Le Corrélat, formant sémantique
du discours.
La forme d’un mot dépend de multiples critères : critères sémantiques, critères morphologiques, critères de fréquence, de registre et de modalités d’emploi... sans parler de la fonction mémorielle du mot, qui fait que, dans la synchronie de son existence linguistique, son histoire, et non seulement son « etumos logos » mais toutes les péripéties qui traversent cette histoire, agit. Cette action se dessine dans la syntagmatique du terme, dans la corrélation des unités lexicales, morphologiques ou syntaxiques, qui apparaissent directement liées à l’occurrence du terme « série » et qui constituent de la sorte ses cooccurrences -- ce que nous appellerons ses corrélats.
L’objet de cette recherche n’est ni lexicographique, ni même lexicologique, en sorte que la notion de cooccurrence ne nous intéresse que dans la mesure où elle nous dit quelque chose du fonctionnement des discours où apparaît le signifiant « série ». Nous n’aborderons donc pas les cooccurrences de ce terme afin d’exemplifier tel ou tel sens du mot, mais pour apprendre quelque chose de ces cristallisations lexicales qui ressemblent à des constellations de mots, où se fait le sens, où se structure le sémantisme d’un discours. Nous devrons distinguer trois types de corrélats : les corrélats immédiats ou directs, qui sont les extensions du groupe nominal (GN) où apparaît « série » -- adjectif, complément de nom et même article, -- des corrélats de rexion (le verbe qui régit le GN où apparaît « série », par relation sujet-verbe ou verbe complément) et des corrélats indirects (l’adverbe, par exemple, dont la mobilité dans la phrase est grande, et la portée variable). Soit la phrase suivante, issue d’une lettre de Pierre Boulez à John Cage :
La série renversée donne également lieu à n séries transposées.1
Les adjectifs « renversée » et « transposées » y jouent pleinement leur rôle de corrélats immédiats, et actualisent avec précision le domaine d’emploi -- musical -- de « série ». L’article aussi a ce rôle. Bien sûr, « la » n’a pas en soi une valeur distinctive précise, sur le plan sémantique, mais qu’en est-il du « n » qu’emploie Boulez ? C’est un emprunt au langage des mathématiques, qui désigne ainsi l’infinité des entiers naturels dans la théorie des ensembles. L’article, ainsi, transpose à l’ordre extérieur de la série (son environnement) un principe qui lui est interne. -- En effet, nous savons que, pour Boulez, la série se compose de 1 à n éléments. A travers l’ensemble des textes théoriques de cette époque, il s’agit pour lui d’instaurer, dans le langage de son discours théorique, une généralisation de la série pareille à ce que le compositeur a réalisé musicalement. D’où l’investissement sans précédent, chez lui, dans son discours, de l’adjectif « sériel » (que j’analyse ailleurs).
Il y a donc un intérêt tout particulier à étudier la diffusion sémantique d’un terme, dans un discours, par ses corrélats immédiats, dans la mesure où ils offrent du mot une réalité statistique, celle des environnements où apparaît le mot, et que dans cette cooccurrence généralisée des fixations s’observent, plus ou moins complètes. C’est ce phénomène de fixation qui nous permet de dégager des domaines d’emploi -- mathématiques, musique, industrie, art... -- lesquels parmettent de retracer, de discours à discours, des continuités locales et partielles, des filiations limitées dans le temps, soumises à l’aléa et à la transformation.
Les autres types de corrélat n’offrent pas moins d’intérêt, mais nous devons d’abord observer que leur mode d’existence n’est pas le même que pour le corrélat direct. D’abord, peut-être, les corrélats indirects. Alors que les corrélats directs combinent des critères de fonction et de position, les corrélats indirects ressortissent presque exclusivement de cette notion de diffusion sémantique, qui laisse de côté l’appartenance grammaticale des termes rapprochés. Posons qu’il y a des ensemble de discours -- des séries, au sens de Foucault -- qui constituent de véritables ordres. Nous pouvons, comme Foucault, partir des divers ordres de la société pour constituer nos séries de discours. Nous verrons alors peut-être comment un ordre sémantique s’instaure dans un discours individuel, par le renfort conjugué de termes -- mots, membres de phrases et proverbes -- qui ensemble forment comme des agrégats dans ce discours, tout à fait analogues à ces « constellations » qui fascinent les poètes, en sorte que les discours réels nous apparaîtront traversés par divers ordres de discours, dont les zones d’influence pourront être dessinées, même si imparfaitement, par le biais d’une technique corrélative à constituer.
Je m’éloigne un instant. -- Prenons le cas d’un homme ou d’une femme communiste, éduqué(e) dans les valeurs de la doctrine communiste. Le discours marxiste léniniste s’inscrit dans les sphères du politique et de l’économique. Quand cet homme ou cette femme font la cuisine, décorent leur maison, s’entretiennent avec leurs voisins, vaquent à leurs occupations les plus quotidiennes enfin, le discours communiste (à moins de militants obsessionnels) cède le pas à un ordre, à des ordres de langage que l’ordre militant ne touche pas, ou peu. S’ils font leurs commissions sur le marché ou dans une grande surface, un certain sens politique guidera leurs achats mais le caractère variable de cette « contamination » (du langage quotidien et de la vie quotidienne, par le discours politique) montre qu’il y a là comme une lutte d’influence, une forme de concurrence entre deux ordres sémantiques et plus généralement symboliques.
Pareillement, cet homme ou cette femme en éduquant leurs enfants auront constamment recours à des procédures extérieures, antérieures au marxisme, parfois réinvesties par lui, parfois en relation de pure coexistence. Le marxisme est essentiellement athée, mais le communiste comme le chrétien ne jette pas le pain, même si l’investissement symbolique n’est pas le même. Voilà pourquoi la diffusion sémantique à son plus petit niveau est pour nous si importante : elle offre en effet la trace matérielle de toutes ces tractations idéologiques qui se livrent à l’intérieur d’un discours individuel. Bien sûr, la tâche qui consisterait à retracer le cheminement d’une syntagmation individuelle quelconque à l’ordre épistémologique qui le sous-tend, ne serait réalisable qu’à condition de créer de vastes laboratoires de recherche, qui composeraient des corpus gigantesques sur plusieurs années ; un tel travail devrait supporter l’intenable (?) contradiction entre le fixisme de l’institution et la nécessité d’une critique permanente, qui n’hésite pas à saper les fondements même de la recherche, à mettre en question ses postulats essentiels... Mais cette motivation du fait linguistique à tous les niveaux, l’interaction permanente entre ces niveaux, est un fait qu’il est désormais impossible de contourner2.
Nous appellerons corrélats indirects ces termes ou ces tours syntaxiques qui, sans entretenir un lien d’ordre syntaxique avec le terme étudié, s’associent à lui d’après des critères d’ordre lexical (de l’ordre du signifié). La procédure qui consiste à opérer de ces termes et tours un relevé complet est délicate, car si certains termes relèvent d’un ordre discursif nettement distinct (comme des mots latins qui dénotent ou connotent la terminologie du discours scientifique), le plus grand nombre reste à la croisée d’ordres divers, et il n’apparaît en définitive guère possible que d’ébaucher le jeu complexe par lequel les mots s’orientent les uns les autres. Néanmoins, dans un énoncé tel que le suivant (issu d’un ouvrage magnifiquement illustré sur le cinéma d’horreur et d’épouvante, et paru à la fin des années soixante-dix) :
La tentative la plus désastreuse de la Hammer fut encore l’impensable « Dr Jeckyll and sister Hyde » de 1971, dans lequel une ravissante créature fut substituée à Mr Hyde et assassina, gratuitement, une série de jeunes filles dans le but d’assister le Docteur. L’intention du film de Roy Ward Baker était claire, en tout cas : sous prétextes de références fantastiques, montrer le plus grand nombre de jolies filles nues et leur faire subir toutes sortes de sévices pour la plus grande joie du lecteur.3
La progression des divers « actants » de l’énoncé apparaissent nettement entretenir, d’une phrase l’autre, une relation sémantique proche de l’anaphore grammaticale: une ravissante créature / une série de jeunes filles / le plus grand nombre de jolies filles nues. L’érotisation excessive dénoncée par l’auteur est relayée par une sémantique du nombre, de la quantité, où intervient comme terme intermédiaire d’une gradation le signifiant « série ». Autre corrélat indirect, l’adverbe « gratuitement », qui à son tour infléchit la sémantique de « série », puisque les deux termes désignent l’inconsistance de l’intrigue, et la toute-puissance du motif érotique. Ici, pourtant, rien ne nous assure que notre interprétation soit fondée linguistiquement. Nous pouvons certainement établir une relation paradigmatique, et un rapport de quasi anaphore, entre une ravissante créature / une série de jeunes filles / le plus grand nombre de jolies filles nues. Mais entre gratuitement et une série de jeunes filles ? Il nous faut avoir recours à une paraphrase de tout l’énoncé pour en déduire que ces deux constituants vont dans un même sens, et appuient le thème initial de la « tentative la plus désastreuse de la Hammer». Il nous faudra ainsi distinguer, parmi les termes entre lesquels nous établirons une relation paradigmatique, lesquels subordonent les autres, lesquels jouent le rôle d’attracteurs et lesquels jouent le rôle de relai. Dans l’exemple ci-dessus, le terme de « série » joue assurément un rôle de relai, et ne tient sa valeur dépréciative que de son rôle de relai sémantique. Nous verrons, plus loin, un cas où, au contraire, le terme de « série » apparaît un véritable attracteur, structurant tout le texte envisagé.
Il nous faut donc tracer une première ligne de partage entre les corrélats directs et indirects, sachant ce que valent, en général, les lignes de partage en matière de langage. Quand nous parlerons de corrélats de rexion, pourtant, nous changerons de point de vue. Le corrélat direct est une extension du constituant de phrase où apparait « série » ; le corrélat indirect se situe n’importe où au-dehors de ce syntagme ; le corrélat de rexion envisage les termes liés par une quelconque connexion syntaxique. -- Un complément de nom est à la fois un corrélat direct et un corrélat de rexion, une série de documentaires par exemple, contracté en série documentaire dans le chapeau d’un article du Parisien. Mais le corrélat direct se présente comme une extension, appartenant au même constituant que le terme « série ». Tout corrélat de rexion n’est donc pas un corrélat immédiat, et le verbe, qui peut être disjoint de son sujet comme de son complément, est le premier des corrélats de rexion, sans être nécessairement un corrélat immédiat. Huysmans écrit :
des Esseintes avait aussi créé des ameublements fastidieusement étranges, divisant son salon en une série de niches, diversement tapissées et pouvant se relier par une subtile analogie, par un vague accord de teintes joyeuses ou sombres, délicates ou barbares, au caractère des oeuvres latines et françaises qu’il aimait. Il s’installait alors dans celle de ces niches dont le décor lui semblait le mieux correspondre à l’essence même de l’ouvrage que son caprice du moment l’amenait à lire. 4
Le verbe, « divisant », n’est pas un corrélat immédiat, même s’il n’est pas très éloigné de l’occurrence de « série » que comprend ce passage (critère de position), mais il entretient avec lui une relation syntaxique forte (critère de fonction). Cette relation, qui fait de la série le résultat de la division et de la division, un opérateur de série, n’est pas seulement paradigmatique mais aussi syntagmatique, un peu comme le verbe « s’asseoir » paraphrase le nom « chaise » dans un syntagme comme s’asseoir sur une chaise. Le corrélat de rexion a ceci de particulier, donc, qu’il a un statut quasi définitoire, définissant en somme l’un par l’autre, les termes de la rexion. Dans ce beau passage de Huysmans, rien ne vient contredire l’ordre affecté à « série » par le verbe « divisant », qui le régit et le situe dans le sémantisme de la progression linéaire, valeur dominante en cette fin de XIXe siècle. Au contraire le réseau des corrélats indirects le précise, dans l’ordre d’une métaphore musicale ; l’énoncé glisse ainsi d’une métaphore mathématique qu’appuyait l’adverbe « fastidieusement », vers un ordre harmonique et synesthésique fait d’ « accords », d’une « subtile analogie » et de « teintes » qui ne sont pas sans évoquer les mystères de l’harmonie pythagoricienne, en vogue du temps de Fourier.
Le corrélat indirect se spécifie immédiatement par l’absence d’un lien syntaxique direct. Au nom « série » peut s’associer l’adverbe « gratuitement », puisque ces relations, nous pouvons en cerner les contours (sans quoi, d’ailleurs, nous ne pourrions pas même distinguer un emploi de « série » d’un autre), cerner le point où telle notion de « série » n’est plus à l’oeuvre, tel autre point où deux formes concurrentes de « série » se résorbent par un emploi ambigü en une seule notion, ce qui est fréquent lorsqu’à un emploi spécialisé de « série », alternent des emplois empiriques. Ces corrélats sont avant tout paradigmatiques ; nous pouvons les lire comme autant de paraphrases du mot « série ». Alors que le corrélat de rexion entraîne une relation nécessaire, obligée, entre deux ou plusieurs termes, sur le plan syntaxique.
Il est à ce propos frappant de constater que la rigidité de ces liens entraîne fréquemment, à l’analyse, des faits de forte cohésion sémantique, ce qui me semble confirmer l’hypothèse, très actuelle, que la sémantique d’un discours se constitue, prend forme dans sa grammaire même, et que la frontière linguistique qui opposait naguères lexique et grammaire n’a aujourd’hui plus de raison d’être. J’ai ainsi pu observer, dans une biographie de Miro, la restriction de la sphère des verbes qui régissent les compléments où « série » intervient : commence, peint, continue une / la série (+ ext.). C’est ainsi que, dans le discours du biographe Michel Chilo, où la sémantique de « série » se restreint au domaine de l’art, désignant, non seulement un ensemble de, mais un ensemble d’oeuvres, le terme vient à décrire un temps, une durée de l’oeuvre -- que je n’analyserai pas ici, mais dont les dimensions aspectuelles n’échapperont pas au lecteur (inchoatif commence, continuatif continue). Nous pouvons donc poser l’hypothèse d’une relative rigidité sémantique, lexicale même, des termes en situation de rexion. Et nous en servir pour explorer, dans leur dimension structurale, le fait sémantique et le fait symbolique.
1Pierre Boulez, in Pierre Boulez / John Cage, Correspondance, p. 160.
2La méthode structurale de Roman Jackobson a bien montré l’enchâssement des « niveaux » de l’analyse linguistique. On doit notamment à Jackobson la définition du phonème comme paquet (ang. «bundle ») d’information. Plus récemment, la poétique d’Henri Meschonnic s’est constituée sur un principe d’inséparation des problèmes touchant à la langue et au discours. La recherche sur un mot, que j’effectue depuis le sa « série », loin d’être une entreprise lexicaliste, relève de ce principe d’inséparation.
3P. JB Benichou, Horreur et épouvante, p. 144.
4Huysmans, A rebours, p. 70.