Lacan, Jacques


Psychanalyste. Son travail sur le signifiant a eu une incidence considérable sur la psychanalyse française. Outre l'importance des "mathèmes" dans son oeuvre, qui impliquent par eux-même une réflexion sur la série, on prendra en considération l'analyse approfondie du jeu de mots "série / sérieux" qu'opère Lacan. L'entretien suivant est extrait d'une conférence sur "Le symptôme", prononcée au Centre R. de Saussure à Genève, le 4 Octobre 75, et disponible sur le site internet http://aejcpp.free.fr.


Dr J. L. - Pour encourager quiconque qui aurait une question à poser, je voudrais vous dire que quelqu’un qui avait à prendre un train, je ne sais pour où…

- Pour Lausanne.

- Vous savez qui c’est ?

- Le Dr Bovet.

Dr J. L. - C’est un nom qui ne m’est pas inconnu. Le Dr Bovet m’a posé une question que je trouve très bonne, façon de parler. Jusqu’à quel point, m’a-t-il dit, vous prenez-vous au sérieux ? Ce n’est pas mal, et j’espère que cela va vous encourager. C’est le genre de question dont je me fous. Continuer au point d’en être à la vingt deuxième année de mon enseignement, implique que je me prends au sérieux. Si je n’ai pas répondu, c’est qu’il avait un train à prendre. Mais j’ai tout de même déjà répondu à cette question, implicitement, en identifiant le sérieux avec la série. Une série mathématique, qu’elle soit convergente ou divergente, cela veut dire quelque chose. Ce que j’énonce est tout à fait de cet ordre. J’essaie de serrer de plus en plus près, de faire une série convergente. Est-ce que j’y réussis ? Naturellement, quand on est captivé… Mais même une série divergente a de l’intérêt, à sa façon, elle converge aussi - ceci pour les personnes qui auraient quelque idée des mathématiques. Puisqu’il s’agit du Dr Bovet, qu’on lui transmette cette réponse.

[...]

M. Melo - Dans votre première réponse, vous êtes parti du mot sérieux, et vous êtes arrivé à la notion de série. J’ai été très frappé de voir comment nous avons réagi à ce mot série, en alignant une série de malades les uns après les autres. Il y a eu l’autiste, l’obsessionnel, le psychosomatique, et il y a eu la femme. Cela m’a amené à penser au fait que vous étiez venu nous parler, et que nous étions venus vous écouter.

Voici ma question. Ne pensez-vous pas qu’entre transfert et contre-transfert, il y a réellement une différence qui se situe au niveau du pouvoir ?

Dr J. L. - C’est tout de même très démonstratif, que le pouvoir ne repose jamais sur la force pure et simple. Le pouvoir est toujours un pouvoir lié à la parole. Il se trouve qu’après avoir seriné des choses très longtemps, j’attire du monde par mon jaspinage qui, évidemment, n’aurait pas ce pouvoir s’il n’était pas sérié, s’il ne convergeait pas quelque part. C’est tout de même un pouvoir d’un type très particulier. Ce n’est pas un pouvoir impératif. Je ne donne d’ordre à personne. Mais toute la politique repose sur ceci, que tout le monde est trop content d’avoir quelqu’un qui dit En avant marche - vers n’importe où, d’ailleurs. Le principe même de l’idée de progrès, c’est qu’on croit à l’impératif. C’est ce qu’il y a de plus originel dans la parole, et que j’ai essayé de schématiser - vous le trouverez dans un texte qui s’appelle Radiophonie, et que j’ai donné je ne sais plus où. Il s’agit de la structure du discours du maître. Le discours du maître est caractérisé par le fait qu’à une certaine place, il y a quelqu’un qui fait semblant de commander. Ce caractère de semblant - « D’un discours qui ne serait pas du semblant » a servi de titre à un de mes séminaires - est tout à fait essentiel. Qu’il y ait quelqu’un qui veuille bien se charger de cette fonction du semblant, tout le monde en est en fin de compte ravi. Si quelqu’un ne faisait pas semblant de commander, où irions-nous ? Et par un véritable consentement fondé sur le savoir qu’il faut qu’il y ait quelqu’un qui fait semblant, ceux qui savent marchent comme les autres. Ce que vous venez là de saisir avec une certaine façon de prendre vos distances, c’est ce que vous évoquez d’une ombre de pouvoir.

O. Flournoy - Encore une question dans la série qu’a mentionné le Dr Melo. À propos de la psychose, vous avez introduit le terme de forclusion qu’on emploie sans savoir très bien ce qu’il recouvre. Je me suis demandé en vous écoutant si chez le psychotique, ce qui est forclos, c’est la jouissance. Mais est-ce qu’il s’agit d’une vraie forclusion, ou est-ce qu’il s’agit d’un semblant de forclusion ? Autrement dit, la psychanalyse peut-elle atteindre un psychotique, ou pas ?

Dr J. L. - C’est une très jolie question. Forclusion du Nom-du-Père. Ça nous entraîne à un autre étage, l’étage où ce n’est pas seulement le Nom-du-Père, où c’est aussi le Père-du-Nom. Je veux dire que le père, c’est celui qui nomme. C’est très bien évoqué dans la Genèse, où il y a toute cette singerie de Dieu qui dit à Adam de donner un nom aux animaux. Tout se passe comme s’il y avait là deux étages. Dieu est supposé savoir quels noms ils ont, puisque c’est lui qui les a créés, soi-disant, et puis tout se passe comme si Dieu voulait mettre à l’épreuve l’homme, et voir s’il sait le singer.

Il y a là-dessus des histoires dans Joyce - Jacques Auber doit très bien savoir à quoi je fais allusion, n’est-ce pas ? Celui qui, le premier, dira gou à la gouse, dira oua à la oua. Il est manifeste que dans le texte, tout implique que l’homme est mis dans une position grotesque. Moi, je serais assez porté à croire que, contrairement à ce qui choque beaucoup de monde, c’est plutôt les femmes qui ont inventé le langage. D’ailleurs, la Genèse le laisse entendre. Avec le serpent, elles parlent - c’est-à-dire avec le phallus. Elles parlent avec le phallus d’autant plus qu’alors pour elles, c’est hétéro.

Quoique ce soit l’un de mes rêves, on peut tout de même se poser la question - comment est-ce qu’une femme a inventé ça ? On peut dire qu’elle y a intérêt. Contrairement à ce qu’on croit, le phallocentrisme est la meilleurs garantie de la femme. Il ne s’agit que de ça. La Vierge Marie avec son pied sur la tête du serpent, cela veut dire qu’elle s’en soutient. Tout cela a été imaginé, mais d’une façon essoufflée. On peut le dire sans le moindre sérieux, puisqu’il faut quelqu’un d’aussi dingue que Joyce pour remettre ça.