Michel Chilo
La série n’est pas seulement une mise en question, plus ou moins radicale, excitante ou ennuyeuse, de la perception de l’oeuvre. Elle est aussi une modalité normale de la peinture. Elle accompagne l’histoire du musée et de l’exposition. Je prends un document, à titre de témoin. Car la série est un témoin, mais second, elle ne l’est qu’à partir des discours qui la portent. Le document est, dans un fascicule des Archives Maeght, une présentation de Miro, « L’Artiste et l’oeuvre », par Michel Chilo. Il y est abondamment question de séries. Et de belles, puisque le mot apparaît non au début de la carrière du peintre, mais (sous la plume de Chilo) en 1931 : « Période de recherche de formes plus structurées, où le dessin devient plus rigoureux. / Le 17 juillet, naissance de sa fille unique Dolorès. / L’été, commence une série de peintures à l’essence sur papier Ingres, où des structures géométriques se superposent à de larges bandes de couleurs pures ». C’est la première apparition du mot dans la chronologie. Et elle semble coïncider avec la « recherche de formes plus structurées ». Nous voyons même que la série englobe la structure : une série... où des structures...
La série est comme l’indice externe de la structuration de la peinture de Miro. Elle paraît se définir par l’élément commun (souvent le titre) : « 1939. En juillet, à Paris, peint une série de quatre “Vol d’un oiseau sur la plaine”, où se retrouvent la simplification et la liberté des peintures oniriques de 1925-1927 ». Et la même année (c’est cette fois le support qui détermine la série) : « jusqu’en décembre, il peint deux séries de petits formats, l’une sur fond rouge, l’autre sur toile de sac. »
Dès l’année suivante, « Miro commence une série de gouaches, les “Constellations” ». Chilo insère ici un commentaire de Miro, qui ne mentionne pas en propre la série mais semble à son tour définir la notion qu’emploie si abondamment Chilo : « quelques formes suggérées ici appelaient d’autres formes ailleurs pour les équilibrer. Celles-ci à leur tour en appelaient d’autres. Cela paraissait interminable. » En 1944, « Lithographies de la série “Barcelone” » et l’année suivante « Série de grandes toiles sur fond clair, où l’invention se montre plus libre, les éléments et les signes étant réduits à une fonction purement rythmique. La série est spatialisée ; à la notion d’élément commun se substitue la notion d’un ensemble organique, favorisant l’émergence de formes « plus libres »; un espace au comportement singulier. Syntaxciquement, cela se traduit par l’introduction de relatives : une série où...
En 1946, « Abondante production : “Femmes et Oiseau dans la nuit”. Dans cette série, l’attention de l’artiste se concentre sur ses personnages dont il accentue l’étrangeté et le caractère humoristique. » Puis, en 1948, « Importante série de lithographies pour “l’Album 13” et pour “Parler seul” de Tzara. » Dans toute cette zone, extrêmement productive en séries, dans le discours de Chilo, le mot série tend à la phrase nominale, ce qui le situe dans le paradigme de phrases telles que « 1959. Second séjour aux Etats-Unis », ou « 1961. Tryptique de grandes peintures murales (Bleu I, II, III) » ou encore « 1962. Grande rétrospective ». Paradigme de l’événement dans la chronologie. Point par point se dessine la carrière du peintre. La série, et son itération, participent de l’effet d’énumération qui fait le style de la présentation.
En 1949, ce qui correspond à une période d’importantes expositions, « Miro peint parallèlement [à ces manifestations] deux séries de peintures “lentes” et de peintures “spontanées” ». Les séries s’opposent les unes aux autres, terme à terme. Le facteur unificateur des deux séries s’opposant réside tout entier dans des adjectifs (lentes, spontanéesà qui désignent des attitudes du peintre, non le résultat. Mais deux ans après, « Série de peintures combinant les deux styles des oeuvres “lentes” et “spontanées” ». Les séries se croisent, donc. En 1954, Miro dit : « Il faut que nous reprenions la céramique » et peint bien moins, ce qui entraîne une disparition momentanée du mot série dans la présentation de Chilo. La série apparaît d’ailleurs relativement réservée à la peinture ; je ne relève que deux emplois hors peinture, l’un lié à la lithographie, on l’a vu plus haut, et l’autre pour l’année 1967 : « Commence une série de sculptures, pour laquelle il emploie de nombreux objets trouvés ». L’unité de matériau semble alors contribuer à faire la série. Pour le reste, très généralement, c’est la peinture qui est le déterminé de série dans la présentation de Chilo. Ainsi, quand il reprend la peinture, Miro fait « des oeuvres dont la violence expressive inaugure un nouveau style. 3 séries de “Fonds blancs”, dans lesquels il utilise une technique tachiste. Série de “Femmes” et de “Femme et Oiseau”, sur toile de sac ». Jamais la série n’est intacte des contextes qu’elle côtoie, et ici c’est un peu de la violence évoquée que rendent, en accumulation, « 3 Série... série... » Le titre lui-même est pris-et-prenant dans la détermination de la série, l’un dérivant de l’autre.
Parfois, on l’a vu plus haut, l’unité de la série lui est conférée par le titre, qui fait figure. D’autres fois encore l’unité est, indissociablement, liée au matériau et à son traitement. Enfin, nous la voyons associée à un geste, ou un ordre de gestes. Jamais la série n’est posée en objet ; c’est qu’elle est prise dans un ordre sémantique supérieur, celui de la chronologie. Série et chronologie ne forment pas, il est vrai, une combinaison dénuée d’histoire. Chilo ne pense pas à Cournot. Seulement la série entretient un rapport multiple avec la chronologie, dans sa présentation. D’abord parce que, forme normale de la peinture de Miro, elle vient à faire événement plus qu’une oeuvre particulière. Par là, l’unité étant la série, le temps se transpose sur la spatialité de l’oeuvre -- l’existence physique de ces toiles liées entre elles. La série dit le temps d’une peinture, autant que son espace. Les corrélats verbaux de la série sont à cet égard très nets, parce que très resserrés : commence (3 oc.) ; peint (3 oc.) ; continue (2 oc.) Deux des trois verbes employés sont des mots du temps, ou de l’aspect comme on dit parfois. Le commence, inchoatif ; le continu... continuatif ? Que l’on y regarde bien : tout le texte imprime cette poussée vers une notion non-finitive de la série.
En 1962, « Miro continue la série, commencée en 1959, des peintures sur carton dont certaines sont lacérées et perforées, peintures spontanées, exécutées “à chaud”, mais en plusieurs étapes. » Enfin, en 1963, « Continue la série des cartons et réalise, avec Artigas, de grandes sculptures en céramique, quelques-unes monumentales, ainsi que des petits vases ». Miro a-t-il peint par séries ? Le lecteur n’en sait rien. Quel rôle la série joue-t-elle dans l’oeuvre de Miro ? Un rôle considérable, si l’on en croit Chilo. Mais la série, à la fin de Chilo, reste muette et se tient dans l’ombre.
Nous abordons, avec Michel Chilo, un mode d’examen particulier, lié au discours, procédant par corrélats. Le déterminé de série de... comme tout le contexte (dans et hors de la phrase) font le sens et la valeur, pour un discours d’un signifiant. Son fonctionnement est restreint ; la sphère lexicale que ces restrictions détermine offre des corrélats qui font la sphère associative.
Le discours de Chilo offre un emploi à la fois peu maîtrisé, d’une précision médiocre, et cependant parfaitement circonscrit, du terme « série ». D’où vient ce paradoxe ? La première partie de la proposition (l’emploi est peu maîtrisé) regarde l’histoire du mot, et en revers ce qu’en fait Chilo. Or, Chilo semble employer le mot sans y prêter attention ; en sorte qu’à aucun moment on ne voit si la série relève d’une démarche de Miro lui-même, ou si elle n’est pour le scripteur qu’une notion pratique, permettant d’englober un ensemble d’oeuvres en un trait. Comme le texte est une présentation biographique, qui ne fait qu’introduire une monographie du peintre, série peut être, dans le langage de Chilo, un opérateur de conglobation, l’équivalent sur le plan de l’oeuvre de ce que serait Période de... sur le plan chronologique. Une technique de résumé. Nous voyons donc que la série résume, ce que ne pouvaient nous apprendre les dictionnaires. Or, de ce point de vue, les choses se renversent ; ce qui nous apparaissait être de l’imprécision devient, non pas extrême finesse, jeu évocatoire aux nuances sans fin, mais plus simplement organisation discurive fonctionnelle.
Sériel, l’adjectif; est une notion abstraite, théorique. Elle suppose une autonomie de la série ; la série alors demande à être pensée en dehors de ce qu’elle englobe. D’où l’abstraction. C’est le principe de la série qui est désigné par l’adjectif sériel. Le substantif au contraire s’est étendu à un sens vague qui en fait parfois quasi un pur déterminant, mettons un élément de pluralisation. Aussi n’y a-t-il pas d’abstraction à parler de série, parce que dans cet emploi, la série est toujours série de... Mais il y a bien une certaine abstraction à parler de sériel. Que désigne-t-on alors ? Une pluralité de choses (on en voit des aspects ici et là dans ce travail). Mais ces choses sont de l’ordre du mode de relation. Parce que, tant série que sériel, d’ailleurs, désignent moins des choses que des modes de relations. L’adjectif met pour ainsi dire « à nu » cet aspect.
Chez Chilo, pas un dérivé n’est employé, mais seulement le terme-base série. La distribution du mot dans le texte est inégale : il n’apparaît que tardivement, comme on l’a vu plus haut, et se concentre sur les périodes 1930-1950 et 1963-19671. D’où un effet d’accumulation, parfois renforcé par le nombre : « 3 séries de ‘Fonds blancs’. Série de ‘Femme’ et de ‘Femme et Oiseau’ » Il y a un certain réalisme à traiter les séries par énumération. C’est que la syntaxe, comme le marquage lexical, qui forment avec la ponctuation et le rythme de page système, sont subordonnés à la forme « fonctionnelle » de la présentation chronologique. Le style-substantif est de rigueur, qui impose son événementialité linéaire, point par point. Ce n’est pas le style-substantif de la poésie phénoménologique. Mais un principe général de contraction, liée à la nécessité de résumer, et qui syntaxiquement passe par l’élision du sujet : « Commence une série de sculptures... » aussi bien que par la phrase nominale : « Lithographies de la série ‘Barcelone’ », « Séries de grandes toiles sur fond clair... », « Importante série de lithographies... » Le même souci de contraction se montre quand Chilo parle de « la série des cartons » après avoir parlé de « la série des peintures sur cartons ».
On donne le tableau ci-dessous ; la première colonne donne les verbes transitifs qui régissent série dans un complément d’objet. On y remarquera l’extraordinaire fixité du corrélat verbe-objet, puisque la série des verbes associés à série-élément d’un COD se résume à trois verbes. La deuxième colonne, qui a pris pour axe de sélection le complément de nom chaque fois associé au syntagme série de..., offre pareillement le cas d’une grande homogénéité sémantique entre les éléments sélectionnés2. Un premier grand ensemble se dessine, de matériaux : « peintures, petits formats, gouaches, grandes toiles sur fond clair, lithographies, scupltures, peintures sur carton, cartons ». Un second ensemble est constitué par les titres, parfois accompagné d’un nombre : « quatre ‘Vols’, peintures ‘lentes’ et ‘spontanées’, ‘Fonds blancs’, ‘Barcelone’ » Cette bi-partition résume assez l’ambiguité de la notion de série, dans le discours de Chilo.
verbe 1 (Miro) |
comp. de nom |
commence peint peint commence peint commence continue continue
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de peintures de quatre « Vols.. » de petits formats de gouaches de grandes toiles sur fond clair, où... de lithographies de peintures « lentes » et « spontanées » de peintures de sculptures de « Fonds blancs », dans lesquels des peintures sur carton des cartons
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« Barcelone » |
1 Les indications chronologiques désignent les paragraphes du texte de Chilo, non l’oeuvre du peintre.
2 On a inséré, dans une série isoléée, l’apposition ‘Barcelone’, au bas de la colonne des compléments de nom. Autant sa distribution, équivalente à celle du CDN, que sa valeur sémantique, qui prolonge et radicalise le corrélat « série x nom d’ouevres », le situent dans la continuité du CDN, et peuvent se rattacher au principe de contraction évoqué plus haut.