Baudrillard, Jean


Philosophe. Inspiré des Choses de Georges Pérec, Le système des objets (1968), où l'auteur analyse la fonction symbolique des objets et leur statut dans la société de consommation, constitue une étape majeure de sa carrière. Il est parmi les premiers à considérer la production en série non simplement comme une donnée technique, mais comme un fait social et symbolique. On notera les deux valeurs distinctes de séries, la première liée à la collection, la seconde opposée au modèle.


Sublime, le collectionnaur ne l'est donc pas par la nature des objets qu'il collectionne (ceux-ci varient avec l'âge, la profession, le milieu social), mais par son fanatisme. Fanatisme identique chez le riche amateur de miniatures persanes et chez le collectionneur de boîtes d'allumettes. A ce titre, la distinction qu'on fait entre l'amateur et le collectionneur, ce dernier aimant les objets en fonction de leur suite dans une série, et l'autre pour leur charme divers et singulier, n'est pas décisive. La jouissance chez l'un comme chez l'autre vient de ce que la possession joue d'une part sur la singularité absolue de chaque élément, qui en fait l'équivalent d'un être, et au fond du sujet lui-même - d'autre part sur la possibilité de la série, donc de la substitution indéfinie et du jeu. [...] Pour tout dire, il y à là un parfum de harem, dont tout le charme est celui de la série dans l'intimité (avec toujours un terme privilégié) et de l'intimité dans la série.

Maître d'un sérail secret, l'homme l'est par excellence au sein de ses objets. Jamais la relation humaine, qui est le champ de l'unique et du conflictuel, ne permet cette fusion de la singularité absolue et de la série indéfinie : d'où vient qu'elle est source continuelle d'angoisse. [...]


Chaque objet est à mi-chemin entre une spécificité pratique, sa fonction, qui est comme son discours manifeste, et l'absorption dans une série/collection, où il devient terme d'un discours latent, répétitif, le plus élémentaire et le plus tenace des discours. Ce système discursif des objets est homologue de celui des habitudes.

L'habitude est discontinuité et répétition (et non continuité, comme l'emploi le suggère). C4est par le découpage du temps en nos schèmes "habituels" que nous résolvons ce que peut avoir d'angoissant a continuité et la singularité absolue des événements. C'est de même par l'intégration discontinuelle à des séies que nous disposons en propre des objets, que nous les possédons. [...] Les objets ne nous aident pas seulement à maîtriser le monde, par leur insertion dans des séries instrumentales - ils nous aident aussi, par leur insertion dans des séries mentales, à maîtriser le temps, en le discontinuant et en le classant sur le même mode que les habitudes, en le soumettant aux mêmes contraintes d'association qui ordonnent le temps dans l'espace.


Le statut de l'objet moderne est dominé par l'opposition MODÈLE/SÉRIE. Dans une certaine mesure, il en a toujours été ainsi [...] Cependant on ne peut exactement parler avant l'ère industrielle de "modèle" ni de "série". [...]

Observons que le schème de distribution modèle/série ne s'applique pas également à toutes les catégories d'objets. Il est clair lorsqu'il s'agit du vêtement : robe de chez Fath/prêt-à-porter, - ou de l'automobile : Facel-Vega/2 CV. Il devient moins évident à mesure qu'on aborde des catégories plus spécifiés dans leur fonction : les différences s'estompent entre un "Frigidaire" de la General Motors et un "Frigeco", entre tel poste de télévision et tel autre. [...]

La dynamique psychosociologique du modèle et de la série ne joue donc pas au niveau de la fonction primaire de l'objet, mais au niveau d'une fonction seconde, qui est celle de l'objet "personnalisé". C'est-à-dire fondé à la fois dans l'exigence individuelle et dans un système de différences qui est proprement le système culturel.


Ainsi, quarante-deux combinaisons de couleurs, simple ou double teinte, vous permettent de choisir VOTRE Ariane, et même l'enjoliveur ultraspécial est en vente chez le concessionnaire en même temps que la voiture. Car, bien entendu, toutes ces différences "spécifiques" sont reprises à leur tour et sérialisées dans la production industrielle. C'est cette sérialité seconde qui constitue la mode. Finalement tout est modèle et il n'y a plus de modèle. Mais au fond des séries limitées successives, une transition discontinue vers des séries toujours plus limitées fondées sur des différences toujours plus infimes et plus spécifiques. [...]


Le temps de la série est celui du lustre précédent : ainsi la plupart des gens vivent-ils en matière de meubles dans un temps qui n'est pas le leur, qui est celui de la généralité, de l'insignifiance, de ce qui n'est ni moderne, ni encore ancien [...] Au fond, la série ne représente pas seulmeent par rapport azu modèle la perte de la singularité, du style, de la nuance, de l'authenticité, elle représente la perte de la dimension réelle du temps [...] Car les modèles seuls changent : les séries ne font que se succéder derrière un modèle qui toujours fuit en avant.