais plutôt dans sa place au sein du discours.
Chez Charles Fourier, déjà le mot « série » prend un ascendant exorbitant (avec une prédilection pour son acception statistique). La série est, pour lui, le mode d’organisation de la nature elle-même. C’est ce qui justifie que la société soit elle-même appelée à s’organiser en séries.
La nature emploie les séries de groupes dans toute la distribution de l’univers : les trois règnes, animal, végétal et minéral, ne nous présentent que des séries de groupes. Les planètes mêmes sont une série d’ordre plus parfait que celui des règnes : les règnes sont distribués en séries simples ou libres (le mot libres signifie que le nombre de leurs groupes est illimité) ; les planètes sont disposées en série composée ou mesurée ; cet ordre, plus parfait que le simple, est inconnu des astronomes et géomètres : de là vient qu’ils ne peuvent pas expliquer les causes de la distribution des astres, dire pourquoi Dieu a donné plus ou moins de satellites à telles planètes, pourquoi un anneau à l’une, et point à l’autre, etc.
Une série passionnée est une ligue de divers groupes échelonnés en ordre ascendant et descendant, réunis passionnément par identité de goût pour quelque fonction, comme la culture d’un fruit, et affectant un groupe spécial à chaque variété de travail que renferme l’objet dont elle s’occupe. Si elle cultive les hyacinthes ou les pommes de terre, elle doit former autant de groupes qu’il y a de variétés en hyacinthes cultivables sur son terrain, et de même pour les variétés de pommes de terre.
Charles Fourier, Le nouveau monde industriel et sociétaire -1829, p.63
Cette caractéristique se retrouve également chez Proudhon, bien que cet aspect de son œuvre soit aujourd’hui méconnu. On imagine mal le retentissement de la « doctrine sérielle » de Proudhon.
La pensée positiviste, elle aussi, a donné une importance de premier plan à la notion de série. C’est une tendance tardive chez Auguste Comte mais elle ne fait que se renforcer au fil du temps. Quand Emile Littré écrit son dictionnaire, le terme est directement associé à la pensée positiviste. Progressivement, toute la pensée scientifique de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1930 a subi la pression de de cette notion.
Auguste Comte, Antoine-Augustin Cournot, Henri Daudin ou encore Henri Bergson. – Chez tous ces auteurs la série, si elle n’est pas « le » concept clé de voûte qui’elle est chez Fourier ou Proudhon, exerce un ascendant incontestable. Chez les deux utopistes que sont Fourier et Proudhon, la série est centrale.Chez ceux que Baudelaire appelait les « philosophes zoocrates et industriels », la série est périphérique mais sa dynamique tend vers la centralité. Il faut tout de même noter que Daudin consacre deux ouvrages à
l’idée de série, ce qui serait aujourd’hui presque inconcevable car les locuteurs d’aujourd’hui ne conçoivent pas qu’il y ait quelque chose comme « la série ».
Si l’on parle de « la série » de nos jours, on s’entend rapidement rétorquer : « Mais de quelle série parlez-vous donc ? »