Bergson, Henri


Philosophe, il les l'un des représentants les plus marquants de la phénoménologie française . Sa réflexion sur le temps et la durée a sans doute eu sur Proust une influence déterminante. La notion de série ne pouvait qu'avoir, de par sa situation épistémologique, un rôle primordial dans la pensée bergsonienne.


La pensée et le mouvant


Je n'ai pas besoin de vous rappeler les arguments de Zénon d'Elée. Tous impliquent la confusion du mouvement avec l'espace parcouru, ou tout au moins la conviction qu'on peut traiter le mouvement comme on traite l'espace, le diviser sans tenir compte de ses articulations. Achille, nous dit-on, n'atteindra jamais la tortue qu'il poursuit, car l'orsqu'il arrivera au point où était la tortue, celle-ci aura eu le temps de marcher, et ainsi de suite indéfiniment. Les philosophes ont réfuté cet argument de bien des manières, et de manières si différentes que chacune de ces réfutations enlève aux autres le droit de se croire définitives. Il y aurait eu pourtant un moyen très simple de trancher la difficulté : c'eût été d'interroger Achille. Car, puisqu'Achille finit par rejoindre la tortue et même par la dépasser, il doit savoir, mieux que personne, comment il s'y prend. Le philosophe ancien qui démontrait la possibilité du mouvement en marchant était dans le vrai : son seul tort fut de faire le geste sans y joindre un commentaire. Demandons alors à Achille de commenter sa course : voici, sans aucun doute, ce qu'il nous répondra : "Zénon veut que je me rende du point où je suis au point que la tortue a quitté, de celui-ci au point qu'elle a quitté encore, etc. Mais moi, pour courir, je m'y prends autrement. Je fais un premier pas, puis un second, et ainsi de suite : finalement, après un certain nombre de pas, j'en fais un dernier par lequel j'enjambe la tortue. J'accomplis ainsi une série d'actes indivisibles. Ma course est la série de ces actes. Autant elle comprend de pas, autant vous pouvez y distinguer de parties. Mais vous n'avez pas le droit de la désarticuler selon une autre loi, ni de la supposer articulée d'une autre manière. Procéder comme le fait Zénon, c'est admettre que la course peut être décomposée arbitrairement, comme l'espace parcouru ; c'est croire que le trajet s'applique réellement contre la trajectoire ; c'est faire coïncider et par conséquen confondre ensemble mouvement et immobilité.

Mais en cela consiste précisément notre méthode habituelle. Nous raisonnons sur le mouvement comme s'il était fait d'immobilités, et, quand nous le regardons, c'est avec des immobilités que nous le reconstituons. Le mouvement est pour nous une position, puis une autre position, et ainsi de suite indéfiniment. Nous nous disons bien, il est vrai, qu'il doit y avoir autre chose, et que, d'une position à l'autre, il y a le passage par lequel se franchit l'intervalle. Mais, dès que nous fixons notre attention sur ce passage, vite nous en faisons une série de positions, quittes à reconnaître qu'entre deux positions successives il faut bien supposer un passage. [...] Si le mouvement n'est pas tout, il n'est rien ; et si nous avons d'abord posé que l'immobilité peut être une réalité, le mouvementglissera entre nos doigts quand nous croirons le tenir.

J'ai parlé du mouvement ; mais j'en dirais autant de n'importe quel changement. Tout changement réel est un changement indivisible. NOus aimons à le traiter comme une série d'états distincts qui s'aligneraient, en quelque sorte, dans le temps. C'est naturel encore. Si le changement est continuel aussi dans les choses, en revanche, pour que le changement ininterrompu que chacun de nous appelle "moi" puisse agir sur le changement ininterrompu que nous appelons une "chose", il faut que ces deux changements se trouvent, l'un par rapport à l'autre, dans une situation analogue à celle des deux trains dont nous parlions tout à l'heure. ?Pis disons par exemple qu'un objet change de couleur, et que le changement consiste ici dans une série de teintes qui seraient les éléments constitutifs du changement et qui, elles, ne changeraient pas. Mais, d'abord, ce qui existe objectivement de chaque teinte, c'est une oscillation infiniment rapide, c'est du changement. Et, d'autre part, la perception que nouss en avons, dans ce qu'elle a de subjectif, n'est qu'un aspect isolé, abstrait, de l'état général de notre personne, lequel change globalement sans cesse et fait participer à son changement cette perception dite invariable : en fait, il n'y a pas de perception qui ne se modifie à chaque instant.