B
Baudelaire, Charles
Poète. Sa grande pureté de styke en fait un des auteurs privilégiés pour l'étude de "série" au XIXe siècle. Témoin sa sortie sur les philosophes «zoocrates et industriels», qui ne voient le progrès « que sous la forme d’une série indéfinie » (Cf. A. Comte, E. Durkheim, A.A. Cournot, Mao Zedong). Le mot n'est jamais employé dans les vers, mais d'une fréquence relativement forte dans ses proses et dans ses traductions de Poe*.
Les Fleurs du mal (projet de préface)
Comment, par une série d'efforts déterminée, l'artiste peut s'élever à une originalité proportionnelle;
Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l'âme humaine que ne l'indique aucune théorie classique;
Que la poésie française possède une prosodie mystérieuse et méconnue, comme les langues latine et anglaise;
Pourquoi tout poète, qui ne sait pas au juste combien chaque mot comporte de rimes, est incapable d'exprimer une idée quelconque;
Que la phrase poétique peut imiter (et par là elle touche à l'art musical et à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante; qu'elle peut monter à pic vers le ciel, sans essoufflement, ou descendre perpendiculairement vers l'enfer avec la vélocité de toute pesanteur; qu'elle peut suivre la spirale, décrire la parabole, ou le zigzag figurant une série d'angles superposés;
Que la poésie se rattache aux arts de la peinture, de la cuisine et du cosmétique par la possibilité d'exprimer toute sensation de suavité ou d'amertume, de béatitude ou d'horreur, par l'accouplement de tel substantif avec tel adjectif, analogue ou contraire;
Comment, appuyé sur mes principes et disposant de la science que je me charge de lui enseigner en vingt leçons tout homme devient capable de composer une tragédie qui ne sera pas plus sifflée qu'une autre, ou d'aligner un poème de la longueur nécessaire pour être aussi ennuyeux que tout poème épique connu.
Exposition universelle (1855)
Demandez à tout bon français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet, ce qu'il entend par progrès. Il répondra que c'est la vapeur, l'électricité et l'éclairage au gaz, miracles inconnus des Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s'est fait de ténèbres sur ce malheureux cerveau et tant les choses de l'ordre matériel et de l'ordre spirituel s'y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels, qu'il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.
Si une nation entend aujourd'hui la question morale dans un sens plus délicat qu'on ne l'entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une oeuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu'il n'en a montré l'année dernière, il est certain qu'il a progressé. Si les denrées sont aujourdhui de meilleure qualité et à meilleur marché qu'elles n'étaient hier, c'est dans l'ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l'entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d'une série indéfinie.
Baudrillard, Jean
Philosophe. Inspiré des Choses de Georges Pérec, Le système des objets (1968), où l'auteur analyse la fonction symbolique des objets et leur statut dans la société de consommation, constitue une étape majeure de sa carrière. Il est parmi les premiers à considérer la production en série non simplement comme une donnée technique, mais comme un fait social et symbolique. On notera les deux valeurs distinctes de séries, la première liée à la collection, la seconde opposée au modèle.
Sublime, le collectionnaur ne l'est donc pas par la nature des objets qu'il collectionne (ceux-ci varient avec l'âge, la profession, le milieu social), mais par son fanatisme. Fanatisme identique chez le riche amateur de miniatures persanes et chez le collectionneur de boîtes d'allumettes. A ce titre, la distinction qu'on fait entre l'amateur et le collectionneur, ce dernier aimant les objets en fonction de leur suite dans une série, et l'autre pour leur charme divers et singulier, n'est pas décisive. La jouissance chez l'un comme chez l'autre vient de ce que la possession joue d'une part sur la singularité absolue de chaque élément, qui en fait l'équivalent d'un être, et au fond du sujet lui-même - d'autre part sur la possibilité de la série, donc de la substitution indéfinie et du jeu. [...] Pour tout dire, il y à là un parfum de harem, dont tout le charme est celui de la série dans l'intimité (avec toujours un terme privilégié) et de l'intimité dans la série.
Maître d'un sérail secret, l'homme l'est par excellence au sein de ses objets. Jamais la relation humaine, qui est le champ de l'unique et du conflictuel, ne permet cette fusion de la singularité absolue et de la série indéfinie : d'où vient qu'elle est source continuelle d'angoisse. [...]
Chaque objet est à mi-chemin entre une spécificité pratique, sa fonction, qui est comme son discours manifeste, et l'absorption dans une série/collection, où il devient terme d'un discours latent, répétitif, le plus élémentaire et le plus tenace des discours. Ce système discursif des objets est homologue de celui des habitudes.
L'habitude est discontinuité et répétition (et non continuité, comme l'emploi le suggère). C4est par le découpage du temps en nos schèmes "habituels" que nous résolvons ce que peut avoir d'angoissant a continuité et la singularité absolue des événements. C'est de même par l'intégration discontinuelle à des séies que nous disposons en propre des objets, que nous les possédons. [...] Les objets ne nous aident pas seulement à maîtriser le monde, par leur insertion dans des séries instrumentales - ils nous aident aussi, par leur insertion dans des séries mentales, à maîtriser le temps, en le discontinuant et en le classant sur le même mode que les habitudes, en le soumettant aux mêmes contraintes d'association qui ordonnent le temps dans l'espace.
Le statut de l'objet moderne est dominé par l'opposition MODÈLE/SÉRIE. Dans une certaine mesure, il en a toujours été ainsi [...] Cependant on ne peut exactement parler avant l'ère industrielle de "modèle" ni de "série". [...]
Observons que le schème de distribution modèle/série ne s'applique pas également à toutes les catégories d'objets. Il est clair lorsqu'il s'agit du vêtement : robe de chez Fath/prêt-à-porter, - ou de l'automobile : Facel-Vega/2 CV. Il devient moins évident à mesure qu'on aborde des catégories plus spécifiés dans leur fonction : les différences s'estompent entre un "Frigidaire" de la General Motors et un "Frigeco", entre tel poste de télévision et tel autre. [...]
La dynamique psychosociologique du modèle et de la série ne joue donc pas au niveau de la fonction primaire de l'objet, mais au niveau d'une fonction seconde, qui est celle de l'objet "personnalisé". C'est-à-dire fondé à la fois dans l'exigence individuelle et dans un système de différences qui est proprement le système culturel.
Ainsi, quarante-deux combinaisons de couleurs, simple ou double teinte, vous permettent de choisir VOTRE Ariane, et même l'enjoliveur ultraspécial est en vente chez le concessionnaire en même temps que la voiture. Car, bien entendu, toutes ces différences "spécifiques" sont reprises à leur tour et sérialisées dans la production industrielle. C'est cette sérialité seconde qui constitue la mode. Finalement tout est modèle et il n'y a plus de modèle. Mais au fond des séries limitées successives, une transition discontinue vers des séries toujours plus limitées fondées sur des différences toujours plus infimes et plus spécifiques. [...]
Le temps de la série est celui du lustre précédent : ainsi la plupart des gens vivent-ils en matière de meubles dans un temps qui n'est pas le leur, qui est celui de la généralité, de l'insignifiance, de ce qui n'est ni moderne, ni encore ancien [...] Au fond, la série ne représente pas seulmeent par rapport azu modèle la perte de la singularité, du style, de la nuance, de l'authenticité, elle représente la perte de la dimension réelle du temps [...] Car les modèles seuls changent : les séries ne font que se succéder derrière un modèle qui toujours fuit en avant.
Beaulé, Sophie
Critique littéraire. Travaille sur la notion de littérature sérielle. Les lignes suivantes sont extraites de son essai Sur le plaisir et la complexité de la lecture paralittéraire Paul Bleton, Ça se lit comme un roman policier... comprendre la lecture sérielle.
On sait que c’est à partir de la fin des années soixante que la réflexion critique s’est attachée à revaloriser le champ des genres rejetés par l’institution littéraire en cherchant à le définir et en interrogeant les conditions de son rejet. Le terme de "paralittérature ", jugé le plus opératoire, apparaît dans ces abbées-là ; il évite la dévalorisation (que les "infra-littérature " "et "sous-littérature " préexistants véhiculaient) et marque la contiguïté des deux sphères institutionnelles. Paul Bleton écarte toutefois ce terme pour sa connotation péjorative. Il lui préfère celui de sérialité, qui désigne le mode de production qui informe les fictions non canoniques et qui tient compte de la culture médiatique dans laquelle elles s’inscrivent. Le récit paralittéraire domine en effet cette culture en raison de sa grande adaptabilité aux différents médias ; il y a, de fait, consubstantialité de la paralittérature et de la culture médiatique. Dans son ouvrage composé d’études sur les différents aspects de la lecture sérielle, Bleton démontre de façon convaincante la complexité de ce phénomène souvent dénigré. Il décrit avec minutie les composantes cognitives, linguistiques et culturelles rattachées à l’acte de lecture sériel de même que le raffinement d’œuvres qui n’ont parfois rien à envier aux Belles-Lettres. La lecture sérielle est un ensemble de compétences requises par la lecture en culture médiatique, compétences lecturales qui s'acquièrent ailleurs qu'à l'école, compétences parfaitement distinctes de celles de la lecture intensive de la littérature ou de la lecture informative du technoscientifique. (p. 21) S’il pose un regard sociologique sur son objet, le chercheur cherche surtout à comprendre le phénomène sériel de l'intérieur. C'est pourquoi, à partir d’un corpus englobant plusieurs époques et divers genres, du western et du roman d'amour au policier, à l'espionnage et à la science-fiction, Bleton répond à la question "comment peut-on lire des histoires pareilles ? "en faisant appel aux théories de John Cawelti et de Daniel Couégnas, qui se sont penchés sur la paralittérature, de même que, entres autres, Norman Holland, Roland Barthes et surtout Umberto Eco. Les essais ici réunis forment trois sections : "Lecture sérielle " sert d’introduction aux chapitres plus détaillés composant "Théorie spontanée de la lecture " et "Compétences ". QU'EST-CE QUE LA LECTURE SERIELLE ? Pour aborder cette question, Bleton brosse à l’ouverture de l'ouvrage un tableau de la paralittérature au sein de la culture médiatique pour tracer ensuite un profil général du lecteur sériel. Depuis le XIXe siècle, la paralittérature est "le Récit en tant que livre saisi par le loisir en tant qu'industrie " (p. 26). Caractérisée par un mélange d'innovation et de répétition, elle adopte la forme de la sérialisation. Cette dernière se remarque d’abord par son paratexte spectaculaire ; la couverture se montre un lieu de transaction et annonce par là un contrat de lecture fort. Elle est aussi un processus né de la tension entre éditeur ou écrivain. Le lecteur sériel, quant à lui, se révèle un consommateur à la fois nonchalant et alerte sur le plan cognitif, puisqu'il coopère à la construction du sens et frémit aux émotions — répertoriées mais fortes. De fait, Bleton souligne avec pertinence qu'il existe plusieurs types de lecteur sériel, du lecteur occasionnel à l'aficionado érudit. Pour remonter le parcours entre ces deux types, Bleton opère une phénoménologie du devenir-sériel du lecteur en s’appuyant sur le modèle paralittéraire établi par Daniel Couégnas qu’il évalue. Loin d'être passif, le lecteur s'investit dans son acte de lecture. Lecteur occasionnel, il apprend à reconnaître la collection ou la série éponyme. Il identifie un livre par le paratexte et ses régularités : celle de l’éditeur et de sa collection, celle de la série et de son héros éponyme et celle de l’oeuvre et de sa signature. Il devient bientôt acheteur et expert ; il repère le code herméneutique du texte, établit des différences entre les séries à l’intérieur d’un même genre, perçoit l’évolution d’une collection, retrace le nom de l’auteur derrière les pseudonymes. Bref, il fait preuve d’une activité intellectuelle dont ne tient pas compte le modèle de Couégnas. Sa posture active se fonde sur l’approfondissement du sens de son plaisir, le concept de collection et l’éventuelle communauté de lecture avec d’autres amateurs. Comprendre la paralittérature conduit dès lors à amenuiser l’importance de l’opposition entre la Littérature et les genres non canoniques, ainsi qu’à tenir compte de la sérialisation de la lecture (avec son principe de répétition mais aussi de complexification, son plaisir) et de la compétence évolutive du lecteur (sous forme d’encyclopédie, de théorie spontanée). L'ACTE DE THEORISATION SPONTANEE DU LECTEUR SERIEL Dans cette partie, Bleton se penche sur la théorie spontanée qui accompagne l’acte de lecture sériel. Il s’attarde d’abord à la notion de genre, qu’il définit comme une région du domaine paralittéraire et une approximation cognitive décrivant un phénomène narratif marqué par des lois repérables et des contraintes thématiques. Cette notion se montre pertinente sur le plan politique ; en effet, certains domaines paralittéraires possèdent une institution fondée sur un appareil de publication (les fanzines), un discours d’accompagnement et des calcifications discursives (problèmes abordés par les amateurs, vocabulaire). Elle l’est aussi aux niveaux cognitif et rhétorique, malgré la cacophonie notionnelle engendrée par les discours sur les genres provenant des lecteurs. On assiste par ailleurs à différentes forces de stabilisation et de déstabilisation intra-génériques qui résultent d’un effort cognitif d’identification de l’éditeur et de l’auteur, de l’institution ou du lecteur même, qui confirme ou infirme l’identité du texte par approximations successives en cours de lecture. Ainsi, la stabilisation générique propre à la paralittérature provient de l’intertexte homogénéisateur, soit par la mise en faisceaux d’indices qui confirment le lecteur dans ses attentes à travers l’acte de lecture même, soit par le surgissement, dans la conscience lectorale, d’un interprétant. La lecture est une construction, et le genre n’est qu’une façon pour le lecteur de reconnaître, de prédire et d’interpréter. Le chercheur s’intéresse par la suite à la manière dont le texte se présente et dont le lecteur se représente le texte à partir de la pertinence générative de la fabula. L'acte de lecture, démarche allant de la surface linguistique aux structures profondes, est marqué de moments où le lecteur acquiert une présentation plus globale du texte sans avoir à le traverser. Ces moments, qui déclenchent la reconnaissance et la prédiction, se situent souvent dans le "paratexte instructionnel ", tout comme ils s'appuient sur l'encyclopédie générique du lecteur, que les titres peuvent activer ainsi que certains marqueurs linguistiques intratextuels récurrents. La réitération, en effet, possède d’abord une valeur emphatique ; la reconnaissance d’une fabula telle que "la jeune innocente persécutée "à l’intérieur d’un texte, par exemple, permet de faire une prédiction globale sur ce dernier. Elle constitue ensuite une mise en série favorisant l’utilisation de l’encyclopédie et, de là, la prédiction et la rétrospection. Si l’acte de lecture effectue une délinéarisation du texte, la lecture sérielle balise la navigation sur le sens davantage que la lecture lettrée, sans pour autant éliminer les aléas. Bleton, enfin, illustre à travers un néo-polar de la collection "Sanguine "les étapes de la représentation spontanée que se fait le lecteur en cours de lecture. Il en conclut que la fiction sérielle n’exclut pas la complexité, puisqu’on y retrouve des raffinements narratifs, des récits implexes, une luxuriance diégétique. Un regard sur le personnage conclut la partie sur la théorie spontanée. En récit paralittéraire, le personnage constitue un médiateur central entre le lecteur et le texte ; la coopération interprétative s’active à son contact. Pour évaluer sa place dans l’acte de lecture, Bleton souligne premièrement l’accord tacite entre le romancier, l’éditeur et le lecteur. La collection-série, qui se définit par une seule signature et un seul héros, représente la plus forte stabilisation. Dans les genres paralittéraires contemporains, on note de fait une large interdéfinition du genre par ses types de personnages et vice versa. Cela dit, Bleton considère que le lien entre le personnage et le lecteur se situerait surtout dans l’encyclopédie commune aux auteurs et lecteurs au niveau de l’univers de référence, composé de connaissances sur le monde, d’une culture intertextuelle et d’énoncés romanesques découverts dans l’acte de lecture. Le lecteur monte une théorie spontanée autour de l'Autre comme personnage, du type, de la labilité et de la duplicité des noms, tout comme des avatars d'un même personnage. Dans cette théorie, l'équation "personnage = référent d'un nom propre" se raffine par l'ajout de la représentation (puisque le corps romanesque ne se réduit plus au nom) et par l'affaiblissement du statut du nom propre. On constate donc que l’acte par lequel le lecteur se représente le récit au fil de sa lecture, ainsi que les notions de genre et de personnage possèdent une pertinence cognitive dans la théorisation spontanée que le lecteur établit. JEUX DE SERIES ET DE LECTURE LOUCHE Cette dernière partie démontre la richesse du jeu de lecture louche et des phénomènes de coopération interprétative rattachés à la série. Bleton approfondit dans un premier temps la pertinence de l'idée de série selon une optique phénoménologique. Dès le moment paratextuel, le livre apparaît comme un "légisigne " pour le lecteur sériel, c'est-à-dire une stabilisation cognitive née de la suridentification du volume. Plusieurs niveaux de mise en ordre de la sérialité se manifestent dans le paratexte, comme celles décidée par la politique éditoriale ou générée par l’auteur (signature). Après ce premier contact avec le livre, le lecteur entre dans le récit ; Bleton analyse en détail les strates de signification sérielle et les stratégies de lecture qui y correspondent. Les deux premières strates entendent la série comme répétition par un héros, éponyme (l’amant sériel du roman érotique) ou non (le roman d’amour). A ces deux interprétations de la série répond une première stratégie de traitement : l’activation des conventions génériques du côté de la réception. Au niveau de la troisième strate, la série relève d’une autre nature que les éléments qui la composent ; c’est le cas, par exemple, de la thématisation de la série de crimes (récits du Vengeur ou du Justicier). La série devient notion métacognitive mise en scène dans le récit lui-même ; la fiction invite le lecteur à prendre un risque inférentiel. Aux deux dernières strates, les séries thématiques et les coprésences paradoxales de séries, correspondent le calcul interprétatif du lecteur. Outre le repérage de cohésions (transfert d'une série thématique axée sur un héros éponyme vers d’autres séries éponymes d’une même collection, par exemple), le lecteur opère un montage cognitif ; la série, moyen d'intellection, devient le résultat d’un effort de rapprochement, de la part du lecteur, entre différents éléments textuels. Le lecteur devient dès lors à même de faire face à des problèmes de co-présences paradoxales. Il peut rencontrer des éléments hétérogènes au sein du titre, ce qui peut introduire un flou générique, tout comme des formes paralittéraires hybrides où coexistent des séries plus ou moins compatibles. Le caractère paradoxal de ces formes, fruit des ruses de l'auteur, affecte l’acte de lecture pour le plus grand plaisir du lecteur trompé. Bref, par son objet, la lecture sérielle possède sa physionomie propre, et la notion de série se montre pertinente dans l'acte de lecture. Pourquoi la lecture sérielle serait-elle louche ? C'est qu’il arrive au texte paralittéraire d’inviter à la surinterprétation — à la lecture louche — et ainsi de contrer la stratégie du moindre effort, souvent la plus efficace. Les titres jeux de mots ou faisant une référence intertextuelle, de même que les passages à double entente comptent sur l'interprétation coopérative du lecteur, voire son esprit mal tourné. La parodie, le pastiche ou la référence intertextuelle appellent eux aussi une coopération interprétative. Leur difficulté cognitive apparaît fonction de deux éléments associés à deux temporalités. Ainsi, le flux de la lecture peut changer de qualité dans l'instant, selon la clarté de la dérive parodique ; ou encore le lecteur est obligé, dans la durée, de recourir à son encyclopédie. Il y a enfin des cas où le lecteur se voit berné par des textes comme Au bois dormant de Boileau et Narcejac, qui joint une lecture gothique et la référence à René de Chateaubriand au suspense qui caractérisent les deux auteurs. Ainsi, la lecture louche transforme le cadre interprétatif généré par les premiers moments top to bottom, puisque le nouveau cadre noue avec l'originel une compréhension "stéréosémique " (p. 207-208). Elle se caractérise par la reconnaissance et l'acceptation des dérives possibles de l'acte de lecture chez les lecteurs, mais aussi par le désir des auteurs de jouer avec un lecteur à la fois nonchalant et roué. C’est dire que si le lecteur sériel prend plaisir au dévalement diégétique, son acte de lecture n’est ni indigent ni dénué de toute réflexion critique. Après avoir arpenté les différents aspects de la lecture paralittéraire, Bleton en propose un modèle en conclusion de son ouvrage, modèle qu’il déclare n’être ni universel ni global. Le premier élément qu’on y retrouve est l’intensité du déclenchement. La lecture sérielle, de par son éternel recommencement, offre un plaisir renouvelé à chaque lecture. La quête du plaisir se fait ici pratique culturelle, encouragée par l’industrie médiatique. La symétrie entre l’offre et la demande constitue la deuxième composante ; se note ici une quasi-synchronicité entre le temps de lecture et le temps de l’édition, ainsi que la prise en compte par l’auteur de la lecture nonchalante ou étourdie du lecteur, par exemple. Viennent enfin la reconnaissance comme compétence cognitive cardinale et l’extensivité comme effet et caractère dominants de l’acte de lecture sérielle. Si quelques variantes hétérodoxes nuancent cette configuration de base, Bleton souligne la dialectique à la base du modèle et la relative complexité lectorale qu’elle résume, une lecture éloignée de celle valorisée par l’Ecole. La doxa voit la lecture paralittéraire comme compensatrice ; or, le plaisir paralittéraire est plus complexe qu’il n’y paraît. Le lecteur sériel se révèle un "lecteur sans qualité ... mais pas sans compétences " (p.252). L’ensemble des essais, malgré quelques répétitions inévitables dans ce genre d’ouvrage, offre une réflexion fructueuse sur un phénomène de lecture généralement peu étudié. En raison de son objectif, il laisse de côté la question des jeux de récupérations entre les sphères lettrée et non canonique. Il faut toutefois rappeler que la paralittérature, surtout en régime médiatique, est une machine à recycler du discours et des techniques littéraires ; les complexités narratives, plus fréquentes en effet que ce que l’institution veut croire, participent de ce recyclage. Par ailleurs, l’ouvrage de Bleton nous invite non seulement à revoir la vision institutionnelle du paralittéraire, mais encore, en filigrane, à réfléchir sur la question rarement abordée du plaisir de la lecture littéraire. L’institution s’attache à différencier le plaisir retiré des œuvres littéraires de celui produit par les productions sérielles ; n’y aurait-il pas anguille sous roche ? Si on laisse de côté leurs stratégies anti-institutionnelles qui questionnent la frontière entre Littérature et production non canonique, qu’est-ce que qui attire tant les avant-gardes, du symbolisme au Nouveau Roman, dans la paralittérature? À travers ces récupérations, la Littérature moderne n’exprimerait-elle pas un sentiment d’inadéquation par rapport aux contenus paralittéraires ? L’ouvrage de Bleton désignerait indirectement ce dont la Littérature aurait envie ou besoin, inconsciemment ou non, pour se revivifier : l’ouverture sur le plaisir ou l’évasion, la recherche systématique de l’intensité, l’expression forte des émotions, le ludique... bref le plaisir d’écrire et de lire. Cette question épineuse se montre pertinente dans notre culture en mutation dite post-moderne ; le travail de Bleton constituerait un pas en ce sens.
Benichou, Pierre-Jean Baptiste
Cririque cinématographique, auteur d'un ouvrage sur le cinéma d'épouvante (Horreur et épouvante, 1977).
La tentative la plus désastreuse de la Hammer fut encore l'impensable "Dr Jekyll and sister Hyde" de 1971, dans lequel une ravissante créature fut substituée à Mr Hyde et assassina, gratuitement, une série de jeunes filles dans le but d'assister le Docteur. L'intention du film de Roy Ward Baker était clair [sic], en tout cas : sous prétexte de références à un classique du fantastique, montrer le plus grand nombre de jolies filles nues et de leur faire subir toutes sortes de sévices pour la plus grande joie supposée du spectateur.
Bergson, Henri
Philosophe, il les l'un des représentants les plus marquants de la phénoménologie française . Sa réflexion sur le temps et la durée a sans doute eu sur Proust une influence déterminante. La notion de série ne pouvait qu'avoir, de par sa situation épistémologique, un rôle primordial dans la pensée bergsonienne.
La pensée et le mouvant
Je n'ai pas besoin de vous rappeler les arguments de Zénon d'Elée. Tous impliquent la confusion du mouvement avec l'espace parcouru, ou tout au moins la conviction qu'on peut traiter le mouvement comme on traite l'espace, le diviser sans tenir compte de ses articulations. Achille, nous dit-on, n'atteindra jamais la tortue qu'il poursuit, car l'orsqu'il arrivera au point où était la tortue, celle-ci aura eu le temps de marcher, et ainsi de suite indéfiniment. Les philosophes ont réfuté cet argument de bien des manières, et de manières si différentes que chacune de ces réfutations enlève aux autres le droit de se croire définitives. Il y aurait eu pourtant un moyen très simple de trancher la difficulté : c'eût été d'interroger Achille. Car, puisqu'Achille finit par rejoindre la tortue et même par la dépasser, il doit savoir, mieux que personne, comment il s'y prend. Le philosophe ancien qui démontrait la possibilité du mouvement en marchant était dans le vrai : son seul tort fut de faire le geste sans y joindre un commentaire. Demandons alors à Achille de commenter sa course : voici, sans aucun doute, ce qu'il nous répondra : "Zénon veut que je me rende du point où je suis au point que la tortue a quitté, de celui-ci au point qu'elle a quitté encore, etc. Mais moi, pour courir, je m'y prends autrement. Je fais un premier pas, puis un second, et ainsi de suite : finalement, après un certain nombre de pas, j'en fais un dernier par lequel j'enjambe la tortue. J'accomplis ainsi une série d'actes indivisibles. Ma course est la série de ces actes. Autant elle comprend de pas, autant vous pouvez y distinguer de parties. Mais vous n'avez pas le droit de la désarticuler selon une autre loi, ni de la supposer articulée d'une autre manière. Procéder comme le fait Zénon, c'est admettre que la course peut être décomposée arbitrairement, comme l'espace parcouru ; c'est croire que le trajet s'applique réellement contre la trajectoire ; c'est faire coïncider et par conséquen confondre ensemble mouvement et immobilité.
Mais en cela consiste précisément notre méthode habituelle. Nous raisonnons sur le mouvement comme s'il était fait d'immobilités, et, quand nous le regardons, c'est avec des immobilités que nous le reconstituons. Le mouvement est pour nous une position, puis une autre position, et ainsi de suite indéfiniment. Nous nous disons bien, il est vrai, qu'il doit y avoir autre chose, et que, d'une position à l'autre, il y a le passage par lequel se franchit l'intervalle. Mais, dès que nous fixons notre attention sur ce passage, vite nous en faisons une série de positions, quittes à reconnaître qu'entre deux positions successives il faut bien supposer un passage. [...] Si le mouvement n'est pas tout, il n'est rien ; et si nous avons d'abord posé que l'immobilité peut être une réalité, le mouvementglissera entre nos doigts quand nous croirons le tenir.
J'ai parlé du mouvement ; mais j'en dirais autant de n'importe quel changement. Tout changement réel est un changement indivisible. NOus aimons à le traiter comme une série d'états distincts qui s'aligneraient, en quelque sorte, dans le temps. C'est naturel encore. Si le changement est continuel aussi dans les choses, en revanche, pour que le changement ininterrompu que chacun de nous appelle "moi" puisse agir sur le changement ininterrompu que nous appelons une "chose", il faut que ces deux changements se trouvent, l'un par rapport à l'autre, dans une situation analogue à celle des deux trains dont nous parlions tout à l'heure. ?Pis disons par exemple qu'un objet change de couleur, et que le changement consiste ici dans une série de teintes qui seraient les éléments constitutifs du changement et qui, elles, ne changeraient pas. Mais, d'abord, ce qui existe objectivement de chaque teinte, c'est une oscillation infiniment rapide, c'est du changement. Et, d'autre part, la perception que nouss en avons, dans ce qu'elle a de subjectif, n'est qu'un aspect isolé, abstrait, de l'état général de notre personne, lequel change globalement sans cesse et fait participer à son changement cette perception dite invariable : en fait, il n'y a pas de perception qui ne se modifie à chaque instant.
Blanqui, Auguste
Homme politique français. Révolutionnaire, il participe aux insurrections de 1830 et de 1848. Sa position évoluera progressivement vers le communisme. En 1871, il sera arrêté à la veille de la Commune de Paris. Il passera plus de la moitié de sa vie en prison.
L'étude attentive de la géologie et de l'histoire révèle que l'homme a commencé par l'isolement, par l'individualisme absolu, et que par une longue série de perfectionnements elle doit aboutir à la communauté.
La preuve de cette vérité se fera par la méthode expérimentale, la seule valable aujourd'hui, parce qu'elle a fondé la science.
Boehmer, Konrad
Compositeur. A notamment oeuvré au studio de la WRD de Cologne, dont la présente interview menée par Christian Zanesi retrace l'histoire.
CZ - Pourquoi le sérialisme a-t-il eu cette prédominance-là dans cette manière de composer la musique électronique? Parce que ce n'était pas du tout évident, on aurait pu partir sur d'autres systèmes, sur d'autres règles de composition...
KB - C'est très facile à expliquer. D'abord d'un point de vue historique le sérialisme existait déjà. Stockhausen avait rencontré Boulez à Paris en 1949. Et, à partir de ce moment-là Stockhausen, Boulez et certains autres compositeurs (notamment le belge Karel Goeyvaerts) ont essayé d'élaborer une nouvelle technique en partant de l'héritage de l'Ecole de Vienne, et de certaines techniques rythmiques, même iso-rythmiques du XIVdeg. siècle, sans oublier les techniques néo-modales de Messiaen dont Stockhausen avait suivi les cours d'analyse à Paris. Le sérialisme était donc existant et appliqué déjà sur maintes oeuvres de musique instrumentale.
Ça, c'est la première explication qui est historique, la deuxième est systématique. Parce qu'au moment où Stockhausen entre au studio, on avait déjà vu que cette conception des paramètres divisés ne fonctionnait pas telle que les compositeurs le souhaitaient pour la musique instrumentale.
Pour vous donner un exemple très simple et très banal, on peut faire des séries de hauteurs, on peut faire à peine des séries de durée, (il y a déjà beaucoup de problèmes) mais on ne peut pas faire des séries de timbres. Faites-moi une série qui commence avec une flûte piccolo et qui finit avec une contrebasse. Qu'est-ce qu'il y a entre les deux? C'est complètement arbitraire. Une telle série reviendrait à une série de registres et non pas de timbres.
Donc
Stockhausen s'est dit, et dans sa conception, il avait parfaitement
raison, qu'avec ce matériau pur (le son sinusoïdal) on
pourrait peut-être sérialiser les paramètres que
l'on ne pouvait pas sérialiser dans la musique instrumentale:
le paramètre du timbre, et d'une manière beaucoup plus
précise que dans la musique instrumentale, le paramètre
de la dynamique.
Voilà, c'est ce qu'il a essayé. Sa
première étude est une oeuvre qui consiste purement en
sons sinusoïdaux, c'est une oeuvre très chaste, pour le
dire ainsi, qui sonne un peu comme un conductus médiéval
chanté par des voix synthétiques de femmes, des
religieuses sans vibrato. Donc l'application du sériel était
une conséquence logique de ce qui s'était déjà
passé dans la musique instrumentale et de ce que l'on
attendait de la musique électronique.
Bosseur, Jean-Yves
Compositeur, Jean-Yves Bosseur est également musicologue et critique d‘art. Une part importante de son œuvre critique interroge les rapports entre musique et arts plastiques.
Vocabulaire de la musique contemporaine
Issue du dodécaphonisme de l’Ecole de Vienne, qui regroupait Schönberg, Berg et Webern, la technique sérielle favorise un élargissement considérable du contrôle sur le phénomène sonore, en raison de l’extension qu’elle propose de la notion de série aux autres caractéristiques du son, c’est-à-dire, en plus de la hauteur, à celles des durées, du timbre et de l’intensité. […]
Dans un premier temps, la démarche sérielle s’est trouvée associée à une tendance vers une sorte de « pointillisme » et on a ainsi pu employer le terme de « sérialisme ponctuel » […]
Par la suite, toutefois, la prise de conscience du fait qu’un principe de non-répétition généralisé à tous les détails de la composition risquait bien d’entraîner une indifférenciation nuisible à l’intérêt auditif a assez rapidement amené les musiciens sériels à réintroduire dans leurs partitions certains degrés de prévisibilité, réinsinuer des lignes directrices. […]
Le déterminisme poussé à l’extrême du sérialisme intégral sera en fait très vite dépassé par ses adeptes eux-mêmes. A la suite d’une prise de conscience et d’un questionnement vécus comme inéluctables, aboutissement d’une sorte de phénoménologie de la pensée musicale, P. Boulez, K. Stockhausen, L. Bério, L. Nono, H. Pousseur, B. Maderna, Franco Donatoni… s’engageront chacun dans une voie qui leur est personnelle. Pourtant, il ne fait aucun doute que la méthode d’analyse et de composition sérielle a laissé une profonde empreinte sur leur mode de raisonnement musical.
Vocabulaire des arts plastiques du XXe siècle
Conséquence des méthode de composition développées par Schoenberg, Berg et Webern, le sérialisme est un modèle de pensée dont l'apport, loin de se limiter au champ musical, a été rapidement ressenti comme particulièrement stimulant pour les autres disciplines.
C'est à la lumière du sérialisme que Rafael Soto envisage les notions de répétition, permutation, variation et mouvement dans ses premières Peintures sérielles de 1952. Il oriente alors sa démarche plastique vers un art-science impliquant un changement fondamental du statut de l'artiste et de la nature de l'oeuvre [...]
Selon Mel Bochner, la méthodologie sérielle a été utilisée par des artistes esthétiquement très divers, tels Jasper Johns, Sol LeWitt, Donald Judd, Hanne Darboven ou lui-même. [...]
Chez Daniel Buren, l'enjeu sériel se situe sur le plan du rapport entre la répétition systématique d'un matériau, d'une forme neutre, telle que l'alternance de bandes verticales appliquées sur différents supports, et les propriétés du lieu, "outil visuel" qui accueille son intervention. [...]
Depuis le début des années soixante, Albert Ayme propose une réflexion picturale sur les conséquences du sérialisme, notamment dans les suites de Paradigmes, élaborées à partir d'un unique invariable, le carré. [...] Dans Paradigmes (1982), il explore sériellement, à partir du carré, présenté tour à tour en blanc, en gris et en noir, les rapports support / forme, réel / virtuel, opacité / transparence, un / multiple. A travers ces suites d'oeuvres répondant à une même stratégie, sa conception du sérialisme se traduit toutefois sous la forme d'un processus en expansion plutôt que d'une combinatoire mécanique qui se refermerait sur elle-même.
Boulez, Pierre
Compositeur, théoricien et chef d'orchestre. Principal promulgateur de la musique sérielle, avec Jean Barraqué et Henri Pousseur en France, Karlheinz Stockhausen en Allemagne, Luigi Nono, Bruno Maderna et Luciano Berio en Italie. Les écrits du compositeurs offrent un important travail de dérivation autour du signifiant "série" (sériel / sérielle, sérialisme, sériellement...)
Penser la musique aujourd'hui
Qu'est-ce que la série ? La série est - de façon très générale - le germe d’une hiérarchisation fondée sur les propriétés psycho-physiologiques acoustiques, douée d’une plus ou moins grande sélectivité, en vue d’organiser un ensemble FINI de possibilités créatrices liées entre elles par des affinités prédominantes par rapport à un caractère donné ; cet ensemble de possibilités se déduit d'une série initiale par un engendrement FONCTIONNEL (elle n'est pas le déroulement d'un certain nombre d'objets, permutés selon une donnée numérique restrictive.
Si je prends le couple : valeur absolue avec l’octave pour modulo et le demi-ton pour unité d’analyse / densité fixe de l’engendrement, d’indice 1, j’obtiendrai la série classique de douze sons.
Toutes les méthodes de répartition à l’intérieur d’un bloc de durée, nous leur donnerons l’extension qu’elles méritent et les appliquerons à des complexes de complexes, où chaque élément réparti sera non plus une valeur simple, mais déjà un ensemble ; à partir de là, nous construirons de vastes structures obéissant aux mêmes principes d’organisation dans leur constitution comme dans leur arrangement. Ces complexes de complexes prendront pour éléments simples, ou bien des blocs de durée, précédemment décrits, ou bien des séries entières ou des divisions de séries; le croisement des diverses manières d’organiser la durée est extrêmement fertile, il engendre une variété inépuisable d’objets -- ainsi en allait-il pour les hauteurs.
Points de repère
Nous commencerons par expliquer tout d'abord ce que nous entendons par chiffrage d'une série. Jusqu'à maintenant, l'on écrivait la série originale puis ses douze transpositions sur les degrés chromatiques montants ou descendants. On numérotait, pour chaque série, les notes de 1 à 12 ; l'on opérait de même pour les renversements.
On enchaînait les séries soit pour leurs régionnements semblables - certains groupes de notes présentant des éléments communs horizontaux ou même verticaux (c'est-à-dire indépendants de l'ordre sériel) - soit avec des notes-pivots (une à deux en général, trois plus rarement) au début d'une série et à la fin d'une autre. Ce procédé quelque peu empirique met en évidence une numérotation, mais non point un chiffrage. Pour arriver à ce dernier, le moyen le plus simple est de transposer la série originale suivant la succession de ses propres notes ; ayant numéroté cette série originale de 1 à 12, on applique ce chiffrage aux transpositions et aux renversements. Ici, dans toutes les séries, mib est chiffré 1, ré est chiffré 2, etc.
On obtient ainsi un tableau des transpositions et des renversements cohérents, puisqu'il exprime la limite que l'on fixe - grâce à une permutation première - aux permutations dont on va se servir pour une oeuvre. On a ainsi défini l'univers de cette oeuvre par un réseau de possibles. De plus la prise de possession de cet univers, indifférencié jusqu'au moment où l'on a choisi sa série, s'effectue selon le schéma même de cette série.
Encyclopédie de la musique [Texte repris dans Points de repères I : Imaginer]
SÉRIE
Le mot série est apparu pour la première fois sous la plume des théoriciens viennois, quand ils ont décrit les premières oeuvres de Schönberg; employant conséquemment une suite de douze sons, toujours la même, au cours d'une oeuvre déterminée. La définition de Schönberg est la suivante : "Kompozition mit zwölf nur aufeinander bezogenen Tönen" (composition avec douze sons n'ayant de rapport qu'entre eux). Le premier emploi, rudimentaire, d'une série se trouve dans la cinquième pièce de l'opus 23 (Walzer) qui utilise les douze sons toujours dans le même ordre, selon des dispositions variées. Avec les oeuvres suivantes, Sérénade, opus 24, et pplus particulièrement Suite pour piano, opus 25, cet emploi va se généraliser et trouver peu à peu sa forme définitive. Avant l'adoption de la série de douze sons proprement dite, nous constatons chez Schönberg (troisième pièce de l'opus 23) la prépondérance accordée à une suite de sons, en quelque sorte une figure musicale unique, chargée par son développement de toute l'organisation d'une pièce. L'apparition de la série chez Schönberg est donc liée à un phénomène thématique : la série, pour lui, est un "ultrathème" : jusqu'à la fin de sa vie, il concevra la série comme devant assumer un rôle équivalent à celui du thème dans la musique tonale.
Chez Webern, au contraire, la série prend tout de suite l'aspect d'une fonction d'intervalles, donnant sa structure de base à la pièce elle-même ; c'est cette définition qui finalement prévaudra dans les développements futurs. Dans l'Ecole de Vienne, généralement, la série est considérée comme un principe unificateur de base, et liée aux formes classiques du contrepoint. Nous aurons la série originale, son renversement, son rétrograde et le rétrograde de son renversement, soit quatre types d'engendrement ; de plus, ces quatre types s'appliqueront aux douze demi-tons, ce qui donne en tout quarante-huit formes de base. Par ce seul fait de la transposition sur les intervalles chromatiques, on voit que la série, pour les VIennois, était conceptuellement un phénomène horizontal susceptible de translation sur tous les degrés d'une échelle, l'échelle chromatique, en l'occurrence. Les oeuvres de Webern ont prouvé qu'il valait mieux envisager la série comme une fonction hiérarchique, engendrant des permutations, qui se manifeste par une répartition d'intervalles, indépendante de toute fonction horizontale ou verticale. D'autre part, l'école viennoise a considéré la série exclusivement sur le plan des hauteurs et, dans les hauteurs, exclusivement l'univers chromatique tempéré. Les découvertes qui ont suivi l'école de Vienne ont prouvé qu'envisager la série sous ce seul angle provoque facilement des distorsions dans son emploi, car les autres constituants sonores (acoustiquement parlant) ne se sentent pas concernés par la même organisation que la hauteur. Il y avait donc à généraliser ce principe pour toutes les caractéristiques de la série. [...] Ainsi, après avoir généralisé le principe de la série, on a été amené à lui donner, pour chacun des constituants sonores, une forme spécifique, où le nombre douze n'a plus de rôle prépondérant : la série est devenue un mode de pensée polyvalent et non plus seulement une technique de vocabulaire. La pensée sérielle actuelle tient à souligner que la série doit non seulement engendrer le vocabulaire lui-même, mais s'élargir à la structure de l'oeuvre ; c'est donc une réaction totale contre la pensée classique, qui veut que la forme soit, pratiquement, une chose préexistante; ainsi que de la morphologie générale. Ici, il n'y a pas d'échelles préconçues, c'est-à-dire de structures générales, dans lesquelles s'insère une pensée particulière ; en revanche, la pensée du compositeur, utilisant une méthodologie déterminée, crée les objets dont elle a besoin et la forme nécessaire pour les organiser, chaque fois qu'elle doit s'exprimer. La pensée tonale classique est fondée sur un univers défini par la gravitation et l'attraction ; la pensée sérielle sur un univers en perpétuelle expansion.
Jalons (pour une décennie)
La série généralisée était un matériau infrathématique ouvert, à la fois totalement inerte parce que certaines spécifications capitales ne lui avaient pas été attribuées, et extrêmement contraignant, vu le nombre de caractéristiques qui présidaient à sa constitution.
Brioussov, Valéri Iakovlevitch
Poète russe. Le poème "Le flux vespéral" (1906) fait rimer, en russe, "séries" avec "tissus". Le fait est remarquable si l'on songe à l'absence jusqu'ici non infirmée de "série" dans la versification française même la plus moderne. Le mot, chez Brioussov, se rattache nettement à l'univers de la modernité industrielle, mais ironiquement Brioussov lui donne une dimension métaphysique.Nous donnons ici un extrait de ce poème, dans sa traduction française.
Les affiches crient, riches et bariolées
Les lettres des enseignes gémissent
Et les feux perçants des boutiques
Blessent, comme les clameurs de triomphe.
Là, derrière les vitres, dorment les tissus [materii]
Les diamants distillent leurs poisons luisants
Et sur l'étoile de l'argent - brille
Le flux vespéral des séries [serii]
La ville vit, éventrée
Par les larges puits des rues qui flamboient
Fourmillant de monstres sans nombre
Le flux vespéral festoie.
Broglie, Louis de
Physicien, auteur entre autres ouvrages de Physique nouvelle et quanta.
Pn s'est aperçu tout d'abord qu'il était possible de répartir les raies [spectrales] en familles, en séries pour employer le mot technique, dont la structure présente de grandes analogies pour les différents éléments. Dans une même série, les diverses raies ont des fréquences présentant entre elles des relations régulières susceptibles d'être exprimées simplement par une formule mathématique. C'est ainsi que, dès 1885, Balmer put trouver une formule représentant, en fonction d'un seul nombre entier variable d'une raie à l'autre, l'ensemble des fréquences des raies composant le spectre visible de l'hydrogène atomique et formant la série nommée depuis lors : "série de Balmer". L'exploration du spectre de l'hydrogène en dehors des limites du visible a révélé l'existence d'une série ultraviolette (série de Lyman) et de séries infrarouges (séries de Paschen, de Brackett, de Pfund) : dans chacune de ces séries, les fréquences des raies obéissent à des lois tout à fait analogues à la loi de Balmer. Des séries spectrales d'un type voisin, bien que plus complexe, se retrouvent pour des éléments autres que l'hydrogène, notamment pour les alcalins. Dans chaque série, les fréquences des raies sont toujours données par des formules du même type que la formule de Balmer, c'est-à-dire qu'elles s'expriment comme la différence de deux termes, l'un fixe et caractéristique de la série, l'autre variable d'une raie à l'autre.
Butor, Michel
Ecrivain, parmi les plus directement occupé à transposer sur le plan de la littérature les principes issus du dodécaphonisme. La notion de "série" est étroitement liée, chez lui, a une réflexion sur le sérialisme en musique. Ecrivain moderniste et théoricien de la modernité, Michel Butor a collaboré avec des compositeurs comme Henri Pousseur et Jean-Yves Bosseur ; il a également travaillé avec des peintres.
Le sérialisme d'hier était un sérialisme fermé dans lequel on s'imaginait pouvoir explorer toutes les possibilités des éléments : aujourd'hui sont recherchées des structures qui soient toujours en expansion [cité par J.-Y. Bosseur]
Curriculum vitae
Entretiens avec André Clavel.
AC - Vous avez écrit cinq Matière de rêve, cinq Répertoire. Vous annoncez un cinquième volume d’Illustrations et du Génie du lieu. Pourquoi cet attachement au chiffre cinq ?
MB - Ce que je voulais, c’est que mes séries s’arrêtent, qu’elles aient une limite assignée d’avance. Le chiffre cinq me convenait assez bien, parce qu’il était moins chargé que les autres sur le plan symbolique. Je pouvais donc l’utiliser comme une sorte de signature, de sceau. Il y a en outre une allusion à Rabelais, qui a écrit cinq livres et qui explique, je ne sais plus où, que ce chiffre est lié à Jupiter matrimonial : quelque chose qui est à la fois plein et ouvert, comme les cinq doigts de la main.