Boulez, Pierre
Compositeur, théoricien et chef d'orchestre. Principal promulgateur de la musique sérielle, avec Jean Barraqué et Henri Pousseur en France, Karlheinz Stockhausen en Allemagne, Luigi Nono, Bruno Maderna et Luciano Berio en Italie. Les écrits du compositeurs offrent un important travail de dérivation autour du signifiant "série" (sériel / sérielle, sérialisme, sériellement...)
Penser la musique aujourd'hui
Qu'est-ce que la série ? La série est - de façon très générale - le germe d’une hiérarchisation fondée sur les propriétés psycho-physiologiques acoustiques, douée d’une plus ou moins grande sélectivité, en vue d’organiser un ensemble FINI de possibilités créatrices liées entre elles par des affinités prédominantes par rapport à un caractère donné ; cet ensemble de possibilités se déduit d'une série initiale par un engendrement FONCTIONNEL (elle n'est pas le déroulement d'un certain nombre d'objets, permutés selon une donnée numérique restrictive.
Si je prends le couple : valeur absolue avec l’octave pour modulo et le demi-ton pour unité d’analyse / densité fixe de l’engendrement, d’indice 1, j’obtiendrai la série classique de douze sons.
Toutes les méthodes de répartition à l’intérieur d’un bloc de durée, nous leur donnerons l’extension qu’elles méritent et les appliquerons à des complexes de complexes, où chaque élément réparti sera non plus une valeur simple, mais déjà un ensemble ; à partir de là, nous construirons de vastes structures obéissant aux mêmes principes d’organisation dans leur constitution comme dans leur arrangement. Ces complexes de complexes prendront pour éléments simples, ou bien des blocs de durée, précédemment décrits, ou bien des séries entières ou des divisions de séries; le croisement des diverses manières d’organiser la durée est extrêmement fertile, il engendre une variété inépuisable d’objets -- ainsi en allait-il pour les hauteurs.
Points de repère
Nous commencerons par expliquer tout d'abord ce que nous entendons par chiffrage d'une série. Jusqu'à maintenant, l'on écrivait la série originale puis ses douze transpositions sur les degrés chromatiques montants ou descendants. On numérotait, pour chaque série, les notes de 1 à 12 ; l'on opérait de même pour les renversements.
On enchaînait les séries soit pour leurs régionnements semblables - certains groupes de notes présentant des éléments communs horizontaux ou même verticaux (c'est-à-dire indépendants de l'ordre sériel) - soit avec des notes-pivots (une à deux en général, trois plus rarement) au début d'une série et à la fin d'une autre. Ce procédé quelque peu empirique met en évidence une numérotation, mais non point un chiffrage. Pour arriver à ce dernier, le moyen le plus simple est de transposer la série originale suivant la succession de ses propres notes ; ayant numéroté cette série originale de 1 à 12, on applique ce chiffrage aux transpositions et aux renversements. Ici, dans toutes les séries, mib est chiffré 1, ré est chiffré 2, etc.
On obtient ainsi un tableau des transpositions et des renversements cohérents, puisqu'il exprime la limite que l'on fixe - grâce à une permutation première - aux permutations dont on va se servir pour une oeuvre. On a ainsi défini l'univers de cette oeuvre par un réseau de possibles. De plus la prise de possession de cet univers, indifférencié jusqu'au moment où l'on a choisi sa série, s'effectue selon le schéma même de cette série.
Encyclopédie de la musique [Texte repris dans Points de repères I : Imaginer]
SÉRIE
Le mot série est apparu pour la première fois sous la plume des théoriciens viennois, quand ils ont décrit les premières oeuvres de Schönberg; employant conséquemment une suite de douze sons, toujours la même, au cours d'une oeuvre déterminée. La définition de Schönberg est la suivante : "Kompozition mit zwölf nur aufeinander bezogenen Tönen" (composition avec douze sons n'ayant de rapport qu'entre eux). Le premier emploi, rudimentaire, d'une série se trouve dans la cinquième pièce de l'opus 23 (Walzer) qui utilise les douze sons toujours dans le même ordre, selon des dispositions variées. Avec les oeuvres suivantes, Sérénade, opus 24, et pplus particulièrement Suite pour piano, opus 25, cet emploi va se généraliser et trouver peu à peu sa forme définitive. Avant l'adoption de la série de douze sons proprement dite, nous constatons chez Schönberg (troisième pièce de l'opus 23) la prépondérance accordée à une suite de sons, en quelque sorte une figure musicale unique, chargée par son développement de toute l'organisation d'une pièce. L'apparition de la série chez Schönberg est donc liée à un phénomène thématique : la série, pour lui, est un "ultrathème" : jusqu'à la fin de sa vie, il concevra la série comme devant assumer un rôle équivalent à celui du thème dans la musique tonale.
Chez Webern, au contraire, la série prend tout de suite l'aspect d'une fonction d'intervalles, donnant sa structure de base à la pièce elle-même ; c'est cette définition qui finalement prévaudra dans les développements futurs. Dans l'Ecole de Vienne, généralement, la série est considérée comme un principe unificateur de base, et liée aux formes classiques du contrepoint. Nous aurons la série originale, son renversement, son rétrograde et le rétrograde de son renversement, soit quatre types d'engendrement ; de plus, ces quatre types s'appliqueront aux douze demi-tons, ce qui donne en tout quarante-huit formes de base. Par ce seul fait de la transposition sur les intervalles chromatiques, on voit que la série, pour les VIennois, était conceptuellement un phénomène horizontal susceptible de translation sur tous les degrés d'une échelle, l'échelle chromatique, en l'occurrence. Les oeuvres de Webern ont prouvé qu'il valait mieux envisager la série comme une fonction hiérarchique, engendrant des permutations, qui se manifeste par une répartition d'intervalles, indépendante de toute fonction horizontale ou verticale. D'autre part, l'école viennoise a considéré la série exclusivement sur le plan des hauteurs et, dans les hauteurs, exclusivement l'univers chromatique tempéré. Les découvertes qui ont suivi l'école de Vienne ont prouvé qu'envisager la série sous ce seul angle provoque facilement des distorsions dans son emploi, car les autres constituants sonores (acoustiquement parlant) ne se sentent pas concernés par la même organisation que la hauteur. Il y avait donc à généraliser ce principe pour toutes les caractéristiques de la série. [...] Ainsi, après avoir généralisé le principe de la série, on a été amené à lui donner, pour chacun des constituants sonores, une forme spécifique, où le nombre douze n'a plus de rôle prépondérant : la série est devenue un mode de pensée polyvalent et non plus seulement une technique de vocabulaire. La pensée sérielle actuelle tient à souligner que la série doit non seulement engendrer le vocabulaire lui-même, mais s'élargir à la structure de l'oeuvre ; c'est donc une réaction totale contre la pensée classique, qui veut que la forme soit, pratiquement, une chose préexistante; ainsi que de la morphologie générale. Ici, il n'y a pas d'échelles préconçues, c'est-à-dire de structures générales, dans lesquelles s'insère une pensée particulière ; en revanche, la pensée du compositeur, utilisant une méthodologie déterminée, crée les objets dont elle a besoin et la forme nécessaire pour les organiser, chaque fois qu'elle doit s'exprimer. La pensée tonale classique est fondée sur un univers défini par la gravitation et l'attraction ; la pensée sérielle sur un univers en perpétuelle expansion.
Jalons (pour une décennie)
La série généralisée était un matériau infrathématique ouvert, à la fois totalement inerte parce que certaines spécifications capitales ne lui avaient pas été attribuées, et extrêmement contraignant, vu le nombre de caractéristiques qui présidaient à sa constitution.