Patrick Cintas

 

Phénomérides

 

(N3)

 

Roman

 

Avec LUCE et Pierre Vlélo

 

© Patrick Cintas

La lecture de cet ouvrage est gratuite.

La version brochée est en vente chez Amazon.fr

 

 

 

 

I - Frank parle

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II - luce écrit

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III - luce écrit que Frank écrit

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IV - Minutes du procès de Bagdad

V - Branlettes

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VI – Branlette du privé

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V - Nouvelles branlettes (lentes)

 

 

I - Frank parle

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« Je reviens de France. Les flics français nous ont appris à faire de la moto sans les mains. Je dis France mais en fait on a pas quitté Paris. Deux semaines dans ce bled paumé de l’Europe ça vaut pas même un jour à Las Vegas. Mais on s’est pas ennuyé. On a invité les Frenchies à nous visiter. Ils veulent apprendre à faire de l’ordinateur sans les pieds. Rien qu’avec le cerveau. Ils ont un chef qui s’appelle Général. Mais je sais pas ce qu’il est au juste. Ils le saluent et attendent que sa main leur permette de plus saluer. Il leur manque toujours une chaise. Le guignard doit rester debout. C’était notre interprète. On avait mal de le voir se dandiner sur un pied. Mais il était pas noir. Sa main droite tournait la poignée des gaz. Et la gauche débrayait. On a appris à faire de la moto sans la moto, de façon très abstraite. Et quand on est monté dessus, toujours abstraitement, ça allait. On est pas sorti dans Paris dans cet état. Mais on est sorti. Et quand on est rentré, Général expliquait à ses supérieurs qu’on savait faire de l’ordinateur sans les pieds. Il tenait un cerveau dans les mains. Et demandait à un pompier ce qu’il devait en faire. Personne savait. On est re sorti et on est re rentré. C’était différent. Que si ça l’avait pas été, on serait monté… »

Le type qui relatait tenait un balai sous son bras. Il me rappelait ma jeunesse. Entre lui et moi se déroulait mon propre cheminement. J’en avais fait du chemin depuis ! Je m’appelle Frank Chercos. Je ne suis plus à la mode mais je suis un privé. Je n’en ai pas l’allure genre cinéma. Je ne vous dirais rien de mon accoutrement. Ni de ma gueule, ma taille, mon allure et si j’ai une clope entre les lèvres ou pas. Vous ne saurez rien de moi à part ce que je vous raconte. Rien sur ma jeunesse, à part ce balai qui s’est interposé entre la réalité et ce que j’en sais maintenant.

Je sortais du 7e District où je n’avais mis les pieds que pour renouveler ma licence. Comme tout privé en début de roman, j’étais en manque. Mais n’allez pas imaginer que je me shoote à autre chose que les énigmes que j’arrive à résoudre sans autres substances que celles que mon cerveau produit sans artifices. Je m’appelle Frank Chercos… Misère !... J’ai jamais eu de pot ni le physique de l’emploi. Et pas assez de pognon pour investir dans la publicité ou la réussite. Je sais même plus si je suis hétéro ou homo. J’arrive à la fin de la semaine sur les genoux après avoir fait cent fois le tour de New Dream. Et à pied !... Je dois tellement d’argent que je sais plus à qui ni pourquoi. Me croiriez-vous si je vous disais que je suis suicidaire ? Sauriez-vous me conseiller un mode opératoire sans douleur et sans cri ? Sommes-nous amis à ce point ?

Suivez-moi. Je vous montre. Pas un seul de ces êtres humains n’est mon ami. Pas un seul ne songe à le devenir. Qui paiera mes factures ? Où j’habite ? Qui êtes-vous… ?

Dans la vraie vie je suis pas comme ça. Je veux dire dingue au point de me sentir au bout du rouleau. Je me raconte des histoires. J’ai rien d’autre à faire. Je ne dis pas que je ne sais rien faire ! Je dis que je ne fais rien. Je vous dis la vérité quand j’évoque mon passé de balayeur du 7e District. Je l’ai été. À l’époque, je rêvais de devenir flic. Mais j’avais pas l’examen. À cause de quoi ? J’en sais rien. Peut-être que je rêvais trop. Ou qu’il fallait pas rêver. Ou que je savais rien du rêve. De son pouvoir sur la réalité. Je suis devenu privé beaucoup plus tard. En écrivant des histoires qui n’avaient rien à voir avec le crime. Qu’est-ce que j’ai écrit comme histoires !... Je n’avais même plus la force de les glisser dans une enveloppe. Elles envahissaient mon espace vital. Et chaque fois que je créais un être cher, il trouvait la sortie et je me retrouvais seul à pleurer sur mon sort. Qu’est-ce que je peux raconter comme histoires !

Bref Chico Chica et moi on s’est mis dans l’idée qu’il fallait changer de registre sous peine de finir sur la paille et ensuite sous terre ou dans les égouts. Je ne vous ai pas présenté… Chico Chica, mon associé. On en reparlera plus tard. Vendre des histoires mais à qui ? Je veux dire à qui les achètera ? Il crèche où ce nabab ? Et à quoi il ressemble ? J’ai pris la 4e puis la 6e. De là, je retrouve toujours mes appartements. C’est que j’en tiens une ! Je sais pas ce qu’ils m’ont fait boire, les flics du 7e… Je me souviens plus de ce qu’on fêtait. Ni si j’étais de la fête. Des fois je m’égare. Et j’entre n’importe où. La première porte ouverte. J’ai dû leur raconter une histoire et ils ont pris le temps de m’écouter. Malheur !

En cours de route j’ai rencontré mon voisin de palier. Je me rappelle jamais son nom. Je reconnais sa gueule. Je vous dirais pas à quoi il ressemble. Mais il parle.

« Bonjour Frankie, qu’il me dit en pesant sur mes épaules. J’ai perdu le dernier lard qui me restait. Tu l’aurais pas trouvé des fois par hasard… ?

— Ah dis donc l’ami !... (Comment qu’il s’appelle déjà… ?) Tu tombes mal cette fois… Les flics m’ont fait payer un piment…

— Ah les lâches ! Les fumiers ! Les buveurs…

— Voilà comment on perd, l’ami…

— Et comme on se retrouve… Pas un lard !... Rien !... »

Il est détruit, l’ami. Il fouille quand même dans ses poches. On sait jamais. Et ensuite il se met à visiter les miennes. Je sens ses grosses mains me gratter la peau à travers la doublure. Une fenêtre s’ouvre sur le trottoir. Paraît une tronche tellement moche que je me prive de vous la décrire :

« Cochons ! Pédés ! Clodos ! Allez faire ça ailleurs ! Si c’est pas interdit ! J’appelle la police !...

— J’en viens, de la police ! Ils m’ont fait boire. Mais j’ai pas parlé !... Voilà ce que je suis, madame !...

— Laisse tomber, Frankie… C’est une émigrée française… »

On a retrouvé notre porte. Elle était pas bien cachée cette fois. L’ami se rappelle jamais s’il faut pousser ou tirer. Heureusement que je suis là ! Mais ne comptez pas sur moi pour vous dire comment on l’ouvre !... Qui êtes-vous, nom de Dieu ! L’ami me regarde et la porte se referme, juste le temps pour moi de plus pouvoir comprendre quel peut-être le mouvement contraire, celui qui l’ouvre. Ce que je veux dire, c’est que l’ami se demande pourquoi que je lui demande qui il est… Il a cru que je parlais de lui alors que je m’adressais à vous ! Son visage se défait comme un mouchoir se déplie devant mon nez :

« Me dis pas que tu te souviens pas de mon nom… ? pleurniche-t-il.

— C’est pas que je me souviens pas… Mais je n’écris plus… Je devrais… Mais j’ai plus le courage de m’y mettre.

— Tu vends rien toi non plus… ? Moi c’est pareil. Sauf que j’écris…

— Tu y crois encore…

— Si j’y crois ! Je m’accroche, mec ! »

Il montre son poing à je sais pas qui. Chacun sa peau. Moi j’ai la mienne et j’ai plus la force de lui taper dessus chaque matin pour la remettre sur mes os sans la poussière. L’ami me les tâte en hochant la tête comme on fait à une bête qu’on ne veut pas acheter dans ce triste état. En attendant, la porte est fermée. Et comme on a oublié ou perdu la clé, va falloir sonner la concierge. Ce qu’elle peut gueuler celle-là quand on lui demande quelque chose ! Une tronche que je vous épargne. Elle a des battoirs à la place des mains. Et un regard mauvais de bête qui est en train de ronger son os.

Enfin, elle ouvre. Et sans commentaires. Mais cette tranquillité ne nous inspire pas. On lui demande pas à quel étage on habite. On trouvera bien, me disent les yeux larmoyants de mon ami de palier. On monte. Je parle des motos des flics français pour nous donner du courage.

« Sans les mains… ! T’es sûr d’avoir tout compris, Frankie… ?

— Je veux ! Même que la prochaine fois, ça se passera ici mais sans les pieds.

— Faudra bien les poser quelque part…

— Et par terre ! Qu’est-ce que t’en fais du parterre ?

— Ah !... Je voudrais bien en faire quelque chose… Mais tu me marche dessus, Frankie ! »

Dessus que je lui marchais ! Et pas léger. Il en aurait crié. Mais à quoi bon… ? J’écris plus. Je vends rien. Je trouve pas la porte. Il n’y a pas de porte sur ce palier.

« C’est un bon début, non… ?

— Je te crois ! Tu me le prêtes, Frankie… ?

— C’est à vendre ou à laisser ! »

Je lui marchais toujours dessus. Il s’épanchait. J’étais bon pour explorer cette surface amie. Qu’est-ce que j’y trouverais ? Rien de vendable à tous les coups. Je le piétinai. Il se mit à hurler comme s’il avait mal. La concierge rappliqua, le visage convulsé par une autre douleur. Trop de douleurs c’est trop ! J’ai une de ces envies de les piétiner ! Mais ce qui sort de la bouche de la concierge n’a rien à voir avec la douleur. Elle me reproche. Elle dit qu’elle en a marre. Que je ferais mieux de payer le loyer. Et que j’aurais plus rien à manger. Et que je coucherais plus dans son lit. Et mon paillasson d’ami, celui qui prétend me piquer une idée gratuitement (au fait… Quelle idée au juste… ?) mon ami devient dur comme la roche que j’ai envie de gravir pour arriver au sommet avec tous mes moyens. C’est que j’en ai des moyens si on m’empêche pas de les avoir !... J’en ai toujours eu.

Je sais pas qui m’a poussé mais ça a marché du tonnerre. Je me suis retrouvé chez moi, en plein milieu de mon salon, les pieds sur la table basse où je collectionne les bouteilles, les vides comme les pleines.

« Par pitié, Frankie ! ahane mon ami. Te goures pas de contenant ! Les vides sont plus légères que les pleines.

— Je vais prendre mon temps…

— Ne prends rien qui ne t’appartient pas, Frankie ! Tu sais ce qui est arrivé la dernière fois…

— Si je m’en souviens ! Merde ! Comme si je pouvais oublier ! »

Mais j’avais oublié. Encore un truc que je pourrais pas écrire. Et si ça se fait c’était vendable. L’ami se chargera de me priver de ce revenu. Je le connais. Je le soupçonne de vendre ce que je ne vends pas. Il connaît du monde ce mec ! Il connaît toute cette partie du monde que je ne connais pas. À deux, on ferait fortune. Mais ce crétin a choisi de se contenter de la moitié. Et en plus il habite chez moi. Vous pouvez pas imaginer ça : la concierge expliquant que sur ce palier, il n’y a qu’une porte. C’est le seul palier avec une porte seule. Vous pouvez pas vous tromper. Vous montez et dès que le palier n’a qu’une porte, c’est la mienne. Je me souvenais pas de ce truc ! J’oublie tout ce qui pourrait m’être utile pour continuer de vivre au lieu de me tuer à travailler pour des prunes. En commençant par le fichu nom de mon ami. Alors que je me souviens toujours de celui de mon personnage : Chico Chica.

2

Le lendemain matin ou quelques jours plus tard mais le matin je m’aperçois que j’ai reçu du courrier. Molly me l’a monté parce que je ne suis pas descendu dans sa chambre. Depuis quelque temps, elle m’aime plus. Elle a envie, mais sans amour. J’en suis là. J’ouvre l’enveloppe et qu’est-ce que je vois si c’est pas un billet de cent ! Et un vrai ! Il a beau sentir le faux, j’exulte. Et me voilà reparti pour une tournée. Je les paierai toutes aujourd’hui. Un carton me dit que j’ai de la chance. Point. Mais quelle chance nom d’une pipe ? Rien sur ce que j’ai vendu. On me doit rien. Je reconnais pas l’écriture. Ah ! si c’est pas l’auteur qu’on paie, ça ne peut être que le privé. Mais sans explication, je fais quoi ? Un coup de fil à mon éditeur confirme ce que je pensais : on me doit rien de ce côté-là. Et j’ai beau fouiller dans ma mémoire, je me souviens pas d’avoir prêté du fric. J’en prête jamais. Chez moi, le fric ça se dépense et ça s’emprunte.

« Au fait, me dit mon directeur de collection… Tu es en retard de trois Histoires sans histoire… J’en veux au moins une pour la semaine prochaine… Démerde-toi !... J’ai un patron moi aussi… »

Vous remplacerez les points de suspension par mes ânonnements. J’ai rien répondu. Ni oui ni peut-être. Qu’est-ce que je pouvais faire ? J’ai rien en réserve. À part quelques bouteilles. Et mon drap pour pleurer. Remarquez que je pleure jamais dans les draps de Molly. Elle les change tous les jours. C’est le métier qui veut ça. Je me suis jamais intéressé à son boulot. Elle change les draps si elle veut. Moi, ça me dérange pas. Ce qui est insuffisant pour écrire quelque chose qui tienne le lecteur en haleine. Elle a pas d’imagination.

Je raccroche. Je reluque le bifton. 100. De quoi passer une journée nuit comprise. Avec qui ? Je me souviens plus si mon voisin de palier existe ou si c’est une invention de ma solitude. Il y a peut-être deux portes sur ce palier. Je veux pas le savoir. Je trempe ma tartine dans un bol de vodka orange. Et j’évite de fumer. Il ne m’arrivera plus de foutre le feu à mon appartement. Molly avait pas aimé. Je l’aime tellement, Molly ! J’en ai besoin que vous pouvez pas savoir ! Ses draps changés, ses petits déjeuners beurrés, ses dîners en chandelle, ses confessions inavouables… Je ferais rien sans elle. Je n’écris pas. Une Histoire sans histoire… Qui va m’inventer ça avant dimanche ?

Avant… avant que je me mette à ne plus écrire… Chico Chica me filait un coup de main, façon Dumas-Maquet. Mais avant, Chico Chica était un personnage. Maintenant, je me demande s’il n’existe pas aussi dans la réalité. Et si c’est le cas, à tous les coups je lui dois du pognon.

Qui est derrière ce billet de 100 ? Il 100 rien. Des fois ça 100 la femme. Je renifle. Aucun effet sur mon cerveau. Si c’est une femme, elle a pris la précaution de pas m’exciter. J’ai pas de personnage féminin dans ma personæ. J’ai même pas plusieurs personnages. Sauf si on me compte. Mais dans ce cas se pose la question de savoir qui est fiction et qui se raconte… J’en suis pas là, rassurez-vous !... La collection Histoires sans histoire est populiste. Ce qui ne l’est plus, populiste, c’est celles qui m’endettent. Trois qu’il a dit le patron. Et une avant dimanche. Ça me laisse quoi… trois jours même pas entiers.

« Vous avez de la chance… » est-il écrit sur le carton qui accompagne le bifton. Ouais mais quelle chance ?

« C’est pour ça que je vous paie…

— Qui êtes-vous… ?

— Devinez ! »

Je joue ça avec Chico Chica. Mais on ne parvient pas à répondre à la question de savoir qui me paie et pourquoi. Deux questions dans une seule. Et j’imagine : une seule réponse. Quelle chance ? Qui me veut du bien ? Pas un créancier en tout cas. Une femme ? Mais laquelle ? Je descends chez Molly. Elle a travaillé toute la nuit. Un type est en train de se chausser, assis au bord du lit. Molly a jeté sur ses épaules un négligé qui ne néglige pas son corps de rêve. Elle néglige toujours les apparences. C’est son style. Je dis bonjour au type qui allume une clope et attend. Et elle lui met dans la main deux pièces en réponse à je ne sais quel marché. Il enfonce sa tige dans sa bouche et s’empare des draps. C’est le lavandier. Il sort. Le lit est nu.

« T’as des ennuis ? me demande Molly.

— J’en ai…

— Dans le genre quoi… ?

— Faut que j’en écrive une avant dimanche…

— Toujours la même… ?

— Non… Cette fois le patron veut du neuf…

— Où t’as trouvé ce billet de cent… ? »

Je lui montre le carton. Elle le retourne mais ya rien au verso. Elle revient sur le recto sans avoir changé d’expression.

« Tu sais ce que c’est, mec… ?

— Une affaire…

— Que non !

— C’est quoi alors… ?

— Une lettre anonyme ! »

La première du genre. Mais je m’en fous qu’on innove sur mon dos. C’est pas ça qui me turlupine, merde !

« Alors c’est quoi mon chou… ?

— C’est le mot chance…

— Je suis pas sûre que t’en aies… Mais c’est écrit. Et avec un billet de cent. Un comme ça tous les matins et je change la tapisserie ! »

Un tapissier maintenant ! Ah ! C’est pas le moment de m’embrouiller. J’ai une histoire à écrire, moi ! Avant dimanche.

« T’as pas idée, toi… ? bafouillai-je en cherchant le goulot où il pouvait pas se trouver, enfin pas pour l’instant.

— Des idées j’en ai en veux-tu en voilà… ! Suffit de se baisser. Baisse-toi au moins une fois dans ta vie, mon Frankie ! »

Elle me montre comment on se baisse. Je l’enfile sans conviction intime. J’en ai commencé des tas d’histoires de cette façon. Mais après la décharge, tu fais quoi ? Tu remontes ? Tu t’enfermes dans ton logis où tu ne trouves rien à écrire ? C’est pas une Histoire sans histoire, ça ! Et je compte pas les intérêts. L’usure chère au poète. Molly se laisse couler sur le lit. Elle agite ses nibards et m’invite à en finir parce qu’elle a autre chose à faire dans la journée que de se coltiner un ami sans histoires. On en finit et elle s’habille.

« Tu déconnes trop, Frankie… Ça te bousille le cerveau. En fait, si t’arrives plus à écrire, c’est parce que ton cerveau est bousillé du côté de ça.

— De ça ? De ça quoi ?

— Ah ! moi j’y connais rien en écriture ! J’imagine que c’est dans un endroit précis de ton cerveau. Et c’est justement là que tu déconnes aussi. Donc tu n’écris plus et tu bois ce qui reste. »

Voilà pour les explications. Ça m’empêche pas de bander. Molly pense avec moi que cet autre ça ne réside pas dans les appartements cérébraux qu’occupent l’écriture et l’alcool en collocation. On sait même pas avec qui ça colloque la trique. On n’ose pas l’imaginer, comme dit Molly.

« T’as qu’à réfléchir à ça, me conseille-t-elle. Ça pourrait bien t’inspirer une histoire…

— Ouais mais pas sans histoire !

— Change de patron. »

L’idée ne serait pas mauvaise si elle était bonne. Tu penses si j’y ai déjà cogité de toutes mes forces mentales et autres ! Des nuits à ne pas dormir ! Le sommeil qui se glisse entre vous et la réalité, ça vous est déjà arrivé ? J’en crève toute la journée d’y penser. Et pendant que je crève, Molly a autre chose à faire. Tous les types qui sortent de chez elle savent faire quelque chose. C’est pour ça qu’ils entrent.

« Et toi, mon Frankie, rigole-t-elle en me pinçant les fesses. C’est pourquoi que tu entres… ? Et quand tu sors ça te fais quoi ? »

J’avale mon verre et je sors. La rue est déserte. Les vitrines barreaudées. La chaussée est mouillée mais pas au point de m’inspirer ne serait-ce qu’un ballet. Ça suffit pas. Dans ma poche, je triture le billet sans arriver à effleurer le carton où une écriture inconnue a gravé le mot chance. 100 + chance… Ça fait quoi ? Et juste le lendemain du jour où je réussis à renouveler ma licence… Comment le savait-elle ? Elle ? Quelle influence a-t-elle exercée sur les services chargés de reconduire mon importance sociale ? C’est au privé qu’elle s’adresse ? Pas à l’écrivain d’histoires sans histoire. Elle ? Chico Chica m’a jeté un regard tourneboulé. Il avait un verre dans la main et je l’ai bu. Ça n’a rien changé entre nous.

« Faut que tu cherches, Frankie, m’a-t-il seriné. T’as jamais su rien faire d’autre que de chercher. On n’échappe pas à son destin. La mort frappera à ta porte au moment même où tu cesseras de chercher…

— Je cherche plus, l’ami… J’attends… Suicide par l’attente… C’est possible ?

— T’as plus envie de souffrir… ?

— J’ai jamais aimé la douleur, mec ! Je badinais…

— Mais la mort n’est pas là, Frankie… Ça veut dire que tu es en train de chercher…

— Ah ! merde ! »

J’ai balancé le carton dans la rigole. Elle était à sec. Comme mon cerveau et ma langue, la seule collocation valable. Mais comme le cerveau est un locataire définitif jusqu’à la fin du contrat, si la langue change de domicile, un intrus se rapplique et alors on n’écrit plus des histoires du genre sans histoire, celles qui rapportent de quoi en écrire des tas d’autres qui ne rapportent rien. Un jour, sous l’effet des substances apaisantes, la balance penche du côté sans histoire. Mais sans histoire, tu n’écris plus rien.

« Je vais aller tout droit, dis-je à mon personnage.

— Tout droit ça va pas plus loin que le mur d’en face…

— Je le traverserai !

— Ne dis pas de conneries, Frankie ! Personne n’a jamais…

— Je volerai avant ! »

J’y croyais. Je croyais aussi à une migration. Je quittais l’hiver pour l’été, comme ça, sans transition. Je devenais oiseau. J’écrivais des oiseaux et je me foutais que ça rapporte ou pas. Naguère, j’ai tenté la mer. Des ailes c’est mieux que des bras qui n’en peuvent plus de ramer de soleil à soleil.

3

C’est dans la rue que j’ai rencontré Roger Russel. Ou dans un bar. Je sais plus… Ou chez le boulanger mais je mange pas de pain. Je l’ai aperçu dans la vitrine du boulanger. Il aimait le pain français. Il secoua sa baguette tout en comptant les pièces qu’il refilait à la boulangère. Puis il est sorti tout guilleret. À cette époque, il était flic. Il construisait une maison en banlieue. Je crois même qu’il avait une femme et des gosses. Il éclaira un peu ma lanterne :

« Je lui ai donné ton adresse. dit-il en me prenant le coude. Une belle fille, pas vrai ?

— Je dormais quand elle a frappé à ma porte…

— Sacré Frankie !

— Elle m’a laissé un carton…

— Elle doit être chez elle ! Je t’accompagne. Je veux revoir ces guiboles.

— Ya pas son adresse sur le carton… Je sais même pas qui elle est…

— Tu déconnes… !

— Elle dit que j’ai de la chance…

— Fais voir…

— Je sais rien non plus sur cette chance…

— Un billet de cent… C’est pas grand-chose… Elle est pauvre ou rapiate… »

On s’arrête devant une vitrine de fringues. Roger me regarde droit dans les yeux. Il a l’air inquiet maintenant.

« Cette gonzesse, Frankie, tu la connais… C’est le flic qui te parle, mec. J’en connais des histoires…

— Ah ! ouais… raconte…

— Des tas… et toujours une souris dans le fromage…

— Une souris dans le fromage… C’est Bébé qui va être content !

— Qui que c’est Bébé ? Ta meuf… ?

— Que non ! C’est mon patron. Je vais lui téléphoner que c’est bon pour Dimanche : Une souris dans le fromage. Ça va le brancher, ce conard d’exigeant !

— Pauvre Frankie… »

Roger me tenait toujours le coude. Dans les vitrines, j’avais l’air d’un aveugle, mais je l’étais pas puisque je me voyais.

« Parle-moi de ses guiboles, dis-je en traînant les pattes pour que ça ait l’air vrai.

— Deux merveilles ! Exactement symétriques. Même quand elle les croise…

— Elle les a croisées… ? Elle s’est assise sur ton bureau ?

— Non, tu parles ! On a fait la conversation dans la salle d’attente. Tu connais la salle d’attente du 7e, Frank. On y est à l’aise. Je l’avais en face de moi. Et elle a commencé à me poser des questions…

— Quel genre de questions ?

— Si je te connaissais aussi bien que je le prétendais… Si j’étais motivé pour te rendre service… Si je lui inspirais confiance…

— Si tu bandais… ?

— Non… Hélas. Rien de sexuel de sa part. Et je n’ai vu que ses jambes alors qu’elle était à moitié à poil. Légèrement vêtue si tu veux.

— T’as pas voulu en savoir plus… ?

— J’en savais assez ! Elle voulait qu’on te rende ta licence, mec… Et je lui ai pas demandé pourquoi ! T’imagines ? Je lui ai pas demandé en quoi ta licence la concernait !

— Elle a besoin de moi… De mes services… J’ai pas toujours été un minable pisse-copie sans histoires. Elle sait des choses sur moi et ça la met en chaleur, Roger !

— Ah ! lala ! Les femelles ! »

Sans cette chaleur, tu en fais quoi des femelles ? Des domestiques qui traînent la savate dans ton propre logis. Je me suis jamais souhaité ça. Qui était-elle ?

« C’est comme ça que t’as récupéré ta licence, Frankie…

— Je me souviens pas comment je l’ai perdue…

— Vaut mieux pour toi, mec. »

Roger en profite pour vérifier l’état d’un passage clouté. Juste le temps de réfléchir. Il mesure la largeur, l’épaisseur de la couche, prends le pouls des loupiotes… Je pense à rien, moi. Mais je rêve. Je suis un oiseau. Il paraît que c’est le mélange que je pratique qui me donne ces envies de voler. N’est pas oiseau qui vole. Le psy à qui j’ai dit ça m’a répondu que ça dépendait du vent et il s’est mis à rire en me prenant mon fric. J’ai descendu ses escaliers en quatrième vitesse pour lui faire plaisir. D’après lui, j’étais plutôt un mec à roulettes. Qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? Que j’avais la descente facile. Je l’avais pas vu venir. Ah ! le salaud !

Roger referma son carnet de notes. Je sais pas ce qu’il foutait dans la police, mais c’était pas un enquêteur dans mon genre. Il vérifiait. C’était écrit sur la porte du bureau qu’il partageait avec une bonne vingtaine de types dans son genre. Bureau des Vérifications. Mais je doutais que cette gonzesse fût tombée sur lui par hasard. Il voulait pas me l’avouer, mais elle l’avait interpelé. Une gonzesse comme elle qui entre dans un bureau où vingt mecs croupissent dans leur attente se fait agresser sexuellement par vingt bites en chaleur. Or, ce fut Roger qui la reçut dans la salle d’attente qui elle est climatisée. Et c’est lui qui fut le plus près de ses jambes. À tel point qu’il a rien vu d’autre. Il était incapable de me dire à quoi elle ressemblait côté faciès. En plus, regretta-t-il, il avait lui-même effacé la vidéo de surveillance où il avait l’air plus con que d’habitude. Il était désolé de me priver d’un élément indispensable à défaut de papier d’identité. Pas une empreinte. Rien.

« C’est la première fois que ça m’arrive, reconnut-il. Destruction d’indices. Je te revaudrai ça, Frankie…

— Ouais mais comment ? Des guiboles, ça va pas suffire…

— T’en as pas, toi, des guiboles très au-dessus de la moyenne dans tes souvenirs… ?

— Des tas ! Je vais plus savoir…

— Mais dans l’intime… Là… Tout près… Une aventure… Une cousine…

— J’ai rien que ce bifton et cette écriture qui me dit rien…

— Ah ! si j’avais pas eu cette tête de con sur cette vidéo ! Je n’avais d’yeux que pour ces jambes… J’imaginais les commentaires… Ça te fait pas cet effet, toi, les guiboles… ? »

Roger était arrivé au bout de son voyage jambier. Il n’avait plus rien à me donner à part ces guiboles d’exception selon lui. Mais j’ignorais si on avait les mêmes goûts en la matière. D’ailleurs je suis pas spécialement guibole question femme. Je sais même pas comment que je les possède. Comment qu’elles cèdent à mes désirs. Ce qu’elles pensent de moi. Molly ment comme elle respire. C’est son métier. Et j’ai un rôle à jouer dans son laboratoire du cul. Lequel ? Je sais pas. maman est morte depuis longtemps. J’ai laissé Roger dans une rue. Qu’est-ce que je tenais, à part ma cuite chronique ? Une écriture inconnue, un billet de cent et des guiboles parfaites dans le goût de Roger qui n’était pas forcément le mien. Merde ! que je me dis. J’aurais pu en parler avec lui. On aurait été faire un tour chez un libraire spécialisé en guiboles. J’y vais jamais. Roger devait en connaître des tas. On aurait passé du temps ensemble. J’ai besoin d’un ami. Et j’étais là à me lamenter devant la vitrine d’un confiseur quand Chico Chica m’a hélé de l’autre côté de la rue. Il avait des nouvelles de Roger. J’ai traversé.

« Déjà ! m’étonnai-je. On vient de se quitter…

— Il a pas bien effacé, dit Chico Chica. Ah ! ces disques durs !

— C’est drôle comme le temps passe sans moi ces temps-ci…

— Ça n’a pas été facile, mais on y est arrivé ! On la voit bien sa gueule, Frankie !

— Des fois j’ai l’impression de reculer dans le temps… Je me rapproche des êtres de cette façon. Je sais bien que c’est pas la bonne méthode pour se socialiser. Mais j’en connais pas d’autres. Je sais pas où j’ai appris… J’ai peut-être pas appris… je suis né comme ça… Comment que t’es né, toi, mon personnage ? Y en a qui veulent connaître ce détail cristallin de mon expérience. Une souris dans le fromage, par exemple… »

4

Bon ben me revoilà au poste du 7e Bureau des vérifications vingt mecs qui se branlent rien que pour se vider les yeux vissés dans l’écran… Je me baisse pour en voir un de près et il me répond que Roger est dans la salle d’attente et que je vais avoir une sacrée surprise. Il me parle de mon cœur et retourne à sa braguette. Un tiroir est ouvert sur un flacon transparent comme un miroir. Mais c’est pas le moment de demander l’aumône. Roger m’attend. J’entre dans la salle d’attente. Personne. On voit bien que la porte des chiottes est ouverte. Bruit de chasse. Roger revient. Ça va vite comme ça. J’ai pas le temps de respirer entre deux apnées. Roger s’est ajusté une cravate sous le menton. Le col de sa chemise est impec. Pas de traces de gouttes sur son pantalon. Je me demande pourquoi, comme ça, très vite pensant le Roger il s’en met toujours au moins une après la miction je n’ai jamais rien observé d’autre sur son futal quand il en vient mais c’était où cette mission ? ne me souvenant pas de ce pays où le voyage nous avait envoyé avec le courrier… Il a pas refermé la porte. Ça sent la lavande. Est-ce que cette odeur vous rappelle quelque chose… ? Je sais pas ce que j’ai vu en premier… le regard, les jambes, la main qui arrivait sur moi comme un poisson ondulant dans des eaux dont je ne pouvais pas oublier la teneur.

« Je suis content de te revoir, Frank… dit-elle en glissant sa main dans la mienne. Ça fait des lunes…

— Et des lunes ! m’écriai-je sentant l’humidité de sa main dans la mienne.

— Voilà… C’est moi… Le billet de cent…

— La chance…

— Oui, la chance.

— Comment que tu l’as retrouvée ? » grognai-je en direction de Roger qui nourrissait ses mirettes de repas volatiles.

Il se mit à gesticuler comme un sourd. Ou bien il parlait et luce l’écoutait souriant comme une garce qui s’est fait attraper après s’être enfuie dans la nuit où personne ne suit les fantômes du désir. Il n’en finissait pas, le Roger ! À croire que ça lui procurait du plaisir de se noyer dans le récit de son enquête. Mais pourquoi avait-elle agi de cette étrange et inexplicable façon ? Le billet de cent, je comprends. C’est toujours bon à prendre. Mais l’anonymat… ? Et cette référence toujours intime à la chance que je n’ai pas… ? Comment qu’elle expliquait ça, elle ? me demandais-je pendant que Roger s’enfonçait dans sa propre théorie du retour au bercail. luce et moi on a été marié naguère si des fois vous ne l’avez pas encore deviné. Et même si vous l’avez toujours su c’est une sacrée surprise, non, que de le savoir et surtout de se retrouver après ces années d’alcoolisation d’une existence sans histoires… ? Je tenais plus debout. Je me suis assis. Roger m’a alors transporté dans le fauteuil le plus proche. C’est un costaud, Roger. Et il aime montrer ses muscles, ses tatouages et ses cicatrices. Ses trésors de guerre. La longue et lente péripétie de son romantisme. Là, gravée dans sa peau de rhinocéros cornu genre si ça marche pas c’est que c’en est pas. luce s’est assise sur l’accoudoir. Cette odeur de Provence sous l’oreiller ! Pourquoi le billet de cent… ?

« Elle a un service à te demander, dit Roger. J’espère que tu vas pas lui refuser ça sous prétexte…

— Laisse tomber ça, Roger ! s’agace-t-elle. Je suis juste venue le récupérer…

— Je l’ai déjà dépensé ! »

Vous m’auriez entendu gueuler !... J’étais passé du désespoir du type qui tombe nez à nez avec un fantôme du passé à la détermination du pauvre qui défend le pain qu’il a mangé avant de le payer. Je montrais mes poings noués sans toutefois menacer le beau visage qui se penchait sur moi pour sucer les gouttes de sueur qui brouillaient mon regard. Elle m’avait toujours vaincu de cette façon, voluptueuse et gagnante d’avance. Roger était moins tacticien :

« Qu’est-ce que t’as dépensé, mon gros ? fit-il en se penchant lui aussi.

— Je dirai rien ni ne ferai rien tant qu’on m’aura pas expliqué ! »

Je me suis remis debout, dégoulinant et agité comme un mouchoir.

« J’en ai marre de rien comprendre quand je suis seul…

— Mais t’es pas seul, mon Frankie…

— On est venu te chercher… »

Deux types attendaient au fond, devant la porte à deux battants qui étaient ouverts sans que j’arrive à me rappeler si c’était par là que j’étais entré. Un brancard à roulettes les précédait. Merde, me dis-je, je suis si malade que ça… ?

« Pas tellement, dit Roger en ajustant la couverture. Le problème avec toi, c’est tes visions…

— Mais tu l’as vue toi aussi !

— Si tu parles de luce, ouais, je l’ai vue… tout comme toi… ça, c’était de la réalité… mais tu ne l’avais pas dépensé comme tu disais…

— De quoi tu parles, mec… ?

— Du bifton… 100 balles… Elle veut les récupérer.

— Mais pourquoi… ?

— Tu lui demanderas…

— Où qu’on va… ?

— Soigner ta violence. Voilà ce qu’ils veulent maintenant. »

Pendant qu’on roulait et que le plafond défilait, les choses me revenaient. Mes choses avec luce. Naguère. Elle voulait toujours récupérer le fric qu’elle me refilait. Et ça finissait mal. Les roulettes. Voilà comment je descends. Et ça va toujours vite. À tel point que j’en perds sa trace. J’ai voulu me lever, mais ils me tenaient bien, les salauds. Le bifton, je me l’étais carré dans le cul. Ils commenceraient par là. Je n’avais pas d’imagination.

« Et la chance ? ânonnai-je en renonçant aux explications rationnelles dont je connaissais les limites. Pourquoi a-t-elle parlé de chance… ?

— T’as qu’à lui demander, mec… »

Cette fois, elle était à cheval sur le brancard. Autant dire sur mon ventre. Et sans culotte. luce ne pratiquait pas la culotte, sauf nécessité. Elle s’est penchée, suçant la sueur de mes poils. J’ai soulevé ma tête autant que me le permettait le garrot.

« Je te le demande, luce ! Une dernière fois que je te le demande ! »

Elle riait en secouant le billet qui sentait toute ma merde. Elle était venue le chercher et elle l’avait trouvé. La chance ? Elle s’en foutait. Elle avait dit ça comme ça. Elle sauta en marche. Roulé-boulé vers l’ascenseur. J’ai entendu les portes coulisser. Roger resserra le garrot sur l’ordre d’un des deux types qui m’accompagnaient je savais où. Ce type disait en haletant :

« Il est toujours comme ça… ?

— Des fois pire, dit Roger qui s’essoufflait.

— Qui c’est cette gonzesse… ?

— Sa femme… Elle veut plus payer la pension alimentaire…

— Ah merde alors ! C’est elle qui casque ? Si j’avais su… »

Qu’est-ce qu’il savait pas ce matasano ? Et puis d’abord qu’est-ce qu’il savait ? J’avais une histoire à écrire avant dimanche. Bébé m’attendait au tournant. Vous connaissez pas Bébé… C’est un extraterrestre. Je me souviens plus d’où il vient. Il ne paie que si ça se vend. T’es pas fonctionnaire ! rugit-il chaque fois que je tends la main pour recevoir mon dû. Vous pouvez pas comprendre… Cette existence qui ne veut pas de moi parce que je ne veux pas de la république… D’ailleurs je veux rien d’autre qu’on me foute la paix. Je veux écrire des histoires qui se vendent parce que ce sont des histoires et non pas parce qu’elles exerceraient un pouvoir exhaustif sur la cervelle du commun des mortels. Et Bébé gueule :

« J’ai pas fait tout ce chemin pour m’entendre dire que je suis un profiteur de la plume de ceux qui savent écrire ce que d’autres ont le pouvoir d’imaginer !

— Mais elle m’a pas payé la pension depuis des mois ! Je suis en train de crever !

— C’est que t’as pas de chance, mon pauvre Frankie… »

Voilà de quoi je me nourris depuis des années qu’elle m’a quitté.

« Faut que tu remontes, Frankie, me dit-il en tirant sur son cigare qui lui creuse les joues.

— Elle en avait, elle, de l’imagination… On formait un beau couple. Complémentaire et tout et tout !

— C’est du passé… Tu me dois trois histoires. Et il m’en faut une avant dimanche. »

Il se répétait. Des mois qu’il se répétait le Bébé ! Et moi je dépérissais à vue d’œil. Je ne sais plus s’ils m’ont viré du 7e ni si j’ai fait un détour par Santa-Ana. Chico Chica m’attendait dans la rue, n’importe quelle rue. Il achevait son dernier cigarillo. Il jeta la boîte dans une poubelle. Fallait le voir soulever le couvercle, lâcher la boîte à un endroit précis de son ignoble contenu et refermer sans bruit, sans commentaire et sans moi. La fumée le rend avide. J’avais même pas de quoi me payer un mégot.

« Les mégots, me dit-il, tu les trouves par terre. Suffit de te baisser. Mais gare à la concurrence ! Et gare au flic qui est de mauvaise humeur chaque fois que tu ramasses ce qu’il est venu verbaliser ! Un dur métier…

— Flic… ?

— Non… Toi. Celui qui ramasse les mégots. C’est dur. T’as toujours le billet de cent… ?

— Dans le cul. Ils ont pas cherché là. C’est pourtant le premier endroit… »

On est allé jusqu’au quai. Le petit. Pas le grand. On y va plus au grand. Pas depuis qu’on est revenu de notre voyage en France. Le dernier. luce toute nue dans la cabine. Passagère clandestine. J’avais écrit une histoire pour ne pas oublier. Invendable. La voilà ma chance ! Mais je suis comme tout le monde au fond : je vends de la merde et si c’en est pas, je vais me faire voir ailleurs. Un ailleurs sans rien. C’est dur la première fois.

« Tu l’as racontée, cette première fois… ?

— Vendue ! C’était le prix du voyage. Ses jambes ! Elle les donnait en spectacle. Il fallait bien que ça me rapporte !

— Une chance… »

Voilà… où j’en suis. Des mois qu’elle payait plus la pension et voilà qu’elle me refile anonymement un billet de cent. Ne parlons plus de la chance. Ça nous mènerait trop loin. Faut pas pousser plus loin que le quai. Le petit. Celui des pêcheurs qui vivotent en attendant de crever comme les autres. Au début, je piquais les arêtes aux chats qui ne se battaient pas avec moi. Ils se battaient entre eux. Et j’en profitais pour leur piquer leurs arêtes et quelquefois même un poisson tout entier ou à peine chipoté. Mais les temps ont changé : maintenant, j’ai mes aises. Et je bouffe à table avec ces types rabougris qui regardent leurs femmes ravauder pendant que les enfants manquent de s’instruire. On boit aussi. Je leur ai montré le bifton. Ils en voyaient pas souvent des comme ça. Ils n’ont pas osé y toucher. J’avais le carton dans la poche. J’en ai pas parlé. À quoi bon compliquer quand on peut faire simple ?

5

Je me suis dessoulé pendant trois jours. On ne peut pas être plus seul. Je ne suis pas rentré chez moi. Je n’ai pas de chez moi. Pas de boulot non plus. Pas d’éditeur. Rien que des conneries que je raconte. Et je me demande bien pourquoi… Je pourrais exister comme tout le monde… Mais c’est la vie qui l’emporte et ce qu’elle emporte j’en sais rien. Je me retrouve en solo et complètement dessoulé. J’avais dormi dans la remise d’un ami pêcheur. Je sentais la marée vieille de plusieurs siècles. Ça tanne, cette odeur. Mais ça me donne pas l’apparence du métier. Et puis j’ai pas de femme à nourrir. C’est elle qui me nourrit. Enfin… quand elle paye la pension. C’est à qui me laissera crever. J’ai des envies de meurtre. Mais je tuerais pas ceux que je connais pour une raison ou une autre. Je donnerais dans l’anonyme. La masse. Les spectateurs aux œillères du divertissement. Il y a deux manières d’assister au spectacle : en l’applaudissant ou en disséquant. Tant pis pour ceux qui applaudissent !

Tu parles d’une cliente ! Dire que ça avait commencé comme dans un roman… à quelques détails près… l’anonymat… la chance… Rien de plus clair que le fric… Mais l’incognito… ? et cette lumière sur une particularité… ? Comment imaginer que ça ne vient pas d’elle ? Quel personnage de substitution ? Qui pallie cette démesure ?

Rien ne s’était passé. D’aucuns disent que je suis tombé du quai et que j’ai failli me noyer. Des bras noueux m’ont sauvé de l’asphyxie. Et j’ai passé la nuit sur un tas de filets à ravauder. J’aurais pu attendre que les femmes se ramènent et je les aurais aidées à étaler les filets sur le bitume déjà brûlant du quai. J’ai peut-être fui. Qui sait ce que je fais quand je ne sais plus que je le fais… ?

Avant de quitter la remise, j’ai fouillé un peu dans les coins dans l’espoir de trouver de quoi me redonner le sens du fil. Bouteilles vides destinées à servir de flotteur. Une dame-jeanne était remplie de coquillages. Travaux d’enfant. Un vasistas donnait sur le trottoir. De là-haut, le spectateur en vacances illustre la BD éducative aux pages tachées de sucres divers. Je suis remonté pour assister à l’ouverture des premières vitrines du jour. Les tables d’un café secouaient leurs parasols. C’est fou ce qu’on se plaît à observer quand on revient de la nuit passée loin de chez soi. Trois jours que ça m’a pris. Et j’étais malheureux comme un singe qui ouvre un bouquin illustré. Dans l’ombre cristalline des bars, les comptoirs rutilaient sous leurs verres suspendus par le pied. Il n’en faut pas plus à l’imagination pour mettre en branle le dispositif du romanesque. Si Bébé existait, il en concevrait un espoir pressé.

Ouais, je m’appelle Frank Chercos. Je vis seul. Je connais des gens mais ils ne me connaissent pas. Je tire mon coup à l’occasion sans trop me faire de mal. Ce matin-là, j’avais un billet de cent dans la poche et je savais d’où il venait. Je ne pensais plus rien de ma chance. De toute façon, elle me menait par le bout du nez. Et j’allais tout droit, ce qui en surprit quelques-uns. On m’attendait. Roger s’était renseigné, cette fois aux bonnes sources. Cette manie qu’il a de se gourer et de me foutre dans la merde. Il est pas doué pour l’investigation. Son imagination précède les faits. luce a dû se demander ce qu’il lui voulait en la convoquant. Je n’en sais pas plus. Pas plus que vous.

Enfin… c’est passé. Trois jours sans rien vider. J’avais pas l’esprit aussi clair que peut l’espérer un type qui a momentanément cessé de mélanger sa matière cérébrale aux produits de la vigne et des fûts. Mais ça allait. Tout droit. On m’attendait.

Je frappe à la porte donnée, j’attends, on m’ouvre, j’entre, je dévisage, je dis bonjour, je m’assois… bon… jusque-là, tout se passe bien. L’être qui me reçoit est plein d’attention pour ma petite saleté et mes discrètes inconvenances. Encore un extraterrestre, genre Bébé, mais en plus vert. Qu’est-ce qu’il me veut ? Roger m’a rien expliqué. C’est comme ça que j’ai rencontré mon premier psy. Pas par hasard. Il consulte sa montre connectée.

« Elle va plus tarder maintenant, dit-il sans me regarder.

— Je suis pas pressé, » déglutis-je en me frappant le front.

Je me surveille pas vraiment. Des fois je fais peur. On parle de schizo. Je réponds autre chose. C’est comme ça que j’écris. Mais quelle importance si ça se vend pas ?

« Elle n’est jamais en retard, dit-il l’œil rivé sur son écran palpitant.

— Je pourrais en dire autant si je savais qui c’est…

— Vous ne la connaissez pas. Mais elle a entendu parler de vous.

— Elle est si inquiète que ça ? »

Le mec ne répond pas. Il agite un pied. Le pied s’approche de mon genou puis s’éloigne. C’est comme ça qu’il invente le mouvement perpétuel. Sa vodka est nature. J’avais promis, mais j’ai oublié. Trois jours. Jamais j’ai tenu aussi longtemps. Et pour la bonne cause toujours. Du moins je l’espère. Une seule fois je me suis fais piéger. Et on s’est mis à attendre. On n’attendait pas la même chose et ça a mal fini. Mais maintenant, on attend la même chose, sauf que je ne sais pas ce qu’on attend. J’avale deux verres en même temps. C’est en tout cas l’impression que ça me fait. Je commence à avoir des visions. Par endroit. En toute discrétion. Ça vient de loin.

« Elle est en retard, avoue mon hôte. Ça ne lui arrive jamais.

— Si c’est la police, dis-je en riant sans ouvrir la bouche, il vaut peut-être mieux que je m’en enfile un troisième, croyez-vous pas… ?

— Mais servez-vous je vous en prie faites comme chez…

— Vous allez pas assez vite, mon vieux. J’ai eu le temps d’en vider un quatrième !

— Ça va faire trop… Elle a des choses importantes à vous confier…

— Elle vous les a confiées à vous… ?

— Cela va de soi ! Je suis un ami…

— Qu’est-ce que vous entendez par ami… ?

— Mais voyons… ! L’amitié, monsieur ! L’amitié et rien d’autre !

— Ah ! j’ai encore laissé parler mon imagination…

— Je ne connais rien en criminologie. »

Ça tombe bien. J’en connais un rayon question salauds qui gâchent l’existence des autres. Et en effet, mon imagination fait le reste. Il me toise maintenant.

« Vous écrivez… aussi… ? dit-il en dévissant un autre bouchon.

— Je ne fais que ça, mec ! Qu’est-ce que tu t’imagines ?

— Mais rien du tout ! Je n’ai pas d’imagination. D’ailleurs… je n’ai pas su la conseiller…

— Et qui que c’est qui vous a dirigé vers moi… si je puis m’exprimer ainsi… ?

— Monsieur Russel… du 7e…

— Qu’est-ce que vous savez sur lui… ?

— Oh ! Pas grand-chose… luce me l’a présenté et…

— Encore elle ! Me dites pas que c’est elle qu’on attend…

— Non… ce n’est pas elle… La personne que nous attendons n’est pas connue de vous…

— Mais de vous assez pour vous confier ses petits secrets…

— On peut le dire, monsieur ! »

Le voilà qui prend ses grands airs de domestique. J’ai une de ces envies de le congédier ! Mais je suis pas chez moi. Ici, l’intérieur est cossu. Rien que du vrai. Et du rare. Mon costard n’entre pas dans ce décor. Je lui cours après. Un lézard vert et bleu traverse le salon sans ménager les coussins. De l’or partout. En fil. En plaqué. En torsade.

« Des fois, elles viennent pas, dis-je sans aucune intention ironique.

— Oh ! elle viendra ! Il a dû lui arriver quelque chose… Qu’en pensez-vous… ?

— La vodka me fait bander au cinquième verre. »

J’exhibe une érection aux grosses veines. J’en ris.

« Toujours fidèle au rendez-vous, cette vieille branche ! C’est le cinquième et pas un autre. Au sixième, je passe à l’acte !

— Vous n’allez pas faire ça ici, tout de même ! Elle peut arriver d’un moment à l’autre…

— Vous ne vous inquiétez plus pour elle ? Ya pas une minute, vous angoissiez à mort, tout prêt que vous étiez à me propulser à sa recherche… Ah ! Fallait vous en soucier avant le cinquième !

— Mais vous vous caressez ! »

C’est toujours ce que je fais quand j’en ai l’occasion. Je me caresse. Et ça s’achève dans un rugissement à mettre en fuite les hôtes de ces bois. J’en perds haleine. Mais qu’est-ce que c’est que cette énergie qui dort en nous ?

« Monsieur… Je vous en prie…. Pas ici… Elle devrait déjà être là… Comprenez mon inquiétude… »

Mais qui c’est ce mec ? Je ne l’ai même pas décrit. Je l’ai pris comme il est venu. Il trépigne sur le tapis persan. Il chausse des babouches. Il en perd sa pudeur et se déshabille. À mon tour d’exiger une explication. Mais il bande petit. Tout droit comme un crayon. Pas plus épais qu’un trait. Ah la la ! Si elle arrive sur ces entrefaites, on est beau pour les médisances !

« Mais voyons, ahanai-je, qu’est-ce que cela signifie, monsieur que je ne connais pas ? »

Ces paroles l’immobilisent. Il est confus maintenant. Il se rhabille en vitesse. Et s’explique :

« Je m’excuse… Ma djellaba a glissé… sur mes épaules… comprenez-vous… ?

— Et ta trique, mec ? Tu l’expliques comment ta trique… ?

— C’est l’attente, comprenez-vous ? Ce temps qui passe entre l’heure prévue et l’heure qu’il est…

— C’est pas l’angoisse donc ? Moi, ça m’angoisserait…

— Je ne sais pas ce que c’est… La faute du tailleur… C’est du sur mesure… Ça glisse dans ces moments… comprenez-vous… ? »

La bosse au bon endroit de sa djellaba témoignait qu’il était toujours aussi excité. Personnellement, j’avalais le sixième ou le septième, je sais plus. Je venais d’entamer une seconde bouteille que je prévoyais de vider plus facilement que mes couilles. Je m’assis. Elle était en retard. Il s’assit. Il ne buvait pas. Il avait ses raisons. Je ne voulais pas en savoir plus. Chacun sa douleur. Et c’est pas dans l’eau qu’on la noie. Il avait l’air très angoissé. Il me racontait peut-être une histoire. Et j’étais venu pour ça. Pour l’écouter. Bébé serait content si j’éjaculais avant dimanche. Et l’autre bandait encore, à tel point que j’eus la tentation de la sucer jusqu’à plus soif. Mais j’ai jamais fait ça à un mec. Même de cette taille, c’est humiliant. Je suis pas venu pour ça. Et on l’attendait, assis dans de confortables fauteuils de marque ou de style… moi vidant la bouteille avec un compte-goutte et lui ne cherchant même pas à mettre fin à sa minable mais duraille érection.

6

Appelons-le Chico Chica. Ça simplifiera les choses. Je savais pas qui c’était. Autant en faire un personnage. Il n’avait aucune importance dramatique, romanesque. J’avais frappé chez lui comme chez n’importe qui susceptible de m’attendre. Et s’il m’attendait, c’était parce qu’il avait fixé une heure à « elle ». J’en savais pas plus. Mais le temps passait. Et de verre en verre, mon imagination s’est mise à me jouer des tours de son sac. Est-ce que je me suis montré poli, sans aspérités et même cultivé au point d’engager une conversation que si vous aviez été là je suis sûr que vous en auriez apprécié la profondeur et la justesse… ? J’en sais rien, mais rien de rien ! J’ai des problèmes aussi de ce côté-là. Alors appelons-le Chico Chica, CC en mode short, et attendons avec lui qu’ « elle » se pointe avec retard au rendez-vous dont ils ont convenu sans me demander mon avis. C’est Roger qui a manigancé tout ça. Et comme j’étais pas là pour donner mon avis et améliorer les conditions de l’évènement, j’en sais à peu près autant que vous. La deuxième bouteille était morte. D’un doigt expert, je la fis chuter sur le tapis. Le mec jeta un œil égaré à cet endroit précis. Il me le jeta ensuite à moi, mais pas égaré, plutôt furax. Il ne dit rien. Je finissais de lécher le bord de mon verre. J’aime pas beaucoup ce genre d’attente, l’étreinte du verre et la langue qui pend dedans sans rien trouver. Je trouvais le temps long et le temps ne m’inspire jamais la bonne humeur qu’un simple remplissage conseille à mon esprit toujours en proie aux tourments de l’attente.

« Si ça se fait, proposai-je, elle viendra pas…

— Elle a dit qu’elle viendrait… Je suis inquiet… Et pas seulement à cause de votre comportement… Vous allez mieux… ?

— J’espère que j’ai rien cassé…

— Je vous ai servi dans du plastique… luce m’a prévenu, vous pensez ! Surtout pas de verre ! m’a-t-elle répété autant de fois que nécessaire. Il casse tout quand il est dans cet état…

Il imite luce, très bien.

— Vous connaissez bien luce… ?

— Pas plus que ça…

— Elle m’a pas payé la pension depuis des mois… Voilà comment j’explique l’état qui vous turlupine et qui n’est rien d’autre que celui dans lequel mon costard se trouve… Je suis tombé dans l’eau… Personne ne s’est inquiété. On m’a sorti de là et j’ai passé trois jours à…

— Non ! Non ! C’est trop inquiétant ! Il faut qu’on y aille !

— Qui ça « nous » ? On ? »

Et voilà la djellaba qui glisse encore jusqu’aux pieds. Mais cette fois, le mec est habillé. Chemise blanche et pantalon de toile bleue. Il est pied nu mais d’un saut il les entre dans des espadrilles. Le voilà qui trottine vers la sortie par où je suis entré. Je le suis, mais alors : par le chemin le plus long. Qu’est-ce qu’elle m’a mis !

« Elle ne vous a rien mis ! Elle n’est pas là… Vous avez une voiture… ?

— Je sais pas si on parle de la même chose…

— Prenons la mienne ! »

Il plonge dans un buisson et cavale vers un garage qui se prélasse sous les arbres. J’ai attendu tout ce temps pour m’apercevoir de la dimension de la propriété. Pour le coup, je loge chez un rupin comme je les aime : rupin et encore rupin. Le buisson me donne envie de vomir. Je vomis.

« Vous êtes dégueulasse ! dit le type en poussant une bagnole tellement rapide qu’il lui pousse des ailes.

— Je supporte pas la vodka… Vous n’avez pas du vin français… ?

— Prenez le volant… »

Il hésite en me tirant par la manche car un habitant du buisson m’a invité à partager sa rogne.

« Vous ne pouvez pas conduire dans cet état… constate-t-il.

— Et ben prenez-le… Mais avant toute chose…

— Je ne conduis pas… »

Il réfléchit, se tenant le menton.

« À votre avis… dit-il en me regardant bien droit dans les rétines.

— J’en ai plus… J’en manque…

— Vous qui avez l’habitude des ennuis avec la justice…

— Pour le bien de l’Humanité seulement…

— Qu’est-ce qui coûte le plus cher : la conduite en état d’ivresse ou sans permis… ?

— À pile ou face…

— Conduisez et suivez mes instructions ! »

Putain mais qui c’est ce type ? Et qu’est-ce que je fous dans la banlieue cossue de New Dream où je mets jamais les pieds ? Dans quelle galère il m’a fourré le Roger des Vérifications ? Ah ! si y avait pas eu cette vodka, j’en serais déjà sorti de cet épineux ! Un costard qui m’a rien coûté. Ça m’a toujours plus fait mal de perdre ce que j’ai pas payé que le contraire.

« Le contraire c’est : de gagner ce que j’ai payé. Absurde ! Les choses sont plus compliquées que ça. Votre costume est définitivement foutu. Dans quel état vous allez vous présenter à elle ! Une femme si charmante ! Un costume en pièces et l’esprit embrouillé. Elle ne croira plus un mot de ce que dit monsieur Russel. »

Il arrêtait pas de parler, parler, parler ! Et pour rien dire de cette femme. À part qu’elle aimait pas les hommes mal fringués et beurrés. Je l’avais trouvé ce costard ! Sur un corps. Enfin… le corps était dedans. Il dormait. J’en ai profité pour m’habiller à la mode. Mais je savais rien de la mode du temps et il était trop tard pour changer d’apparence. J’ai continué comme ça, en costard démodé et seul dans la vie. On ne se change pas aussi facilement. Les gens ne parlent que d’eux sauf quand ils en cassent sur vous-même. Ah ! le sucre de l’existence ! Le type renonça à me sortir de là. J’étais tout écorché. Je me déshydratais. Il était lui aussi dans un état, mais pas le même.

« Voyez où ça nous mène, vos folies ! pleura-t-il dans une branche sans épines. Elle est en retard et je vais être obligé d’y aller tout seul ! »

Il me regarda comme si je venais d’arriver.

« Je ne sais pas conduire ! Tant pis ! Je vais y aller à pied ! »

Et le voilà parti. Mézigue dans un buisson. Piqué de partout avec impossibilité de me servir de mes mains tellement ça piquait. Il s’éloignait, cet aventurier ! Et la nuit tombait. Plus question de compter sur le soleil pour éclairer les zones d’ombres de ce récit. J’avais même plus personne à qui parler. Quant à gueuler pour signaler ma présence, je jugeai que c’était la meilleure manière de passer encore une nuit au poste. Avec l’eau du robinet et des biscuits rassis. Et la tronche du flic qui a longtemps étudié mais pas dans les livres. Avec pour seule loupe celle des fonds de bouteille. Et pour seul éclairage celui de son collègue idoine.

Le type disparut. Si on me demandait ce que je foutais dans ce buisson et dans ce costard et même dans ma peau, je répondrais que j’étais tombé du ciel où je travaillais.

« Travailler à quoi… ? me demanda la voisine qui était sortie en robe de chambre.

— Ce n’est un secret pour personne, madame ! Renseignez-vous ! »

7

« Ah ! je vous le fais le coup du polar dénaturé ! Je veux plus rien écrire sinon sous la contrainte du ravissement éthylique. Une souris dans le fromage sera un polar anagogique, sous-genre qui viendra pallier les déficiences de la géométrie synaptique et des dégéométrisations libidinales.

— Dimanche n’est pas si loin que ça…

— Je vous parle d’avenir !

— Et moi je vous parle de dimanche ! On imprime lundi !

— Vous comprendrez jamais rien, Bébé !

— Ne m’appelez pas Bébé ! C’est BB qu’il faut dire et écrire…

— C’est déjà pris… Renseignez-vous avant de débarquer sur notre planète.

— Vous êtes barjot, Chercos ! Avez-vous jeté un œil sur le scénario… ?

— Je m’en tape de votre scénar ! Les lecteurs seront ravis autant que moi, vous verrez !

— Mettez-vous au travail et ne me dérangez plus ! »

Clic ! La voisine me regardait comme si elle craignait que je m’en prenne à son téléphone. Elle était déjà à poil et attendait que je m’y mette. Mais Bébé devait savoir ce que je pensais de son influence éditoriale sur mon travail d’écrivain. Je m’étais peut-être mal exprimé et il m’avait raccroché au nez. Lui qui avait toujours eu beaucoup de patience avec moi. Il me respectait plus. Je pouvais plus penser à autre chose. Tant pis pour la voisine. Comme j’avais plus rien dans les mains, elle y plaça ses gros seins mous et froids. Son ventre caressait ma queue. Elle se servait de son nombril que du coup j’ai pas osé regarder. On sait jamais avec ces gens venus d’ailleurs. Ils nous ressemblent pas des pieds à la tête, et inversement. J’ai vécu des expériences hallucinantes avec des noires qui avaient la peau blanche, et vice et versa. Elle me secouait les prunes avec passion. Mais j’étais ailleurs. Je le lui dis, même si elle pouvait pas comprendre. Je dus la suivre dans le lit. Elle écarta tout de suite ses grosses cuisses. Une forêt de poils engloutit ma queue et tout ce qui va avec. J’arrêtais pas de penser à ce rendez-vous raté. À ce type qui s’était lancé à la poursuite de je ne savais quelle chimère. Et à cette femme qui n’arrivait pas pour une raison qui m’avait tout l’air de relever de l’impossibilité. Paradoxe qui allait me rendre fou. Je ne répondais plus à aucune question.

Ça sentait comme dans la remise des pêcheurs. Deux bras flasques mais solides m’étreignaient sans pitié. Encore une contradiction insupportable. Soudain, une langue baveuse pénétra dans ma bouche. J’en suffoquais. J’en avais mal aux yeux et aux oreilles. Qui était cette gonzesse qui m’avait sorti du buisson épineux ? D’où tenait-elle la recette de l’onguent qui avait soulagé ma douleur ? Elle connaissait pas un truc pour bander même quand on a autre chose à faire ? Elle m’inhumait dans sa volupté de colosse en proie à des impératifs tenus secrets pour l’instant. Si j’arrivais pas à bander comme il faut, elle me dévorerait sans autre procès. J’ai tout passé en revue mes souvenirs, même du temps où j’étais pas au courant. Ma main explorait des profondeurs que j’ignorais la possibilité. Ça m’excitait pas cet inconnu que j’avais pas envie de connaître. Elle m’avait sorti du buisson. Elle avait retiré les épines une à une avec sa pince en acier inoxydable. Elle y tenait à cette inaltérabilité face aux menaces de la rouille. Un discours compliqué. Je retenais mes cris qui sinon eussent passé pour les douleurs d’une fillette mangée des orties. Ensuite elle m’avait nourri. Et puis elle avait eu besoin d’entretenir avec moi un rapport moins ordinaire, du genre conversation avec échange de points de vue.

« Depuis quand tu connais Pedro Phile ? me demanda-t-elle en m’empiffrant à la cuillère.

— Depuis rien ! Je le connais pas. Qui est-ce… ?

— Tu connais pas le type qui t’a poussé dans les épines que si j’avais pas été là tu en crevais avant la fin de la nuit… ?

— Tu veux dire que ce minable de la queue a un nom et que c’est…

— Pedro Phile… Il habitait déjà la maison quand j’ai emménagé ici. Depuis longtemps. Je crois même qu’il y est né. Moi je suis pas d’ici.

— Ça se voit… Je veux dire que c’est une qualité que tu mets pas assez en avant…

— J’y pense, figure-toi ! Mais j’ai un accent… Et ça me défigure.

— J’ai un accent moi aussi, mais d’ici…

— Tu peux pas t’imaginer ce que ça coûte d’effort de parler sans ce maudit accent qui habite ma langue comme s’il y était chez lui.

— Tout le monde écrit de nos jours…

— Pourquoi qu’il t’a poussé dans les épines, le Pedro… ?

— On courait et j’ai sauté dedans. Ce type a une détente du tonnerre !

— Il t’a pas poussé… ? Je l’ai vu pousser des tas de gens dans ce satané buisson… Là, devant ma fenêtre. Mais ce buisson c’est chez lui. Il l’entretient pour que je voie comment qu’il se comporte avec ceux qui ne font pas partie de son monde. Il les reçoit chez lui et à peine qu’ils commencent à s’éloigner, il leur saute dessus et ils tombent la tête la première dans ce roncier qui a toujours été là, chez lui et devant ma fenêtre.

— Personne se plaint de cette xénélasie… ? Qui sont ces gens… ?

— Si je le savais ! Mais j’en sais rien… Comment tu t’es retrouvé chez lui, toi ?

— J’avais rendez-vous…

— Rendez-vous avec Pedro Phile ? Qu’est-ce que t’as de commun avec ce type ?

— Une femme… mais je la connais pas.

— Une étrangère elle aussi ?

— Tout le monde est étranger dans ce monde. C’est du moins ce que je crois…

— T’as de la chance de croire en quelque chose… Moi, je crois plus à rien. Et je m’ennuie. C’est comme ça qu’on en arrive à avoir des idées noires… Qu’est-ce qu’elle te veut cette femme que tu ne connais pas et qui te donne rendez-vous chez Pedro Phile ?

— Je suppose qu’elle a besoin de moi…

— Et c’est quoi ton talent… ?

— Je suis privé…

— Ça me branche, mec ! »

J’ai pas eu le temps de finir mon canard chasseur. Une petite patate nous a précédés dans le lit. Je l’avais en bouche quand je me suis retrouvé à poil. Mon costard déchiqueté gisait dans un fauteuil d’osier.

« Garde tes godasses, mec…

— T’es vicieuse à ce point… ?

— Non… je me méfie des odeurs qui sont pas les miennes. J’en ai plusieurs au catalogue. On commence quand… ? »

Me demandez pas son nom. J’y ai pas demandé. Mais maintenant je connaissais celui de mon interlocuteur. J’avais la bite entre de mauvaises dents et ça me la coupait. Qu’est-ce qu’elle suçait ! Et pour rien… Elle a fini par abandonner. Elle soufflait comme une ouvrière qui arrive en retard au pointage. Sa grosse tête reposait sur mon bras. J’avais des tifs plein la bouche. Et un téton dur et froid dans une main, triturant je ne savais quel plaisir dont je n’avais rien à foutre. Comme elle me coupait la circulation, ma main s’engourdissait et je sentais arriver les fourmis. Elle haletait comme un tubard.

« Ya des soirs comme ça… constata-t-elle.

— J’avais pas prévu… sinon j’aurais anticipé.

— T’anticipes avec quoi ? J’en ai plein le tiroir, des trucs à anticipation. Mais gare à goûter à tout ! J’en ai connu un qui m’a fait une épectase. Mort là-dedans sans crier gare… Que j’ai mis du temps à comprendre qu’il était plus de ce monde mais uniquement du sien. Tout froid qu’il est devenu. Et comme je m’étais endormie, j’ai fait un sale rêve qui m’a réveillée. Tu veux pas savoir… ?

— J’en fais tellement des rêves de ce genre que je préfère pas que tu m’influences… Ya déjà assez d’influences dans mon existence. Je ne vis que de ça…

— Une de plus ou de moins, tu feras pas la différence…

— Donne-m’en une au hasard…

— Une quoi donc ?

— Une de tes pilules…

— Mais c’est pas des pilules, mec ! Je pratique que le liquide, en commençant par le pognon…

— J’ai rien sur moi !

— Pour toi c’est gratos ! »

Tu parles d’une nuit ! J’avais le ventre gonflé à force de boire et de pas pisser. Je glissais sur les sueurs qu’elle me communiquait. En plus de son poids, elle rêvait. Et me flanquait des torgnoles sur tout le corps, même que j’en ai pris une dans les couilles et que j’en souffre encore aujourd’hui que je vous parle. J’avais la peau boursoufflée et pas qu’à cause des épines. Elle avait des ongles venimeux. J’osais pas constater dans quel état elle me rendait mes attributs. Je remettais ça au matin en espérant trouver le sommeil au moins jusque-là. Et pas moyen de me lever pour aller pisser ou prendre l’air ou la poudre d’escampette. Je savais pas comment elle réagirait si je lui pissais dessus ou dedans. Je cherchais même pas à la réveiller sans faire exprès. J’en avais la trouille quoi !

J’étais même pas sûr que ce mec d’à côté se nommait Pedro Phile. J’avais croisé ce blaze dans un roman qui n’était pas de mi puño. Mais impossible de se rappeler lequel. Des tas de romans que j’ai lus. Comment s’extirper de ce bric-à-brac sans y laisser des neurones en quantité telle qu’on en devient sénile ? J’avais jamais répondu à cette question tremblante ni même un peu. On a de ces hantises ! Et on en revient pas de résister autant à cette tentation peut-être suicidaire. Tout ça pour dire que j’en étais à penser que cette grosse dinde puante et baveuse m’avait mené en bateau pour m’enfermer dans son île. Ça aussi c’était du roman, mais ça avait l’air tellement vrai que j’en étais convaincu quand le soleil commença à s’insérer dans les rideaux. Incendie du matin quand l’esprit revient de loin. C’est qu’on peut en crever du sommeil ! Ça c’est déjà vu. Et pas qu’en fiction.

Mais elle pesait de tout son poids sur mon bras exsangue. J’arrivais plus à agiter mes doigts pour prendre la mesure de la tragédie qui les affectait. Elle était pas morte, loin de là. J’y avais pensé parce qu’on dit que les morts pèsent plus lourd que les vivants. Une idée fugace mais aussi légère que l’idée de matin, de fin de la nuit quoi. Je bandais dur et droit. Mais sans envie d’aller plus loin. C’est la nature. T’as beau te trouver au pieu avec la moins bandante des créatures terrestres, tu bandes si les glandes le veulent. Je sais pas ce qu’elles veulent autrement, mais le matin ça se voit sans qu’on ait besoin d’ouvrir un livre sur le sujet. Elle avait oublié de programmer la cafetière. Un réveil sans cette odeur ni la perspective d’une clope bien roulée, c’est pas un réveil digne d’un homme qui sait ce qu’il veut avant de plus savoir où donner de la tête dans les journées qui le nourrissent et l’épuisent. Je savais les rouler d’une seule main. Et j’en avais une de main qui pouvait rouler. Mais sans blague, privé de fumée !

J’ai attendu comme ça des heures. Je savais pas qu’elle était programmée pour dormir jusqu’à midi passé. Pendant ce temps le Pedro Phile ou quel que fût son nom, il filait dans son monde à la recherche de cette femme qui était peut-être aussi pour lui un mystère. Je pouvais imaginer que c’était lui mon employeur et qu’il avait compté sur moi pour atteindre cette femme dans son monde à elle. Pour quelles raisons, allez savoir. Il ne voulait pas que je sache. Il avait combiné cette complication avec luce. Cette salope cherchait à me sucrer ma pension. Elle était capable de tout, même d’un roman dans le genre de celui que vous êtes en train de lire. Ya rien de plus dégueulasse qu’une femme en colère.

Bon je dis pas qu’elle avait tous les torts. Et peut-être même que je les avais. Mais de là à me priver de mes moyens d’existence ! Elle y avait pas seulement pensé, la salope ! Elle agissait maintenant. Avec quelles complicités ? Je soupçonnais tout le monde, même Chico Chica en qui je n’ai jamais eu totalement confiance. Maintenant, dans l’état où j’étais, perclus d’attentes et de déceptions, je soupçonnais autant les réalités tangibles de mon existence que les fictions qui traversaient mon esprit dans les moments les moins tranquilles de mon histoire perso.

8

J’étais au lit avec un gros tas qui me retenait par le bras que j’avais coincé sous sa tête. Elle dormait la gueule ouverte perdue au milieu de sa tignasse en fil de fer. Comme elle avait l’habitude de pas se lever avant midi, j’ai calculé que j’en avais pour des heures à me coltiner ce bras mangé des fourmis. Encore heureux que j’en fusse à supporter ce prurit et sans gueuler comme j’en avais envie ! Je savais que je finirais par ne plus rien sentir du tout et qu’à ce moment-là mon bras serait vidé de son sang. Si elle se réveillait pas avant midi, j’étais bon pour la gangrène avec des visions de léopard et de vol au-dessus de la montagne. Fallait que je trouve une solution. Et fissa ! J’ai bien pensé à un truc genre cyber que j’aurais acquis ce bras en Russie ou en Chine sous forme de prothèse programmée pour durer longtemps. Il me suffisait alors de le déconnecter. Je veux dire physiquement. Je le laissais agir en réseau au cas où j’étais repéré, voire mis sous surveillance active avec possibilité de destruction totale ou partielle comme cela se passe quand on n’y pense plus. C’est facile avec une prothèse. Il suffit de dévisser ou de tirer dessus. Des fois même la connexion est du genre Campagnolo. J’ai pratiqué la bécane dans ma jeunesse. Je serais pas surpris par le dispositif toujours un peu obscur qui retient la roue à la fourche de façon a priori inexplicable. J’en avais résolu des problèmes depuis ! C’est comme ça qu’on vieillit. On tombe dans l’a posteriori…

La solution n’était pas malfaisante. Cette dondon baveuse et écrasante pouvait continuer de rêver dans son monde parallèle et moi je filais dans la nuit avec un seul bras. Balaise si c’était le bras armé… je pouvais l’espérer. Sauf que j’étais à poil et que mes fringues étaient éparpillées dans cette vaste demeure dont j’ignorais l’architecture. J’avais pas eu le temps de l’étudier. Elle m’avait sauté dessus et dépiauté en route vers le lit sans me demander mon avis sur la question des préliminaires ni rien. En plus, tout était noir, à croire que tout était peint en noir, même la lumière. J’en bandais à plus pouvoir me retenir d’éjaculer pour oublier, exactement comme on boit. Ou plus exactement comme on finit par boire après les péripéties de l’ennui et de la douleur.

Voilà où j’en étais. Et comme mon horloge interne était externalisée dans le bras que j’avais l’intention d’abandonner à son sort, j’ignorais tout de l’heure. Si ça se faisait, on était à deux doigts de midi. Mais j’avais pas les moyens d’en savoir plus. Et j’avais une sacrée envie de me sortir de ce pétrin. Même manchot. J’avais toute la vie devant moi. Je retournerais en Mongolie pour chiner. Personne pourrait m’empêcher d’y aller avec autant de fric que nécessaire. J’oublierais pas d’acheter une yourte miniature à Molly qui raffolait de tout ce qui tourne en rond. Il paraît qu’ils en font avec du crottin qu’une fois métallisé on dirait de la porcelaine de Havilland. J’aime faire plaisir à cette pute. Elle se contente d’un rien. Pas comme ce gros sac que je sais même pas ce qu’elle contient. Si ça se fait : du cybernétique. Que c’est une science. Une science des processus de commande. Elle est assez volumineuse pour la contenir toute cette science. J’en avais de moins en moins des fourmis. Je sentais la possibilité d’un œdème. Ça me rendrait fou de perdre un bras dans ces conditions absurdes. Voilà à quoi je le résumais l’absurde de papa. Et si c’était un bras en chair et en os que j’avais, je pouvais me résoudre à le ronger à la base comme une bête prise au collet. Cette perspective ne m’enchantait pas. J’aime pas le goût du sang. Alors le mien !

Bref je savais pas quelle heure on était ni si j’avais la possibilité, d’une manière ou d’une autre, de me déconnecter. Je pouvais toujours rêver. Ya rien comme la fiction pour vous emporter hors de l’enfer où on a l’habitude de croupir comme l’eau stagnante des marais. Elle avait cette odeur, ma compagne du moment. Comment qu’elle m’avait arraché au buisson ! Et sans se soucier des épines. Ni pour elle ni surtout pour moi. J’en ai hurlé tellement qu’elle m’a enfoncé un de ses tétons dans la bouche et que je me suis mis aussitôt à pomper comme si je venais de naître. Ça se déchirait partout autour de moi. J’en avais perdu mes fringues. Je me souviens maintenant que deux minutes plus tard c’était pas mes fringues qu’elle m’arrachait avec gourmandise : c’était ma peau. Elle avait fait de moi un écorché vif et je gisais sous elle sans espoir de cavale dans le monde. D’ailleurs qu’est-ce que je connaissais du monde… ? À part Chico Chica je veux dire ? Rien. Rien de rien. Et ça expliquait la complexité de la situation.

J’en avais plein des solutions. Mais rien dans le genre mystère de la chambre jaune. De temps en temps, je sais pas à dans quel intervalle de souffrance mentale, j’enfonçais un doigt bien raide dans sa chair assoupie. Elle poussait alors un soupir que je pouvais pas confondre avec un dernier râle. Cette baleine en jouissait de mon doigt ! Et mon bras se réduisait encore dans le champ des fourmis. J’étais pas doué.

La chambre, si c’était une chambre, où j’étais séquestré par le bras, n’avait pas de fenêtres. Ou si elle en avait, elles étaient bien cachées. Aussi, le soleil pouvait bien se la toucher sans déranger le sommeil de la dormeuse pléthorique. J’y verrais jamais rien dans ces conditions. Je tâtais ce qui me restait de bras sous les plis de graisse et d’eau. Ça sonnait russe ou chinois, mais j’avais des doutes. J’arrivais pas à les refouler dans les tréfonds de ma conscience. C’est le genre de malaise qui vous empêche d’écrire : vous ne savez plus. Et sans ce savoir, vous manquez le coche et le récit se brise comme un miroir trop fidèle. J’en étais là. Au bout de deux éjaculations forcées, j’étais sur le point d’abandonner. Et voilà que cette excessive inspiratrice se met à tirer une langue que si j’en avais une de cet acabit je te vide les poches du lectorat en moins de deux. Elle bave dans mes poils, cette langue toute nouvelle pour moi. Du coup, le sperme recueilli dans le but de lubrifier mon bras endormi me paraît franchement insuffisant. La bave est en train de noyer mon poisson. Mon bras retrouve quelques fourmis pas très conscientes c’est vrai mais fourmis jusqu’à l’os. J’en conçois de l’espoir. Et le bras pivote dans les plis. J’ai même l’impression qu’il est en train de s’en libérer. Je m’active ! Je travaille ! J’y arrive peut-être… Qui sait ?

Ah c’est quand même mieux la bave que le sperme pour entreprendre de retrouver la liberté perdue après l’amour ! J’y étais presque. J’en murmurais, moi qui m’en tiens toujours au silence quand ça arrive malgré tout. J’en aurais prié à genoux si j’avais pu m’y mettre. Han ! Han ! Ça coulissait et ça tournait ! Pas grand-chose au regard de l’ampleur de la tâche, mais ça me donnait du courage et j’en profitais pour prévoir. Pas d’action inconsidérée, me disais-je. Faut prévoir. Où que j’en suis ? Merde ! Où j’ai mis les pieds sans le vouloir ? Et voilà-t-y pas qu’elle ouvre un œil ! Un œil de Polyphème. L’autre n’a plus d’importance à ce stade de la progression dramatique sans laquelle il n’y a pas de solution crédible et surtout partagée.

« Qu’est-ce que tu fous ? qu’elle me dit sans cesser de baver gras.

— Il est midi… ? »

C’est tout ce que j’ai trouvé à dire. J’aurais plus en dire plus, mais j’avais la gorge nouée du pendu qui s’élève lentement vers le ciel de son pays. Malheur ! J’en avais trop dit !

« Si t’arrêtais de te branler en ma présence… fit-elle en bâillant.

— J’ai des fourmis ! m’écriai-je. J’en espérais pas tant !

— Il est midi, » grogna-t-elle comme si c’était de ma faute.

Vous pouvez pas savoir ce que ça fait du bien de plier un bras qui menaçait mon existence d’amputation. Ce gros tas s’éloignait dans le noir. J’entendis un bruit de rouille et la lumière m’inonda comme le pipi au réveil. Elle apparut dans toute sa splendeur. J’avais jamais rien vu d’aussi parfait. Et je me suis caché les yeux pour m’en vouloir. J’ai tout de suite senti sa main qui trifouillait mon appareil.

« Tu t’es tellement vidé, mec, qu’il en reste plus rien pour moi. T’aurais pas dû. C’est le matin que j’en profite le mieux…

— Je suis un impossible narrateur ! »

Qu’est-ce que j’avais crié ! C’était pas dans la bave que je gesticulais, mais dans ma sueur. Elle avait raison : j’étais malade. Et c’était moi le gros tas plein de sécrétions inavouables. Le récit venait de basculer dans son sens. L’initiative lui appartenait maintenant.

9

De la terrasse où nous prenions notre déjeuner, on pouvait voir la façade côté jardin. Il était parti sans fermer les fenêtres. À l’intérieur du salon, des objets brillaient dans le soleil. Karen (elle s’appelait Karen et n’était pas du tout le monstre de chair avec qui j’avais imaginé coucher) Karen m’expliqua que Pedro Phile collectionnait des objets d’art qu’il exposait dans son salon. Une ou deux fois par mois, des visiteurs se pressaient sur la pelouse et les baies vitrées demeuraient grandes ouvertes jusque tard dans la nuit. Pedro Phile possédait deux voitures de luxe. Il ne sortait jamais qu’en costume trois pièces et fumait des cigares cubains sans se soucier de ce que cette pratique pouvait lui coûter si les autorités s’y intéressaient. Mais personne ne semblait porter une attention particulière aux activités de Pedro Phile. Elle ne lui connaissait pas de relations sexuelles. Elle était en planque depuis six mois, ce qui remontait à l’hiver. Qu’est-ce que je foutais à cette époque ? J’en savais rien. Elle ne me posa pas la question. Elle était discrète.

« Je regrette de m’être comporté comme un exilé de l’asile… murmurai-je comme si je souhaitais ne pas être entendu de ces deux belles oreilles aux pendentifs d’émeraude et d’acier.

— Il vous a drogué. C’est un excellent praticien du GHB.

— Qu’est-ce que je foutais dans ce buisson… ?

— Vous fuyiez.

— Mais qu’est-ce que je fuyais ?

— La drogue n’avait pas fait son effet sur l’hémisphère droit. Je vous ai vu entrer. Vous aviez l’air parfaitement en possession de vos moyens. Vous arriviez en taxi. Vous avez payé avec votre carte bancaire et vous avez remonté l’allée comme si vous la connaissiez…

— Pourquoi dites-vous ça… ?

— C’est l’impression que j’ai eue. Mais je me trompais peut-être…

— Et maintenant… quelle est votre impression… ?

— Il vous a accueilli comme on reçoit un ami de longue date…

— Moi !... Un ami de Pedro Phile ?...

— Une impression… Je n’ai pas pu lire sur vos lèvres. Vous les cachiez…

— Mais ce n’était pas moi ! Je n’ai jamais caché mes lèvres !

— Ensuite vous êtes entrés et j’ai perdu le contact. La maison n’est pas connectée. Il est prudent. Tout le monde se connecte. Un manque de connexion peut vous amener à faire l’objet d’une enquête préliminaire pour soupçon…

— Mais de quoi me soupçonne-t-on… ?

— Vous êtes avec moi maintenant. Ne craignez rien. Nous vous avons injecté une dose de colocaïne. Rappel dans deux heures. »

Elle consulta sa montre. La mienne n’était pas connectée. Je l’avoue.

« Qui est cette femme… ? Celle que Pedro Phile (si c’est bien lui) prétendait me présenter… Elle a besoin de mes services. Et moi j’ai besoin de fric… luce ne m’a pas payé la pension depuis des mois…

— Elle vous a refilé un billet de cent…

— Mais c’est rien cent !... Je passe pas la nuit avec cent ! Et comment qu’elle sait que j’ai pas de chance ? On s’est à peine connu…

— Par pitié, ne mélangez pas votre vie privée avec votre existence professionnelle ! On va finir par ne plus rien comprendre. »

Elle était beaucoup plus belle que je croyais. Il fallait que je m’accroche à cette idée. Pourquoi ? J’en savais rien. Mais je le savais.

« Qu’est-ce qu’elle me veut ? dis-je sans attendre de réponse car je supposais que Karen n’en savait pas plus que moi.

— Ça, on le saura quand on lui aura mis la main dessus. Il faut d’abord retrouver Pedro Phile.

— Si on allait jeter un œil dans sa baraque… ? On trouverait de quoi satisfaire notre curiosité…

— Trop tard. Je l’ai piégée. L’imprudent qui ouvrirait cette porte finirait en chaleur et en lumière.

— Mais c’est criminel ! Imaginez que le livreur de lait…

— Pedro Phile ne boit pas de lait…

— Le livreur de journaux…

— Pedro Phile ne lit plus les journaux depuis longtemps. Il est connecté en permanence avec la cellule Dalequedale. Un maillon de l’Internationale Terroriste. Vous comprendrez plus tard ou jamais.

— Vous voulez dire que je vivrai pas assez longtemps pour… ? »

Elle baissa ses grands yeux noirs. Ses narines se dilataient au rythme d’une respiration de plus en plus haletante.

« Voulez-vous qu’on se mette en route ? dit-elle sans transition.

— Pour aller où… ? Chercher du boulot ?

— On peut appeler ça comme ça… Vous avez une arme ?

— Ma licence ne me permet pas d’en porter… Je respecte toujours…

— Fini le respect, Frank ! On entre dans la phase active du projet.

— Le projet… ? Mais quel projet ?

— Il faut retrouver cette femme !

— Si on utilisait cette énergie pour contraindre luce à me payer…

— Oh ! Le fric ! Toujours le fric ! »

Ceci dit, elle débarrassa la table en tirant la nappe d’un coup sec. Mais au lieu de réussir son coup (j’avais vu ça à la télé comme tout le monde) couverts et victuailles volèrent dans les airs avant de rouler dans la pelouse où deux chiens minuscules se mirent à virevolter en claquant des mâchoires. J’en avais le falzar imbibé de picrate et de mayonnaise. J’avais pas fini mon verre ni ma tranche de rosbif. Et le cigare que j’avais mis de côté dans la panière était maintenant tout déchiqueté dans les dents d’un troisième toutou que j’avais énervé en le balançant dans le buisson. Le seul buisson actif dans les parages. On en revient façon oursin, mais avec les aiguilles dans l’autre sens. Et je comprends que ça fait mal. Mais au lieu de se laisser emporter par une femme, le clébard s’employait à me priver du doux plaisir importé clandestinement de Cuba. Pedro Phile m’en avait mis un dans la poche. Je me souviens de ça. Il m’avait dit :

« Pour la route. »

Et j’avais répondu :

« Où qu’on va… ? »

Ni merde ni merci. Seulement où qu’on va. Et on n’y avait pas été. Je n’étais pas allé plus loin que chez Karen. Et encore : parce qu’elle m’avait porté sur son dos. Comme Énée son papa. J’aurais dû me douter qu’elle avait pas les mêmes intentions que moi. Mais sa beauté aussi soudaine que supérieure me tenait par la queue.

Les trois chiens, aussi miniatures que criards, se nommaient respectivement Pim, Pam et Pum. Pem et Pom étaient crevés des suites d’un pneu. Karen m’en aspergea des larmes chaudes pendant que je ramassais tout ce que les chiens me permettaient de toucher. Minuscules mais mordeurs. J’avais jamais observé une telle violence chez des créatures aussi réduites. Mais ils ne se déchiraient pas entre eux. Avec Karen, ils se conduisaient en parfaits gentlemen. Les femelles ayant achevé leur existence sous une bagnole qui passait par là. Ce qui était bizarre, tout de même, c’est que le conducteur de cet engin de luxe avait passé le bras par la vitre pour en dédier l’honneur à Pedro Phile qui tondait sa pelouse avec son chat. J’avais pas vu de chat pendant ma visite. Ces animaux sont furtifs. De toute façon, me dit Karen, il était crevé lui aussi depuis longtemps. Pedro Phile l’avait amené avec lui au bord de la rivière pour jouer avec les gosses aux ricochets et un galet avait littéralement scié le crâne du félin. Un bol minuscule s’était installé dans l’herbe, offrant sa mixture sanguinolente au passant. Pedro Phile en avait conçu une haine tenace, non pas pour le galet ni pour l’enfant qui l’avait jeté dans le mauvais sens, celui du chat, mais pour l’inventeur de ce jeu qui ne l’avait jamais amusé même dans sa lointaine enfance. Il jouait avec les enfants dans le seul but de s’en approcher le plus près possible. Les écoutes téléphoniques n’avaient rien donné à ce sujet. Quand Pedro Phile usait de son cellulaire, c’était uniquement pour appeler un taxi.

« Il a deux bagnoles dans son garage, dis-je pour protester.

— Il s’en sert jamais, dit Karen. Ce sont des œuvres d’art.

— Comment communique-t-il avec cette femme… ?

— On pense que c’est le chauffeur du taxi qui sert de relai…

— Toujours le même… ?

— Jamais le même ! La stratégie de communication est au point. Elle vient en taxi et repart avec. Cela deux fois par semaine….

— Quels jours ?

— Le mercredi et le samedi…

— On est lundi, non… ? Si on attendait mercredi, vous et moi, en amis… ?

— Ça ne marchera pas. Il s’est enfui. Vous ne comprenez pas qu’il s’est enfui ? On ne sait pas où. On interroge votre système opératif en ce moment même…

— Ne me dites pas que je suis… !

— On l’est tous plus ou moins, Frankie… Des fois je me demande si c’est tout ce qu’on finira par savoir… »

10

On est allé se recueillir sur les tombes de Pom et de Pem. Le cimetière canin jouxtait la propriété. Un sentier de petits cailloux jaunes descendait lentement entre les pins. Karen s’abritait sous une ombrelle. J’avais plié mon chapeau sur l’œil. Comme elle m’avait conseillé la chemise, je l’avais déboutonnée et la brise me caressait les poils en ondulations. Dommage pour la photo. On formait un couple de plan américain. Je voyais ça. J’ai eu de l’ambition dans ma jeunesse. Mais tout ça était loin maintenant. J’étais en compagnie d’une femme dont je savais rien et je triturais nerveusement les tiges d’un bouquet de fleurs dont l’odeur me donnait la nausée. On a marché comme ça pendant des heures.

Enfin, on est arrivé dans l’ombre d’un charmant bosquet entouré d’une clôture en fer forgé. Une fontaine pépiait dans un coquillage ouvert pour la circonstance. Quelques oiseaux s’y ébattaient joyeusement. Un clodo avait laissé un fond dans une bouteille. Pas de quoi chanter la Marseillaise la trompette au derrière, mais ça miroitait comme un billet de loto dans le vert d’un buisson. Depuis quelque temps, je me méfiais des buissons. Pas à cause des perdrix qui y nichent. Je suis pas chasseur. Il faudra que je raconte ça un jour. Mais pour l’heure, j’avais d’autres chats à fouetter. Karen était déjà à l’œuvre. Je me suis assis sur le bord du coquillage. Les oiseaux s’étaient réfugiés dans les branches, piaillant comme des patriotes à l’assaut des écrans. J’en avais léché des vitrines ! À l’époque, je pratiquais. J’ai oublié tout ça. J’étais devenu farouche, pour ne pas dire sauvage. J’avais soif.

L’eau était fraîche dans la main. J’humectai prudemment mes lèvres. Karen soulevait de la poussière avec son petit balai. Les fleurs fanées tombaient en croix dans le gazon jonché de pâquerettes. Il n’y avait pas de miroir sur la pierre tombale. Moi, j’en aurais inséré un entre les portraits des toutous.

Bon… Tout allait bien, souple sans vélocité excessive. Ça glissait. La brise semblait venir de la mer. J’avais goûté ça en Espagne. Moustiques compris. Mais ici, à part les oiseaux, rien ne s’occupait de l’air. Les cheveux de Karen se laissaient agiter par la brise. Elle creusait. Elle avait bien avancé. Ses mains avaient pénétré sous la pierre. Je savais ce qu’elle cherchait. Elle ramena d’abord un grand mouchoir dégoulinant de terre. Y avait rien dedans. Elle le secoua puis le déposa entre ses genoux. Et creusa encore. Ses coudes disparurent. Elle était salement pliée. Ses vertèbres saillaient. J’en profitai pour vider la bouteille.

Enfin elle ramena quelque chose. Ça brillait. Je reconnus le métal à la complexité angulaire de ses reflets. Hélas, le soleil n’entrait pas dans l’ombre de ce bosquet funéraire. Karen eut beau agiter cet objet en souriant de toutes ses dents, je n’en reconnus pas l’utilité. Elle reboucha le trou et tassa la terre sous ses pieds nus. J’avais ses sandalettes en bandoulière. Pas un mot sur les toutous. Rien. Elle jeta un œil désespéré sur la bouteille qui, maintenant qu’elle ne contenait plus rien, brillait de tous ses feux.

« On passe un marché, me dit-elle en bouclant ses sandalettes. Je bute luce et tu me conduis sur les traces de cette femme…

— Ah ça non ! Sans luce, pas de pension… Je vivrai de quoi… ?

— Je te prends sous mon aile. Tu ne m’aimes pas ?

— C’est que je l’ai aimée, moi, luce… Ça me ferait bien chier de… de…

— Ah ce que t’aurais tort, minable ! Bon ben je me ravise : je te la laisse ta luce et sa pension qu’elle te paye plus avec ou sans raisons… Quant à l’autre, je veux savoir qui c’est…

— Et une fois que tu le sauras… t’en feras quoi, dis… ?

— Comment veux-tu que je le sache ! Il faut d’abord savoir. Ya rien comme savoir pour se mettre les dents dehors. Tant que tu sais pas, tu fermes ta gueule et t’as l’air d’un gentil matou. Ron… rrron…. rrrron… »

Elle se mit à me caresser l’entrejambe. On était en plein soleil maintenant. Qu’est-ce qu’elle me voulait ? Et l’autre, pourquoi me fuyait-elle maintenant après m’avoir cherché ? Trois femmes dans ma vie, c’était deux de trop. Mais le moment était mal choisi pour y penser. Ça montait ! L’être qui m’arrachait à la réalité avait en même temps perdu la sienne. J’envisageais sérieusement de me retrouver seul après le plaisir. J’avais déjà vécu ce moment. L’existence a de ces porosités ! Ces gouttes qui prolongent ma vie tombent dans le vide. C’est la source de mon vertige. Les intervalles se réduisent peu à peu. À quel rythme, je n’en sais rien. Ça ne se concentre pas. Ça se laisse laminer. J’en ai la respiration haletante. L’autre te change la peau de cette manière. Sans que tu puisses lui arracher la sienne.

« Alors, mon amour… ? murmure-t-elle en se fondant dans le paysage. Qu’est-ce que tu en penses… ?

— Jamais je ne m’en prendrai à une femme que j’ai aimée !

— Tu m’en mettrais une dans le crâne si je te le demandais ?

— Je n’ai jamais tué personne…

— Il faudra que tu apprennes, mec. Ils t’en veulent. Ils te rateront pas le moment venu. Je veux savoir pourquoi Pedro Phile t’a épargné. Il ne rate jamais sa cible. Pourquoi t’a-t-il jeté dans mes bras ? »

Elle hochait la tête comme une poupée de lunette arrière.

« C’est pas son genre de négliger, continua-t-elle. Je crois bien qu’il m’a repérée. Il se sert de toi pour me désorienter. Tu peux pas savoir… Si ça se fait, t’es rien qu’un minable de personnage sans épaisseur ni rien.

— Tu disais pas ça tout à l’heure en me suçant…

— J’avais la tête ailleurs… »

Elle se mit à rire en secouant ses pendentifs.

« Mais oui t’es bien membré ! On en reprendrait si on avait du temps à jeter par la fenêtre !

— Et les toutous… ? T’en fais quoi des toutous ?

— On les embarque. Je m’en sépare jamais.

— C’est quoi ce que tu as sorti de la tombe… ? Une arme… ?

— Du pognon, mec ! Faudra que t’apprenne à t’en servir. »

J’arrivais pas à débander. Pourtant, j’en avais mis partout. Et deux fois. Elle soupesa l’engin d’une main experte. L’autre main portait l’objet. Ça faisait deux objets dans notre vie.

« Et trois clebs, dit-elle en insérant ma queue dans un slip qui était vendu comme pouvant en contenir deux. Rentre-moi ça, mec. Ça fait nonosse. Tu vas semer la pagaïe. Et en plus ça fait mal ! »

Mais ça rentrait pas. Elle vérifia l’étiquette. C’était bien deux que c’était marqué. J’avais bien lu avant d’acheter. Mais entre temps, je l’avais lavé à la machine avec Ubik. Tout s’expliquait.

« Il m’en faut deux sinon je l’expose…

— Le rétrécissement n’est pas une technique. La preuve…

— Une fois avec luce je la lui ai mise dans le cul et on a voyagé comme ça sans déranger personne.

— Compte là-dessus ! »

On a retrouvé les chiens dans leur parc insonorisé. Karen réactiva l’alimentation en air frais. Ils cessèrent de s’agiter comme des baudruches. Je savais pas ce qui les regonflait une fois qu’ils s’immobilisaient dans la charpie de journaux et de crottes qui leur servait de moquette. Mais pas même une seconde après le dégonflement, ils se regonflaient comme par enchantement et c’était reparti pour un nombre incalculable de tours. Heureusement, le parc était insonorisé par un système de bruits extérieurs qui étaient les seuls audibles. Le prospectus vantait les mérites de cet appareillage qui était une adaptation canine du parc pour enfant. Et cerise sur la tarte : on pouvait déconnecter le système sonore externe pour profiter pleinement du tohu-bohu que les trois toutous, atteints de folie circulaire, s’employaient à accroître selon une courbe tendant à l’infini des possibilités, situation rarement supportée par le propriétaire prévenant toutefois puisque qu’un simple geste sur l’écran tactile de son smart lui épargnait la douleur de la réalité. La schizo à la portée du commun des mortels. Et pour un prix tellement raisonnable qu’on en venait assez vite à s’adonner à la domesticité des rhinocéros et des hippopotames importés des meilleurs réseaux planétaires. La pub mettait toutefois en garde contre l’addiction que peut provoquer cette pratique si elle n’est pas soumise au contrôle à distance de l’administration judiciaire.

Enfin voilà quoi… En attendant que Karen achève de se pomponner, je lisais. Et j’en ai lu des pubs ! Yen avait plein les accoudoirs. Il suffisait de s’en frotter le membre concerné. Effet garanti sous réserve de compte provisionné. Pour les glandes, fallait commander avec la même carte. Livraison sous 24 h. Rapide quand on s’attend au mieux, mais trop long quand on part en voyage. Je me suis contenté des substances de surface. J’en ai humidifié des coussins ! Et après tout pourquoi pas puisque Karen quittait la maison définitivement avec trois mois de loyer de retard. Je comprenais pas pourquoi ses employeurs l’avaient mis dans cette situation embarrassante…

« Tu comprendras jamais rien mon chou, lança-t-elle à travers la porte de la salle de bain. Allume la télé et fais-toi un porno en vidant une bouteille. J’ai pensé à toi, ma bite. Et tout ça sans bouger du canapé ! »

C’est long à se faire, la beauté. Mais de mon côté, le temps passait trop vite. Et je réfléchissais des fois que je soye en train de me fourrer dans la merde. J’étais tellement concentré que j’entendais le raffut des toutous à l’intérieur du parc et ce avec la sonorisation externe à fond. Ça me faisait douter. J’avais une boule sur l’estomac. Ça me pesait. Je voulais comprendre. En explorant mes surfaces, ou plus exactement en les frottant avec les prospectus dégueulasses que Karen avait prévu pour moi, je sentais des adiposités étrangères à ma constitution pléthorique. Je comparais avec le dernier rapport du service gras où j’avais mes habitudes. Ça me sortait de partout. Et pas en boutons. Des nécroses grosses comme le poing. À l’endroit où le buisson avait planté ses épines. J’avais déjà eu l’air d’un hérisson. Je ressemblais maintenant à la varicelle. Ça éclatait sous l’ongle. Et ça sentait la lavande. Merde si ça avait pu sentir la merde ou la chimie ! C’était la lavande qui me titillait les narines et la luette. Et je savais d’où venait cette senteur particulière. luce s’en rinçait après l’amour et même avant. Ah je me suis redressé comme si je venais d’avaler un poteau !

« C’est toi, Frankie… ? »

Forcément, elle me reconnaissait pas. Elle m’avait connu lisse et poilu. Pas troué et couvert de pustules dures et remplies d’un liquide dont je garantissais pas l’odeur. Je confusais.

« C’est toi, luce… ?

— Ben tu me reconnais pas… ?

— Si t’es venue pour la pension, c’est pas trop tard…

— Qui que c’est qui t’as mis dans cet état… ? Et puis qu’est-ce que tu fous chez Karen… ? Pedro est parti en vacances…

— Mais avec qui, nom de Dieu ! Avec qui qu’il est parti Pedro ? »

J’avais hurlé à insonoriser l’ambiance pendant longtemps. luce se bouchait les oreilles. Le parc des toutous n’émettait plus que des ondes courtes. On entendait le chant de Karen sous la douche. Une chanson à la mode du temps. J’essayais de comprendre. Qui était la femme qui m’avait fui ? Et pourquoi Pedro Phile s’était-il lancé à sa poursuite ? Karen et luce se connaissaient. Mais à quel point ?

« Il est paf, » dit la voix de Karen à travers la porte de la salle de bain.

luce se mit à glousser.

« Louf tu veux dire ! »

Et j’ai eu envie de les enfermer avec les clebs dans le parc insonorisé et de monter à fond le son externe qui me rappelait que j’avais quelquefois entrepris des voyages interplanétaires en compagnie de personnes douées pour l’amour et ses applications sidérales.

11

Voilà la nuit. Chico Chica m’attendait dans le jardin. J’avais mis le parc à toutous en sourdine, façon Mozart avec clavecin et roubignoles. Karen et luce cuisinaient sous le porche. Le quartier, que je n’avais pas pris le temps de visiter (où l’aurais-je trouvé ?) était plongé dans un silence de mort. Des morts, il devait y en avoir. Il y en a toujours. En cherchant bien. Chico Chica était assis jambes croisées sur un banc juste au-dessus de la rue. De là, il pouvait surveiller le croisement qui clignotait plus loin. Il fumait un de ses maudits petits cigares qui empestent la conversation jusqu’à l’empoisonner. Il m’attendait secouant sa jambe le pied en l’air, un avant-bras sous les seins et l’autre immobile et vertical avec au bout une main nerveuse qui triturait le maudit cigare. Pas un oiseau dans les branches.

« J’ai suivi luce, me dit-il, installant le silence en attendant ma réaction.

— Elle est avec Karen, dis-je sans me démonter. Tu sens pas la bidoche grillée… ?

— C’est une invitation… ?

— luce te déteste… Tu vas encore tout gâcher, mec… T’as de quoi picoler ?

— T’es vachement sympa avec moi ces temps-ci, mec…

— Ça cache rien, m’écriai-je pour couper court aux critiques. Tu devrais consulter… Ya rien de moins turgescent que la parano…

— Tu me demandes pas ce que je fous ici à cette heure… ?

— T’as suivi luce et t’as des choses à me raconter…

— Pour ça je te fais confiance…

— On part en vacances demain…

— Vous emmenez les toutous ou je me charge de les faire crever de faim en votre absence… ?

— Tu me demandes pas où qu’on va… ?

— En Espagne… luce a un compte à régler avec un flic de la guardia civil… Une vieille histoire… Elle n’a jamais réglé ce compte… Je connais cette histoire par cœur… Des nuits que j’ai passé à l’écouter… Ça me le coupait… Elle me mordillait le prépuce du bout des dents…

— Ça va ! Tu racontes des histoires.

— En parlant d’histoire, Bébé est furieux. Dimanche est la limite. Demande à luce de t’inspirer… Elle a toujours su t’inspirer… Tu écrivais mille mots à l’heure à l’époque. Et ça dix heures par jour pendant une semaine entière. Y avait plus qu’à imprimer. Bébé était aux anges. En la gloria. Tu te souviens… ?

— Je me souviens que c’est demain que je me casse. En compagnie de deux femmes et à la poursuite d’une troisième qui me fuit je sais pas encore pourquoi. Qu’est-ce que tu sais… ?

— Je voulais justement te parler de Justine…

— Elle s’appelle Justine… ? Merde alors… Comme Sade… ?

— Elle a deux mecs au cul. Et pas un devant un derrière. Deux mecs égoïstes. Ça te ferait un bon sujet pour Bébé. Tu veux pas écouter la suite… ?

— Je connais un des mecs… Je savais pas qu’il était amoureux d’elle… Elle m’avait donné rendez-vous chez lui… Elle est pas venue… Et tu sais quoi ?... Il s’est enfui lui aussi. luce dit qu’il est parti en vacances, mais j’en crois pas un mot. Il lui court après…

— Dans ce cas ça fait trois… Avec un trou de chaque côté, elle va avoir du mal… Il est égoïste… ?

— Avec moi ça fait quatre. Et je pense pas me l’envoyer sans savoir ce qu’elle me veut... J’ai jamais baisé dans ces conditions. Ou je sais ou je m’abstiens…

— Bébé va pas être content…

— J’ai rien promis, merde !

— Ouais mais t’es redevable… Et avant dimanche ! Ça fait court. T’y arriveras plus jamais. Et avec deux gonzesses à la maison plus trois toutous énervés qui ferment jamais l’œil ni leurs sales gueules, t’es foutu d’avance, comme Harry. T’iras plus jamais loin, Frankie. En tout cas, si tu y vas, ce sera sans moi. Je reste ici quelque temps. Je m’occuperai des toutous. J’en ai crevé deux y a pas si longtemps. Scraoutch ! Scraoutch ! Deux fois scraoutch ! Pedro Phile me tirait dessus avec son flingue. Mais c’était des balles à blanc. J’en ai pris une dans le cul parce que je le montrais. L’autre m’a secoué une oreille que j’en ai eu le bourdon pendant trois semaines. Ding ! Et dong ! Je sais pas pourquoi j’aime pas les chiens de cette taille. Peut-être à cause de leur petite queue. J’aime pas les nains. Ni les costauds. Pedro Phile est un costaud. Ya pas de trous pour lui chez Justine. Elle est allée aguicher un cul-terreux et elle revient avec un copain de luce. Et retour. Et à force ils ont eu cette idée de s’entretuer dans l’espoir de la posséder en parfait égoïste. J’ai toujours rêvé de posséder une esclave sexuelle. Et pas du gonflable à l’envi. Une vraie de vrai qui vieillit et qui finit par crever à la tâche. Mais j’ai jamais eu de chance…

— En parlant de chance, luce m’a écrit…

— Je sais ce qu’elle t’a écrit ! J’étais là. Je lui ai conseillé de joindre un billet de cent, le dernier. Et elle a eu cette idée de demander à Pedro Phile de te faire croire qu’une femme voulait te confier son destin.

— Justine !

— Mais Karen avait d’autres projets… Dès qu’elle a vu ta grosse bite elle a changé de camp. La bidoche qui est en train de griller est la sienne, mec !...

— luce ! »

Ni une ni deux à l’annonce de cette nouvelle nouvelle je me propulse vers le porche qui est tout illuminé par une fumée rouge et verte. Je fonce sans estimer le danger qui me guette pourtant à travers les yeux noirs de luce. Elle brandit un tison chauffé à blanc. Elle en a testé le pouvoir sur une chauve-souris qui me regarde avec ses yeux morts. Chico Chica me poursuit avec son cigare minuscule mais rougeoyant. Le porche est un brasier. Ça sent le crématoire et la sauce Worcestershire. La culotte de Karen est suspendue à la poignée de la porte. Dans le feu flamboient ses jambes et ses espadrilles. Les poils pétillent autour d’un sein. Sa chevelure d’acier résiste. Elle rougeoie et éclaire le masque qui lui sert de visage. La bouche s’est ouverte sur une langue maintenant cramoisie. Je me jette sur ce qui lui reste de pied.

« Salope ! Salope ! criai-je à l’adresse de luce qui me menace de son tison qui sent la chauve-souris et la vulve.

— Je me fous de ta Justine ! qu’elle me crie dans le nez. Bébé t’enculera une fois de plus. Il le sait bien que t’as plus d’inspiration. Il t’endette et à la fin tu paieras avec ce qui te reste de l’héritage de ta mère ! Va te faire foutre toi et ta Karen ! J’en ai marre de tes femmes !

— Salope ! Salope ! »

J’ai pas vraiment honte de rien trouver d’autre à lui dire à cette salope. J’ai pas envie de me brûler, ni au feu qui consume Karen ni au tison qui chuinte dans la nuit. Je me traîne à genoux vers l’escalier que je viens de franchir d’un bond. Il faut que je trouve la force de le descendre. Et vite sinon elle m’aura par derrière, cette salope. Chico Chica a disparu, comme d’hab. Je suis seul avec mon ex tout excitée et dangereuse dans mon dos. Je sens rien mais je suis sûr qu’elle m’en a mis un en plein dans le crâne que j’ai fragile depuis mon accident de bicyclette. Je dégringole !

« Pas si vite, Frankie ! Je m’en doutais. Et me voilà ! »

C’est la voix de mon Roger Russel en uniforme de la garde nationale. La maison est en feu. Ça fait un bruit d’enfer. Le vent se lève sur ce brasier improvisé. Il faut lutter pour ne pas se laisser entraîner. La chaleur devient menaçante. Mais le manteau épais de Roger me protège. Je me retourne encore une fois, la dernière. luce se dresse dans cet enfer, magnifique et nue. Ses tétons laissent échapper une flamme bleue. Ses cheveux et ses poils refusent d’entrer dans la danse. Ils se tortillent mais ne crament pas. Dans le genre diabolique, on ne fait pas mieux. Je devrais me réjouir et exprimer ma reconnaissance mais je pense à la pension. Je suis pauvre désormais. Certes, il me reste Justine.

 

 

II - luce écrit

1

« Avez-vous déjà voyagé en France ? me demande ce type qui n’arrête pas de reluquer mes jambes.

— Non…

— Puis-je me permettre, sans redondance, de vous demander pourquoi… ?

— J’en sais rien… je sais même pas de quoi vous parlez…

— Je posais juste une question… »

Il alluma son cigare.

« J’en reviens, moi, de France… Alors je me disais…

— Qu’est-ce que vous vous disiez ?

— Des fois que vous auriez voyagé vous aussi… Paris… la Bourgogne… le Médoc… l’Occitanie… les Basques…

— Aucune idée. Je vais jamais plus loin que Short Dream.

— Short Dream… ? Jamais entendu parler…

— Un bled perdu. Mais c’est là que je vais quand je vais quelque part.

— On va à Short Dream ?

— On s’y arrête et je descends.

— Et ça fait loin encore ? »

Il m’envoya une bouffée de sa sale fumée cubaine.

« Ça fera une bonne heure dans cinq minutes, eus-je la bonté de répondre.

— Ça nous laisse le temps… »

Il soupira comme un chien qui patiente.

« Vous faites quoi comme boulot ? lui demandai-je.

— Je suis dans l’outillage…

— De précision ?

— Plutôt bricolage… la maison… tout ça… le rêve pour beaucoup.

— Vous ne voulez pas savoir de quoi je vis ?

— J’osais pas poser la question, madame… »

Voilà qu’il me traitait de dame maintenant ! Je le regardai droit dans les yeux. Il rougissait aux pommettes. Il avait l’œil larmoyant. Il ouvrit la bouche mais rien n’en sortit. Je le dis à sa place :

« Si c’est pute je retire ce que j’ai dit ! »

Je l’avais chouettement imité. Il avait une voix haut perchée malgré son gabarit. Il se mit à sourire mais rien ne sortait de sa bouche. Je continuai, allumant moi aussi un cigare :

« C’est pas du cubain mais ça se laisse fumer ! »

Cette fois, il consentit à dire un mot, un seul que je ne compris pas. Pute, peut-être. Ou autre chose. Il avait vingt ou trente ans de plus que moi. Et il avait voyagé en France. Ça ne me faisait pas marrer du tout. On arrivait à Short Dream, sauf que ce n’était pas Short Dream. Alors il saisit ma valoche et il dit :

« C’est pas Short Dream ! Si je vous ai ennuyée…

— Non, non. Vous ne m’avez pas ennuyée.

— Je ne vous ai rien dit de mon voyage en…

— Une autre fois. J’ai un rendez-vous.

— Et bien à une autre fois… peut-être… »

L’autocar a disparu au coin d’une rue. Il emportait un voyage en France. Bien sûr que j’y étais allée, en France ! Et plus d’une fois. Je ne savais même pas pourquoi je m’étais privée de le lui dire. J’étais sur le trottoir, pas plus pute qu’une autre. Je continuai mon chemin. Je n’avais aucun rendez-vous. Je n’habitais nulle part. Et je n’avais pas un rond en poche. Tout ce que j’avais, c’était l’adresse de mon copain Alfred. Il écrivait. Lui aussi avait voyagé en France, mais à part le vin et les châteaux, il n’en avait rien ramené de romanesque. Il avait eu des aventures… avec des Allemandes, qu’il disait.

J’ai frappé sur la porte avec la poignée de mon parapluie, genre Mary Poppins. Derrière moi, il pleuvait. Il pleut toujours quand j’arrive quelque part. Et je n’étais pas là pour baiser. Fred et moi n’avions jamais baisé ensemble. Ne me demandez pas pourquoi. Je n’en sais rien.

« Ah ! C’est toi… entre… »

Pas de bises sur les joues, à la française, je sais plus combien ; il paraît que c’est selon les régions. Mais ne me demandez pas…

« Tu coucheras ici, dit-il en poussant la porte d’un placard. Ya un bureau et des livres sur les étagères.

— J’ai tellement sommeil la nuit !

— À qui le dis-tu… ! »

On a vidé deux ou trois verres dans le salon. Il aimait les couleurs, Alfred. Il en abusait. On aurait dit qu’il avait barbouillé cette pièce avec des fonds de bidon. Pas de dessin, rien que des taches. Et pas des plus inspirées.

« T’as rien publié depuis des mois, dit-il.

— Tu es bien informé, mon chou. Et toi ?

— Faudrait que j’écrive pour ça… Je n’écris plus…

— Tu as trouvé à t’employer ailleurs, n’est-ce pas… ? »

Il montra les bouteilles. Chaque fois qu’il en vidait une, avec ou sans compagnie, il y introduisait une ampoule de sa guirlande de Noël. Le soir, avant de se coucher sur place sans rien quitter de ce qui l’avait mené là, sinistre et nonchalant, il tournait le bouton de la commande et la petite musique faisait clignoter les ampoules à son rythme enfantin.

« Je ferais pas ça en ta présence… rassure-toi.

— Mais au contraire…

— Non. Je ne le ferais pas. C’est trop intime.

— Je ne resterai pas longtemps.

— Tu as des projets… ? Ici… ? À Long Dream ?... »

Je ne savais pas si ça l’intéressait de savoir ce que je venais glander dans cet endroit pas plus pourri qu’un autre mais éloigné de tout ce qui s’appelle littérature. Je manipulais la guirlande comme un chapelet. Il pouvait penser de moi ce qu’il voulait. Je m’en fichais.

« On ira bouffer pas loin d’ici, » proposa-t-il.

On entendait la mer. Je l’ai entendue toute mon enfance. C’est comme ça que j’ai apprécié la nudité. Celle des autres, veux-je dire.

« T’as rencontré des gens ? » dit-il en secouant sa bière.

Ah ! le bruit que faisait sa bouche dans cette mousse ! J’aurais pu lui parler du type qui m’avait draguée dans l’autocar.

« Moi j’ai rencontré une fille, dit-il. (Il cligna de son œil droit, signe qu’il y avait quelque chose à comprendre.)

— Une de plus… pensai-je en m’amusant de sa tête d’empaffé.

— Elle s’appelle Justine comme dans…

— Je sais ce que tu penses, l’interrompis-je.

— Tu as toujours de l’avance sur mon destin, reconnut-il.

— Mais je n’en profite pas. »

Je croyais conclure la soirée par cette parole sensée. Mais il avait une folle envie de me parler de Justine. Aussi, je l’ai écouté. La nuit est tombée et je me suis endormie sur le canapé. Au réveil, j’étais dans une couverture qui sentait le bouc. Il préparait du café dans la cuisine.

« C’est le matin que j’ai faim, dit-il joyeux.

— Tu n’as pas encore descendu la première bouteille… »

Il se coupa le doigt en ouvrant une boîte. Il alla dans la salle de bain et fit couler de l’eau. J’attendis sans rien dire. Il avait ce problème. J’ai jamais aimé les poivrots, mais Alfred était un ami. Enfin, il revint et coupa le feu sous le café qui bouillait. Il ne me le reprocha pas. Jamais une dispute entre nous. Ni un seul signe de jalousie. On vivait chacun de notre côté et on se croisait de temps en temps. Voilà ce que ça donnait. Vous êtes maintenant au courant.

« À quoi ça sert d’être écrivain si ça nous donne pas à bouffer, se plaignit-il en trempant sa tartine qu’il avait débordante de confiture.

— Ça sert à écrire…

— Alors à quoi ça sert d’écrire… ?

— À rien et c’est tant mieux ! »

J’avais envie de lui parler du type de l’autocar. Mais ça ne sortait pas. Comme il avait reluqué mes jambes !

« Je ne rencontre plus personne, dis-je en toussotant à cause de sa cigarette.

— Pardon… (Il l’écrase dans un cendrier plein à ras bord.) C’est que tu cherches pas… je te connais… T’as jamais cherché…

— …plus loin que le bout de mon nez… Je sais… C’est ce que je voulais faire comprendre à ce type…

— Un type !... Quel type… ?

— Ah ! Tu comprendrais pas… Je voyage beaucoup, mais je ne peux pas parler de rencontre…

— Tu baises au moins… ?

— Je suis comme toi, Freddy : je m’aime.

— Maintenant, c’est Justine que j’aime. »

Et on est parti chacun de notre côté en pensant au repas de midi. Enfin… moi j’y pensais. J’ai regardé l’autocar passer dans la rue. La même compagnie. Peut-être le même autocar. Quand vous avez de belles jambes et que vous les montrez, vous ne passez pas inaperçue et ce nectar attire les insectes aussi sûrement que la poignée de biffetons qui s’apprêtent à changer de mains raconte toujours la même histoire. Je suis entrée dans un bar. Il était désert. Une fille de mon âge montrait ses jambes elle aussi. J’ai pris place dans un box.

« Vous vous appelez Justine ? lui demandai-je.

— Ben non ! Moi c’est… »

Elle m’a dit son nom. Ce n’était pas Justine. J’espérais tomber dessus par hasard. J’ai pris un café avec un dé de rhum. Et j’ai allumé un de mes cigares à bon marché. Un type est venu pour savoir quel métier je faisais.

« J’écris des histoires dans le New Dreamer, dis-je. Mais en ce moment, je manque d’inspiration. »

Il m’a crue. Il m’a demandé mon nom et je le lui ai dit. Il se promettait de me lire dès qu’il en aurait l’occasion. Il adorait les histoires. Quel genre d’histoire j’écrivais ? Je rougis en le lui disant. Il aimait aussi ce genre d’histoire, mais en cachette, parce que sa femme ne les aimait pas. Mais alors pas du tout. Je suis retournée chez Alfred. Justine était assise sur une marche. Je l’ai reconnue tout de suite. C’était la Justine que je connaissais. Elle m’a embrassée.

« Moi et Alfred… Tu parles ! »

Elle m’a prise par la taille et on est entrée. Alfred comptait des sous sur la table basse du salon. Il avait l’air désespéré. Mais Justine lui balança un gros billet en plein visage. Elle avait un boulot. On est allé sur le front de mer et on a trouvé un restaurant dans nos prix. On s’est attablé sans la permission du serveur qui nous en a fait la remarque, sans méchanceté, mais avec une netteté qui a irrité Alfred. On a commandé nos apéritifs.

« Le plus con… commença Alfred.

— Tu devrais dire le plus dur, coupa Justine.

— Si tu veux, merde ! »

Il nous regarda tour à tour. Il était heureux. Je connaissais ce regard depuis si longtemps ! Puis il me regarda aussi longuement que c’était possible sans provoquer les rigueurs de Justine.

« Tu devais te douter de quelle Justine il s’agissait… me dit-il en souriant.

— Il y en a d’autres… ? s’étonna-t-elle.

— Je ne connais que toi, dis-je sans chercher à la rassurer.

— Toi et celle de Sade… » dit-il en plongeant ses yeux dans son verre.

Je ne sais pas ce qu’il y voyait ni s’il se voyait lui-même, mais je n’avais rien d’autre à dire. Alors je l’ai fermée comme je sais le faire chaque fois que ça sent le passé. Évidemment qu’on avait un passé Justine et moi ! On se connaissait même très bien. Elle avait toujours eu un boulot. Un fixe, durable. Et moi, j’avais eu plus de chance qu’Alfred.

« Tu en es où ? me demanda-t-elle. Ça fait des mois que…

— Je sais ! »

Des mois ! Et des années si on comptait les sous. Pas de quoi pavoiser sur la passerelle des librairies et des comptoirs. Elle reluqua mes jambes. Elle les avait toujours aimées. Et même enviées. Enfin… je dis ça… mais elle avait de si beaux yeux !

« Je me demande ce que ça fait d’être publié… voir son œuvre dans un magazine… un livre !... »

Moi je savais. Pas Alfred. Je savais un peu. J’en savais plus sur les hommes. Et je ne me voyais plus dans les vitrines.

« Elle a rencontré un type dans l’autocar, fit Alfred sans intention particulière.

— C’est plutôt lui qui a rencontré mes guiboles !

— Tu badines ! »

Même Justine en riait. Elle avait de belles dents et les moyens de les soigner comme il faut. Moi, je soignais mes jambes parce que c’était dans mes prix. On s’est envoyé un plat de coquillages et à la fin on était un peu gris. Je redoutais la tristesse d’Alfred. Il entretenait des rapports ambigus avec sa tristesse. On ne savait pas trop qu’en penser. Sa colère pouvait revenir au premier plan. Ou son désespoir. Il s’agitait, verbalement et physiquement, ou bien il sombrait dans sa nuit de pauvre type qui n’a jamais rien écrit d’assez bon pour être vendu aux conards qui ne savent pas lire autre chose. Justine ne voyait pas les choses sous cet angle. Elle avait une morale. Et ses principes la confinaient dans une esthétique à la portée de ces conards. Je la voyais sucer l’intérieur des coquillages, doux anus.

« Tu restes longtemps ? demanda-t-elle enfin (je veux dire que je n’attendais que ça.)

— Je ne sais même pas ce que je suis venue foutre ici… »

J’étais sur le point d’en pleurer. Alfred n’écoutait plus. Justine plongea ses yeux inquisiteurs dans les miens.

« Tu as bien un projet…

— Je suis venue voir Alfred… Après, je sais plus…

— Ya pas d’éditeurs ici, dit-elle comme si elle avait étudié la question. Pas de revues non plus. Rien…

— Si j’avais assez de pognon, dis-je en vidant la bouteille à même le goulot, j’irais me dorer sur le sable. À poil comme les autres !

— Ne compte pas sur moi !

— Mais je ne t’ai rien demandé, ma poule…

— Je parlais de la nudité, pas du pognon… Le pognon…

— Garde ton pognon, Justine. Tu vas en avoir besoin. »

On est rentré sans Alfred. On n’y arrivait plus. Il pesait un âne mort. Il était tellement plein, le pauvre bougre ! On en a ri avec Justine. On est arrivé à la maison et on s’est tout de suite interrogé. Alfred gisait sur la plage. Pieds nus parce qu’on avait oublié ses tennis sous la table du restaurant. Alors on a décidé de partager le boulot : j’irai chercher les godasses au resto et Justine retournerait sur la plage pour réveiller Alfred. Je les rejoindrais à l’endroit même où on l’avait abandonné.

Mais quand j’y suis arrivée, avec les tennis sous le bras, ils n’y étaient pas. Ni l’un ni l’autre. Je me suis mise à pleurer, les genoux dans le sable encore chaud. Je voyais leurs traces. Et personne pour m’offrir un mouchoir. Pas même un mouchoir, merde ! Aussi j’ai fait ce qu’il fallait pour me payer un billet. Pas de retour. Un billet comme j’en avais toujours acheté. Et au matin, tandis que je m’approchais de la gare, je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un œil sur les types qui me rappelaient celui qui m’avait abordée dans l’autocar. J’avais toujours de belles jambes et mon regard les émoustillait. J’ai toujours eu le choix. Et je n’ai jamais choisi. Alors vous vous dites que ça aurait pu m’inspirer un roman de gare… Que nenni ! J’en suis toujours à la première page, première ligne :

Les voyages forment la jeunesse…

2

J’ai revu Alfred en hiver. Il avait pas l’air enthousiasmé de me voir. En fait, c’est pas du tout ça… Il a fait ça en deux temps : un, Justine l’avait quitté et il m’a expliqué pourquoi ; deux, il avait écrit une histoire « à la con » et elle avait été publiée dans une revue dont le nom se taisait tout seul. Mais il avait encaissé un chèque et c’était la raison qui l’amenait chez moi ou plus exactement chez ma mère.

« Tu parles d’une cambrouse !... » avait-il commenté, mais sans exagération.

On s’est assis sous le porche en attendant que maman finisse de frire les french fries. Un porche à Paris ?... Et une maman bourgeoise et parisienne qui te fait des frites… ? J’avais changé de décor pour l’occasion : ça me fait du bien de romancer…

« Ben… fit-il. J’en sais rien si ça me fait du bien… Je crains pour la prochaine…

— La prochaine Justine… ?

— Non… Une histoire que j’ai commencée…

— Avec moi ?... »

Il me regarde comme si je l’inspirais soudain.

« Pourquoi pas… T’es une chouette fille, tu sais ?

— Et toi un chouette garçon…

— On aurait dû grandir ô luce !...

— Il est trop tard maintenant.

— On a raté le coche de la maturité.

— Et on n’aurait pas dû, mec !... »

maman a ouvert la porte. C’était pas ma mère mais on s’en foutait Freddy et moi. On s’est mis à table. Il a avalé les saucisses dans le désordre. Il crevait de faim. Et ça lui a donné soif. maman a sorti les bières. Il les a bues. Il était temps de se coucher. Il est allé dans le salon occuper le canapé. Et moi je me suis glissée dans le lit de maman qui s’étonna :

« Vous couchez pas… ?

— C’est jamais arrivé…

— J’y crois pas !... »

Elle pouvait croire ce qu’elle voulait. Elle ferait pas revenir Justine. Et la prochaine histoire d’Alfred, avec moi dedans, ne serait peut-être pas publiée. Je me promis de lui demander de me sortir de cette histoire. Je ne porte plus chance.

Au matin, maman ronflait comme une chaudière, avec chaleur et puanteur. En bas, dans la cuisine, Fred préparait des œufs et des saucisses.

« Qu’est-ce qu’on bouffe comme œufs et comme saucisses !... dit-il en poivrant.

— C’est comme ça qu’on construit le Monde… » ironisai-je.

J’étais pas tellement en veine ce matin-là. Je me souviens : je me suis servi un verre de vin, moi qui bois pas tant que ça, et je suis allée m’asseoir sous le porche, le meilleur endroit que je connaisse pour poser ses fesses et son esprit en espérant trouver une solution.

« Solution… ? dit-il en posant une assiette sur mes genoux. Qu’est-ce que t’écris… ?

— Personne ne s’en soucie, mec !... De nos jours, on n’écrit plus : on se donne en spectacle, des fois que ça rapporte du fric ou des galons. Même que des fois y en a qui écrive par amour.

— Je suis de ceux-là ! Mais je me fous pas du fric. J’en ai besoin. Tout le monde passe par le fric. C’est même pas la peine d’en parler…

— Mais on ne parle que de ça !

— Moi j’en parle plus ! C’est sans doute ce qui a plu à mes lecteurs. Que je leur parle d’autre chose…

— Je te demande pas de quoi tu leur as parlé…

— Je parlerai de toi la prochaine fois.

— Justement… à ce sujet… »

Ce que la mer me manquait !... J’ai oublié de préciser que maman vit non seulement à la campagne mais aussi à une certaine altitude. Qu’est-ce que je foutais là-haut… ? J’en sais rien. Comme je ne foutais plus grand-chose, le faire ici ou ailleurs… Autant le faire non pas avec maman, qui ne se mêle plus de mes affaires depuis longtemps, mais loin de tout ce qui me touche de près. Or, Alfred s’est ramené. On était au début de l’hiver. Presqu’en automne encore. Tu parles d’un couvercle refermé !... trois mois sous terre. Et rien à foutre. Pas d’imagination, pas de travail à part la vaisselle et les trucs qu’il faut ranger dans la remise ou le grenier. Je m’y connais. C’est un retour en enfance. Un exercice de la curiosité sur les choses qui ont existé et qui ne vivent plus… si jamais elles ont déjà vécu. Rien de mieux pour angoisser…

« Le bois est coupé… ? » fit Alfred.

Il le regrettait vraiment. Peut-être était-il venu pour faire quelque chose. Écrire sa nouvelle nouvelle, celle où je venais d’entrer sans effraction. Tant pis pour l’exercice de la hache et du billot. On est allé faire un tour du côté de la rivière. Alfred s’est tout de suite assis sur une souche.

« Ça me rappelle rien, dit-il avec des trémolos dans la voix. Mais ça me remue. Je crois que tu peux comprendre ça ô luce…

— Mets-le dans ta nouvelle nouvelle…

— Sans toi…

— … ?

— …ya rien de nouveau…

— Elle parlait de quoi l’avant-dernière… ?

— Celle que j’ai vendue… ?

— Je voudrais peut-être savoir pourquoi tu l’as vendue… Ça m’aiderait à réfléchir…

— Ouais… (un silence ma foi assez long pour m’inquiéter…) C’est l’histoire d’un type qui accouche d’un enfant…

— T’as demandé conseil à Schwarzy… ?

— C’est un autre concept… Le type dont tu parles se fait ouvrir le bide…

— Ya pas d’autres moyens, mec !...

— Que oui !... Le mien accouche par la bite…

— Ça doit être douloureux… déchirant…

— Tu n’y es pas !...

— Je veux bien savoir pourquoi… Quelle est la dimension de sa queue… ?

— Normale. Rien de monstrueux, tu parles !... J’aime pas les solutions qui n’en sont pas…

— Je suis pas différente, mec…

— On a ça en commun toi et moi…

— Et plein d’autres choses dont on ne parle jamais…

— T’as envie d’en parler… ? Il faudra qu’on y travaille chacun de son côté…

— Raconte-moi plutôt comment ton type accouche d’un enfant par sa petite bite…

— Elle est pas petite !... C’est le gosse qui est petit. Lilliputien. Tu penses !... Sinon ça devient un film gore.

— Il est si petit… ? C’est plus un gosse… Ce type est en train de rêver et comme il veut pas subir les douleurs de l’enfantement, le gosse devient si petit qu’il peut l’éjecter par le trou de sa bite.

— C’est ça, ma vieille, sauf que ce type ne rêve pas…

— Je vois : il crée ! »

Tu parles d’un système de création !... Et ce sacré vieux Alfred a vendu ça !... Bon, c’était pas la revue des revues, mais il a touché son chèque et je vais peut-être en profiter un peu.

« Si on allait bouffer au resto ce soir… ? On amène ta mère…

— Pas ma mère ! maman…

— Elle nous fera pas chier. Et puis j’ai envie de faire sa connaissance.

— Elle a trente de plus que toi…

— Figure-toi que c’est le sujet de ma nouvelle nouvelle… »

Je vois… Enfin : je voyais. Freddy en quête d’une expérience capable de lui inspirer une histoire vendable. Et j’étais dedans. Ça faisait déjà beaucoup de monde. J’avais pas vraiment envie de vivre ça. Au fait… c’était quelle expérience de terrain qui lui avait inspiré cette histoire de bite normale et d’enfant minuscule… ?

« Tu t’imagines que c’est sans douleur, dit-il en jetant des galets dans l’eau de la rivière. Mais je ne conseille cette douleur à personne. Bon Dieu qu’est-ce que ça fait mal !...

— Comment le sais-tu… ? Il est où l’enfant ?... Dans ta poche… ?

— Là je te parle de colique néphrétique… J’étais chez Lucy à New Dream… Tu connais Lucy… ?

— Genre Justine…

— Ouais… Et j’ai attrapé ce truc. Je sais pas où…

— Ça s’attrape pas vraiment, mec… Mais continue, tu m’intéresses…

— C’est en observant le caillou à la loupe que j’ai eu l’idée d’en faire un enfant…

— Complètement dingue ! m’écriai-je en pensant à Fred.

— Ouais… et je me suis mis à écrire. Des pages et des pages…

— C’était plus une nouvelle !... Un roman…

— Lucy m’a aidé à élaguer… Comme Burroughs avec…

— Je vois… »

Mais de cette histoire, j’ai pas même vu le magazine dans lequel elle était publiée. Pas un mot sur le sujet. Alfred essayait de faire des ricochets, mais les galets plongeaient dès qu’ils avaient atteint la surface de l’eau. Ça l’énervait. Il était temps d’aller au resto. Il avait envie de viande grillée et de patates. Rien de plus que ce que maman savait cuisiner, mais bon… un resto est un resto. On y est loin de chez soi. Et c’est plus cher qu’à la maison.

« Il doit bien y avoir une différence, non… ? grogna-t-il.

— À part le prix… tu veux dire… ?

— Il est où ton resto ? »

Il reprit le chemin à l’envers. Je le suivis en trottinant. Ces mecs plus grands que nature passent toujours devant, surtout quand la malheureuse créature qui les suit n’a pas atteint l’âge adulte question taille. J’ai beau avoir de belles guiboles, je leur arrive sous les seins.

« Va pour le resto, dit maman. Mais ne vous faites pas d’illusions, Alfred…

— Il va te mettre dans sa nouvelle nouvelle… dis-je en reprenant mon souffle.

— Je vois… » dit maman.

Je sais pas ce qu’elle voyait. Elle ne baisait plus souvent ou peut-être même pas du tout depuis des lunes qu’il vaut mieux ne pas compter. Il va te mettre d’abord dans son lit, ensuite dans sa nouvelle où j’ai moi aussi un rôle à jouer mais je sais pas encore lequel. Pour ça, il faut qu’on aille au resto…

« Elle parle de quoi votre histoire ? demanda maman au dessert.

— Elle parle pas vraiment… bredouilla Freddy.

— Un nouveau genre…

— Peut-être bien… On sait jamais qui va trouver le premier…

— Sûr que c’est pas le meilleur qui gagne, marmonnai-je.

— Je suis d’accord avec toi ô luce. Mais on ne changera rien au système.

— Les meilleurs d’entre nous finiront à la poubelle.

— Et pas même la poubelle de l’Histoire, » fit maman en léchant sa cuiller.

Freddy avait répété : et pas même…/ plusieurs fois sans conclure par la vidange d’un verre bien rempli. maman était fatiguée. Elle ne prit pas de café. Elle avait envie de rentrer. Tant pis pour le café.

On est retourné dans nos antres : Alfred dans le canapé du salon et maman et moi dans son lit, toutes nues et câlines. On avait passé la soirée sans évoquer Justine. C’était pourtant la raison qui avait amené Alfred chez nous. Il en avait fait quoi de Justine ?

Et re-matin et re-petit-déjeuner !... On s’installait déjà dans la routine. Et sans dramaturgie comme ça se passe dans les bons romans. Sauf que l’ombre de Justine ne nous éclairait pas. On est retourné à la rivière avec des cannes à pêche. On a rien pris et on est rentré le cœur brisé pour le repas de midi. Heureusement, maman avait d’autres ressources. Alfred dit, pour conclure le repas :

« J’ai encore assez de fric pour vous payer d’autres restos, les filles !

— Tu vas mettre ça dans ta nouvelle nouvelle… ?

— Ça ne vaudra rien, » fit maman en resalant le plat en cours, des courgettes revenues dans le jus des côtelettes qui grésillaient dans nos assiettes.

Qu’est-ce que ça peut valoir, ce qu’on vit vraiment ? Alfred ne pouvait pas partir sans répondre à cette question. En tout cas je voulais la poser dans sa nouvelle où j’avais ma place. Je m’en fichais qu’il saute maman. Ça la rendrait peut-être heureuse. Au moins pendant un moment. C’était ce bonheur qu’il voulait mettre dans sa nouvelle. Pas maman.

3

Je vous ai pas raconté ce qui m’est arrivé (si on peut dire ça : arriver) x jours avant que je débarque chez maman (je sais pas pourquoi j’y mets pas la majuscule à maman…) J’avais trouvé un petit coin peinard dans un endroit abandonné par les humains : les chiens rôdaient sans collier, l’œil vif et la queue raide. J’ai pas cherché à sympathiser et ils ne s’approchaient pas de ma gamelle ni de mon sac. J’avais l’œil moi aussi. On ne sait jamais : des fois, ces bêtes appartiennent à quelqu’un et alors on est mis en relation avec l’inconnu. J’avais essayé ça une fois dans une histoire qui ne s’est pas vendue : pas d’amour, rien que du sexe, pour attirer les psychos et convaincre les éditeurs. Ça n’a pas marché. Mais enfin, je l’ai vécu. Pas tout à fait comme je l’ai raconté. Le sexe s’était limité à quelques branlettes. Rien pour moi. Et on s’est séparé lui avec la joue fendue par un goulot de bouteille et moi les yeux bleus à la Rossini mais sans foie gras dessus. Je n’avais jamais couru aussi vite. Et j’avais perdu un de mes bagages, celui qui contenait mes projets littéraires et même des brouillons auxquels je tenais je me rappelle plus pourquoi aujourd’hui. Le corpus de l’histoire consistait dans cette tentative de récupérer ce que j’appelais « mon bien ». Et à la fin, le type en question se marrait en m’avouant qu’il n’avait aucun goût pour la littérature et qu’il avait abandonné mon sac matelot à des chiens qu’il connaissait pas plus que moi. J’avais toujours le goulot à la main. Et il serrait ses gros poings de travailleur occasionnel. Mais il ne s’est rien passé. Je suis retournée chez les chiens et l’un d’eux était couché sur mon sac. Alors, dans un dernier paragraphe, je promettais au lecteur de lui raconter dans un prochain chapitre comment j’ai agi pour tenter de récupérer mon bien. Je promettais rien d’autre… ni si j’avais réussi ni si j’avais été mordue jusqu’à la rage. Enfin, c’était pas du vécu. Juste de la fiction inventée avant de m’endormir dans mon sac en espérant que l’idée était assez bonne pour faire l’objet d’un chèque. Même petit, même salement ridicule.

Mais revenons x jours avant que je débarque chez maman…

J’étais descendue de l’autocar trois heures plus tôt et la nuit tombait. J’étais installée dans un angle qui sentait l’huile de vidange et le ciment. Il faisait tellement nuit que j’étais bien incapable de distinguer les poubelles, immobiles et paisibles, d’un chien assis et tourné dans ma direction. Ou plusieurs chiens. Et quand je dis chiens, je dis autre chose. Mais bon : j’avais une nuit à passer et je comptais dormir.

J’ai rien pris pour ce faire. D’ailleurs, j’avais rien, pas même à bouffer. Et bien quand je me suis réveillée, il faisait jour et un type me regardait. J’avais pas fini d’ouvrir les yeux qu’il me souriait déjà. J’avais plus qu’à décliner mon nom. Une fois la bouche ouverte, je savais bien ce qui pouvait se passer. Mais des fois c’était plus vite fait que supporté. J’avais déjà de l’espoir pour me guérir de mon angoisse chronique.

« Vous ne seriez pas cette luce qui sautait à la corde dans la cour de l’immeuble… ? »

Il avait reconnu mes jambes. J’en ai tellement joué dès le plus jeune âge que ça a laissé des traces dans les mémoires. Il était vêtu d’un jean et d’un polo, chaussé de tennis et portait une casquette à visière en celluloïd. Son visage était donc vert. Ça m’a fait une drôle d’impression parce qu’il n’était pas vilain. Il m’a tendu la main pour m’aider à me mettre debout, sans affectation aucune. Genre fils de bonne famille mais sans plus. Il y en avait des tas dans la région. maman m’avait écrit qu’il n’y avait pas assez de filles dans le coin. C’est comme ça qu’on s’est rencontré, Jacky et moi.

4

C’était x jours avant que je débarque chez maman. Jacky m’avait proposé de m’installer chez lui le temps de trouver quelque chose qui me ressemble mais sans les chiens. Je ne lui avais pas parlé de maman. Ne me demandez pas pourquoi. Il louait un petit appartement collé avec d’autres au dos d’une usine qui sentait bon. Jacky y travaillait. Il apposait la marque en creux dans des savons qui sentaient bon comme lui. J’en ai utilisé un dans l’heure qui a suivi mon aménagement. Il en possédait plusieurs, cubiques et colorés, la couleur correspondant à un parfum ou plutôt : le parfum était associé à une couleur selon les usages communs de l’intellect le mieux partagé. Je m’en foutais. Comme j’avais l’intention de pas trop m’attarder dans cet endroit propre et bien éclairé, je tenais à arriver chez maman en bonnes conditions d’aspect et d’odeur. C’était cette exigence perso qui m’avait retenue chez les chiens. J’avais plus un sou et donc pas les moyens d’utiliser la salle de bain d’une chambre de motel. Jacky tombait à pic.

Je tenais vraiment, sincèrement à le remercier. Il était tellement heureux de retrouver sa fillette dans un corps de femme que je pouvais pas lui refuser d’accéder à ce que ça supposait de désir et de satisfaction.

Je suis sortie de sa minuscule salle de bain dans un peignoir qui avait appartenu à sa dernière fréquentation. J’y voyais pas d’inconvénient. Le savon garantissait une désinfection totale. Elle n’avait pas laissé de traces. Et elle avait ma taille1. Peut-être d’aussi jolies jambes.

« Café ? » dit-il en me tendant une tasse.

Il était moins bavard maintenant qu’on était dedans. Il avait pourtant abusé de mes oreilles dans la bagnole. Il avait bien rangé mes bagages sur le canapé. J’avais envie d’un café. Je pensais à maman.

« Je parlerai de toi au patron, dit-il d’un air satisfait alors que j’avais rien commencé, à part boire le café dans le mug brûlant.

— Heu… je cherche pas vraiment du travail…

— Je sais que tu écris et je vois que ça doit pas te nourrir à ta faim.

— J’ai pas si faim que ça, mec !

— Ne m’appelle pas mec ! J’aime pas ces façons… »

Cela dit sans colère ni menace, pas même une petite irritation qui agite les paupières.

« J’appelle toujours les gens par leur nom, précisa-t-il en s’enfonçant dans son fauteuil.

— Même si tu le connais pas, leur nom… ? »

Il sourit. En fait, il n’avait pas cessé de sourire. Il nuançait le rictus. C’était un spécialiste de la relation. Un maître dans ce genre de compétition. Je commençais à regretter d’être nue dans le peignoir de la précédente.

« Combien de temps… ? fit-il en mouillant ses lèvres dans son breuvage.

— Ça doit faire beaucoup… J’avais moins de dix ans quand papa m’a emmenée à New Dream sans maman qui est restée… Peut-être la connais-tu… ?

— Jamais vue… Je savais même pas que t’avais une maman dans le coin.

— J’en ai une mais c’est pas ma maman…

— Faut voir… » dit-il.

J’avais plus envie de voir. Même le café ne passait plus. Et pourtant j’aime le café. J’avais plus l’intention de coucher ici. Une petite branlette avant que je me sauve… ?

« Tu verras… dit-il d’un air si satisfait que j’ai failli tomber dans le panneau. On y est bien…

— C’est pas non plus un palace… dis-je en jetant un regard circulaire de la manière la plus ostensible qui fût.

— Je te parle du boulot… On y est bien. Je te présenterai mes amis. On habite tous ici. C’est pratique, tu verras.

— J’ai pas vraiment envie de voir, m…

— Faut que tu changes de vie ô luce. Tout le monde change de vie à un moment donnée. On peut pas toujours suivre le chemin tracé dans la jeunesse. Tout le monde vieillit et on a besoin d’un bon boulot pour ça.

— Mais j’ai le mien de boulot, m… !

— Tu parles ! Un boulot, par définition (c’est moi que je souligne,) ça te nourrit et ça te loge à une distance raisonnable. T’as une bagnole ?

— J’en ai jamais eu… À New Dream…

— Ah ! Me parle pas de New Dream ! J’en viens.

— On aurait pu se croiser…

— C’était ya des années ô luce… Tu cirais les pompes de ton papa à cette époque. La différence d’âge, tu vois… »

Il lissa ses cheveux gris, ce qui fit tomber une mèche sur le côté de son beau visage canin. Une zone dépourvue de cheveux apparut. Quand j’avais dix ans, il avait déjà l’âge de fonder une famille. La petite fille qu’il observait sans rien laisser perdre ne savait même pas qu’il existait. Je connaissais pas ce papa-là.

« Il y a quoi… dit-il en replaçant la mèche sur son crâne. Trois quatre miles, pas plus.

— Ça doit être ça… papa aimait cette distance. Il aimait pas trop la ville… les usines… les pompes à essence… tout ce qui n’a pas de sens familial…

— Je vois… J’étais comme ça moi aussi… Mais sans famille.

— Je le regrette pour toi. »

J’avais tort de regretter. Ça le rendait nerveux. Il arrêtait pas de croiser et décroiser ses grosses jambes d’ouvrier.

« Je partirai demain matin, dis-je avec l’intention de filer dans la nuit, par la fenêtre si pas d’autres solutions.

— Tu peux rester autant de temps que tu veux. Je peux te trouver du boulot. C’est juste là derrière. Pratique, non ? Et on se sent jamais seul ici. On entend le bruit des machines, la vapeur, les pneus sur le ciment bien lisse de l’entrepôt… J’aime ça. Et puis tu pourras voir ta maman quand tu voudras. T’auras une bagnole…

— En tout cas je suis contente de t’avoir connu…

— Moi je te connais depuis tellement de temps…

— Ça me rajeunit pas ! »

On s’est mis à rire et je me demandais comment il allait prendre plaisir en ma compagnie. Personnellement, j’ai toujours opté pour la branlette. Pas vite fait, mais sans passion. Chacune sa spécialité, les filles ! Je raconterais pas ça à maman que je comptais revoir pas plus tard que le lendemain.

« Tu coucheras dans la chambre, dit-il, devançant ma question.

— Je veux pas déranger (c’est ce qu’on dit toujours.)

— J’ai l’habitude du canapé. Avec Justine… »

Il s’interrompit. Ou bien c’est moi qui n’écoutais plus. J’avais connu une Justine et je ne la souhaitais à personne. Mais comme vous le savez déjà, j’allais pas tarder à la revoir. Il me regarda comme s’il était au courant de mes aventures avec Justine.

« Elle s’est taillée le mois dernier, dit-il en posant sa tasse sur la table basse, bruyamment, presque méchamment.

— Elle travaillait aux savons… ?

— Pas depuis un mois… Elle voulait retourner à New Dream…

— On a dû se croiser alors… »

Il opina. Il avait une philosophie sur le sujet des croisements. J’en savais moins que lui. J’avais sommeil et une sacrée envie de faire mon devoir et basta !

« Dès que t’auras du boulot, tu pourras t’installer ailleurs, dit-il. Faut pas laisser les gens jaser. J’ai plus la force de leur fermer leur sale gueule ! »

Il avait ce pouvoir de retenir le feu à l’intérieur de sa carcasse d’ouvrier satisfait de son sort. Sans Justine maintenant et avec l’espoir de me mettre la main dessus, genre papa et fifille. Je préférais aller m’emmerder d’ennui chez maman qui avait de la conversation et qui cuisinait sans poisons. La nuit tombait. C’est fou ce que le temps passe vite quand on raconte !

5

Cette nuit-là, dans le lit de Jacky (sans Jacky : on reparlera de la branlette plus bas,) j’avais aucune idée de ce qui allait se mettre en place pour constituer finalement la structure d’un roman pas plus mauvais que les autres. Je savais même pas qu’Alfred jetterait l’ancre chez maman en ma présence. Et j’ignorais tout de sa séparation d’avec Justine. Et de Justine (en supposant que Jacky et moi on parlait de la même) je savais qu’elle avait quitté les lieux (derrière l’usine) un mois avant que j’y mette les jambes et mon savoir-faire en branlette. La nuit était dense derrière les carreaux d’une fenêtre assez grande pour que mon corps s’y glisse sans ennui. Je savais rien de rien, sinon que l’hiver commençait ou que l’automne s’achevait et que j’allais attendre le printemps chez maman en espérant retrouver l’inspiration. J’ai tellement de choses à raconter ! mais je veux plus me souvenir de Bagdad !

6

1

 

Et donc, cette nuit-là, comme de juste, j’ai dormi comme une souche. Pas ouvert l’œil, ni même pour aller pisser. Quand je me suis réveillée, le jour perçait les volets, rayures d’ombre. J’avais mal nulle part. Je sentais bon la lavande. J’ai toujours aimé l’odeur de la lavande. Mon père me parfumait à la lavande. Peut-être que Jacky avait été attiré par l’odeur de ma culotte. Qui sait ce qui peut se passer dans la tête d’un homme qui ne reconnaît pas sa perversité ? Sujet philosophique. Je me fous des jubilations judiciaires. Et des emballements poétiques. Pour moi, le grand art, c’est la Narration. Avec Majuscule. C’est l’art de conter associé à l’art d’écrire. Et c’est pas donné à tout le monde. En principe, c’est l’un ou l’autre. La lavande de mon enfance revenait avec l’enfant. Ce matin-là. Je venais d’arriver la veille. On s’était couché chacun de son côté. Et Jacky me gonflait la tête avec sa vision du travail rémunérateur et source de bonheur partagé. J’avais même pas vécu ça avec papa.

J’étais à poil dans des draps sirupeux, invitée à la caresse, mais je me suis contentée d’ouvrir la fenêtre et les volets. Dessous, un parking avec de jolies bagnoles. Des poubelles avec un couvercle dessus. Des arbustes, du gazon, des emplacements, des abris penchés sur l’ombre. De l’autre côté, une route tout ce qu’il y a de naturel, avec des bagnoles qui passent, des camions qui se traînent et même un clodo qui me salue parce que j’ai les seins à l’air. Il fait le geste de me lancer un collier. Je connais ça moi aussi. Je lui rends son signe, mais sans ambigüité. On sait jamais avec ces mecs.

Derrière la porte, Jacky s’active. Le petit-déjeuner sans doute, mais quand j’ouvre, il est plutôt assis dans le canapé où il a passé la nuit et il feuillette un magazine où je suis. Pas en photo, ce serait trop beau : juste une histoire que j’avais oubliée.

« Salut ô luce, dit-il sans plus de manières. J’ai relu cette histoire. Celle où…

— Pas maintenant, Jacky… (J’ai un geste de fatigue.)

— T’as pas dormi… ?

— J’ai jamais autant dormi, mec… Faut-il que je m’habitue… ?

— On dort bien ici. Le travail te fait rêver. Et puis on s’entend bien.

— Tu parles des autres… ?

— Je te les présenterai. Bobby, Tommy, Tintin…

— ¡ Vale ! ¡ Vale ! On prendra ce temps… même ce temps… y avait longtemps…

— Tu ne connais que la solitude. C’est mauvais pour ce que t’as…

— Je connais des mecs plus intelligents que toi. »

Je voulais pas le vexer. Et il s’est pas formalisé. Il reconnaissait qu’il avait pas atteint la plus haute marche. Il en avait jamais eu envie. Il en avait grimpé quelques-unes et, alors qu’il n’était pas en reste, il s’était arrêté. Disant cela, il devint aussi blanc que la chemise qu’il venait de changer. Qu’est-ce que ça voulait dire : arrêter : pour lui ? Qu’est-ce que ma lavande infantile avait à voir avec ça ? Je me suis servi du café. Il était fort et agréable. Il me tendit l’assiette contenant les toasts. J’aime pas les toasts. Y avait pas d’œufs. Rien que des toasts et de la confiture. Et plein de petites cuillers que si j’avais été Bender je les aurais tordues.

« Tu travailles pas aujourd’hui ? demandai-je en croquant (Je comptais là-dessus pour filer…)

— C’est dimanche, ma sœur… Les amis, les histoires à régler, les ribs…

— Chouette dimanche ! Je devrais dire : chouettes dimanches !

— Quelques-uns se souviendront de toi ô luce. Ah ! cette odeur de lavande ! Ça me projette pas mal d’années en arrière !

— Arrête de me vieillir, mec…

— Pas mec… m…

— M… »

Je lui ai croisé deux jambes en porcelaine exactement sous les yeux. Et sans culotte dans l’interstice. D’ailleurs j’en portais pas. Je pouvais vivre libre ce jour-là. J’étais coincée. Mais si je lui sacrifiais un jour ou deux, il m’emmènerait chez maman en bagnole et j’étais enfin arrivée. Quel voyage depuis New Dream ! Mais la nuit m’avait porté conseil. J’avais retrouvé mes huit pattes qui valent toujours mieux que les neuf vies d’un chat. Il a fait la vaisselle et on est descendu. On est monté dans sa bagnole.

« On va pas voir tes copains ? dis-je la gorge serrée.

— Il est trop tôt. On les verra plus tard. C’est dimanche… »

Je savais pas où on allait. J’ai pas demandé. On est passé pas loin de l’embranchement qui mène chez maman après deux ou trois détours incompréhensibles. J’ai jamais compris le réseau routier du coin. Papa conduisait vite et maman gueulait comme une morte-vivante sur son siège de devant. Ces choses du passé me revenaient tandis que Jacky soignait le passage des vitesses. On était déjà en quatrième et on allait quelque part je savais pas où. Rien. Pas un début de conversation. Il respectait mon silence. Mais pourquoi ?

Puis il a viré de bord et la bagnole s’est engagée dans un chemin où on risquait de rencontrer des vaches. Le profil de Jacky souriait, mais le reflet de son visage dans le pare-brise avait un drôle d’air : je savais pas quoi. Au bout d’un certain temps que je peux pas vous en donner la dimension maintenant que je l’ai vécu sans savoir que j’allais un jour le raconter, une cabane est apparue. Deux pentes, un grand porche et des pots de fleurs autour avec des herbes sauvages dedans. Un p’tit coin d’paradis. La bagnole a pilé sec sur une petite étende de graviers noirs. Jacky a tourné sa tête. Je le voyais de face maintenant, sans tourner la mienne pour voir ce que valait son profil dans ces circonstances. J’avalais plus ma salive parce que ma bouche était sèche comme un vagin pas préparé.

« C’est ma cabane du dimanche, dit-il en ouvrant sa portière, m’invitant à faire de même de mon côté.

— T’as pas tant de copains que ça, constatai-je sans vouloir le vexer.

— Des tas que j’en ai ! Mais ils viendront pas tous. En attendant…

— En attendant… ?

— On va préparer le terrain. J’ai stocké ya deux jours. Faut décongeler. »

Y avait l’électricité, des fois que j’en ai besoin pour m’épiler. Quelle clé ! De l’ancien bien patiné ! Et c’était mignon à l’intérieur. Fait pour se réunir. Je me demandais s’il y aurait des gosses. Je n’ai pas posé la question. Je ferais sans doute usage de mes guiboles. Y avait de sacrés fauteuils pour ça, avec des accoudoirs tellement distants que ça promettait des écartements de jambes et de fesses à la hauteur de l’attente.

2

Mais au lieu de ça, on est allé à la pêche. Y avait deux types avant nous sur le rivage, un rouquin décharné et un noir de toute beauté.

« J’ai mis à décongeler, dit Jacky en me poussant tellement que les herbes s’en prenaient à mes jambes sans me demander mon avis.

— C’est elle ? » fit le noir.

Le rouquin me fit un petit signe amical ou autre chose. J’avançais. Sans culotte, j’en avais plein les poils, de la rosée. Jacky est passé devant. Il s’est tourné vers moi :

« Je les ai appelés hier soir, dit-il sans frein. Bobby t’a pas connu. Il est trop jeune. (Il désigna le noir qui se léchait les babines parce qu’il venait d’avaler une gorgée de sa bière en pot.) Et lui c’est Johnny qu’on s’est connu alors qu’il était gosse et toi aussi…

— Jacky était un déjà un vieux à l’époque, ricana Johnny.

— J’ai toujours été vieux, » regretta Jacky.

Il était sincère. Je captais pas toute l’ampleur de sa douleur, mais je compatissais. J’ai toujours compatis avant d’être violée. On verra après, pensai-je. Je serais mardi chez maman. Rêve toujours…

« Zavez attrapé quelque chose ? dis-je en secouant ma chevelure pleine de lavande.

— Des poissons-chats, dit Bobby.

— Ça se mange pas, dit Johnny. C’est pour l’appât.

— On revient cet après-midi après bouffer, expliqua Jacky.

— Chouette ! »

J’allais sans doute un peu loin en évoquant cet oiseau de malheur. Mais je me sentais comme une truite dans son trou avec une main à la surface de l’eau.

« Mets-toi à l’aise, me dit Bobby.

— Ouais, fit Johnny. Te gêne pas. Ici les filles se baignent à poil… »

J’étais plus tout à fait une fille, mais je me suis sentie flattée. Je me suis contenté de m’asseoir sur un arbre couché. Je leur tournais le dos, comme ça je ne verrais rien arriver. Ils débouchaient des cannettes. L’une d’elle me tapota l’épaule, fraîche et dure. Je fis non de la main. Jacky avait l’air déçu. C’était pas une bonne méthode de commencer par décevoir. Je le savais d’expérience. Mais j’avais vraiment pas envie de me plonger dans le cirage.

3

Vous voulez que je vous déçoive ? Et ben ya pas eu viol. Ni viol ni rien. La pêche jusqu’à plus de midi. Et plus de cannettes dans la glacière. Les poissons-chats agonisaient dans un seau. Je n’avais plus envie d’agonir, mais j’étais sur mes gardes. Je devais avoir les fesses marquées à force de rester sur l’écorce de cet arbre mort. Et j’avais perdu un peu de ma lavande. J’avais frotté ma jupe plissée à l’endroit des fesses avant de remonter dans la bagnole de Jacky. On retournait à la cabane où la bidoche achevait de décongeler. Y avait d’autres bières au frais.

« Qui c’est qui vient ? demanda Bobby.

— Personne d’autre, fit Jacky en refermant un couvercle.

— Tout va bien ! » dit Johnny.

Je savais pas que lui et Bobby… Un sacré veinard ce Johnny. Bobby avait un corps de rêve. Et noir avec ça. La perfection selon luce. Les deux tantes soufflaient sur les braises pendant que Jacky et moi on évoquait mon enfance. Il avait pas eu d’enfance, lui.

« Comment ce serait possible ? dis-je en remontant ma jupette.

— J’ai toujours été adulte, dit-il.

— C’est ce que tu crois.

— Je le dis comme je le ressens.

— Comme tu le ressens maintenant, m…

— Je dis ça parce que tu as écrit une histoire là-dessus…

— J’ai écrit tellement d’histoires que tout est possible, m… »

Il rit. Il savait pas qu’il avait l’air enfant quand il riait. C’était le genre de mec qui se connaît pas bien. Pas à fond. Pas assez quoi !

« Et les poissons-chats ? dis-je pour changer de conversation.

— On va en faire de l’appât. On retournera à la rivière tout à l’heure.

— Et on en fera quoi de ces truites ?

— On les bouffera, merde !

— Ouais mais quand ? »

Des truites en hiver… Ce qu’on peut parler de rien quand on attend ! Jacky me regarda comme si j’avais raté mon diplôme.

« Qu’est-ce que tu veux qu’on en fasse ? continua-t-il sur sa lancée avant que je l’ouvre pour continuer moi aussi.

— J’ai pas dit comment ! grognai-je. J’ai dit quand !

— Ben ce soir…

— Ce soir ici… ?

— Où veux-tu… ? »

J’avais pas prévu.

« Mais tu bosses pas demain ? dis-je comme si je m’accrochais à quelque chose qu’il connaissait mieux que moi.

— Bien sûr que je bosse demain ! On bosse tous le lundi. C’est la journée des livraisons, alors… On se lèvera tôt. »

Oh la nuit ! Avec deux pédés douloureux et un mec qui ne sait pas ce qu’il veut. Je m’y voyais pas. J’en avais les yeux humides. Qu’est-ce que je foutais là, en milieu productif ?

« J’aurais bien aimé voir maman avant ce soir… dis-je en minaudant (Qu’est-ce que je pouvais tenter… ?)

— Tu la verras demain.

— Et dans quelle bagnole, hein ? Si tu bosses…

— Je quitte à six…

— Du soir ?

— Quel six veux-tu ? »

Ça devenait obscur, à croire qu’on parlait pas le même langage. La même langue, oui, à peu près. Mais le langage, mec ! Il me regardait comme si je l’avais inventé.

« Ça me dérange pas, dit-il. Je pourrais coucher chez ta mère… C’est déjà arrivé…

— Hé ? »

Il me regardait en souriant. Il venait de marquer un point. Et je savais pas lequel. J’avais la mâchoire bloquée en ouverture maxi et la langue peut-être bien pendante. Qu’est-ce que je faisais de mes yeux ? J’avais oublié mes jambes.

« Ta mère et moi… commença-t-il tandis que les deux tantes faisaient un sacré boucan avec leur charbon de bois.

— C’est pas ma mère !... C’est maman…

— Ok ô luce… maman… et ben maman et moi on a eu des choses et ça pourrait bien recommencer si…

— Parce que tu comptes te servir de moi… pour… »

Ça allait trop vite. Quand j’écris une histoire, j’avance sur un plan. J’en ai tracé les grandes lignes. Je me réserve le plaisir des petites inventions au passage des conversations et même des descriptions. Mais là… en vrai… avec un mec que je connais pas mais qui m’a connue quand il avait des désirs d’enfant et que j’en étais une. Lavande et tout et tout… J’en avais la jupette trop courte.

« C’est le hasard, » conclut-il.

Mais j’en avais rien à foutre de ses conclusions ! C’est moi qui voulais conclure !... Et j’en avais pas les moyens… Qu’il s’explique !... Qu’il le dise !...

« Ah… murmura-t-il même si c’était pas un secret pour les deux tantes, la noire et la blanche. Ça remonte pas à Jésus-Christ… (De l’humour maintenant ! Ça me faisait pas rire !) maman et moi on s’est comme qui dirait aimé… Une femme seule… Un ouvrier à l’aise… Pas riche mais franchement à l’aise… On s’est croisé dans un bar où elle picolait depuis des années…

— maman picole… ?

— Je veux ! Moi aussi je picolais. Dans le même bar, mais depuis pas aussi longtemps…

— Moins responsable quoi…

— Tu sais ce que c’est…

— Ouais je sais ce que c’est ! J’ai des guiboles. Et pas que des guiboles.

— Ça je le sais. Même que j’ai bandé quand je t’ai trouvée dans ton sac de couchage…

— Tu m’as trouvée… ? Toi… ?

— Pourquoi pas moi… ?

— Tu y as pensé, salaud ! Avant même de te mettre dans la tête que je pouvais te servir à quelque chose… »

Je suais. Doigts crispés. Vibration des paupières.

« Voilà pourquoi tu m’as pas touchée, mec ! Pendant que je préparais mon lecteur à te sucer ou autre chose, tu planifiais !

— Ça m’est venu tout de suite ô luce ! Là, toi dans ton sac…

— Mais je te faisais bander !

— Pas toi ! maman ! »

J’avais pas vu cette scène. Je dormais, les jambes à l’air malgré la fraîcheur. Ce mec passe dans sa bagnole d’ouvrier et il se met à bander en pensant à maman parce que c’est moi qui est dans le sac ! Jamais j’aurais inventé un truc pareil.

« Moi non plus ! s’écrie-t-il, ce qui immobilise les deux tantes dans une attitude nonchalante mais expectative.

— Ah ! elle va être coton la pêche à la truite ! Même que je pourrai pas avaler ce que ces deux tantes sont en train de cramer sur leur putain de charbon de bois ! Et ce soir… ? Avec maman qui tremblera comme une feuille pour retenir ses larmes de cochonne prise sur le fait…

— Pas sur le fait ô luce…

— C’est du tout comme ! Je peux pas écrire de pareilles inepties !

— Mais c’en est pas ô luce des inepties…

— Surveille ton orthographe !

— Je t’en laisse le soin, merde ! »

Il s’est pris la tête dans les mains qu’il a comme des raquettes et qu’il peut plier. Il pleurait peut-être. Il avait construit une baraque, en plus de sa minable cabane de pêcheur, et je prétendais la démolir sans comprendre qu’il ne m’avait fait aucun mal. Oh le temps qu’il me faudrait pour comprendre ! (C’est ce que signifiaient ses larmes.) Alors pourquoi j’avais mal, mec ? Il ouvrit ses raquettes sans menacer de m’en mettre une sur la gueule :

« Ne m’appelle pas mec ô luce ! Je te l’ai déjà dit. Réfléchissons… »

Il disait ça comme le prêtre lâche « prions ». Il me voyait à genoux, genre pleureuse qui s’accuse d’avoir malmené l’existence du mort qu’on enterre. Mais j’y pouvais rien : je souffrais. Les deux tantes étaient d’accord avec moi sur le sujet : j’avais le droit de souffrir.

« Je dis pas le contraire ! rugit Jacky en me prenant le visage dans ses raquettes.

— Oh ! Oh ! » firent les deux tantes en même temps.

Et les voilà dans le dos de Jacky, prêtes à intervenir si je cède pas. Je n’avais pas le choix. Ou je cédais et il ne se passait rien d’autre que ce que Jacky avait calculé dès la première seconde de ma réapparition dans son existence. Ou je m’entêtais dans la douleur et il l’augmentait. La bagarre qui s’ensuivrait finirait dans les annales judiciaires du comté sans que je puisse en écrire quelque chose de vendable ou à mettre à la poubelle.

« OK, finis-je par baver sur la peau de mon décolleté. On ira voir maman toi et moi. Quand est-ce que tu dis… ?

— Demain soir…

— Pourquoi pas aujourd’hui… ?

— Ça te donne le temps de réfléchir. Et d’en parler. Moi j’ai tout dans la tête…

— Je m’en doute, mec… »

Il grimaça presque avec douleur. Qu’est-ce que maman avait foutu avec un type pareil ?

7

Bobby et Johnny étaient couchés à poil sur un matelas. La fenêtre ouverte baignait leur corps de la lumière lunaire.

« Zavez pas froid, les mecs ? »

Non, ils avaient pas froid. Mais j’amenais une couverture et j’étais pas à poil. Jacky m’avait prêté sa veste de chasseur en cuir retourné. Il dormait dans le canapé. Je devrais dire de l’autre côté du canapé parce qu’il l’avait tourné vers la cheminée. Le feu gémissait depuis une heure, rougeoyant de moins en moins. Comme les deux tantes en avaient fini avec leurs rites, je pouvais me faire petite au pied de leur matelas.

« Si tu veux discuter, dit Bobby tout reluisant de muscles, tu peux te mettre là. »

Il désignait ce qui restait de place entre lui et Johnny. Je savais pas si Johnny était d’accord. Je voulais pas le faire vomir. Son visage rouge n’apparaissait pas sur le coussin dont je distinguais à peine les renflements. J’hésitais.

« Viens, dit Johnny. Je m’en fous. J’ai pas envie de discuter.

— Viens ! » répéta le noir d’ébène.

J’entrai dans la nuit. Le corps de Bobby était aussi lisse et mouvant que la surface de l’eau de la rivière où je m’étais baignée, ce qui m’avait privée de mon odeur de lavande au grand dam de Jacky. Ce qu’il pouvait m’emmerder avec sa lavande !

« Qu’est-ce que tu veux savoir ? me demanda Bobby alors que je glissais sur lui.

— Tu ferais mieux de la fermer ! grogna Johnny.

— Elle a le droit de savoir, » conclut le noir.

Il était chaud maintenant. Il sentait le foutre et la joie. Le cul de Johnny se frotta contre ma jambe. Comme ça.

« C’est des histoires anciennes, dit-il pour ajouter du sens à son conseil.

— Mais c’est qu’il veut recommencer ! murmurai-je dans l’épaule invisible.

— Si ça recommence, ça se finira de la même façon, dit Johnny.

— Je ne sais rien de rien ! »

Le bras de Bobby s’était lové autour de mon cou. Mon oreille écoutait son cœur.

« Elle a le droit de savoir, répéta-t-il.

— Alors parle, négro ! grogna Johnny.

— Sûr que je vais parler ! »

Non, il bandait pas. Je pouvais voir son bassin que la lumière effleurait. Il respirait lentement, si lentement que j’attendais.

« Tu peux refuser, dit Johnny.

— Il la battra, dit Bobby. Tu le connais. Il la battra et il s’en plaindra comme si c’était une pute.

— Il a toujours fait ça, reconnut Johnny.

— Toujours. »

Après tout qu’est-ce que ça pouvait me foutre qu’il revienne chez maman… ? J’y habitais pas, moi, chez maman. Elle faisait ce qu’elle voulait de sa baraque. J’étais de passage. Et justement Bobby voulait savoir ce qui m’amenait dans ce trou perdu. Johnny se mit à rire :

« C’est à cause du trou, dit-il tout secoué jusqu’aux fesses qui me caressaient la cuisse. On vit dans un trou, Bobby. Toi et moi on est dans un trou et on veut pas en sortir.

— Et où tu irais ? fit Bobby en expirant son air chaud.

— La question n’est pas de savoir où on va, mais jusqu’où on va…

— Et ben on est venu jusqu’ici et on s’y trouve tellement bien qu’on y reste. Et toi ô luce… explique-nous…

— J’aurais préféré qu’on parle de maman et de Jacky…

— Tout un roman ! s’écria doucement Johnny. On y passerait la nuit. Il faut se lever tôt.

— Lève-toi tôt si tu veux, rouquin !

— Mais demain on livre !

— Parle pour toi ! »

Alors Bobby s’est redressé. Comme il avait roulé un drap sous sa tête, il le déplia et, une fois debout, le jeta sur ses épaules. Je me levai à mon tour. Il rajusta la veste sur mes épaules et rejeta mes cheveux sur la fourrure.

« Sortons ! » dit-il.

Et c’est comme ça qu’on s’est retrouvé sous le porche Bobby et moi. Il avait autant envie d’en parler que moi de l’écouter.

« Ils se sont rencontrés chez Dan, dit-il. Un sacré hiver que c’était ! Je me rappelle cette neige comme si elle tombait en ce moment. D’ailleurs, elle ne va pas tarder à arriver. Il faudra se terrer dans nos appartements fournis par la Compagnie. C’est ce qu’ils ont fait. Ils sont allés chez Jacky et ils y ont passé la nuit. De ma fenêtre, je les ai vus se séparer, Johnny trottant vers l’entrée des ateliers et maman grimpant dans sa bagnole. Ça commençait. Et pendant tout l’hiver, ça a continué sans qu’on sache comment. On y allait pas, nous, chez maman. On n’avait rien à y faire. Jacky filait dans sa bagnole et il revenait le matin les yeux enfoncés comme si on les avait écrasés avec le poing. Elle le crevait, maman ! Mais c’était pas tous les jours. Elle avait ses caprices. Il en parlait pas, mais ça se savait. Comment… j’en sais rien. Ça faisait le tour. Toujours le même sans doute. Et ça tombait dans mes oreilles comme dans celles des autres. Et le temps passant, Noël, le Jour de l’an et les Rois, Jacky a donné des signes qui n’étaient plus de fatigue mais de colère. Moi je dis qu’il avait battu maman et qu’elle l’avait foutu dehors à la pointe du fusil. Un jour, il est revenu pour ne plus y retourner. Le printemps s’annonçait. Elle venait dans le coin comme d’habitude pour faire ses emplettes et bavarder avec ses commerçants. Elle en avait des tas de commerçants. Elle savait comment utiliser son temps. Et jamais plus elle n’a croisé le chemin de Jacky.

— Donc tu ne sais rien…

— C’est ce que je pense aussi ô luce…

— Après tout ça ne me regarde pas…

— Du moment qu’y a pas eu de mort ni de blessé…

— Mais qu’est-ce qui lui prend de se servir de moi pour la revoir, merde ?

— Va savoir ce qui se passe dans sa tête… Il l’aime, c’est sûr…

— Ou il veut la posséder !

— Parole de femme. Moi je crois plutôt à l’amour. Ou alors il est bizarre… »

On se tenait la main Bobby et moi. Il consentit à bander. Le drap se souleva lentement. La lumière de la lune tombait dessus. J’ai pas pu résister.

8

J’allais trop vite ! Je parle pas de la bite de Bobby qui était retombée sans avoir giclé. Il dormait maintenant, dans la position de l’œuf, sous une épaisse couverture qui pouvait être une peau d’ours. Je parle de ce récit. De cette après-midi que j’ai escamotée parce que pendant un chapitre je me suis crus magicienne. Je ne sais pas ce qui est arrivé à Bobby en pleine érection. Je ne sais pas non plus s’il s’est endormi pendant que je le suçais, ce qui expliquerait la détumescence, ni si c’est ce ramollissement soudain qui l’a scié au point de tomber dans les bras de Morphée. Il était là, comme un enfant dans le ventre de sa mère, et il respirait comme si rien ne s’était passé. Il avait haleté pourtant ! Et ça se durcissait tellement que je n’en pouvais plus faire le tour avec une seule main. Et c’est dans ces circonstances que je me suis mise à penser à cette après-midi. Ou alors c’est l’apparition de Charlie qui m’a replacée dans cette perspective. Je ne vous ai pas parlé de Charlie. C’était cette après-midi. On était retourné à la rivière, sur le même rivage, Jacky, Bobby, Johnny et moi. Et pendant qu’ils s’occupaient de leurs lignes, je suis allée chier dans un buisson. S’il y a une position dans laquelle je ne veux pas me donner en spectacle, c’est bien celle-là. Mais j’avais parlé (en moi-même) trop vite : un type me regardait !

Il était assis sur la branche d’un arbre, comme dans un conte pour enfant ce personnage qui apparaît au-dessus de votre tête et qui vous promet de grandes aventures au pays de l’impossible. Sauf que là, il n’était pas sur une branche. Il était debout (ou assis, j’en sais rien) derrière un buisson, faisant la même chose que moi ou autre chose. Moi, je sentais déjà la merde. Et j’avais rien pour me torcher à part ma jupette, faute de culotte quoi. Ça s’ouvrait sous moi parce que je venais de rêver. J’ai refermé les cuisses dans un claquement de chair qui a fait sourire l’intrus. Il devait être debout. Et il ne chiait pas. Il n’a pas augmenté de taille en se déplaçant. Ou alors c’était un artiste. Et après avoir traversé la broussaille, il s’est planté dans la clairière sans cesser de me regarder. J’ai même cru que c’était un moraliste.

J’ai fini par serrer les fesses et rentrer dans ma jupette. J’avais conservé la chemise. Je l’ai juste fermée. Le type avançait. Il n’était pas bien grand et son âge apparent me rassurait. Il portait un vieux chapeau de cuir crevassé. Il devait habiter dans ces vêtements depuis le service militaire. Si je n’avais pas conservé ma position au-dessus de mon petit tas de merde, son odeur m’aurait dérangée. J’ai dit :

« Je suis avec trois mecs baraqués… !

— Hé je le sais que tu es avec trois mecs, mais un seul est baraqué ! »

Il avait raison. Bobby avait beau être musclé, il était plus petit que moi. Pire : c’était peut-être un enfant. Johnny n’avait pas les moyens d’effrayer le public. Seul Jacky pouvait paraître assez fort pour terrasser n’importe quel ennemi, mais c’était un trouillard. C’était ce que me disait ce type. Et il avançait. Je dis :

« Vous les connaissez ?

— Si je les connais ! De tous temps, madame… de tous temps… »

Il s’est arrêté d’un coup, raide comme un piquet, et alors j’ai compris qu’il n’avait pas vu que j’étais en train de chier. Il recula, bredouillant ce qui devait être des excuses.

« Vous n’avez pas un bout de papier dans votre poche ? lui demandai-je à tout hasard maintenant que le danger n’était plus qu’un souvenir.

— J’ai toujours un rouleau, madame… Avec la vie que je mène… »

Il me jeta le rouleau en question. Je m’en torchai jusqu’à plus laisser de traces sur le papier. Je suis alors sortie de mon buisson. Il avait l’air tout guilleret maintenant. Je lui rendis son bien et il le fourra dans son bissac. Ma jupe avait rétréci pour une raison inconnue.

« Je suppose qu’ils sont en train de pêcher pendant que vous…

— Vous supposez bien… Je me fais chier… pour tout dire.

— Je passe tous les jours par là à la même heure.

— Je suis ravie d’avoir été là pour faire votre connaissance…

— Connaissance… C’est vite dit… »

Il arrivait pas à décoller son regard de mes gambettes. J’en avais les genoux tout excités. J’ai fait un pas de côté pour le laisser passer, si c’était ce qu’il voulait. Il reprit son chemin en marmonnant. Je l’ai suivi pour l’entendre :

« Ils attraperont rien, disait-il. Ils n’ont pas grandi. »

Je me demandai ce qu’il pensait de moi. Mais pourquoi me le demandai-je ? Il devança ma question :

« Vous ne seriez pas la filleule de maman ?

— Vous connaissez maman ?

— C’est vite dit. Tout le monde la connaît si la connaissance se contente de ce que savent les gens. Vous écrivez, dit-on…

— J’ai rien vendu depuis des lunes… »

Il s’arrêta pour me laisser le temps d’apprécier son sourire. Il avait de bien belles dents pour un clodo… Mais ses doigts étaient jaunes de tabac. Il empestait la crasse et le fond de tonneau. Et de sa poche dépassait la queue d’un poisson.

« Le repas de la journée, dit-il. Vous ne pêchez pas, vous ?

— Je ne sais pas pêcher, monsieur ! »

Il se mit à rire sans bruit. Ses épaules secouaient une vieille poussière. Il pivota sur ses talons et reprit son chemin, trottinant sur la pointe des pieds. La sente était boueuse.

« Je suis ravi de vous avoir rencontrée ô luce !

— Moi de même de savoir que vous existez ! »

C’est Bobby qui avait provoqué cette fuite. Il arrivait à travers la broussaille, secouant une main pleine de poissons encore vivants. De loin, le vieil homme le héla :

« Vous avez eu beaucoup de chance, jeune homme ! »

Et il disparut. Bobby riait :

« C’est Charlie, dit-il. Charlie l’Inutile. »

9

Excusez le flash-back, mais je peux pas continuer d’exister dans cette nuit sans avoir présenté Charlie. Vous en savez maintenant autant que moi. Bobby ne m’en a pas dit grand-chose cette après midi-là. Charlie a disparu dans le bois et Bobby a parlé d’autre chose… ah oui !... des poissons qu’il secouait à bout de bras. Ils avaient la queue dans un nœud et le sang perlait sur leurs écailles. Bobby les avait vidés de leurs entrailles. Jacky avait acheté du jambon coupé en tranches assez épaisses pour donner du goût à la chair fade des poissons et laisser dans la bouche cette saveur cochonne que le vin accompagne si bien. Il s’en léchait la moustache. Bobby portait la fine moustache de Gable. Mais il avait la tignasse tellement crépue qu’on s’y prenait les doigts dans la caresse. Johnny s’amena avec le matériel de pêche. Deux chaises pliantes battaient son dos chargé aussi d’un sac matelot tout boudiné. Y avait de la joie dans l’air. Et des prévisions de beau temps. Je leur servirais à rien, mais Jack avait des idées.

« Ah ! Pour en avoir, il en a ! fit Johnny en s’engageant dans le chemin.

— Vaut mieux en avoir une que pas une… » murmura Bobby.

Pendant un moment, il se fondit dans l’ombre boisée. Je crus même le perdre. Sans la casquette rouge sang de Johnny, je me serais crue seule.

« On en profite pour ne pas parler boulot, » dit Johnny.

Les dents de Bobby déchirèrent l’ombre. Et le blanc de ses yeux. Les écailles soudain scintillantes.

« Pourquoi « L’inutile » ? couinai-je en m’épongeant le front avec un pan de ma chemise.

— Il sert à rien, dit Johnny.

— C’est ce qu’on dit, fit Bobby. Moi je me fie pas à ce que disent les gens. Ils sont mauvais parfois.

— Ça t’empêche pas de te faire une idée…

— J’en ai pas d’idée sur ce sujet et je veux pas m’en faire une. Je dis bonjour, bonsoir et je passe mon chemin.

— Comme tout le monde, dit Johnny qui riait. Tu fais rien d’autre que ce que tout le monde fait !

— Mais je le fais en sachant que je pourrais changer d’avis si jamais j’en venais à connaître la vérité.

— La vérité, mon vieux, c’est que ce type est parfaitement inutile. (un temps) Remarque bien que je n’ai pas dit nuisible. Jamais je dirais ça d’un homme.

— Bof… Un homme est bon ou mauvais. Et s’il est mauvais, il est inutile. Je ne sais pas si l’inutile est nuisible. Je me pose la question comme toi. Mais je sais pas.

— On n’est pas du genre savant toi et moi. »

C’est en philosophant de la sorte qu’on est revenu à la cabane. Jacky rangeait des choses dans une caisse assez grande pour contenir un cadavre. Ces choses étaient éparpillées sur le plancher crasseux du porche. Je n’ai pas cherché à les identifier. Je me suis assise sous un arbre en forme de parasol et j’ai observé le travail de taille qui avait transformé cet arbre en objet utilitaire. Y en a qui se casse vraiment la tête ! me dis-je.

« Si c’est une soirée que tu veux passer, rouspéta Jacky en reluquant les fesses nues de Bobby qui venait de se foutre à poil pour changer de vêtements, faudrait voir à y mettre du tien.

— Je sais pas de quoi tu parles, mec… dit Bobby qui était déjà habillé.

— Ne m’appelle pas mec ! Garde ça pour une autre conversation…

— C’est l’habitude, m…

— Mauvaise ! C’en est une de mauvaise ! »

Etc. Trois mecs dont deux tantes. Et la perspective du lundi matin, le jour des livraisons. J’ai cessé de les écouter. Je tentais de goûter à cette captivité. Johnny fut assez galant pour me servir un verre. Sans parole ni musique. De loin, car il ramassait du bois, Bobby respectait lui aussi ma solitude. J’avais vraiment pas envie de flirter avec Jacky. Je n’avais pas de souvenirs à opposer à son désir. Je me souvenais pas de ses regards. Il les inventait peut-être. Qui sait ? Qui peut dire ce qui se passe dans la tête d’un mec qui se sert de vous pour se recoller à votre maman ? Mais dire qu’il m’avait reluqué alors que j’avais l’âge de sauter uniquement à la corde, ça dépassait ma faculté d’adaptation au temps présent. Après une sauterie enfumée, on s’est couché. Et de fil en aiguille, comme il est dit plus haut, j’ai sucé la bite de Bobby qui s’est endormi sans décharge.

Je ne sais pas combien de temps a duré ma prostration devant la petite idole tombée dans ses poils crépus. Je ne me souviens même plus du flot de mes pensées ni même si je les ai adressées à ce petit dieu harassé ou seulement endormi. Charlie semblait sortir d’un trou. Je l’ai vu se répandre dans l’ombre et enfler comme une baudruche. Il fit chut en posant un doigt vertical sur l’horizon de sa bouche crispée. Il sortait de sa nuit pour entrer dans la mienne. J’ai glissé plus bas sur les marches, abandonnant le parangon à ses rêves de jouissance. Charlie est resté sur la terre molle. Il avait plu mais ça le gênait pas de garder ses pieds dans la boue. J’avais la bouche grande ouverte pour recevoir les fruits de sa langue. Qu’est-ce que j’attendais de lui ?

« Je me suis dis comme ça que toi et moi ô luce on pourrait échanger quelques pages…

— J’ai pas de pages sur moi, mec…

— Et de mémoire… ? Voyons si ta mémoire vaut la mienne…

— Je suis pas douée… J’ai besoin de lumière.

— Allumons une bougie… »

Il en avait une. Forcément, ces types qui couchent dehors ont toujours dans la poche de quoi éclairer la nuit. Il gratta une allumette qui grésilla dans une goutte de pluie. Puis une autre. Je lui fis signe de monter pour se mettre à l’abri. Il me tendit la bougie et une allumette. Mais il ne quitta pas la terre où ses pieds venaient d’élire domicile. Je soumis le cul de la bougie à la flamme de l’allumette puis je la collai sur la marche où j’étais assise, à l’abri de la fine pluie qui vernissait le vieux visage de mon visiteur. On n’avait pas pensé au vent, hélas.

« Pío Baroja, dans Shanti Andía, écrit (à peu près) que le bateau ancien a son moteur à l’extérieur de lui-même alors que le bateau moderne tient le sien dans son intérieur. Nous, hommes d’aujourd’hui, pouvons nous mettre à l’eau en comptant sur le moteur extérieur, par jeu ou autre chose. L’homme de jadis ne pouvait qu’imaginer la possibilité d’une force intérieure sans toutefois la concevoir. Voilà deux hommes et non pas un ! »

Le vieil homme avait envie d’en discuter. Il y avait longtemps, selon son aveu, qu’il n’avait pas eu l’occasion de créer le roman à deux faces de ces personnages aussi vrais que vous et moi. Il ne se souvenait plus de cette ancienne conversation ni de l’identité de son interlocuteur.

« Moi je dis, continua-t-il, qu’il y a autant de différence entre l’homme et la femme qu’entre ces deux marins. Qu’en penses-tu ô luce ?

— J’ai d’autres problèmes à résoudre en ce moment…

— Mais je t’en apporte la solution !

— Vous connaissez le chemin de la sortie… ?

— Ne me dis pas que Jacky te retient prisonnière… ! Tu sais qu’il a été en prison pour ça ?

— Je l’ignorais… racontez-moi.

— maman s’en est plainte en tout cas… »

Charlie se pencha pour allumer son mégot à la flamme vacillante de la bougie qui luttait toujours contre le vent. Il saliva longuement car sa langue n’avait rien connu d’apaisant depuis trois jours. Ses yeux larmoyaient en explorant l’ombre qui s’ouvrait sur l’intérieur de la cabane.

« Tu as oublié de refermer la porte… dit-il soudain inquiet.

— Elle est fermée… C’est l’ombre… la couleur du bois…

— Noire comme la peau de celui-ci… Il va attraper froid…

— Ne vous fiez pas à ce que vous avez vu… Il venait de jouir comme jamais dans le cul de son copain.

— C’est un enfant… Les enfants de cet âge détiennent une puissance que mon âge m’interdit à tout jamais. Quel est ton tarif ? »

Le vent nous replongea dans l’obscurité. L’ombre ne dansait plus. Même Charlie se tenait immobile. J’ondulais sans doute comme feuille morte à la surface de l’eau. Charlie frappa ses genoux pliés.

« J’avais une de ces envies en venant… ! Il semble que ça m’a passé. Sans doute parce que je te dois une explication…

— Au sujet de maman et de Jacky… ? maman prisonnière comme Albertine… ?

— Tout le monde l’a appris d’une façon ou d’une autre, quelquefois de ma propre bouche. C’est de l’histoire ancienne. Jacky est un homme dangereux. Il suit un chemin qu’il est le seul à connaître. Il y a si longtemps qu’il est entré dans le bois du désir ! »

Dit Charlie en allumant un autre mégot, expliquant :

« C’est le problème avec les mégots : ils ne durent pas autant que ce qu’ils ont été. »

Son visage était parsemé de rapides lueurs. J’avais du mal à fixer ses yeux. Les paupières tombaient comme des plis d’écorce. Le nez avaient dû éponger des fleuves de bonheur artificiel. Point commun avec papa. maman n’a jamais eu de chance. Et je pensais la visiter pour ajouter à son malheur. En compagnie d’un obsédé de la possession. Je ne maîtrisais plus le récit que j’étais venue me conter pour pallier d’autres réalités moins faciles à vivre.

« Tu n’as pas répondu à ma question ô luce… ?

— Le tarif… ?

— Disons les tarifs… ? Que proposes-tu… ?

— Je ne suis pas une pute, vieillard ! Seulement une prisonnière… Et je sais bien que je ne peux pas compter sur toi pour prendre la poudre d’escampette !

— J’avais une de ces envies en venant… ! Mais ça m’a passé.

— Le chemin, Charlie ! Tu connais le chemin. Même de nuit. Tu es revenu…

— Je sentais ton odeur…

— La lavande maintenant !

— La lavande non ! Tu avais fait trempette dans la rivière. Tu sentais l’algue et la terre du rivage. Tu ne peux pas savoir comme je t’ai aimée depuis !

— Tu te branles rien qu’en fermant les yeux…

— Ne m’insulte pas ô luce ! Je ne donne que ce que je possède.

— Donne-moi la clé ! »

La queue de Bobby s’était redressée dans un rêve. Je montai une marche pour atteindre le plancher du porche où l’enfant (si c’était un enfant) dormait presque nu dans la nuit qui m’oppressait. Charlie se tenait debout. Le vent avait encore soufflé la bougie. J’empoignais la bite noire. Elle était chaude comme un petit animal qui vient de sortir des jupons emplumés de sa mère. Le voilà, le baiser !

« Je t’envie ô luce ! fit Charlie en se jetant à genoux. Ce n’est pas à moi que ça arrive… Je suis venu te lécher l’entrejambe et ce n’est pas ma bite que tu caresses…

— Tais-toi, vieillard ! Tu vas le réveiller…

— Est-il mort ? Vivant ? Je veux savoir…

— Il se réveillera si le plaisir le veut…

— Le plaisir ne veut rien, idiote ! Il est, un point c’est tout. Il manque le désir à tes caresses.

— Mon désir ! Ma prison. Mon petit enfer confortable que je ne perds jamais de vue… Tu imagines, vieillard… ?

— Je n’imagine rien du tout ! Je vois ce que je vois. Et tu t’y prends mal ! Redescends, veux-tu ! »

Mais la main de Bobby me retenait. Quel bel enfant ! Noir comme l’origine et dur comme la nuit. Il se mit à gémir. Il haletait. Le jet fila dans l’ombre de la toiture. Quel cri ! Quel appel à la mort ! Moi aussi j’aurais voulu mourir dans cette circonstance particulière de l’attente. La porte s’ouvrit. Jacky se mit à beugler. Charlie avait disparu dans la nuit.

10

Oh la nuit obscure !... J’ai pas tout compris… ! Mais bon, je me suis réveillée à l’aube, les lèvres enflées et une dent déchaussée. Jacky en avait mal aux phalanges qu’il a fragiles depuis qu’il porte le tablier dans son usine. Pourtant j’avais touché à rien dans sa propriété. Dans mon esprit, Johnny était en possession de Bobby et vice versa. Or, Johnny ne m’avait rien reproché. Il avait même déposé un tendre baiser sur la queue encore raide de Bobby qui n’arrêtait pas de sortir de son rêve. Un rêve auquel j’avais participé à ma façon. Une façon féminine qui ne diffère en rien de l’autre. Mais le poing de Jacky avait surgi de la nuit au moment où je m’attendais, non pas à des félicitations, mais au moins à de joyeux sourires si possibles silencieux et mouillés. Je suis allée valser par-dessus la rambarde de bois épineux. Des échardes dignes des roses où ma gueule déformée et douloureuse s’est imprégnée de ce que les intestins des trois compagnons avaient l’habitude de déposer sans oublier le papier. J’étais dans les chiottes !... Et pas un cri. J’ai pas eu le temps. Je me suis désarticulée sans rien autour, en silence et dans l’ombre pour aller terminer ma course d’étoile porno en plein où il fallait éviter de se vautrer. D’ailleurs, si je m’abandonnais, c’était pas par plaisir scatophage ou simplement stercoraire. Je gisais à la façon d’une morte qui n’arrive pas à se dégager de l’emprise de la Camarde. J’avais déjà vécu cette sinistre situation mais sous les roues d’un camion, à l’âge de faire du vélo.

Je sais pas combien de temps il m’a fallu pour retrouver mon nez là-dedans. Personne ne riait. Jacky frappait les murs avec ses deux poings et son front obtus. Le mec qui descendait vers moi en se tenant à la charpente des soubassements s’arrêtait trop souvent pour se boucher le nez, tant et si bien qu’il n’arrivait pas. J’entendais quelqu’un qui disait que je n’avais pas amené des vêtements de rechange. Et la voix de Jacky envoyait des grognements dans la nuit, maudissant ce Dieu qui n’avait pas laissé l’homme tranquille dans sa solitude et son érection permanente. Personne n’oserait me toucher comme ce Dieu avait soufflé sur la côte d’Adam. Je devais me démerder seule. Et retrouver l’esprit que j’avais toute ma vie protégé des assauts toxiques des substances et des abstractions.

Ce fut Charlie qui se décida à descendre dans le trou. Ou il y fut poussé. Je le reçus sur les épaules. Le salaud bandait comme une bête. Il voulait me sauter avant de remonter. Et il écartait mes cuisses dans l’ordure. Et non content de me pénétrer, il bavait sur ma langue et me mordillait les dents, suçant au passage celle qui menaçait de se perdre à jamais dans cette gadoue intestinale. Jamais je ne retrouverais la parole dans ces conditions. Mais j’en savais trop maintenant pour renoncer à mes droits. maman n’avait acquis que celui de tout me dire. Et pas seulement à propos de Jacky. Je voulais tout savoir du premier au dernier en passant par papa. Hombres que j’intitulerais cette littérature de la trahison et du coup de grâce.

Charlie déchargea enfin. Il en avait mis du temps ! Et maintenant il prenait celui de retrouver son souffle. Il m’écrasait sans se soucier de mes douleurs en tous genres. Sa bite se rétrécissait sans sortir de mon trou. Bientôt, j’allais me remplir de merde par l’entrée la plus précieuse de mon existence. Peu m’importait que je bouffasse de la chiasse à gogo !... Je m’y connaissais en malheur. Mais je me voyais pas revenir dans le monde avec le con merdeux. Alors je l’ai empoignée sa bite. Mais pas comme j’avais saisi celle de Bobby en proie à ses rêves érotiques. J’ai tout pris, la queue, les couilles, les bourrelets et les poils et j’ai enfoncé tout ça bien au fond. Heureux bouchon ! Il aurait pu en crever. Mais moi pas.

Quand je me suis retrouvée dans l’herbe verte, le soleil montrait des signes de retour à la réalité. J’étais débouchée mais pas pleine. Bobby agitait un mouchoir immaculé pour me le dire. Charlie était pendu à un arbre. Il avait pas supporté le retour sur terre. Son bouclier avait fondu ou ses tuiles thermiques avaient été arrachées par les forces du retour. Il était pendu par le cou, le cou plié à l’équerre. Et il tirait une langue couleur merde. Plus bas, sur la rive, Johnny actionnait une pompe en ânonnant. Jacky était allé chercher les flics parce que son téléphone ne captait pas.

« T’es toute propre maintenant, ma chérie, dit Bobby en caressant ma joue gonflée à l’extrême.

— La fais pas parler, nom de Dieu ! » grogna Johnny.

J’en avais pas envie. La douleur multipliait ses impacts. J’étais assiégée par des souffrances inconnues. Paralysée par volonté. Silencieuse car je ne voulais pas encore comprendre.

« Tu diras tout ce que tu sais, disait Bobby en me caressant. Et nous on le dira aussi, ce qu’on sait. Ya que ce pauvre Charlie qui ne parlera plus. Tu diras pas que j’étais là. Promis ? »

J’avais dû promettre avec les yeux. Bobby fila comme un insecte dans un coup de torchon. Le tuyau d’arrosage se mit à danser dans l’herbe, giclant dans tous les sens. Johnny dut arrêter de pomper pour mettre fin à ce cirque. Il remonta et bouscula le cadavre pendu qui se mit à tournoyer. Je n’étais pas venue pour ça.

Et pourtant j’y étais. Les flics maintenant ! Y avait longtemps que j’en avais pas approché. Je les évitais comme les maladies honteuses. En plus de l’humiliation judiciaire, il me faudrait affronter les regards des curieux qui attendaient le brancard. Lequel avait glissé dans la pente pour aller flotter sur la rivière. Lui non plus ne voulait pas de moi.

11

« Mais de qui tu parles ? »

Ça, c’était la voix de maman. Je faisais :

« Brlll… beugll.. brrrl… »

Et elle essayait de comprendre ce que je disais dans le sens où il y avait quelqu’un dans mes borborygmes. Mais y avait personne. Je souffrais et je faisais ces bruits même pas étranges puisqu’elle y cherchait un nom. Peut-être le sien. Je savais pas tout ce lundi matin-là. Et autant vous le dire tout de suite : j’ai pas tout su en arrivant au bout de cette histoire. J’avais entrepris un voyage dans le seul but de reconstruire ce qui s’était écroulé et, parce que j’avais couché dehors pas loin d’une fabrique de savons, je m’étais retrouvée le nez dans la mouise. J’avais perdu une dent, juste devant pour casser mon sourire d’enfant. Avec mes bandages autour du crâne, j’avais l’air tout droit sorti d’un cirque. Et la musique aussi : « Brlll… beugll.. brrrl…

— Je comprends pas ce qu’elle veut dire… répétait maman.

— À mon avis, elle dit qu’elle a mal…

— Tu ne sais pas écouter ! Tout ça, c’est de ta faute !

— Mais que j’y suis pour rien ! C’est ce foutu Charlie qu’a fait des siennes. J’avais dit à Bobby…

— Bobby était là… ? Un gosse qui sèche l’école…

— C’était dimanche ah et puis voilà : il était pas là.

— Si les flics l’apprennent… Ne parle plus de Bobby.

— Ah mais c’est que… elle pourrait en parler elle… »

Si c’était pas la voix de Jacky, je m’appelais pas luce !... Je le voyais pas. Forcément, il pouvait pas se montrer sans provoquer une réaction de ma part. Mais il savait pas que j’avais promis à Bobby de pas parler de lui. Pour l’instant, toutefois, je parlais pas. Ce que maman répétait à l’envi à des flics qui s’amenaient dans la chambre sans frapper à la porte. Je voyais leurs visages d’intellectuels se pencher sur moi pour constater que ma bouche ne parlait pas, ne pouvait pas parler sous un centimètre au moins de bandage serré. En plus, j’avais l’œil glauque et les mains tuméfiées.

« Mais qu’est-ce qu’elle foutait dans le trou à merde ? demandaient-ils à Jacky.

— C’est pas parce qu’elle puait la merde qu’elle était dans la fosse ! s’écriait Jacky en ventilant leurs visages pourris par les services rendus avec la bile et les acides. Elle pue pas. Moi je sens rien…

— Elle pue la merde, disait le flic en reniflant.

— Ouais, gargouillait l’autre. Ça sent pas fort mais ça sent la merde.

— Comme si on l’avait nettoyé au jet d’eau… Au fait, qu’est-ce qu’il foutait là ce tuyau ? Et cette pompe ? Pourquoi une pompe.

— C’est pour l’eau courante… Le confort moderne dans les bois…

— Et pourquoi qu’elle était à poil ?

— Ouais pourquoi… ?

— Demandez à Charlie…

— Te fous pas de notre gueule ! T’y a déjà fait un tour, hein Jacky… ?

— Puisqu’il vous dit la vérité ! »

La voix de maman. Douce mais jusqu’à la garde. Les flics revenaient toutes les heures. Jacky en avait marre. Il le disait à maman. Les amants terribles.

« Tant que ce sera pas clair, fulminait maman, ils te feront chier.

— Dis-lui qu’elle parle pas de Bobby. Qu’elle parle de rien. Rien que de Charlie et de sa petite bite.

— Pas si petite que ça, mon Jacky. Tu l’as pas connu(e) à l’époque…

— Ah me parle plus de ce lycée de merde ! »

On en apprend tous les jours dans cette histoire… C’était un si vieux souvenir que maman ne laissait rien couler de ses yeux. Elle me souriait jusqu’à la paralysie. Le docteur avait parlé de huit jours de convalescence et avait conseillé aux flics de revenir dans trois. Mais ces chiens avaient l’impression de tenir le bon bout. Ils n’avaient pas tout à fait tort : Bobby était là. Voilà ce que je ne devais pas dire. Mon cerveau n’allait pas plus loin. Je voyais la ligne d’arrivée, coupée par le brouillard qui courait plus vite que moi. Je n’arrivais pas à penser à autre chose : Bobby n’était pas là. Pourquoi ? Mais parce qu’il était mineur. Sa mère bavait depuis l’aube devant le poste de police. Elle avait amené un avocat. De quoi j’étais complice ? La victime c’était moi après tout ! Et le coupable gisait dans un drap blanc avec une étiquette accrochée à l’orteil. On voit ça dans tous les films. Ça coulisse dans les deux sens.

« Huit jours ! s’était écriée maman. Ça nous mène à la semaine prochaine.

— Vous calculez bien, madame, roucoula le docteur.

— Et pourquoi trois pour les flics… ?

— Elle pourra leur parler jeudi. Jusque-là, je la bâillonne. Je sais ce que je fais. Le psy passera demain matin. Il n’a pas pu se libérer aujourd’hui.

— Un psy pour quoi faire ?... C’est pas la première fois qu’il lui arrive quelque chose…

— J’ai lu toutes ses histoires, madame. Je sais ce qu’elle a vécu. J’ai fait cet effort : recoller les morceaux, mais le psy fera ça mieux que moi. Je vous conseille de rentrer chez vous et de vous reposer. »

Le docteur jeta un œil morne sur Jacky qui s’appuyait sur un mur où la trace de ses talons de chaussures se multipliait depuis ce matin.

« Et ces sales flics… ? Vous en faites quoi de ces poulets en crise d’identité ?...

— Ils s’en iront à la fin de leur journée, madame. Ils ont des horaires. C’est pas comme nous, pauvres serviteurs…

— À qui le dites-vous ! »

Et la chambre s’est vidée comme un lavabo. La porte est restée ouverte. Je voyais le coude d’un flic en faction. Une infirmière passa et me jeta un sourire complice. Ah ça m’allait bien la complicité ! Moi qui rêvais de retrouver ma chambre d’enfant et sa petite fenêtre que j’ai jamais pu traverser. J’avais attendu trop longtemps pour le faire. Et le jour où la porte s’est ouverte, je n’étais plus une enfant et j’avais un mal fou à croire en moi.

12

« Vous comprenez pas, madame, que votre fille…

— …filleule…

— …que votre filleule est arrêtée !

— Mais elle n’a rien fait, nom de Dieu !

— C’est un témoin, madame… Et quelquefois, les témoins font… ils en font plus qu’on pourrait se l’imaginer quand on n’a pas l’expérience que j’ai…

— Témoin du suicide de Charlie… ! On s’en fout de Charlie maintenant qu’il est mort !... Elle a été violée !... Comme la sainte vierge…

— Ah si Jacky n’était pas mêlé à cette affaire, madame… »

Et si Bobby avait été là… Et quel rôle avait joué Johnny avec son tuyau d’arrosage et sa pompe ? Je supposais que tout ce monde fermentait comme autant de fromages dans les salons de l’interrogatoire préliminaire… J’en avais presque hâte de tailler une bavette avec le psy. Dans ces situations malfaisantes vaut mieux s’entretenir avec le Diable qu’avec ses bravos. Rien ne s’était passé comme j’avais prévu en quittant New Dream à bord de la bagnole d’un obsédé de la pipe. J’entendais le docteur repousser les assauts de la flicaille locale. C’était pas une grosse affaire, mais elle attirait les parasites de la vérité avant même que je la crache dans le bassinet de la conscience collective. J’étais vraiment pas venue pour ça.

« Je m’en vais manger quelque chose, dit maman en sortant.

— Voyons que je vous fouille les poches et autres contenants… fit le flic en soulevant sa carcasse, en supposant qu’il fût assis.

— Sam le Pingouin… je t’ai déjà dit que j’avais l’âge de ta mère… »

maman a toujours fait plus jeune que ça. Et fringuée comme dans son adolescence, la jupe courte et le dos nu. J’aimais ses chapeaux à fleurs et à fruits. Un oiseau y finissait son existence quelquefois. Elle haïssait le vent. Légère elle luttait contre ces poussées souvent chargées de pluie. Elle usait d’un parapluie assez semblable au mien mais ne l’ouvrait que pour se protéger du soleil. Je pourrais en écrire des pages à propos de maman. J’en ai jamais eu le temps. Et puis y avait rien à raconter. J’avais seulement hérité de ses pelures, mais le fruit contenait d’autres aventures moins faciles à faire entrer dans les tiroirs de mes égarements littéraires. J’étais là immobile et coincée dans ce lit d’hôpital et j’en profitais pas pour écrire dans ces draps d’un blanc virginal qui se donnaient sans autre condition que leur blancheur aveuglante. J’en chialais sans ouvrir la bouche et en serrant bien les dents. De temps en temps, la tête grasse et poilue de Sam le Pingouin apparaissait dans l’ouverture de la porte. J’avais souvent observé ces gueules de serviteurs qui trahissent les intentions de la société soumises aux pouvoirs et aux condamnations. J’aurais pas aimé être à sa place. Et si j’étais pas à l’aise dans la mienne, je pouvais en profiter pour user et abuser de l’interrupteur rouge pour me faire dorloter. Comme j’étais un cas momentanément d’actualité, c’était le docteur lui-même qui rappliquait, suivi de deux infirmières aux mamelles secouées et d’un type en tablier gris dont la fonction n’était pas indiquée sur sa poche de devant. Peut-être un espion du parquet. J’avais pourtant rien écrit contre les médailles…

« Dites-moi, ma petite dame… ? questionnait le docteur en dénouant les tuyaux de son stéthoscope.

— Je crois que je suis enceinte…

— On va attendre un peu pour le savoir… mais dans dix jours, promis, vous serez de retour chez vous…

— Qu’est-ce que je vais dire aux flics… ?

— La vérité ! Et rien que la vérité !... N’inventez rien. Ici c’est la réalité, pas le New Dreamer !

— Allô… Réalité… ? […] Ça répond pas…

— Ne me dérangez pas sans une raison valable… »

Il n’était pas impossible que Jacky eût pendu le vieux Charlie. Dans ce cas, Johnny et Bobby étaient ses complices. Le docteur avait trouvé dans mes veines une dose impressionnante de je ne sais quelle substance stupéfiante. Ça, c’était pas dans le style de Charlie et si j’étais aussi clean que je le disais, c’était forcément Jacky ou Johnny qui me l’avait injectée, en admettant que Bobby n’était pas là.

« Comment vous expliquez la présence de ce toxique dans votre sang si ce n’est pas vous qui l’y avez injectée ?

— Charlie ne m’a rien injecté de la sorte, pas même sa laitance de poisson-chien…

— Le sperme trouvé dans votre… votre… n’est pas celui de Charlie…

— C’est donc celui de… (Bobby mais je ne prononçais pas ce nom…)

— Rien à voir avec Jacky ni Johnny… Est-ce que Bobby était là ? C’est sa mère qui l’affirme…

— J’en sais rien !... Je regarde jamais les séries !... Ah ! et puis je m’en fous !... Je vais tranquillement attendre le psy. Vous n’avez pas le droit de m’interroger avant jeudi !... »

Et sur cette réplique baveuse le docteur se ramena en braillant, suivi des deux infirmières tenant leurs seins entre les mains et d’un chien gris qui ressemblait à un tablier.

« Je vous ai déjà dit de foutre le camp !... Elle n’est pas en état de répondre sainement à vos questions… Vous entendez : SAINEMENT !

— J’y ai rien demandé que si la bouffe était bonne…

— Elle n’a encore rien mangé !... Vous lui avez donné quelque chose… ?

— Vous pensez bien que non !... La grosse dame, là, m’a bien précisé qu’elle devait rester à jeun en attendant la prochaine analyse… J’y connais rien mais je sais !...

— Revenez jeudi après la visite du psy ! »

Et une fois le flic dehors, le docteur se pencha :

« Il était avec vous… ?

— Qui ça euh… docteur… ?

— Mais Bobby bordel de merde ! Sa mère est une de mes meilleures clientes…

— Il est de qui ce sperme… ?

— J’en sais rien… Je ne suis pas policier. Ils vous le diront s’ils arrivent à le savoir.

— Il était pendu comment, Charlie… ?

— Par les couilles !... »

C’est étrange de savoir qu’il s’est passé quelque chose mais que le récit n’en est pas encore construit, je me méfiais, comme tout le monde, des reconstructions judiciaires, mais j’étais prête à accorder mon crédit à celle qui évoluait pour l’instant sans moi à cause d’un toubib qui avait la tête dure et qui connaissait la mère de Bobby aussi intimement que peut le faire un docteur de la foi médicale. Étrange comme les choses s’embrouillaient et aussi comme elles semblaient vouloir finir par constituer une cohérence à l’épreuve de la littérature et de ses exercices commerciaux.

maman est revenue, les joues roses et l’œil pétillant.

« J’avais pensé à te ramener quelque chose mais ils m’ont dit que…

— Je sais ! Les analyses. J’ai pas faim de toute façon. J’ai tellement de choses à me remettre en mémoire !

— Je peux t’aider…

— Toi et Jacky…

— C’est de l’histoire ancienne…

— Heu… Je serais pas la fille de Jacky des fois… ?

— On est pas chez Faulkner ici… Ne pense plus à rien. Après les analyses, tu pourras manger et ensuite tu dormiras. L’affaire est entre de bonnes mains.

— L’affaire… ? »

Y avait plus qu’à attendre. Je me rappelais plus si c’était de sang ou de moelle épinière qu’ils avaient besoin pour finaliser le côté médico-légal de … l’affaire. Jamais j’aurais pensé me retrouver dans le rôle principal, si toutefois la vedette n’est pas plutôt le malfaiteur… Je dis pas que j’avais tout bien fait. J’avais ma part dans cette histoire. Je savais bien laquelle. Tout était clair en ce qui me concernait. Et j’accusais personne. Et si ce sperme était celui de Bobby… ? J’expliquais ça comment à la justice qui finirait par me convaincre que j’avais les yeux ouverts au moment de recevoir cette offrande… ? Pourquoi me convaincrait-elle d’alimenter le récit dans ce sens… ? J’avais faim. Je n’expliquais pas autrement le délire que maman était en train de subir en se demandant si elle n’allait pas descendre dans le fumoir pour parler d’autre chose avec quelqu’un de plus malheureux qu’elle.

13

À douze ans, je suçais les bites. À treize, j’ai connu la sodomie. Et à quinze, j’ai pondu. Un vivant-né. Le cercle familial avait attendu une mort. Déception. À dix-huit, je suis sortie du centre de Réhabilitation. À trente-deux, de la Prison. Je ne sors plus. À quoi bon en parler ? Quel témoignage, en dehors de l’Histoire, entre en littérature ? Personne ne vit au-delà de l’existence s’il n’a pas sa place dans l’épopée. Écrire adoucit la douleur. Rien de plus. Tout le monde écrit, mais qui sait s’immiscer dans ce temps particulier ? Encore faut-il bien le connaître. Savoir démêler le vrai du faux. Se compromettre avec les données du segment historique. Choisir son camp. « …seul est foutu d’avance. » OK, papa ! Mais comment ne pas être seul ? C’est la question. Quelle autobiographie dialectique survit à son époque si la pensée, l’art ou les nombres n’y trouvent pas leur place ? Pourquoi le commerce n’est pas le passage de soi à cet autre soi ?

Babouch el Babouchi, dit BB ou Bébé, exigeait la ponctualité. La collection Histoires sans histoire se nourrissait du désarroi des trois-quarts de la population. Celle qui écrit. Qui attend son heure. Qui n’entre pas dans l’Histoire. Qui se vend.

« luce ! luce ! Réfléchis une seconde : ils se vendent tous. On n’entre pas dans l’Histoire si on ne s’est pas vendu. Ton Hemingway a vendu des taureaux, des lions, des espadons, des cadavres de héros et de lâches… Ton Faulkner ? Écoute Malcolm Cowley : « Bill ! Bill ! Bill ! Ta guerre ne se vend pas ! Ton Carcassonne non plus ! Ni ton Mistral. La seule chose que tu es en état de vendre, c’est le Sud. Voilà ton portable… » Céline vend son antisémitisme… Et Bukowski vend son cul ! Kerouac vend ses voyages… Camus vend son âme ! Ils vendent tous quelque chose pour mettre le pied à l’étrier du plus formidable dada du temps : l’Histoire ô luce… ! »

Alors tu contemples ton nombril. Ce trou comblé par quoi tout commence et s’achève. Qu’est-ce qui se vend, là… ? Tu cherches alors que ta fonction est de trouver. Tu ne visites pas les marges. Tu t’éloignes de toi. Il en faut des pas en arrière pour se voir en pied dans le miroir ! Tu décortiques les lignes. Tu arraches les écailles. Les lambeaux. La chair en voie de décomposition. Traité de la putréfaction. Ta thèse doctorale. Mais qu’est-ce qui vend, LÀ… ? Qui me conseillera ?

Babouch el Babouchi : « Démerde-toi ! Ya du monde au portillon. Et du tout cuit. À la pelle. L’étal du libraire est pillé contre de l’or. Le lecteur adore se voir en pirate. Même corsaire du roi. S’en fout le lecteur. Il détruit, conformément au principe marketing. Si tu n’as rien à vendre, tu disparais dans le néant que la vie appelle de ses vœux.

— Mais… mais… un homme peut être détruit, il ne meurt pas… pas vaincu, el Hombre…

— Des histoires ! Et pas sans histoire, mujer…

— Je me vends tous les jours sur le trottoir de l’auto…

— Rien à foutre du corps et de ses états d’âmes. C’est la morale qui se vend : celle de papa, de Bill, de Hank, de Camus et même d’Artaud ! Alors tu vois… ta chronique impressive n’a pas sa place dans ce Monde. Tout au plus es-tu faite pour vendre des images sur le parvis des monuments et des institutions. Ce sont les lieux qui font le lit des meilleures ventes. Et ce qu’on y pratique d’héritage, d’hédonisme, de spectacle et de révolte.

— Mais ô maître Babouch…

— Je te lis ! Et je ne lis rien. Qu’est-ce que tu mets en vente ô luce ? Rien de… de gérable, tiens ! Voilà le mot ! Gérable. On ne gère pas l’invendable. L’invendable est sans forme compatible avec l’étalage. Tu veux que je te dise… ?

— Dis ô maître de Bagdad !

— Tu t’es trompée de métier. Tu aurais dû besogner pour faire prof. Ya pas de métier plus exact quand on n’a pas de… de talent ! L’illusion est parfaite. Et si tu ne finis pas par te suicider, tu meurs dans la joie d’avoir servi ! Servir ! Mais c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire quand on prétend entrer dans l’Histoire et dans les rangs de ses meilleurs vendeurs. Crois-tu qu’il serait aujourd’hui question de Bill si Malcolm ne l’avait pas poussé dans la boutique. Ce mec (Bill) déjà humilié par ses éditeurs serait aujourd’hui mort et bien mort si le Sud ne l’avait pas sauvé de sa solitude. Et du Sud à De Gaulle et à Sartre, le chemin était enfin tout tracé. Bill a aussi vendu de la Résistance. Il a vendu du Noir. De la police. Et finalement des craques. Hemingway a l’excuse de l’hémochromatose…

— Amen ! »

À la sortie, je rencontre Fred qui a encore vendu une histoire sans histoire :

« Si tu vendais les minutes de ton procès… ? suggère-t-il après deux heures de conversation au comptoir.

— Le procès de Bagdad… ?

— Je n’en vois pas d’autres…

— Mais ces minutes appartiennent à la justice irakienne…

— Renseigne-toi auprès de ton avocat… »

Mais avant de provoquer une débauche de questions familiales, je retourne chez Bébé qui ne m’attend pas. Il me reçoit comme si je venais menacer l’intégrité de sa niche.

« Les minutes du procès… ? Encore du I-me-my ! Ça ne se vendra pas !

— Mais enfin ô maître des grandes prophéties de ce temps !... Qu’est-ce qu’il vend le Fred… ? Qu’est-ce qu’il a de plus que moi quand il se regarde le nombril… ?

— Il a des racines ! Et ça se vend aussi les racines. Pas des masses, mais la couleur locale a ses charmes.

— Ah si j’avais su ! C’est que j’en ai moi aussi des racines ! Et que je m’y connais en racines !

— Alors mets-toi au boulot et ramène-m’en une !

— Une racine… ?

— Une histoire, bécasse ! Et sans histoires sinon… »

J’attends pas d’en savoir plus sur ce qui me pend au nez si j’en fais, des histoires. Je retourne dans ma tanière. J’ouvre les tiroirs familiaux. Je recueille les bonnes adresses du passé. Je téléphone, je missive, j’interpelle, à table, dehors, chez les autres, ceux qui savent, qui en savent plus que moi sur cette terre avec des racines dedans malgré la sécheresse de l’Histoire qui s’y réduit comme le linge qu’on a trempé alors qu’il fallait pas (c’est écrit sur l’étiquette.) Je revois Fred :

« Tu empiètes, dit-il en vidant son verre sans attendre.

— Mais c’est pas les mêmes racines…

— C’est la même idée…

— Elle est de maître Babouch el Babouchi !

— On va finir par se ressembler toi et moi. »

Un deuxième verre pour la route et il se casse. Me voilà seule accoudée au zinc. Un troisième. Je sais plus où aller. Mais je vais pas m’éterniser en ce lieu « propre et bien éclairé. » Un quatrième et je sors dans la rue. Ici, on ne sort pas ailleurs que dans la rue. C’est pas comme chez soi où qu’on sort à travers les murs. Je suis crevée. J’en peux plus de cogiter sous la houlette de mon éditeur. Je me revois devant le miroir des réalités inévitables si on ouvre les yeux et l’anus en même temps. À douze ans, je suçais les bites. À treize, j’ai connu la sodomie. Et à quinze, j’ai pondu. Un vivant-né. Le cercle familial avait attendu une mort. Déception. À dix-huit, je suis sortie du centre de Réhabilitation. À trente-deux, de la Prison. Je ne sors plus. À quoi bon en parler ?

14

Le type qui entrait dans la chambre, maigre comme un clou et l’échine courbe, était le psy. Le docteur finissait de m’injecter de quoi me sortir du sommeil où il m’avait plongée la veille. J’avais eu une dispute avec un flic, un que j’avais jamais vu. J’avais brisé ses lunettes. Il s’était mis en rogne et m’avait sauté dessus en plein dans le lit où on s’était entortillé de draps et de tuyaux. Il avait fallu deux infirmières pour l’immobiliser sous leurs miches. Si le docteur n’était pas intervenu, il serait mort asphyxié comme Cory et on aurait encore sollicité mon témoignage même si j’avais pas voulu voir ça. Une fois remis sur pied, le flic m’a accusé d’agression en secouant son index à usage anal devant mes bandages hermétiques. Le docteur s’est interposé :

« Vous ne pouvez pas intervenir avant demain après la visite du psy, répéta-t-il pour la nième fois.

— Mais j’intervenais pas ! gueula le flic aussi fort. J’étais juste venu voir si je la connaissais… Eh ben je la connais pas… »

Il montra les morceaux de lunettes par terre.

« J’en suis pour ma poche, merde ! Quand c’est pas le téléphone portable, c’est les lunettes…

— Et quand c’est pas les lunettes, c’est ta queue hé soiffard ! » hurlai-je à mon tour.

Ça me donnait une drôle de voix de parler dans les bandages. Je savais même pas si on me comprenait. En tout cas le flic ne répondit pas à mes outrages. Il se laissa épousseter par les deux infirmières aux tabliers remontés jusqu’à la culotte. Le docteur leur flattait le dos. Heureusement qu’elles étaient intervenues. Que se serait-il passé si le flic avait été au bout de sa violence ? Ou si j’avais pris le dessus ? Ma main droite était encore crispée autour d’une fiole en verre testé à l’épreuve du feu. Le docteur commença à injecter le contenu d’une dosette dans le tuyau de la perfu. J’eus soudain l’envie de le remercier. Une infirmière soutenait ma pauvre tête et l’autre me caressait le ventre. Ou bien elle l’épongeait. Je me souvenais maintenant, en recevant les titres universitaires et honorifiques du psy, d’avoir vu une serviette-éponge valser dans l’air saturé de mouches. Elle suintait rouge et noir.

« J’espère que vous n’avez pas parlé à la police… me dit le psy en s’asseyant au bord du lit.

— J’ai pas arrêté de parler, mec ! Mais personne ne peut m’entendre à cause de ce maudit bandage !...

— Vous ne pouvez pas lui ôter ce bandage, docteur… ?

— Comprenez ma prudence… docteur.

— Je la comprends, je la comprends ! Il faut que je lui parle et qu’elle réponde à la moindre de mes questions…

— De toute façon, la police a des doutes quant à l’utilité de ce bandage…

— Vous m’étonnez !

— Vous voulez voir les résultats de l’analyse… docteur… ?

— C’est Bobby, n’est-ce pas… ?

— Mais ça ne prouve pas que c’est lui qui a pendu Charlie !

— Vous avez raison, docteur. L’enquête criminelle n’est pas dans nos compétences. Elle a très bien pu faire l’amour avec Bobby et dans ce cas elle s’est rendue coupable d’outrage sexuel sur mineur de moins de quinze ans… »

Bobby avait moins de quinze ans ! Je me souvenais pas d’avoir été pénétrée par son énorme queue… Le psy demanda un scalpel. L’infirmière hésita. Elle était elle aussi concernée par cette… affaire. Une cousine de Bobby peut-être… Le scalpel cisaillait le bandage épais et bien serré. J’eus l’impression que ma tête retrouvait sa dimension d’origine. Elle se mit alors à gonfler. Ma langue sortit de ma bouche. Elle était en bois. L’infirmière l’humecta avec un vaporisateur. Elle se ramollit d’abord. J’avais de la confiture dans la bouche, mais sans le sucre. Puis elle retrouva sa souplesse d’antan. Le psy avait l’air satisfait de celui qui sent qu’il va obtenir ce qu’il cherche. C’est le problème avec ces valets de la science : ils cherchent ! Leur attente est celle du chercheur. J’ai jamais compris comment on peut prendre plaisir à pratiquer ce genre de patience. Rien à voir avec l’impatience du trouveur qu’on vient de libérer de sa gangue à coups de scalpel.

« Vous vous sentez mieux maintenant… ?

— Vous pouvez parler, dit le docteur. Je lève l’interdiction. Prenez-en note, ajouta-t-il à l’attention de l’infirmière qui arracha une page à mon carnet de santé.

— Est-ce que Bobby était là… ? »

Maintenant je pouvais dire non. Ou oui. Peu importait ce que je disais. La réponse était oui, mais ça ils le savaient déjà. Ce que je savais ne devait pas être su de la police. La réponse était donc non. Est-ce que je comprenais l’importance de ce nom ? Après tout, je n’étais qu’une étrangère ici. Est-ce qu’une étrangère prétend dire le contraire de ce que pensent les gens ? Pas si étrangère que ça ! maman et papa…

« On connaît votre histoire ô luce… Paris… Bagdad… l’Andalousie historique… New Dream… la littérature… les publications… le manque de rentabilité qui fait fuir les éditeurs… pas assez d’argent pour payer le voyage chez Amtrak… On sait tout ça ô luce. Et on va faire ce qu’on peut pour que ça n’arrive plus… »

Surtout pas, les mecs !... Cette histoire est la mienne. Ce qui est arrivé est déjà arrivé. J’ai tout imaginé, sauf l’âge de Bobby que j’avais vieilli parce que mon inconscient le connaissait. Vous voyez ce que je veux dire… ? Mais je ne disais rien. Le psy tenait le scalpel comme un poignard. L’infirmière secouait ses fesses et le docteur avait le pouce sur le piston d’une énorme seringue au contenu vert et épais. Rien ne sortait de ma bouche que cette langue en bois dur et sec et les gouttes d’eau s’y déposaient comme dans l’huile sur le feu. Le psy s’impatientait :

« Voilà le deal ô luce : Bobby n’était pas là. Vous ne vous souvenez pas d’avoir vu quelqu’un d’autre que Jacky, Johnny et bien sûr Charlie. Ils ont dû mouler au plâtre des traces de semelles. Ils ont l’ADN du type qui a éjaculé dans votre… C’est celui de Bobby.

— Vous avez fait l’amour, continua le docteur. Dans cette obscurité, Bobby faisait plus vieux que son âge. Vous ne saviez pas. Vous ne pouviez pas savoir.

— Tout cela n’a rien à voir avec Charlie. Charlie, c’est une affaire entre lui, Jacky et Johnny. Quand on pense que ce Johnny viole Bobby tous les jours… Ce pauvre petit apprenti en savon qui a l’innocence de son âge… Sa mère ne réclamera rien si vous dites…

— Bobby n’était pas là. Vous comprenez ? Il n’était pas là. Vous avez fait l’amour dans un autre endroit. Rien à voir avec Charlie et ses deux assassins. Aidez-nous ô luce ! On ne sait plus où on en est ! Et la mère de Bobby est ma meilleure cliente ! »

Qu’est-ce qu’il entendait par cliente le docteur… ? Et moi, j’étais la fille de Jacky ou de papa… ? Quel était le Dieu qui organisait cette tragédie ? Bobby n’était pas là. Charlie ne m’avait pas violée. Jacky et Johnny avaient un différend avec Charlie. Bobby m’en avait parlé. Je ne savais pas que Bobby n’était qu’un enfant. Je ne savais rien des rapports que sa mère entretenait avec le docteur. Je ne chercherais pas à le savoir. Dans dix jours, je retournerais chez maman pour y passer des vacances dont mon esprit avait besoin. J’étais venue chercher la paix des montagnes. Je m’y connaissais en paix des montagnes. J’y avais goûté dans mon enfance avec papa et maman réunis pour l’occasion.

« Tout à l’heure la police va vous interroger, dit le psy. Vous savez ce qu’il est nécessaire de leur dire pour que le docteur ici présent puisse continuer d’entretenir des rapports avec la mère de Bobby.

— Avez-vous les moyens de savoir si Jacky est mon père, docteurs… ? J’ai entendu parler de ce qu’on peut espérer de la science médico-légale… Je me fous de Bobby et de sa mère. Jacky voulait se servir de moi pour la retrouver…

— Bobby était là ! Bobby n’était pas là ! » gémissait la mère de Bobby qui passait dans le couloir.

La pauvre ne savait plus à quels saints se vouer. Sam le Pingouin s’était soulevé précipitamment de sa chaise. Grincement des pattes sur le lino. Le dossier heurte la protection du mur. On entend le chuintement des chaussons. Une canne tapote les murs et les portes. Bobby était là ! Bobby n’était pas là ! Qu’est-ce que ça pouvait me foutre ? Pourvu que personne ne pense à m’accuser de détournement de mineur !... Détourner le mineur de sa voie scolaire pour jouer avec lui sur la pente du sexe… Y avez-vous songé, madame… ? J’avais tellement mal aux nénés ! M’sieur ! Et au con ! Et à l’anus que j’ai vu saigner, m’sieur ! Un anus qui n’avait jamais…. Oh non jamais !... Je m’en servais juste pour chier… Je suis la reine de la branlette… avec ou sans prépuce… Et je suce à l’occasion… !

« Mais qu’est-ce que tu dis, ma fille ?... Devant tout ce monde… Ils sont là pour confirmer leurs doutes… Ils savent depuis longtemps… Personne, pas même toi, ne leur apprendra rien… Jacky… papa… et combien d’autres qui n’ont pas voyagé plus loin que chez moi… ? »

maman braillait au pied du lit. Le psy était parti, laissant son odeur de croque-mort à même les draps. Le docteur fit un signe aux deux policiers et ils entrèrent, cérémonieux, affectant des visages d’inquisiteurs qui savaient déjà tout. Je me suis assise dans le lit, les seins à l’air :

« Qu’est-ce que vous venez changer à la réalité, pandores ? J’ai déjà tout dit. Vous n’avez qu’à demander à ces messieurs ! »

Mais le docteur avait suivi le psy. Une infirmière au cul éléphantesque secoua ses oreilles et, après avoir briqué un robinet, se précipita dans le couloir où Sam le Pingouin poussa un cri d’enfant outragé. Le type en tablier gris était revenu. C’était mon avocat. Mais qu’est-ce que c’est que ce monde où on ne peut pas se défendre soi-même contre l’irréalité des meilleures hypothèses ?

15

Ils avaient tenu parole : dix jours que je suis restée à leur disposition dans ce lit que les femmes de salle immaculaient un peu plus chaque jour. Et le matin de ce dixième jour j’étais en train d’explorer cette surface impeccable quand le docteur est venu les bras chargés d’un carton ficelé avec un ruban rose. Il l’a délicatement posé sur le lit. Comme j’avais plus rien à me mettre étant donné qu’on m’avait trouvée nue et sans bagages, il avait pensé à moi.

« J’ai le coup d’œil, me dit-il en sautillant au pied du lit. Sûr que c’est votre taille. Je ferme les yeux ! »

Signe que je pouvais sortir pour enfiler cette merveille de féminité et de mode. Or, ça datait un peu et dans le genre fifille à son papa on ne pouvait pas mieux imaginer. En plus c’était très court. Il n’avait pas oublié les chaussures ni la petite culotte. Les deux infirmières s’introduisirent à leur tour :

« On s’est cotisé ô luce. »

Comme elle n’avait rien dans les mains, je supposais qu’elles parlaient de la robe et des godasses sans chaussettes. J’avais oublié de passer la petite culotte, mais elles comprenaient qu’après avoir encore été rasée ce matin, ça risquait de me gratouiller. Je la glissai dans mon sac à main. Y avait aussi un sac à main mais c’était pas un cadeau. C’était un vieux sac à main de maman. Je le reconnaissais. Je me mis à pleurer :

« J’ai tout perdu mes archives et mes brouillons ! Ah ! mais il est passé où mon sac matelot plein de souvenir… ?

— Ils vous l’ont piqué ô luce…

— Mais qui ça « Ils » ?...

— On sait toujours pas… fit le docteur en nouant ma collerette. La police a parlé de plusieurs à la Presse.

— Bobby…

— Rien sur Bobby qui a décroché un A pendant votre hospitalisation… en éducation sexuelle…

— Jacky vous accompagnera chez maman, dit une infirmière.

— Et mon avocat… ?

— Il est mort, » dit l’autre.

Et on est sorti de la chambre. Sam le Pingouin n’était plus à son poste. Quelques clients déambulaient avec ou sans canne. On a pris l’ascenseur des brancards. Le docteur avait la clé. Il la tourna diverses fois dans divers trous de serrure qui avaient leur utilité. Les infirmières me soutenaient.

« Et pour la jambe que vous avez amputée, dis-je en riant aussi bêtement que c’était possible, vous me l’avait mise de côté comme promis ? »

Aussi curieusement que cela puisse paraître, personne ne rit. J’ai aussitôt palpé mes guiboles. Elles étaient toujours là. J’en avais sué, moi !

La bagnole de Jacky m’attendait sous un porche en forme d’avion de combat. Les infirmières étaient restées sur le seuil et elles me saluaient en agitant leurs biscoteaux. Le docteur ouvrit la portière, Jacky n’ayant pas quitté le volant et la place qui va avec. Il ne salua pas. Le docteur s’était incliné lentement dans l’attente de la réciproque et il avait renoncé à s’aplatir. Ça sentait la lavande. Le docteur s’est reculé, agitant ses petits doigts boudinés et flasques.

« Ne vous inquiétez pas ô luce, dit-il en gargouillant. On a l’œil sur vous. »

C’était une menace ou quoi… ? La voiture fit un bond et un portail s’ouvrit. On était sur la route. Cette fois, je reconnus le chemin qui mène chez maman.

« Je te dépose et pour le reste on verra plus tard, grogna Jacky.

— De quoi tu parles… ?

— Je te dis qu’on en parlera plus tard ! »

C’était quelques jours avant l’arrivée d’Alfred. J’avais besoin de réapprendre à marcher et même à penser. Et j’ignorais qu’Alfred aurait cette idée de nous visiter. En fait, il avait la même idée que Jacky. Et j’allais me retrouver bientôt dans ce tir croisé de sentiments et d’éjaculations. Mais je m’inquiétais pas. J’étais faite pour ça, pour récolter la tempête sans avoir rien semé sur ma route de petite poussette.

16

La Justine de Jacky et celle d’Alfred, c’était la même. Avec maman, ça leur faisait deux points communs. À mon avis, deux de trop. Et l’avenir allait me donner raison. J’avais pas tellement envie de me retrouver dans ce genre de mélo. J’étais venue dans l’espoir de me requinquer en vue d’une prochaine histoire susceptible de me mériter un chèque provisionné et je mettais les pieds dans une de ces histoires que maman inventait sans intention commerciale.

Bien sûr, y avait Bobby. Mais y avait aussi Johnny. Et la mère de Bobby qui avait l’œil sur moi chaque fois que je débarquais en ville pour les emplettes de la semaine. J’arrivais au volant de la guimbarde de maman avec Alfred à la place du mort. C’est fou ce qu’on trimbale comme morts quand on conduit !

La vieille Rosy apparaissait à tous les coins de rue avec sa lorgnette. Mais je n’avais pas revu Bobby, même de loin. Je l’avais dans la peau. J’y pouvais rien. Un gosse ! Mais quelle queue ! Et quel corps pour les yeux ! J’avais pas assez discuté avec lui pour évaluer le niveau de son intelligence. Nous n’avions pas parlé d’autre chose que de cul, me semble-t-il, mais là il faudrait que je relise ce que j’en ai écrit plus haut.

Et puis j’avais tenu parole. Pas un mot de trop. Alfred avait été mis au courant dans un bar où il avait été écluser sans moi. Jamais j’aurais dû le lâcher dans la meute des jacassiers qui pourrissent toujours l’ambiance avant d’en fixer les règles. Alfred était si influençable ! Un jour il est remonté dans la bagnole en me faisant la gueule. Je me suis douté qu’il avait appris. C’était tellement frais. En pleine formation. In progress. On n’en soupçonnait pas la fin. Des pisse-copie étaient à l’œuvre, préparant le lit d’une littérature qui finirait par porter mon nom. Mais qu’est-ce que je foutais là à attendre ?

Alors forcément on en a parlé. Il n’avait jamais douté de moi. Mais il n’avait pas les moyens de fermer ces clapets aussi facilement qu’on prend la plume pour tenter de gagner sa vie.

« Tu peux pas laisser faire ! grognait-il sans prévoir d’aboiement. T’as un avocat. Qu’il agisse, nom de Dieu !

— Il est mort…

— Comment ça il est mort… ?

— Écoute, Al… Tu me connais… S’il me prend l’envie de raconter les circonstances de cette mort, j’ai qu’à me mettre au travail et peut-être que ça se vendra au kilo sur la place. Tu m’écoutes, merde ?...

— Qu’est-ce que je ferais à ta place ô luce… ?

— Je te demande pas de t’y mettre, mec. Je peux t’appeler mec… ?

— Mmmm…

— Je vais me tirer d’ici… Voilà ce que je veux…

— Et pourtant je sens que quelque chose te retient… La vengeance… Contre qui…

— Je sais pas si je peux t’en parler…

— De toute façon je peux rien faire pour toi… »

Mais trois jours ne se sont pas écoulés avant qu’il remarque la lorgnette de Rosy. Comme je l’avais traitée de vieille dans une conversation précédente, il me demanda si je parlais de la même personne. Il avait du mal à me suivre. Mais après tout je ne lui demandais pas de trottiner derrière moi en me posant des questions qui ne m’aidaient pas à avancer aussi vite que je voulais. Je restais parce que j’avais besoin de la queue de Bobby. Et il fallait que je me casse sous peine de passer des années de jeunesse déjà perdue derrière des barreaux bien trempés. J’en avais rien à foutre, moi, des amours de maman.

Mais on n’en était pas encore là. Jacky n’était pas encore entré dans l’existence d’Alfred. Et maman ne se doutait pas que la sienne allait s’achever dans la tragédie. Alfred se renseignait dans les bars où je pouvais pas mettre mes pieds de scandaleuse étrangère venue foutre la merde dans une merde déjà bien avancée question histoires à ne pas raconter. Il construisait sa nouvelle nouvelle, ne l’oublions pas. Il était en plein processus créatif. Et avec des moyens qui faisait de moi, pour l’instant du moins, sa nouvelle héroïne. Il ne pouvait pas rater ça. Je le connaissais assez pour savoir qu’il forcerait ma propre porte si c’était dans l’intérêt de sa littérature. Sa récente réussite commerciale lui donnait des ailes. Et comme il ne savait pas tout, il allait bientôt se transformer en fusée.

J’attendais que ça me tombe dessus. Et en attendant, je cherchais le moyen de remettre la main sur la bite exemplaire du jeune Bobby. Le jour où vous assisterez à une telle érection, vous n’agirez pas autrement. Et je ne vous parle pas des sensations éprouvées rien qu’en surface.

Ça n’allait pas traîner. Le choper à la sortie du collège était prendre un risque inconsidéré. Et m’approcher de sa maison me jetterait à tous les coups dans les griffes de sa lionne de mère, la Rosy qui n’était ni vieille ni laide comme le constatait maintenant tous les jours ce vieux Freddy. Il y avait la nuit. Mais la nuit, le chaton dormait dans sa maison. Les petits cailloux sur la fenêtre attireraient du monde. Et j’ignorais tout de ses données.

Comme maman n’était pas connectée, mon esprit haletant s’est tourné vers les connexions publiques genre bibliothèque. Un endroit où je risquais de le rencontrer inopportunément. J’imaginais la pâmoison. Je me ferais remarquer. Je l’étais déjà assez comme ça.

Il me restait Alfred. Mais avant de lui demander un pareil service, il fallait que je le mette au parfum de tellement de choses qu’il finirait par s’embrouiller dans sa propre histoire. Il m’en voudrait à mort d’être la cause d’une déconfiture commerciale. Jamais je n’avais été aussi seule. J’ai fini par choisir la nuit.

Pendant que j’y réfléchissais, ce qui me rendait nerveuse et impropre à la conversation, tant du côté d’Alfred que de celui de maman, Jacky a repris le chemin de la maison. Et cette fois, il n’a pas fait demi-tour avant d’atteindre la clairière où la maison de maman est posée comme un château de cartes. Il a garé son pick-up sous les arbres, ce qui a provoqué la panique du poulailler. maman est sortie. Je l’ai vue se décomposer. Et Alfred, qui se tenait derrière elle, lui aussi prêt à intervenir chez les poules, ne s’imaginait pas une seconde qu’il tenait là le sujet de son prochain succès au pays des lectures faciles et renouvelées jusqu’au possible. J’étais moi-même à la fenêtre, une jambe dehors, mais ce n’était pas la fenêtre de mon enfance. Je l’ai déjà dit : je couchais avec maman, pas avec Fred avec qui je n’avais jamais envisagé de partager ce plaisir. Jacky avançait dans ses bottes d’ouvrier amateur de western. Je me disais que ça venait de commencer. Tout ce qui avait précédé ce moment relevait du pop-corn et de la cannette. La culotte de maman était bonne pour la trempette et la mienne se préparait à la repousse des poils.

17

Comment expliquer une obsession ? L’idée fixe a du bon. Mais quand ça devient une manie applicable à chaque instant de l’existence, faut consulter ou en faire quelque chose. Je n’ai jamais agi, ou plutôt réagi autrement face à ce phénomène récurrent qui peut aussi bien pourrir que rasséréner mes jours. La projection d’un phallus d’origine rétinienne sur les murs de mes annales conditionnait forcément mes rapports avec les autres, même les plus simples. Et je parle pas de l’impact dans le domaine des idées, des appréciations et des savoirs. Je me trimbalais un phallus que personne ne voyait, mais je me conduisais comme s’ils savaient en expliquer autant les ressorts que les implications. Je devais incuber depuis pas mal de temps, en y réfléchissant bien. Mais la seule date qui m’importait était la nuit où Bobby était apparu dans sa splendeur érectile. Depuis, je me conduisais en obsédée. Et je m’imaginais qu’on me voyait telle que je me savais être. Je finirais mal… Et mes lectures se limitaient à la connaissance de cette douleur particulière qu’est l’obsession. Heureusement pour mes apparences, je n’en parlais jamais.

On n’était pas loin de mon aventure dans les bois. Si j’avais été un mec, j’aurais montré ma bite en feu à des petites filles sans vouloir les effrayer et ne réussissant qu’à m’attirer les foudres de la justice et le tonnerre des pratiques judiciaires de la psychiatrie. Mais je n’étais pas un mec. J’avais d’autres ressources que le spectacle. Je ne rentrerais pas à New Dream avant d’avoir élucidé ce mystère.

La nuit, je couchais avec maman qui me prenait pour une poupée et bavait dans ma chemise. Alfred se masturbait en bas dans le salon. Ou il dormait. Je n’ai jamais très bien su comment il employait ses nuits solitaires et interminables. Il avait un œil sur maman qui le faisait languir en retour. Elle aimait que les hommes languissent. Elle appelait ça de l’attente, mais ce n’était que de l’espoir. Quand je pense qu’Alfred espérait alors qu’elle attendait ! Jacky ne pouvait pas savoir ça. Personne ne lui en avait parlé. Or, un type comme Jacky ne pouvait pas analyser les choses si personne ne le poussait dans la direction qui s’imposait à l’esprit même le moins compétent en la matière. Il fallait que quelqu’un lui souffle dans l’oreille ce qui finissait par occuper tout le champ rétinien. Et ce qu’il voyait, pendant que mon phallus se superposait à cette complexité de relations amoureuses (si on peut parler d’amour à propos de plaisir,) c’était la main d’Alfred explorant les surfaces anales de maman sous le dossier de la chaise au restaurant ou devant les vitrines où leur plaisir prenait forme.

Alfred, de son côté, ne savait rien des prétentions de Jacky ni de la relation que celui-ci avait entretenue avec maman. J’en savais pas grand-chose moi-même, mais je savais. La situation que j’observais mettait en scène une maman qui prenait plaisir à se faire espérer d’un Alfred au bout du rouleau sur le plan littéraire mais qui était en train d’alimenter une nouvelle nouvelle avec l’espoir d’en tirer de quoi continuer à vivre dans ce sens aigu du voyage et payer au moins une partie des dettes qui menaçaient sa liberté et le peu de biens qu’il avait hérité. Et voilà que Jacky débarque une de ces après-midis d’hiver sous un soleil plus lumineux que fiévreux. J’en avais déjà mal au crâne. Il portait un fusil sur l’épaule.

maman souriait comme une photographie. Alfred vit s’éteindre le feu de son cigare. Il tenait un verre à la main comme qui se met à invoquer les dieux de le douer d’un pouvoir capable de transformer cet objet pacifique en arme par destination. Mais le whiskey n’est pas un acide ni ne contient de la nitroglycérine.

Jacky posa ses deux pieds bottés sur la première marche. Il avait vu un daim dans le bois et se demandait si ce monsieur venu de nulle part apprécierait une partie de chasse avec quelqu’un qui avait pour qualité principale de se lier d’amitié aussi facilement qu’une mouche perd ses ailes sur le verre de la lampe. maman gloussa sous l’effet d’un doigt qui se retirait et parut apprécier les métaphores cynégétiques de son ancien amant. Jacky n’avait pas eu besoin de moi pour approcher le théâtre de sa nouvelle tragédie. Il se passerait aussi de mes services pour revenir dans ce lit somme toute déjà libre de toute concurrence. On ne peut pas mettre en balance un doigt dans le cul et une bite dans le con de la dame en question. L’acte n’avait pas été consommé.

« Je dis ça parce que j’ai aperçu une Remington dans votre bagnole, monsieur…

— Appelez-moi Alfred…

— Mettons. Cette dame m’a peut-être désigné dans une de vos récentes conversations…

— Bonjour Jacky !

— Bonjour Jacky ! »

Je fis un petit bruit pour attirer l’attention. Jacky leva la tête pour me montrer ses dents.

« Salut ma belle, dit-il. Je suis content que tout soit arrangé désormais. Je veux dire rapport à moi-même et à Johnny. Ya rien de plus blessant que d’être accusé à tort. Mais je sais que vous n’y êtes pour rien. Ces sales flics nous tourneboulent toujours la tête. Pas vrai maman… ?

— Faudrait voir à ce que le bandit qui a violé ma filleule soit pendu avant la fin du mois ! grogna maman en se dégageant de la dernière phalange. Volée et violée ! Je l’étranglerais bien moi-même !

— Ils y mettront la main dessus avant longtemps, maman… Venir de si loin et tomber dans un traquenard aussi sordide… ! Johnny ne se remettra pas d’avoir été injustement mêlé à cette histoire. Il a le cœur sensible, le Johnny. Et l’esprit aussi fragile qu’une toile d’araignée…

— Détrompez-vous, mon ami, fit Alfred qui pensait sans doute à autre chose, les toiles d’araignée résistent au vent même les plus violents…

— Elles ne résistent pas à ma main quand je les déchire… »

Jacky changea son fusil d’épaule. Il portait une cartouchière à la ceinture et un couteau de chasse derrière la boucle en forme de taureau. Il donna un coup de menton en direction d’Alfred.

« On y va ? dit-il en reluquant le verre toujours plein qu’Alfred avait posé sur la balustrade.

— Je suppose que ces dames n’y verront pas d’inconvénient… Je suis un peu rouillé ces temps-ci… J’ai traversé le désert cette année… Mais j’ai trouvé l’oasis…

— Ya pas meilleur oasis dans tout le pays que la maison de maman ! Je me réjouis que vous vous connaissiez. Mais avant d’y aller, prenez le temps de rincer votre doigt dans le whiskey ici présent. Avec deux avantages à la clé : 1) vous dénaturerez le whiskey dont votre cerveau n’a pas besoin en période de chasse et 2) vous disposerez d’un doigt parfaitement propre pour appuyer sur la détente… »

Alfred feignit de ne pas comprendre. En réponse à cette provocation qui fit pâlir maman, il vida le verre et suça son doigt. Il se croyait dans un roman. Et il avait tort.

18

Moi, je gribouillais dans mon carnet. J’écrivais le nom de Bobby au centre de la page et je fléchais des parcours purement imaginaires. Pas une phrase. Des mots, des flèches, j’encadrais, je soulignais, je raturais… mais rien ne se construisait. Et je m’enfermais. maman se laissait approcher par Freddy mais sans l’inviter à achever l’œuvre en cours. Je ne les surprenais pas. Ils me glissaient entre les doigts. Leur histoire ne m’intéressait pas. Je souhaitais qu’ils en finissent et qu’Alfred et moi changions de lit une bonne fois pour toutes. Mais ils semblaient prendre plaisir à s’en tenir à des préliminaires interminables. maman y perdait quelquefois sa culotte, mais Alfred la retrouvait et leurs rires me rejoignaient dans l’ombre du salon où j’avais installé ma table de camping, celle que je transportais sur mon dos comme le chevalet d’un peintre et qu’il m’arrivait de poser face aux monts inaccessibles qui avaient conservé leurs neiges de l’hiver précédent. Je n’ai jamais rencontré personne de cette manière.

Il m’est même arrivé d’abandonner cette table à son sort pour fuir Rosy, la mère de Bobby. Elle est passée plusieurs fois à proximité en se demandant pourquoi le vent n’emportait pas ces feuilles blanches. J’étais dans la broussaille, le crayon à la main et le cœur douloureux. J’attendais qu’elle bifurque dans sa rue. Et je pliais en laissant au vent le soin d’éparpiller le néant que je venais de découvrir une fois encore.

Voilà où j’en étais quand Jacky est revenu chez maman et que Fred l’a suivi dans les bois. maman n’avait pas ouvert la bouche. Elle n’était pas descendue dans la cour pour vérifier l’état du fusil que Fred avait sorti de sa bagnole. Et Jack portait le sien sur son épaule, nonchalamment, comme si le daim les attendait à une distance raisonnable de la maison. Elle était rentrée avant qu’ils ne disparaissent, remontant sa culotte en prenant soin de ne pas exposer ses jambes au regard. Sans doute savait-elle que je l’observais, là-haut, de la fenêtre d’où je pouvais encore les voir avancer vers les bois, épaule contre épaule, semblant converser comme deux amis que la bête observe à travers un feuillage, attendant elle-même de leur procurer ce plaisir que la poursuite procure à l’esprit en paix avec le monde qu’il pénètre une fois de plus de sa capacité à l’investir.

J’entendis la porte se refermer avec l’aide du vent léger qui donne sa couleur à l’ombre comme la lumière donne la sienne à l’été. Ma mémoire tournoyait avec d’autres cadavres. Qu’est-ce que j’étais venue chercher ici, à part la tranquillité des lieux ? Et qu’est-ce que je venais de découvrir, d’inventer comme disent les chercheurs de trésor ? Le vent cessa de pénétrer dans la chambre. J’entendis maman remuer une cuillère dans un verre. Elle ne m’invitait pas. Certes je n’avais pas de goût particulier pour ces mélanges, mais pourquoi n’éprouvait-elle pas en ce moment le désir de m’entretenir de ce qui la tracassait ? Que savait-elle que je ne savais pas ? Moi, je m’imaginais simplement, en une phrase ou deux, que Jacky profitait du moment pour abattre Freddy dans le dos. Je ne voyais pas ce duel autrement. Mais Alfred était-il si naïf que ça ? Et voilà que c’était reparti pour une histoire qui tenait plus du jeu de pistes que de la nouvelle !

Je descendis, n’y tenant plus. maman était affalée dans le canapé. Elle avait repoussé les affaires de Fred dans un coin, balançant des coussins sur la table basse sans se soucier des verres qui s’étaient couchés et en avaient inondé la surface vitrée. Elle fumait un mégot oublié. J’étais encore dans l’escalier lorsqu’elle m’a demandé de ne pas en parler. J’ai fait mine de remonter.

« Tu devrais toucher à ça, dit-elle en exauçant une canette. Ya des moments où ça devient nécessaire.

— Il est dangereux ce Jacky… ?

— Tu en sais quelque chose…

— Rien ne prouve qu’il ait assassiné Charlie… Ce n’est pas lui qui m’a violée…

— Ni Bobby, hein ?

— C’est fou comme ça n’a pas de sens !

— Ça en a un… Mais il est trop tard pour y penser.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu crois vraiment qu’ils vont régler leurs comptes ? Jacky t’a tellement dans la peau ? J’y crois pas…

— On va bien voir… »

maman écrasa son mégot et en alluma un autre. Deux cendriers pleins à ras bord venaient de provoquer une tremblante hésitation. Elle s’était presque jetée sur la moitié d’un cigare qui portait encore sa bague rouge et or. Elle laissa l’allumette se consumer entre ses doigts. La flamme s’éteignit tout près de sa chair. Je ne l’avais pas vu souffler. Peut-être avec le nez. Sa bouche était fermée, ses lèvres pincées, son menton en galoche.

« Jamais personne ne s’est tué pour moi, dit-elle.

— Personne ne va se tuer, maman !

— C’est tout comme… L’un tuera l’autre et on parlera de suicide, comme pour Charlie. Il est fort le Jacky. Il s’y connaît. Et je le connais. »

Sûr que ça m’aurait fait mal de perdre Alfred. Mais j’ignorais ce que je ressentirais envers Jacky si ça arrivait. Et si c’était Jacky qui tombait… ? Je lui dirais quoi à Freddy le jour de son exécution ? maman ne pouvait pas comprendre ça. Je suis atteinte du délire de la narration. Le diagnostic est sans appel. Je me tirerais de toutes les situations difficiles et même inextricables, mais je finirais par y perdre la raison. Ce jour-là était peut-être arrivé. J’eus la tentation d’appeler mon psy à New Dream, mais le coût de la communication limita cette velléité à d’autres hypothèses narratives.

« J’ai jamais autant attendu, se plaignit maman en sifflant une moitié de canette. Il est vrai que je n’ai jamais vécu aussi vite…

— Aussi vite… ?

— J’ai l’impression de filer sans autre ambition que de ne pas rater le prochain virage… Tu dois connaître ça, toi… Moi aussi j’ai écrit… mais c’était juste pour que ça sorte d’une façon ou d’une autre. Et sans témoin. Moi seule face à moi. Et sans miroir. Tu vois la difficulté… »

Chacun son truc question écriture. Moi, c’est la chèvre et les sous. Elle, c’était la chèvre et la pierre. Ou quelque chose comme ça. Approximation. Ralentissement sans intention de s’arrêter au moins une fois. J’en savais plus qu’elle sur le sujet. Même qu’une fois j’ai approché la mort de tellement près que j’ai cru que c’était une seconde chance. On peut éprouver la tentation du suicide quand elle peut être touchée du doigt. Comme la surface de l’eau qu’on tâte à la pulpe de l’orteil. Je n’arrête pas de me dire que j’ai peut-être eu tort de ne pas céder à la tentation. Comme un ballon dont on n’a pas saisi l’occasion. Il vous reste l’image du gardien qui vous regarde d’un air étonné parce qu’il sait que vous auriez marqué. La mort scotchée par cet échec. C’est peut-être ce qui lui arrive toujours. C’est sans doute pour ça qu’elle est la mort et pas autre chose. Mais ce matin-là, tandis que les deux hommes étaient dans les bois du coup propices à toutes les théories, c’était la vie dont je pinçais les fesses pour l’inviter à crier avec moi. Le phallus se dressait entre maman et moi.

« On devrait peut-être faire quelque chose, dis-je en me posant délicatement sur un coussin tombé de la table.

— Imagine qu’il ne se passe rien…

— Il se passera quelque chose… »

Vous n’allez pas me croire, mais c’est le moment qu’a choisi le destin pour frapper à la porte. On n’avait pas entendu de bagnole sur le gravier de la cour. maman jeta un œil dans le rideau sans l’écarter.

« Je l’ai pourtant fait changer cet été, » dit-elle sans décrire ce qu’elle voyait.

J’étais bien sur mon coussin. Je me fichais du gravier tout neuf et de la bagnole qui venait d’y laisser un peu de sa substance. maman se colla à la porte et écouta un instant avant de découvrir le judas. Elle se tourna vers moi pour me parler sans rien dire. Et si c’était un flic ? Ou le croquemort ? Ou un envoyé…

« C’est privé que je veux dire, madame… coulait la voix dans l’hygiaphone. Rien d’officiel. Mais je peux revenir avec un flic…

— Un vrai flic… ? » dit maman qui s’amusait parce que l’autre ne pouvait pas la voir comme elle le voyait.

Cette image me manqua soudain. Je me levais sans quitter la proximité du coussin. La porte devenait transparente. J’aurais mieux fait d’appeler mon psy… Où ? Mais à New Dream !

« Vous nous faites un peu peur… gloussa maman.

— Qui ça nous ? Vous êtes plusieurs… ?

— Deux femmes… Les hommes sont à la chasse…

— À cette heure… ?

— Vous savez comme sont les hommes…

— Je ne vous veux pas de mal, madame. Juste parler…

— Mais de qui ?

— De Justine… »

La porte s’ouvrit comme si le vent s’engouffrait maintenant dans la maison. J’étais retombée sur mon coussin. maman était pendue à la poignée de la porte, raide et hirsute. Le type qui écrasait le paillasson devait faire dans les sept pieds.

« J’en aurais pas pour longtemps, madame… Je viens de New Dream, vous savez… ?

Non. Nous ne le savions pas, ni maman ni moi. Il se présenta :

« Frank Chercos…

— Je croyais que c’était un personnage de roman, bredouillai-je sans bouger de mon trône de soie et de mousse.

— Vous me flattez, madame… »

Je ne voyais pas en quoi, mais l’homme était une tête plus haut que le phallus. Il n’était pas difficile, par simple déduction, de mesurer la longueur du sien. Il avait un sacré avantage sur mes hallucinations. Mais il ne bandait pas. J’étais encore dans l’ombre. Il s’avança en tendant sa paluche à maman qui la baisa. Il arrivait sur moi comme un autobus qui n’a pas anticipé le danger. Il se présenta pourtant à l’équerre sans me donner sa main. Hélas, sa veste trois-quarts couvrait la zone érogène #1. Les plis du pantalon étaient impeccables et celui-ci tombait comme il faut sur des godasses cirées de frais que la légère poussière de la route s’employait à relever d’une touche d’aventure et de résultats. maman désignait le canapé sans se soucier du désordre de coussins qui l’affectait d’un relent de sommeil incomplet. Frank Chercos fit un pas de côté et se plaça devant une chaise dont la propreté témoignait du peu d’usage qu’en faisaient les habitants de cette demeure somme toute pas plus négligée qu’une autre. Mais lui était un voyageur des hôtels les mieux entretenus du pays. Ça se voyait. Je le voulais. Il se plia et son costard parut s’asseoir avant lui. Il avait des nouvelles de Justine :

« Elle est morte.

— Morte ? Justine est morte ! s’écria maman pour me le dire.

— Morte ? Justine est morte ! appris-je au coussin qui me collait au cul car mes fesses y mordaient comme dans un steak.

— Je suis désolé de vous l’apprendre… C’était une amie chère… ?

— Chère… ? Plus que ça mon vieux. C’était l’amie d’Alfred…

— Oh ! Ce pauvre Alfred… !

— Et aussi l’amie de Jacky…

— Oh ! Ce pauvre… »

Frank leva la main pour demander la parole :

« C’est justement à ce sujet que je suis venu vous…

— Il appelle ça un sujet… !

— Justine ? Sujet ?

— Ce que je voulais dire, mesdames… »

Nous (ces dames) on avait pas envisagé ce fait tangent. À vrai dire, Justine ne nous était pas complètement sortie de la tête. Pendant quelques secondes dites éternelles maman s’opposa à cette idée qu’en fait Justine était la raison du duel qui allait ou venait de s’engager dans les bois. L’affaire était-elle réglée ? Tout ça en quelques secondes dont le contenu s’explique par l’éternité. On s’éloignait de la mort de Justine et donc de son cadavre. Fort habilement, Frank tira le tapis pour nous amener à proximité de ses genoux. Pas moyen d’avoir un plan sur son entrejambe. Je remontais la limite de mon short déjà hors norme. Toujours rien. Et le phallus jouxtait ce dos en forme de pare-chocs.

« Il faut que je vous informe des circonstances de cette mort tragique…

— Tragique… ?

— On peut le dire, mesdames… car Justine a été assassinée…

— Assassinée ! »

On s’en doutait déjà un peu… Mais nous ne voulions pas savoir par qui.

« Je ne serais pas là si je le savais moi-même… dit Frank.

— Un verre de scotch… ?

— Je ne bois pas, merci.

— Vous ne me soupçonnez pas, j’espère… ? fit maman en avalant sa mixture.

— Allons, maman ! Cela s’est passé à New Dream ! Tout le monde peut témoigner que tu n’es jamais allée plus loin que Rock Dream…

— Mais toi ! Toi ! Ma pauvre chérie ! Où étais-tu quand ça s’est passé… ?

— ... (ici une pensée de Frank, dans le genre « se dit-il. »

— Comment veux-tu que je le sache ! Je ne sais même pas quand elle a été…

— Vous y étiez ô luce…

— Vous voulez dire… ? Oh ! Non ! »

Ah ! c’est pas facile de passer du statut d’innocente à celui de suspecte ! maman s’écroula sur le canapé, simulant un malaise que Frank n’estima pas à la hauteur des circonstances.

« La pauvre vient de subir une tentative d’assassinat… gémit maman en acceptant un autre verre.

— Je suis au courant, dit Frank sans plus de sentiment à mon égard. Et les deux affaires sont peut-être liées...

— Comment ça : peut-être… ?

— Nous en sommes au stade des analyses préliminaires, mesdames… »

Cette fois, j’ai rejoint maman dans le canapé, exhibant mes jambes sans le vouloir. Frank accusa le coup pendant une autre éternité de secondes. Une érection me sembla probable. maman posa un coussin sur mes genoux et en tacha la soie veloutée (ou usée, je ne sais plus.)

« Comprenez-moi, mesdames… Je n’accuse personne. Je suis engagé par la famille…

— Elle avait une famille… ?

— Un héritage sans doute…

— Mesdames ! »

Frank se leva, refermant sa mallette contre son ventre. Il n’avait rien bu, en tout cas avec nous. Mais il ne tenait pas vraiment debout. Toi et tes érections ! siffla maman à mon oreille. La mort de Justine ne nous affectait pas autant que nous voulions le montrer. Frank Chercos n’était pas dupe. Il débandait. Du coup, le phallus rétinien se redressa, car il venait de subir un début de ramollissement. Le privé n’avait rien appris d’autre. Et comme il n’insistait pas, maman en conclut que j’étais innocente.

« Elle l’a toujours été, déclara-t-elle. Ne faut-il pas une certaine dose de naïveté pour imaginer conquérir le monde des Lettres ? Surtout par les temps qui courent ! Tout le monde écrit, monsieur. Sauf moi. Mais j’ai écrit. Je l’avoue. Je manquais donc de cette ingénuité qui crée le roman contemporain et son incontestable modernité. Écrivez-vous… ?

— Je n’ai rien d’un Watson, madame…

— Sherlock vous inspire-t-il quelquefois… ?

— Madame… La fiction n’a rien à voir avec la réalité ! »

Quelle affirmation stupide et arrogante ! Mais je ne dis rien. J’avais d’autres projets.

« Monsieur… commençais-je.

— Frank… dit-il en me tendant une main si moite que je la soupçonnais aussitôt d’avoir visité son slip au lieu de se laisser tenter par la culotte que j’avais oublié d’enfiler.

— Frank… Avez-vous prévu de rester quelques jours dans notre charmant comté… ?

— Charmant ! renchérit maman. Sauf qu’on s’y fait violer de temps en temps !

— Au fait ô luce… Qu’en est-il de cette affaire… ? Vous remettez-vous de cette terrible agression… ? »

Je haletais… Frank avait-il tué Charlie… ? Depuis combien de temps rôdait-il dans le coin ?

« Il va falloir se mettre d’accord sur les dates… dis-je sans rien laisser paraître de mes pensées à propos de cet homme qui nous tombait dessus comme la pluie un jour de ciel bleu.

— Je vois… dit-il. Élémentaire ! ajouta-t-il en souriant sans équivoque (Je ne sais pas pourquoi je dis ça.) Vous à New Dream, alors que Justine est encore en vie… Et moi à Rock Dream… avant qu’un inconnu s’en prenne à Charlie… Je vois, je vois… J’ai l’habitude de voir, vous savez… ? Je n’ai pas votre talent ô luce… mais je ne suis pas étranger à ce plaisir… celui que procure l’immortalité… euh… je veux dire : l’immoralité. Je vous lis. »

On ne lui avait pas demandé de sortir. Il ouvrit lui-même la porte et, étrangement, frotta ses pieds sur le paillasson. Une courbette sans effort et il se dirigea vers sa bagnole. Les deux chasseurs en examinaient les options, les fusils sur l’épaule. Il n’y avait pas de sang sur leurs mains. Ils n’avaient pas trouvé la bête. Ou l’avaient laissée filer. Je connais les sentiments d’Alfred à propos de la chasse. Il était aussi capable de convaincre même le plus ardent des prédateurs.

19

Qu’est-ce que je cherche ? pensa Frank Chercos.

Et pendant que Frankie cherchait, moi je cherchais à trouver.

 

III - luce écrit que Frank écrit

1

— J’ai pas envie d’ça ! Fred ! Pas maintenant !

Fred, collégien de quatorze ans, venait de monter les trois étages en quatrième vitesse. Il avait sorti sa bite déjà bien raide au premier, devant la porte de madame Sarzo qui avait à peine cinq ans de plus que lui. Il avait éjaculé plusieurs fois sur ce paillasson. Mais ce jour-là, il avait envie de Gabie qui habitait avec ses parents et son grand-frère au troisième. Il y arriva sans perdre haleine. Il ne prit même pas le temps d’essuyer la sueur de son front. Gabie ouvrit. Il lui avait fait signe d’en bas et elle avait laissé retomber le rideau. A cette heure-ci, son père était au travail et le grand-frère à l’entraînement de rugby. La mère était à l’hôpital, comme souvent. Gabie empoigna la bite sans ménagement.

— J’ai pas envie d’ça ! Fred !

— T’as plus envie… ?

— J’ai jamais eu envie… Reviens demain…

— Demain j’aurais plus rien à mettre sur mon sucre…

— Reste pas là… Entre…

Elle le tenait par la bite. Elle aimait le posséder de cette virile façon. Il en eut, encore une fois, les couilles tellement secouées qu’il se mit à rêver. Elle l’attendait toujours au tournant. Sa main caressait le gland sans presque le toucher. Il avait pris deux sucres, mais Sam avait épuisé le flacon. Il ne savait même pas comment s’en procurer un autre. Sa mère tuait les tiques de leur chien familial avec un coton imbibé d’éther. Et le bleu flacon était enfermé dans l’armoire à pharmacie. Elle surveillait Sam chaque fois qu’il entrait dans la salle de bain. Et quand il en sortait, elle en reniflait l’air. Mais à part l’odeur de foutre qu’il venait de répandre dans le lavabo, elle ne humait rien d’autre, la salope !

— J’ai pas envie d’ça ! Fred ! répétait Gabie entre deux succions.

Il s’enfonçait dans la gorge et aurait voulu rester comme ça jusqu’à que ça sorte, mais c’était elle qui commandait la manœuvre. Il se laissait conduire, les jambes fléchissant et la tête rejetée en arrière. Elle s’interrompit :

— Tu veux pas plutôt me le mettre ô Freddy ?

Il ne la regarda pas. Il sentait le bout de la langue.

— Jamais je te toucherai, Gabie ! Jamais !

Il suffoquait. Il savait pourquoi il ne la toucherait jamais.

— Jamais personne ne m’a touchée, Fred… Je te touche bien, moi…

— C’est pas pareil… Moi, ça laisse pas de trace… Ton père serait bien capable de te traiter en gitane…

— Les caresses ne laissent pas de traces… La langue… Laisse-moi te montrer…

Elle voulut se servir de la bite comme d’un doigt mais il l’en empêcha.

— Tout ce que je te demande, c’est d’avaler !

Elle avala presque goulûment. Il était satisfait. Son visage était cramoisi. Il se laissa tomber sur une chaise de la cuisine. Il riait doucement pendant qu’elle crachait dans l’évier.

— La prochaine fois, dit-il, je la mettrai sur la table, couverte de confiture, et tu lécheras.

— Oui, Fred… je lècherai…

Elle se tourna sans quitter le jet d’eau où ses mains se frottaient l’une contre l’autre.

— Pourquoi tu veux pas me toucher, Fred… ?

— Je te l’ai déjà dit.

— Il y a une autre raison… Je te dégoûte un peu, non ?

— J’ai jamais touché à une fille…

C’était faux. Il avait quatorze ans et quatre ans plus tôt, il avait touché le corps de Justine. C’était l’époque où Martine suçait les bites à l’abri des roseaux qui peuplaient le rivage. On entrait là-dedans et Martine vous déshabillait l’un après l’autre et, à l’âge de dix ans, vous bandiez comme dans les images. Martine avait douze ans. Elle ne se déshabillait pas. Elle suçait les bites l’une après l’autre. Et ça giclait dans sa grande bouche aux lèvres si pulpeuses qu’on en rêvait tout éveillé pendant les heures de cours. Ensuite on rentrait chez soi et on se promettait de l’épouser. Pourtant, on ne savait rien de son corps. On l’imaginait malgré le polo et le jean. Elle avait le cou très fin et ses mains s’amusaient à jouer du pipeau avec votre bite. Et Justine dans tout ça ? Elle avait deux ans de plus que Martine. On pouvait la déshabiller. On ne savait pas si elle aimait ça. Elle ne disait rien ni ne souriait. Elle dansait entre les roseaux. Ses petits seins s’offraient à vos mains. Elle vous donnait ce temps. Et Martine suçait trop vite maintenant, comme si par jalousie elle vous enlevait à cet enchantement. Fred avait souvent léché le con entre les poils roux et soyeux. Justine gémissait alors. Et Martine montrait tous les endroits qu’il fallait toucher si on voulait être récompensé. Mais elle allait vite si on prenait le temps.

— Tu me toucheras un jour… dit Gabie en fermant le robinet.

Le tambourinement sur l’évier d’acier cessa. Elle essuya ses mains au torchon suspendu à la fenêtre. Fred bandait de nouveau. Elle poussa un soupir.

— A quoi penses-tu maintenant ? dit-elle d’un air désespéré.

— A Justine… Je pense sans arrêt à elle. Elle doit avoir dix-huit ans.

— Martine en a seize et finit d’étudier la couture…

— C’est long quatre ans à notre âge, murmura Fred en attirant la bouche de Gabie vers sa queue.

Elle tira la langue, mais n’ouvrit pas la bouche. Elle se servit aussi de ses lèvres. Il pensa à Martine et regretta aussitôt de n’avoir connu que trois filles, dont deux étaient maintenant hors de portée. Justine étudiait à Paris et Martine ne suçait que les bites de moins de dix ans. Elle n’avait pas changé, même physiquement. Ses jambes s’étaient alourdies. Elle riait moins quand elle était en compagnie des gens de son âge. Fred passait devant chez elle en bandant. Quelquefois, il la sortait si elle était dans le jardin. Elle était trop grosse maintenant. Martine avait un problème de dimension.

Il l’avait surprise une fois en compagnie d’une autre fille qu’il ne connaissait pas. Elles étaient nues au bord de la piscine familiale (Martine était d’une famille aisée) et se tripotaient les seins en riant. Fred avait plongé dans la haie. Le chien de Martine, un toutou blanc et frisé, s’était mis à aboyer dans sa direction et les filles avaient plongé dans l’eau pour enfiler leurs maillots. Qui était cette fille aux seins si lourds ? Il ne le sut jamais.

— J’en ai marre de sucer, Fred ! Encule-moi !

Il s’ébroua comme un chien qui revient de la pluie.

— Jamais je te toucherai, Gabie. Mets-toi bien ça dans la tête.

— C’que tu peux être con des fois !

Il était d’accord avec elle sur ce point. S’il n’avait pas été con, il aurait connu des tas de filles. Comme Timothée qui les collectionnait. Il ne s’était même pas renseigné sur cette fille qui pelotait Martine avec tant d’entrain. Il aurait pu le faire auprès de Martine. Mais c’était compliqué. Elle se serait sans doute emberlificotée entre ses petits garçons et cette fille bien en chair. Curieux tout de même qu’entre ces deux mondes il n’y eût pas de place pour un gamin de son âge… Martine était floutée par ce mystère. Il alla plusieurs fois se masturber dans la haie malgré les aboiements du toutou. La fille possédait deux seins exorbitants. Et une toison d’un noir de jais. Si abondante qu’on n’y distinguait rien de rose ni de turgescent. Les branches coupées lui labouraient le dos. Il aimait cette douleur parallèle. Il avait tellement envie d’en parler avec Martine. Rien qu’une dernière fois…

— T’y arrives pas, dit-elle en crachant sur le gland. Tu penses à autre chose, pas à moi…

— Tu n’es pas une chose. Tu es MA Gabie !

— C’que tu peux être chou des fois !

C’était bon de penser à ces quatre années qui, contrairement à ce qu’il venait d’affirmer, avaient passé à toute vitesse. Il ne se souvenait pas d’avoir eu douze ans, ni onze ni treize. Le temps avait basculé de Martine à Gabie sans transition mémorable. Et Justine s’était comme volatilisée sans qu’il pût dater cet évènement primordial. Il avait cessé de la toucher, c’est tout ce qu’il pouvait en penser maintenant. À quel âge ? Impossible de s’en souvenir. La robe de Justine s’était semblait-il refermée pour toujours. Heureusement, Gabie n’avait pas hurlé de terreur à l’exhibition de sa bite dressée hors de la braguette. Il venait d’éjaculer. Il la suivait depuis un moment. Elle portait une jupe si courte qu’il entendait le frôlement de ses cuisses l’une contre l’autre. Sans caresse, le seul balancement impliqué par la marche avait provoqué un orgasme tel qu’il en chut dans le gazon. Elle avait entendu un petit cri derrière elle et s’était retournée. Elle avait vu ce garçon le nez dans la verdure. Elle s’était portée à son secours et, le retournant comme elle avait appris à le faire avec sa Barbie, elle avait observé cette érection encore vivace. Il lui avait simplement dit : Suce ! Et elle s’était enfuie sans un cri.

Maintenant, soulagé une deuxième fois, il s’éloigna d’elle car elle avait laissé aller sa main sur son visage encore convulsé.

— Je ne te touche pas, tu ne me touches pas, dit-il en reculant.

— Je ne te comprends pas, dit-elle sans affectation. Tous les amoureux se touchent. J’ai tellement envie que tu me touches, là !

— Non !

Jamais il n’effacerait les traces de Justine sur la paume de ses mains. Une femme efface l’autre, il le savait. Martine lui avait enseigné ce précieux commandement, mais elle avait fini par toucher une autre femme et sans doute qu’à l’heure qu’il était elle ne pouvait plus s’en passer. Justine méritait aussi cette attention particulière. Il en avait joui si souvent qu’il ne se souvenait mal des détails. Il ne la voyait plus qu’en habit maintenant. Il arrivait, sans signe précurseur, qu’elle revînt de Paris. Mais après un jour ou deux passés dans sa famille, elle disparaissait de nouveau. Entretemps, il ne l’avait pas rencontrée, sauf en y pensant de toutes ses forces. Sam lui avait enseigné le truc du sucre imbibé d’éther. Ça marchait !

— Je vais rentrer, dit-il en consultant sa montre. J’ai du travail. Je tiens pas tellement à m’humilier devant tout le monde pour cause de leçon mal ou pas apprise…

— Mais tu rebandes, Fred ! Je ne t’ai jamais vu comme ça… Tu dois penser à un tas de choses. Si tu m’en parlais… Cette fille…

— Quoi, cette fille ! dit-il brusquement.

— La copine de Martine… On dirait sa mère !

Gabie se mit à rire. Il n’aimait pas la voir dans cet état. Ni l’entendre. Il avait eu plusieurs fois envie de la tuer pour qu’elle cesse de s’immiscer dans ses pensées. Elle déboutonna sa chemise et se mit à secouer ses petits seins pointus et fermes.

— Ne me dis pas que tu n’as pas envie de toucher…

Elle s’assit sur la table et, jambes écartées, ouvrit les lèvres de son con. Ce rose l’envoûta. Il pensa : jamais je ne la toucherai ! Et il se laissa guider sans résistance. Elle frotta légèrement le gland contre son clitoris. Fred avait vraiment l’air épouvanté. Il était peut-être fou. Elle referma ses cuisses et abandonna la bite qui heurta le rebord de la table. Elle se mordit la langue, contractant ses joues.

— Oh ! dit-elle. Je ne t’ai pas fait mal, j’espère… ?

Gabie avait raison : il n’arrêtait pas de penser à cette fille. À ses jambes incroyablement belles. À ses seins aux tétons dressés dans le galbe parfait. Ses épaules invitaient à l’accouplement. Il se voyait les saisir pour la contraindre à donner à la fois sa bouche et son con. Chaque fois qu’il pensait à elle, il la prenait de cette façon cavalière. Il la chevauchait, les mains occupées à la saisir, la bite enfoncée jusqu’aux couilles et les pieds cherchant à retrouver le sens de l’équilibre. Il n’aurait pas agi autrement avec Justine si Justine avait voulu se donner comme naguère elle se laissait observer de si près qu’on avait l’impression de la caresser et finalement de la posséder.

Hélas, il avait oublié son petit fouet cinglant dans la précipitation. Quelle précipitation ? Mais celle qui avait précédé l’ascension des trois étages qui le séparaient de Gabie. Il habitait un rez-de-chaussée deux pâtés plus loin. Le fouet était resté sur son lit.

— Quel besoin éprouves-tu de te laisser frapper de cette sale façon ? dit Gabie d’un air dégoûté.

— Je veux bien moi aussi te toucher de cette façon…

— Je t’ai déjà dit que non !

— Alors continuons d’affuter nos esprits entre ta main et ma bite…

— Tu oublies ma bouche… ma langue…

— Je voudrais tellement oublier…

Il la quitta sur ces mots. La liaison ne pouvait pas prêter à confusion.

 

Un an plus tard, le collégien Alfred a quinze ans. Selon l’hypothèse d’amour précédemment conçue — à savoir (Gabie=0) (Martine=+2) (Justine =+4) (Mme Sarzo=+5) — elles ont respectivement quinze, dix-sept, dix-neuf et vingt ans.

2

C’est dans le Bois-Gentil que Fred promenait Bobby. Il n’en explorait, depuis des années, que l’adret qui descendait vers la rivière face à un ubac moins pentu et moins haut. Mais dans le bois, on ne voyait pas ces horizons circulaires. Le ciel lui-même n’apparaissait que par à-coups. C’est du moins l’impression que laissait cette fraîcheur humide jamais glaciale ni caniculaire. Fred montait d’un pas rapide, la braguette ouverte, sachant qu’il ne rencontrerait personne sur son chemin. D’ailleurs, il n’y avait pas de chemin. Les animaux de la ferme ne passaient jamais par là. Fred avançait sur un tapis de compost sans cesse renouvelé. Les branches cisaillaient sa chemise. Il prenait soin d’épargner à Bobby ces rencontres quelquefois épineuses. L’effort des jambes accompagnait Bobby dans sa croissance. De temps en temps, la caresse des fougères promettait un plaisir retrouvé toujours avec la même joie crispée. Jamais aucun chasseur ne s’aventurait dans les parages. Ni le garde-chasse qui en négligeait les taillis. Pas un touriste, personne. À peine le chant des oiseaux et le craquement constant sous les pieds. S’il pleuvait, Bobby se réjouissait dans les gouttes virevoltantes comme des insectes pris au piège de la lumière. Sinon la tiédeur s’imposait, été comme hiver. Bobby aimait le temps qu’il fait, d’autant qu’à cet endroit précis de l’enfance, l’orage s’affaiblissait et renonçait finalement.

Or, cette après-midi-là, Fred ne reconnut pas l’endroit. Des feuilles vertes jonchaient le sol déjà roux et creusé d’ombres rouges. Quelqu’un était passé par là. Fred jeta un regard circulaire sans toutefois distinguer une présence animale. Les ours ne descendaient pas jusqu’ici. Il observa les traces de feuilles et de branches cassées ou tordues. Pas de signe de fourrure. Pas même une déchirure de voile ou de treillis. Son imagination en marche lui fit oublier Bobby. Il suivit ce chemin forcément tracé par quelqu’un. Il en perdit haleine. Les branchages secoués projetaient des gouttes froides. Aucun signe d’oiseaux. Ces abattures montaient presque verticalement. L’esprit de Fred en était tout émoustillé. Mais ce n’était pas un ours. Il pensa au vent qui quelquefois de frayait un passage dans les fougères et les taillis. Le bois conservait ici ou là les vestiges du passage des trombes. Il enjamba plusieurs troncs couchés où la mousse avait été éraflée comme la peau par un ongle têtu. Cette piste n’était pas celle d’une fuite mais plutôt l’empreinte opiniâtre d’une visite « que dis-je ? » d’une recherche. Quelqu’un le précédait ! Et c’était la première fois que cela arrivait.

Il avait complètement oublié Bobby. Il n’entendait que son propre halètement et le froissement des feuilles. Il ne voyait que ces signes nouveaux. Il en avait oublié le plaisir. Maintenant, il voulait savoir, ce qui l’éloignait de la jouissance habituellement recherchée et trouvée. Il aperçut alors la tignasse blonde.

Vu son altitude, elle appartenait soit à un elfe soit à un lilliputien. Il ne pensa pas à un enfant égaré ou en cours d’aventure. Il se perdit en chemin sur les voies de la fantaisie la plus grotesque. Ceci en remplacement de l’ours. Il rencontra ce visage comme une porte inattendue. Des yeux verts l’immobilisèrent au bord de quelque précipice inexistant la fois d’avant. Il vit alors qu’il avait affaire à un enfant. C’était une fille.

Elle avait elle aussi quelque peu déchiré ses vêtements. Une épaule témoignait de la difficulté de l’ascension. Une griffure formait un x rouge et palpitant. Elle n’avait pas l’air effrayé, plutôt surpris, voire étonné. Elle ouvrit la bouche pour dire :

« Vous n’allez pas me faire de mal… monsieur… ? »

Il n’en avait pas l’intention. En quoi donc son apparence pouvait-elle lui inspirer cette question ? Bobby, un instant ramolli par l’émotion, se redressa et signala sa présence par une fulguration si intense que Fred crut perdre connaissance. Aucune branche n’était assez solide pour servir de soutien. Il vacilla et trouva la force de refermer sa braguette. Bobby se raidit encore. La fillette n’avait d’yeux que pour cette bosse. Fred pensa à caresser cette joue, mais il renonça devant le risque de provoquer une crise de panique. On ne sait jamais avec les joues, pensa-t-il. Je me souviens que le voisin avait caressé la mienne… dans d’autres circonstances… nous jouions au ballon contre la porte de son garage et il était descendu pour la caresser… la porte… car il venait de la repeindre… et la même main, au lieu de s’appliquer sur la joue avec la force calculée du châtiment exemplaire, l’avait caressée tandis que la bouche proférait la leçon de morale du jour. On ne sait jamais avec les joues… Il s’efforça alors de sourire, sachant que celui-ci pouvait tout aussi bien passer pour un rictus ne cachant rien des intentions qui le forment. Mais il n’avait aucune intention de ce genre. Il n’avait même pas pensé à gronder cette enfant qui violait sa propriété, ce qu’aucun ours ne se serait permis. Allait-elle éclater en sanglots, ce qui compliquerait la tâche du retour ? Pourtant, elle sourit elle aussi, sans cesser de reluquer la bosse palpitante. Elle doit avoir déjà vu ça quelque part. Tous les enfants croisent cet aspect de la nature animale qui est celle de l’être humain avant toute velléité humaniste. Je ne me souviens pas de cette découverte inexplicable d’abord. Par contre, je me rappelle mes recherches dans les livres et les questionnements obliques dans mon entourage. J’ai fini par savoir. Elle finira par savoir elle aussi. Autant mettre fin à son absurde patience. Mais il ne sortit pas Bobby. Il tourna le dos à la fillette et lui demanda son nom :

« Je m’appelle Alfred, dit-il. Mais les gens me nomment Fred, Freddy ou Al… Qu’est-ce que tu préfères… ?

Elle s’appelait Alice.

— Je sais pas… dit-elle sans signe de panique. Moi aussi c’est Al… »

Il se retourna. Bobby prenait l’air, haletant. Alice ne s’en affecta pas. Elle reprit sa marche. Il trottina derrière elle. Bobby appréciait ce secouement, ce qui fit tourner la tête d’Alfred.

« Si nous rentrions à la maison… ? fit-il.

— Je ne veux pas savoir ce que tu vas me faire, murmura-t-elle. Je suis morte de trouille ! »

Il s’arrêta. Elle ne fuyait pas. Elle continuait son chemin, s’attendant au pire à tout instant.

« Quel âge as-tu ? demanda-t-il, les mains en porte-voix.

— Dix !

J’en avais dix moi aussi quand tout a commencé…

— Nous ne sommes que des enfants ! cria-t-il car elle s’éloignait toujours.

— Tu as l’air d’un homme !

C’est la première fois qu’on me le dit…

— Je ne te veux pas de mal…

— Mon œil ! Tu me prends pour une gourde… ?

Elle en sait plus que moi… Les filles en savent toujours plus… Elles le savent avant… Cinq ans… Il se mit à calculer, ce qui l’occupa un moment. Elle avait disparu.

— Si tu me disais ce que tu fous ici, Al… ? » lança-t-il dans la solitude qui venait de s’installer autour de lui.

Il en perdit la Nord. Il frotta consciencieusement ses yeux. Pourtant, les feuilles vertes continuaient de parsemer la piste que la fillette traçait dans le bois, têtue et réelle. Bobby s’agitait. Il ne voulait plus rentrer dans sa niche. Il voulait savoir. Peut-être aller au bout de cette péripétie. Fred s’engouffra dans les buissons agités de perdrix, une main protégeant Bobby des agressions feuillues et épineuses, l’autre écartant les branches comme autant de cuisses nues et nerveuses. Al avait pris de l’avance. Jusqu’où irait-elle ? Il y avait un sommet là-haut, ou plutôt une crête. Redescendrait-elle par ici ou de l’autre côté ? Elle avait ce choix. Et sa petite taille la rendait efficace et audacieuse. Fred avait toujours manqué d’audace dans les moments inattendus. Il aimait que les choses s’annoncent au moins par des signes, bien qu’il préférât le spectacle du profil de ces choses progressant vers lui comme autant d’inconnues sagaces et menaçantes. Il en frémissait encore malgré le foisonnement des griffures infligées à sa peau. Bobby retenait sa sève dans une contraction presque douloureuse. Pourvu qu’elle n’aille pas trop loin !

Elle l’attendait au milieu d’une clairière où Fred avait l’habitude de soulager ses intestins. Avait-elle assisté à cet autre spectacle de lui-même ? Il la soupçonna d’antécédents à ce sujet et de préméditation quant à ce qui arrivait en ce moment. Il venait de la transformer en personnage. Il s’en mordit la langue, comme si cette minuscule douleur avait le pouvoir de changer l’ordre des choses que la fillette lui imposait avec une assurance d’enchanteresse. J’ai lu trop de choses sur le sujet, se dit-il. Il fallait bien qu’un jour j’en paie le prix. Ce jour est arrivé… Gabie n’en saura rien. Elle ne comprendrait pas. Pourtant, à dix ans, elle suçait. Et moi je me laissais sucer. On a tous acheté ce genre de produit sur Internet ou dans la boutique du coin de la rue. Que sait-elle de moi que je ne sais pas moi-même… ? Le monde s’infantilise écrivait patrick cintas dans son anaïs k. Je n’irai pas plus loin que les autres. Une fille de dix ans s’interposera dans mes quinze ans. Puis une de quinze dans mes trente. Et je finirais entre les cuisses d’une comtesse de dix-neuf ans à Venise ou ailleurs.

« C’est là que tu chies… ?

— Tu m’as maté, petite salope…

— C’est la première fois que je viens ici…

— Quelle idée, non mais !

— Je t’ai suivi, voilà tout…

— Aujourd’hui seulement… ?

— Jamais aussi loin…

— Bobby ne te fait pas peur… ?

— C’est Bobby ?

— Il a envie d’aboyer.

— Et de mordre…

— Tu vas te laisser faire… ?

— J’en ai pas envie…

— Tu sais y faire… ?

— Pas du tout !

— Alors pour cette fois, je te montre ! »

Bobby projeta sa salive sur le visage grimaçant de la fillette. Elle serrait ses lèvres autour de la pointe rose de sa langue. Les paupières étaient toutes fripées. Les joues crispées. Il se laissa tomber à genoux. Bobby n’en pouvait plus, mais il bandait toujours, la main de Fred s’activant encore. Alice ouvrit les yeux et s’écria :

« T’es chié comme mec ! Jamais personne ne m’a fait ça !

— Mais tu savais ! Tu as un grand frère… ?

— Non ! Une grande sœur. Je sais pas ce qu’elle fait. Elle ne va tout de même pas en parler à une gamine de dix ans ! Tu as une sœur, toi… ?

— J’ai des copines… »

Il riait en disant cela, la main toujours active. Bobby se sentait capable de recommencer sans prendre de repos. C’était déjà arrivé, mais pas avec Gabie. Il fallait que je sois seul. Mais il ne l’était pas. Alice reprit sa route, essuyant son visage avec sa manche. Crachotant. Un peu groggy à mon avis. Il la suivit tandis que Bobby renouait avec le plaisir. Il aimait ce petit cul dans la jupette. Mais il n’y toucherait pas. À l’instar du corps de Gabie qui en possédait un de son âge, poilu entre les jambes et nerveux au niveau des seins.

« Tu sais où tu vas ? dit-il en ânonnant.

— Chez moi.

— Tu habites là-haut ? dit-il en essayant de rire.

— Personne n’habite là-haut. Il faut redescendre.

— Tu connais le chemin… ?

— Pas plus que toi. Explique-moi ce que c’est ce plaisir. »

Il serrait les mâchoires pour retenir le jet. Bobby avait pris des dimensions jamais atteintes. Ceci n’arrive que parce que je le veux. Elle se retourna encore pour le recevoir, cette fois dans les mains qu’elles tenaient en conque. Elle était émerveillée par cette nacre. Elle ne pourra jamais dire le contraire. C’est bien d’elle dont je rêve quelquefois en catimini du sommeil. Je la possède par le seul pouvoir du foutre sur son esprit en cavale. Elle n’existe que pour moi, personnage inventé en cours de travaux annexes. J’ai commencé mon roman. Enfin je tiens l’incipit : Al et Al se sont rencontrés dans un bois énigmatique mais elle corrigea son petit nom en Aliz insistant sur ce z qui était une invention aussi Elle avait l’air heureux. Cette fois, il rentra Bobby. Il ne tenait pas à l’exhiber au repos. Elle n’assista qu’au début du ramollissement. Il ne lui laissa pas le temps d’en mesurer le temps. Maintenant, Bobby se rapetassait dans son slip. Elle avait l’air satisfait. Il insista, tout en marchant derrière elle :

« Tu savais déjà, hein… ?

— Je te dis que non !

— Tu as lu des livres, vu des films, regardé par le trou de la serrure…

— Je ne suis pas comme toi…

— Prouve-le ! »

Il la retenait par son épaule blessée. Elle ne résistait pas. Bobby frémissait.

« Tu veux que j’enlève ma culotte, n’est-ce pas… ?

— Je n’ai rien demandé ! Tu n’es qu’une fille de dix ans…

— Ça ne t’a pas empêché de te donner en spectacle…

— C’est toi qui ne m’as pas empêché !

— Et comment j’aurais fait ? Tu es le plus fort…

— Je n’ai que quinze ans… et je suis petit pour mon âge…

— Tu regrettes déjà… ?

— Regretter, moi ? Tu veux que je te dise… ?

— Tu le diras de toute façon…

— Bobby en veut encore…

—¡ No me digas !

— Mais il lui manque encore un peu…

— Il n’en peut plus, oui !

— Il en veut ! Montre-moi ton cucul ! »

Elle se planta là devant lui, les mains sur les hanches. Elle ne riait pas, mais il semblait bien que tout cela l’amusât. À moins que le syndrome de Stockholm… Il sentit Bobby se rétracter lui aussi. Que me veut-elle ?

« Je n’ai jamais fait ça, dit-elle enfin.

— C’est toi qui le dis… Montre-moi tes fesses…

— Ne me touche pas…

— Je n’ai jamais touché une fille, sauf avec ça ! »

Il relâcha Bobby. Elle recula. Il bandait bien maintenant. Il allait avoir du travail pour remettre le chien à l’œuvre. Aliz était au bord des larmes. La peur maintenant. Il lui fit signe de s’exécuter. Il n’osait pas la toucher. Il n’avait jamais touché une fille de cette façon. En fait, c’était elles qui le touchaient. À cet endroit précis. Ni blessure ni coup. Pas une trace excepté l’ADN. Mais en parlerait-elle si elle n’était pas consentante ? Fred sentit à quel point l’assassinat se justifiait maintenant. Quelle angoisse ! Vivre avec un crime sur la conscience ? Ou vivre l’attente de la délation. Il n’avait pas le choix. Bobby en fut affecté.

« Tu ne diras rien, n’est-ce pas… ?

— Tu m’as fait très peur…

— ...mais tu l’as bien cherché, non… ?

— Tu as raison…

— Tu vois… ?

— Je ne recommencerais pas…

— Promis ?

— Promis, Al. »

Ils remontèrent la pente perdue en vaine discussion. Ils atteignirent la crête main dans la main.

« C’est vrai que tu t’appelles Aliz… ?

— Non… J’ai inventé… C’est Alice… comme…

— Ne dis plus rien ! »

Maintenant il voulait savoir où elle habitait. Il scruta l’horizon. Il ne connaissait pas cette contrée pourtant voisine de la sienne. Aucun quartier ne s’y élevait. Elle mentait. Elle adore mentir, pensa-t-il et ils continuèrent sur la crête. Arrivés au bout, le bois recommença. Il lui demanda si c’était par là qu’il fallait descendre pour aller chez elle.

« C’est donc par là que tu montes… ?

— Non… j’y descends seulement…

— Et par où tu montes ? Par chez moi ?

— Je sais où tu habites…

— Petite garce ! »

Quelle perversité ! pensa-t-il. Mais voulait-il en savoir plus ? Ou plutôt : Voulait-il, maintenant, en savoir plus sur les tenants et les aboutissants de cette rencontre intentionnelle et imprévisible ? Même Bobby, noué au fond du slip, imaginait ces contenus purement narratifs. Pour le cucul tout nu, il attendrait encore un peu. Comme elle n’avait pas de seins, il ne s’en préoccupa. Il songea à la couvrir de baisers. Mettre son doigt dans sa chatte, non ! Pas même Bobby. Voir. Il la verrait toute nue. Il la jetterait sur un lit où elle rebondirait. Il l’environnerait de draps. Il la chercherait dans ce blanc. Elle glisserait dans ses mains.

« Alors au revoir, dit-elle. Je descends. Ne me suis pas…

— Tu ne veux pas revoir Bobby… ?

— Ce ne sera pas la dernière fois…

— J’espère bien ! »

Bobby mit le nez à la fenêtre. Elle l’empoigna par la tête. Elle consent ! Rien à voir avec Stockholm ! Elle m’appartient !

— Mais pourquoi ne lui appartiendrais-tu pas, Al ?

— Tu as raison… Je ne peux pas la laisser m’échapper…

— Je m’en charge ! »

Et en effet, Alice sembla prendre beaucoup de plaisir à caresser Bobby. Il fit de son mieux pour lui paraître aussi flamboyant que la première fois. Peut-être n’était-elle pas dupe… Il lâcha sa purée dans une bouche étroite et brûlante. Même Gabie n’atteignait pas cette intensité. Martine ne supportait plus la comparaison. Et en plus elle riait ! Elle descendit la pente en sautillant. Le chemin l’accompagnait. Fred fit au revoir en secouant un Bobby complètement épuisé mais dégoulinant de plaisir et d’autres attentes. Je savais qu’un jour je deviendrais le chien d’une fille. Mais j’ignorais qu’elle aurait cinq ans de moins que moi. Quel bonheur de rencontrer l’inconnue qui sait déjà tout de vous ! Cependant, je crois avoir éprouvé ce sentiment avec Justine alors que j’avais l’âge d’Alice… mouais… Il rentra chez lui avec cette joie et ce nouveau roman. Il ne l’avait pas suivie. Il savait qu’elle le surprendrait encore.

3

À cette époque-là (dont nous parlons) Alfred ne fréquentait plus (ne fricotait plus avec) Gabie. Il ne montait plus au troisième étage. Il s’arrêtait au premier (Mme Sarzo avait vingt ans) et sonnait à cette porte. Elle ouvrait et, avec un grand sourire et une cuisse brune dans la fente de sa chemise, lui donnait la liste des courses. Il était coursier.

Quelquefois (mais seulement quelques) il rencontrait Gabie dans le hall d’entrée entre les boîtes aux lettres et les casiers à pain. Elle rougissait et remontait. Elle avait changé (depuis que tout le monde savait que Fred faisait l’objet d’une surveillance judiciaire… depuis qu’Alice s’était plainte d’une douleur au ventre.)

Fred était devenu le coursier non seulement de Mme Sarzo mais aussi de trois autres femmes non séduisantes qui ne représentaient rien pour lui sinon l’horreur de la femme qui a perdu et ne retrouvera jamais ses charmes. Son père était mort de honte et enterré quelque part dans la salle à manger. Sa mère quittait rarement sa chambre. Son frère enfumait leur chambre et le chat buvait son lait le matin. Coursier à heures fixées par la Loi, Fred ne voyait plus Alice ni d’ailleurs aucune créature capable de lui inspirer des sentiments accompagnés de désir. Mme Sarzo était une exception, mais il n’entrait jamais chez elle. Ses tétons se dressaient sous la chemise et sa jambe ne se remontait pas visuellement jusqu’à sa forêt de poils. On distinguait vaguement la culotte ou bien elle n’était que le fruit de l’imagination. Fred bandait à mort dans ces circonstances, mais il ne tenterait rien avant d’avoir accompli les devoirs que la Justice lui imposait non sans régulière vérification. L’inspecteur Roger Russel, du Bureau des Vérifications, l’avait pris sous son aile. Ils allaient à la pêche ensemble.

C’était d’agréables après-midis. Personne ne venait les ennuyer au bord de la rivière. Fred suivait les leçons du pêcheur aguerri qu’était Roger Russel. Celui-ci en profitait pour boire un peu. Il avait vite fait de paraître grisé. Il délirait sans exagération. Il avait l’œil. Il surveillait les deux rives, car des filles s’en approchaient pour observer le phénomène. Il les chassait en brandissant son révolver. Jamais il ne tirait. On n’entendait même pas sa voix. Les filles fuyaient puis revenaient. Le bruit courait que l’inspecteur prodiguait des caresses interdites sur la personne de Fred. Des objectifs pleins de pixels s’appliquaient à allonger leur focale au maximum. On voyait alors sur l’écran des smartphones la partie concernée de chacun des protagonistes de ce supposé écart de conduite. Mais Roger Russel, qui était la proie de terribles envies d’éjaculer, se gardait bien de se donner ainsi en spectacle. Il était assis sur son petit tabouret pliant et son regard s’employait à surveiller autant le bouchon que les filles. Fred, assis et appuyé contre une souche moussue, exécutait les tâches imposées avec une minutie qui aurait fait l’admiration de son père qui était aussi, selon la rumeur, un fin pêcheur.

L’existence de Fred était sur les rails. Il connaissait la course, la pêche et même les études. Il ne connaissait plus les filles. Il ne possédait pas de smartphone. Il était aussi seul qu’on peut l’être quand on ne possède plus rien de commun avec les autres. Il n’agissait que par obligation. Et cela durerait jusqu’à sa majorité ensuite, avait dit sa mère, tu feras ce que tu voudras et tu en paieras le juste prix tout le monde le paie regarde ton père et il le regardait s’enterrer dans un fauteuil de la salle à manger qui servait aussi de living à toute la famille. Il regardait la télé. C’est étrange de regarder quelque chose avec autant d’obstination, pensait Alfred en pensant simultanément à Alice qui était son seul amour en ce monde. Mais il ne la voyait plus. Après la série d’intenses visites chez le juge, il en était venu à penser qu’elle n’avait jamais existé, qu’elle n’était qu’une épreuve que le monde opposait à ses désirs et qu’il ferait mieux de l’oublier et de ne songer pour l’instant qu’aux courses, à la pêche et aux études qui s’annonçaient d’ailleurs plutôt bien vu qu’il était autant doué pour la mathématique que pour la littérature. L’inspecteur Roger Russel l’admirait.

Le plus difficile dans cette histoire, c’était de se masturber sans se faire attraper (par la queue !) Il n’y arrivait que rarement. Même son lit faisait l’objet d’une surveillance. Il y dormait sur le dos, les bras le long du corps et les jambes jointes. La couverture, sans doute équipée d’un logiciel, mesurait l’intensité de l’érection. Les yeux fermés dans une obscurité peuplée de culs et de jambes, pour ne parler que de ça, il s’efforçait de ne pas dépasser la limite imposée par il ne savait quelle autorité à laquelle ses propres parents avaient confié son destin et sa fortune sexuelle.

Qu’il y eût quelqu’un ou personne à proximité, cela ne changeait rien au récit de cette existence pourrie par la Justice et ceux qui votent pour elle. Ce monde inquiet et cruel ne l’intéressait pas. Le seul intérêt en son île s’aventurait dans les forêts de poils et les odeurs de crevette. Bien sûr, Alice était glabre et ne sentait rien à part les feuilles si elle venait de traverser la forêt en sa compagnie. Il ne parvenait même pas à lui communiquer l’odeur de son entrejambe pourtant baigné de sperme et de bave. Il sentait lui aussi la forêt quand il y pensait. Mais ce temps était révolu. Il fallait penser à autre chose, mais surtout pas à Alice ni à Martine ni à Gabie. Il pensait à Mme Sarzo sans espoir d’éjaculer sur son paillasson. Restait Justine qui avait dix-neuf ans, un an de moins que Mme Sarzo. Justine ne se montrait plus. Il n’en avait plus des nouvelles. Pour ça, il eût fallu fréquenter Martine, ce qui était interdit non pas par la Loi mais par son entourage, un entourage flou comme une photo bougée où le père n’apparaissait pas nettement et où la mère pouvait être l’une ou l’autre des femmes qui s’agitaient en riant aux éclats.

Cependant, la copine de Martine n’appartenait pas à cette famille. Elle la traversait de temps en temps pour se jeter nue dans la piscine ou grimper dans les branches d’un noyer hors saison. Il ignorait son nom. Il ne savait rien d’elle. Alice, interrogée à l’époque où il la fréquentait et se laissait sucer par elle, lui fit justement remarquer que, n’habitant pas le quartier où il avait ses us et coutumes, elle ne pouvait pas se rencarder. C’était à lui de le faire, mais Gabie le fuyait et même elle en pleurait. Cette copine de Martine devait demeurer un mystère, selon la volonté des puissances terrestres. Il déposa maintes fois sa semence dans le buisson sous le regard du toutou de Martine, lequel souffrait maintenant d’un délicat problème de cordes vocales. Ces escapades ne se produisaient qu’en la présence de l’amie, sinon il jetait son dévolu sur le passage des jambes de Mme Sarzo qui s’habillait court et s’en rendait compte devant les vitrines et les regards gourmands des assis.

Laissant de côté Justine, pour laquelle il avait des projets encore mal débrouillés, il attendait la venue de l’amie ou en profitait dans les intervalles de liberté relative que lui concédait Roger Russel, l’inspecteur en chef du Bureau des Vérifications. Il amenait quelquefois un collègue pour lui faire admirer la peau parfaitement glabre de l’amie qui entrait et sortait de l’eau comme le commun des mortels use de ses draps de lit. Fred les voyait bander et s’encourager silencieusement à ne rien perdre du spectacle. Il les photographia avec un smartphone qu’il avait « emprunté ». Son père parlait si souvent de se mettre des choses sous le coude au cas où… C’était selon lui la condition première de la réussite. Il ne devait pas y avoir grand-chose sous son coude. Il se nourrissait plutôt d’informations télévisuelles et de spectacles empruntés à une réalité de composition.

Un jour d’été après le passage d’une trombe d’eau qui avait dévasté les jardins et les toitures, tandis que les campeurs s’amoncelaient dans la salle polyvalente, il la croisa. Elle sentait la lavande. Il adorait la lavande depuis certaines vacances au paradis. Il la suivit. Elle le surveillait dans les vitrines. Et elle finit par le choper. Elle n’était pas furieuse. Elle le tenait par l’épaule, sans violence. Il pouvait voir à quel point elle était fantastique. Elle était vêtue sans légèreté. Il ne baissa pas les yeux pour observer ses jambes. Il savait déjà qu’elles étaient à la hauteur du désir. Il ne vit pas l’échancrure de la chemise. La bouche lui parlait, mais sans reproches. Elle le questionnait ainsi :

« Tu es dingue, Freddy !

— Comment tu connais mon nom… ?

— Martine me l’a dit…

— Ah… oui… Martine…

— Elle en sait tellement sur toi qu’elle ne peut pas garder tout ça pour elle… Nous sommes très amies elle et moi.

— Tu veux dire que…

— Que non ! C’est au papa que je m’intéresse.

— Tu veux dire que…

— Je veux dire queue ! »

Elle se vantait. Il savait qu’elle était glabre. Lisse comme une boule de billard. Peut-être rasée ici ou là. Il ne l’avait jamais observée d’assez près pour mesurer la délicatesse de sa peau. Elle le poussa dans l’ombre et l’invita à la rejoindre sur un banc taché de gouttes. Elle croisa ses jambes. Il acheva l’érection en se pliant pour s’asseoir. Sa bite se fraya un chemin contre sa jambe. Elle lui caressa la joue.

« On dirait pas que tu as quinze ans, dit-elle.

— Comment tu connais mon âge… ? Martine… ?

— Je n’ai pas dix-neuf ans, dit-elle encore.

— Non… avoua-t-il. C’est l’âge de Justine…

— Tu n’as plus revue Alice… ?

— Il y a une fille de son âge dans notre cour… Je m’imagine…

— On te laisse l’approcher ?

— Monsieur Russel n’y voit pas d’inconvénient… Du moment qu’il est là.

— Je t’ai vu pêcher avec lui…

— Vilain jeu de mots !

— Tout le monde en parle en ces termes… De quoi parles-tu avec lui ?

— Il emmène quelquefois un de ses collègues et…

— Dans la haie… sous le regard maintenant apprivoisé de Bobby…

— De quel Bobby parles-tu ! Martine m’avait promis…

— Elle n’a pas pu s’en empêcher. Elle l’a reçu en cadeau d’anniversaire. Elle pense à toi très souvent. Je ne devrais pas te le dire.

Elle soupira.

Mais c’est plus fort que moi… »

Elle alluma une cigarette sans lui en offrir une. Il ne fumait pas. Elle devait savoir ça aussi. Elle savait un tas de choses sur lui et maintenant elle allait commencer à le harceler jusqu’à ce qu’il se jette à ses genoux pour la supplier de continuer. C’était une vraie souffrance. Enfin, elle promettait de le devenir s’il ne la fuyait pas en se souvenant soudain qu’il était (en principe) surveillé et sujet à correction immédiate avant procès.

« Sinon qu’est-ce que tu fais pour occuper le temps à autre chose qu’au temps ? dit-elle en rougissant.

— Comme toi peut-être…

— Tu écris ?

— Tout le monde écrit ! Même papa…

— Mais tout le monde n’est pas écrivain…

— Mais… c’est ce monde qui juge ! Et lui seul !

— Je suis heureuse de faire enfin ta connaissance, dit-elle en se levant.

Remontée vers l’entrejambe sans culotte, sans rien.

On se reverra sans doute…

— Sans doute. »

Il avait oublié de lui demander son nom. Elle avait disparu dans le parking. On était dans un parking. Qu’est-ce qu’il foutait dans un parking ? Sa mère froufrouta non loin. Elle le héla. Il trottina sans cesser de penser qu’il avait été bien bête de ne pas lui demander son nom. L’amie de Martine. Belle, intéressante et occupant ses intervalles de masturbation à écrire. Qu’est-ce qu’elle écrivait ? Et à qui ? Fred écrivait à Alice. Cela, il en était sûr, aussi dur que sa queue quand il ne pensait plus qu’à elle. Sa mère lui reprocha sa nonchalance. N’était-il pas coursier ? mais bien sûr c’était d’autres qui en profitaient pas elle elle n’avait d’ailleurs rien demandé il y avait longtemps qu’elle n’exigeait plus rien de personne est-ce que tu m’écoutes quand je te parle Sur le chemin, il dépassèrent l’amie qui allait très majestueusement avec son petit sac à main en tricot et son foulard à peine noué autour de son avant-bras. Il renouvela son érection dans la nette intention d’en jouir sans autre façon. Il allait se gondoler dans le siège du mort. Il aperçut le profil puis plus rien. Il éjaculait. La voiture stoppa. C’était le feu il est rouge mais bien sûr tu ne conduiras jamais heureusement tu es un danger pour les filles et plus tard pour tout le monde d’une manière ou d’une autre tu trouveras toujours le moyen de nous emmerder nous n’avons jamais eu ça dans la famille du côté de ton père je sais pas mais du mien j’en suis sûre la voiture démarra et l’amie traversait le carrefour dénudé par le soleil qui se couchait derrière la cité. Qui a parlé d’embrasement ? Il acheva le plaisir par une nouvelle érection. À l’intérieur son père examinait les résultats. Quels résultats ? Peu importe. Il les examinait en grognant comme un chien qui tend sa chaîne. Fred déposa les sacs sur la table de la cuisine et rejoignit sa chambre, sorte de placard sans fenêtre mais connecté au Monde où le Bureau des Vérifications avait un rôle à jouer. Sa mère secoua la porte : avait-il oublié son rendez-vous ?

Il avait des tas de rendez-vous. Aussi s’emmêlait-il souvent les pinceaux. Elle jeta l’attirail de pêche à ses pieds. Le père rouspéta car il avait raté une syllabe et maintenant il ne comprenait plus rien. Fred ramassa la canne et la musette. Elle avait aussi pensé à la casquette. Mais rien sur la nourriture. Il faucherait des fruits au passage. Ça faisait rire l’inspecteur, ce qui ne l’empêchait pas d’en manger.

« J’ai envie de chier, dit Roger Russel. N’en profite pas pour filer à l’anglaise.

— Elle est anglaise… ?

— Américaine, je crois… Mais j’y ai jamais causé.

— Je lui ai parlé tout à l’heure…

— Alors…

— J’ai oublié de lui demander son nom… »

Mais l’inspecteur était entré dans un buisson. Il ânonnait maintenant. Fred observa la fumée du cigare au-dessus du buisson je suis foutu si je la perds pensa-t-il. Une fille de son âge. C’est pas tous les jours. Et elle ne fait pas partie de la liste. Faudra tout de même que je me renseigne. Discrètement. Russel est un crétin. Il a la liste sur lui. Noms de filles. De tous âges. Ils n’avaient pas pensé à Mme Sarzo parce qu’elle était mariée. Mais n’avait-elle pas l’âge de Justine ? En tout cas l’amie de Martine ne figurait pas sur la liste. Russel s’en était torché le cul par erreur. Et Fred était revenu sur les lieux de la défécation pour récupérer cette prose signifiante. Il avait utilisé une poignée d’herbe comme premier instrument de nettoyage. Ensuite, il avait fait appel à ses connaissances scientifiques pour rendre à ce document toute l’authenticité de son contenu. Il était plié autant sous son matelas que dans son esprit. Il le dépliait souvent pour le regarder. Il en connaissait la teneur. L’amie n’y figurait pas. Elle ne résidait pas en ces lieux. Elle n’appartenait pas à cette histoire. Elle était étrangère au récit judiciaire. N’y avait-il pas là une invitation à recommencer… ? C’était une fille après tout. Presque femme alors qu’Alice s’éloignait. Il n’avait rien provoqué. Elle était le seul instrument en action. Sinon, tout dormait. À part sa bite qui savait voyager sans billet. Mais il ne pouvait pas en faire un personnage. Elle n’était pas même l’excroissance d’un personnage de circonstance. Elle le représentait. Mais depuis la sentence, il était seul avec elle. Plus de filles, pubères ou pas, pour assister à cette représentation de sa volonté d’exister dans ce monde bipolaire. Roger Russel refit surface. Il sentait la merde. Ou son seul cigare était responsable de cette infection. Une fille projetait des reflets de verre de l’autre côté de la rivière. L’inspecteur sortit son révolver et le secoua au-dessus de sa tête tire ! mais tire donc ! infâme représentant de l’ordre et du pouvoir ! La fille provoqua le rire d’autres filles en montrant son cul. Fred sortit sa bite. Quelle fraîcheur ! Il en ferma les yeux. Il se vit sur le chemin de l’Enfer en compagnie d’Alice et de l’amie. Elles marchaient devant lui ô fantasme ! Il comparait leurs culs, l’un rebondi comme celui d’un bébé, l’autre ferme comme celui d’une statue. Le feu embrasait cet horizon. Ou il avait entrouvert ses paupières et le visage convulsé de Roger Russel sautillait dans un lac de larmes. Le coup de feu était parti par erreur. Il ouvrit complètement les yeux. Les filles avaient disparu.

« Ah ben dis donc ! s’écria-t-il. C’est efficace !

— Ça va attirer du monde ! grogna Roger. Tirons-nous d’ici !

— Mais elles témoigneront…

— Je dirai le contraire. Et toi aussi tu diras le contraire.

— À verge de rechange, vieux ! »

Ils se carapatèrent. Roger secouait la végétation derrière eux, façon bête sauvage. Fred s’inquiéta lentement car le chemin lui était inconnu. Où Roger l’entraînait-il ? Il ne s’était jamais méfié de lui. La rumeur revenait. Mais Roger ne sortit pas sa bite. Il baissa encore son pantalon. Son cul était plein de merde. Il ne s’était pas torché. S’agissait-il de l’enculer dans cette sinistre position ? Ou de le torcher… Il savait peut-être pour la liste. Il se plia, gueulant malgré la nécessité de silence imposé par la situation les filles le coup de feu le chemin inconnu « Fous le camp, Fred ! J’ai la chiasse ! Fous le camp ! »

Fred entreprit de continuer, mais sans connaissance de cette nouvelle topographie il s’égara et dut passer dehors la première nuit solitaire de sa vie.

4

Quel délire d’existence ! La chiasse de Roger en était la métaphore et la nuit qui s’ensuivit l’abolition de toute cette rhétorique. Fred n’en parla à personne. Personne n’en saurait jamais rien. Il ne rentra pas chez lui. On le ramena. Dans quelles circonstances ? Roger en avait perdu le sens de l’humour. Il arpentait le Bureau quand deux flics amenèrent la carcasse tremblante et humide de son protégé. Il était quoi… six heures du mat’. Il ne s’était pas changé, ce qui signifie qu’il portait encore sa tenue de pêcheur (un treillis satin 300) et qu’il sentait toujours la merde. Les deux flics, abrutis de nature mais surtout par la nuit blanche, se méfièrent de Roger qui grondait en serrant mâchoires et poings. Ils s’apprêtaient à le tenir à distance quand Fred leur échappa pour se jeter dans les bras de l’inspecteur qui fondit en larmes en même temps que lui. Blasés, les deux flics consultèrent l’horloge accrochée au linteau du Bureau. Encore dix minutes, dit l’un d’eux.

Roger entraîna Fred dans un placard à balais. Fred se boucha le nez. Il ne sentait pas bon lui non plus, mais rien à voir avec la merde. Il avait dormi dans le compost au pied des pins.

« Alors… ? dit-il car seul Roger savait ce qui s’était passé ensuite euh… je veux dire avant.

— Alors j’ai chié parce que ça pressait ! Et puis je t’ai cherché. Forcément dans la mauvaise direction puisque c’était la bonne ! Quand je suis enfin arrivé au Bureau, la clé était sous la porte. Tu parles d’une compagnie d’horlogers ! Et qui que je vois en me retournant si c’est pas cette fille avec son smartphone et son air de poufiasse qui compte bien tirer les marrons du feu ! Elle était accompagnée de cette connasse de Burelle à qui elle avait tout raconté !... Ah ! mes aïeux ! J’ai cru m’évanouir. Burelle m’a aussitôt mis les photos sous le nez.

— Mais quelle importance… ? On n’avait rien fait de mal. Juste chier et pêcher… Tout le monde fait ça dans la nature. Yen a même qui pêche pas. Ça s’est déjà vu…

— Et le pétard, nom de Dieu ! T’oublies le pétard.

— Mais je l’ai pas montré !

— Je te parle de celui que je tenais dans la main ! Mon arme de service. J’ai tiré, merde ! »

Sur ces mots, Roger s’effondra au fond du placard. Il formait un petit tas de vêtements entre les jambes de Fred qui ne savait pas ce qu’il fallait en penser. Il eut une idée :

« Ya pas de son sur une photo…

— Mais yen a dans les vidéos, fit la voix étouffée de Roger.

— Ça prouve rien…

— Ah mais si que ça prouve ! Burelle m’en a toujours voulu, alors… »

Bref, Roger n’expliquait pas l’actuelle situation. Fred s’accroupit un peu sur le tas de Roger. La porte, compressée, s’ouvrit violemment heureusement pas de témoins pensa Fred en s’arcboutant pour la refermer.

« Qu’est-ce qui va arriver maintenant ? pensa-t-il en même temps qu’il le disait.

— Faut que je justifie le pétard… En menacer ces garces est admis par les usages. Mais tirer est une faute…

— Grave ? fit Fred qui se sentit soudain responsable.

— Grave pour qui… ?

— Pour moi ? »

Fred n’en revenait pas. Roger l’avait accusé entretemps. Mais de quoi ? Il tenta de deviner le scénario, mais son esprit se refusait à négocier avant d’en savoir plus. Il écrasa doucement la tête de Roger sous son genou :

« Qu’est-ce qu’elle a raconté cette connasse ? beugla-t-il dans ses mains en porte-voix.

— La vérité… Mais ensuite on a arrangé ça avec Burelle. Elle manie bien Photoshop. Et maintenant, ça a du sens. Ah que ouais que ça a du sens ! Sinon on comprenait plus rien…

— Je vois… » fit Fred en sortant du placard.

Il ne voyait rien. Il ne s’efforçait même pas de voir. Il traversa la salle d’attente puis tout le Bureau des Vérifications. Il entendait les semelles de Roger lutter contre la cire fraîchement déposée.

« Tu n’as nulle part où aller ! »

Encore une mauvaise nouvelle… À ajouter non seulement au coup de feu mais encore à la prise de possession du flingot. Burelle avait sans doute achevé le rapport. Elle le tenait, son Roger ! Par la peau des couilles. Il n’avait pas hésité à la vendre. Fred atteignit le hall d’entrée. Un pauvre type en balayait la surface. Il le salua et l’autre lui rendit son salut.

« Tu ne comptes tout de même pas sortir dans cet état ? »

Fred s’en fichait de son état. Il prit la rue principale, la 7e, et pressa le pas dans la 4e. Les vitrines défilaient comme les vitres du métro. Roger suivait, haletant. Mais soudain il s’immobilisa. Fred parlait à une fille au coin de la 4e et de la 5e, devant un bureau de tabac qui fait angle. Roger se tapit aussitôt derrière un kiosque à journaux. La fille parlait à Fred maintenant. La brume du matin s’interposait entre Roger et eux. Il tenta de s’approcher, mais le vendeur de journaux n’aima pas qu’un individu rampât au pied de son comptoir aux alouettes. Il l’interpella durement et Roger exhiba sa carte. L’autre enfourcha ses lunettes et tiqua. Roger avait tellement l’air de pas en être que l’aboyeur en conçut un bras d’honneur dont le cubitus s’avéra être une matraque connectée.

« Ah ! Merde ! s’écria Roger en sortant son pétard. Tu veux que je recommence ? »

L’autre s’enfouit dans un sac juste à la sortie de son kiosque. Fred et l’amie de Martine (car c’était elle, ce que Roger ne pouvait pas affirmer tant que durerait ce brouillard matinal) assistaient à la scène en se demandant si c’était à cause du brouillard ou de leur imagination. Roger, s’étant assuré toutefois que la sécurité était mise, rampa sur le trottoir dans leur direction. Fred, apercevant le pétard, craignit le pire. Il jeta un regard autour de lui pour s’assurer que personne ne filmait la scène.

« Ils en font ce qu’ils veulent de la réalité ! expliquait-il à l’amie. Je ne souhaite à personne de se retrouver dans cette sale situation ! Mais nous sommes tous concernés, n’est-ce pas ?... »

Il chercha son nom dans sa mémoire puis se rappela qu’il n’y figurait pas. Pas encore, espéra-t-il aussi vite que Roger fut sur lui. Ils roulèrent. L’amie poussa un petit cri puis se ravisa. Le vendeur de journaux avançait prudemment dans le brouillard. Fred, pris au collet, scruta l’épaisseur qui l’encerclait et même se rapprochait pour occulter le Monde. Pendu à son cou, Roger ahanait. La crosse du révolver s’abattit sur le crâne de son protégé. L’amie de Martine se demanda instantanément si elle était témoin de la scène ou si elle la quittait en catimini. Mais son cœur éprouvait déjà des sentiments pour Fred. Elle désarma Roger et le menaça.

 

Voyez comme une seule phrase vous change tout. Elle ne désarma pas Roger et n’eut donc pas à le menacer avec le pétard. Elle lui demanda s’il était flic et il répondit :

« Demandez-le-lui ! »

5

Ce sont les années qui dessinent les chapitres. Le malheur triture la vérité et l’esprit se perd en conjectures. Il ne baisa pas luce. Elle s’appelait luce, sans majuscule comme le poète. Il inversa les lettres pour obtenir cul avec l’élision. D’ailleurs, s’il lui arrivait d’écrire un jour ce roman, le e disparaîtrait aussi sûrement que l’exactitude des faits. cul. Il en avait tellement admiré les courbes… Mais maintenant qu’ils étaient amis, elle ne plongeait plus qu’en une-pièce avec jupette sur ses jambes. Martine ne le laissait pas approcher mais elle tolérait sa présence dans la haie tonitruante de moineaux en rut. Toutou était mort. Sa tombe ornait un coin de jardin sans cesse fleuri et photographié. Martine eût été moins prodigue du temps de l’argentique. Il en riait avec luce qui ne retenait de la réalité que de rares moments où les choses ne prennent plus leur sens dans l’humanité des vitrines. Pourtant, si la chose ne servait que d’égouttoir aux bouteilles, celles-ci n’entretenaient pas moins un rapport prégnant avec les hommes… luce n’était pas de cet avis. L’égouttoir, selon elle, se suffisait à lui-même. Ce n’était pas un égouttoir et encore moins un porte-bouteille. Bla-bla-bla… Elle n’arrêtait pas de parler et de tourner les pages des missels contemporains de la poésie et du roman. Il en remplissait son slip.

Roger Russel s’interrogeait à propos des séquelles de cette nouvelle fréquentation qui raréfiait les parties de pêche, entre autres plaisirs amicaux. Il dénicha bien une fiche la concernant, mais rien d’alarmant, rien sur le sexe ni sur les autres appétences de l’individu. Elle avait obtenu un prix. Il eut du mal à en retrouver la trace, soit une nouvelle au titre languissant comme un transat en cours de croisière sous les tropiques. Fred était accroc. Il croyait la voir sur l’autre rive chaque fois qu’une fille actionnait l’éclair de son appareil à revisiter la réalité avec les moyens de la facilité et de la quasi gratuité qui en est la conséquence rédhibitoire. Mais ce n’était jamais elle. Fred insistait sur ce jamais. Il s’en délectait. Elle valait mieux que ces traces aux réminiscences d’absurde d’après-guerre. Roger riait en se piquant aux hameçons. Les asticots ne s’en tortillaient pas moins.

Un jour d’été il les promena en barque sur la rivière. Elle ne portait pas de culotte. Il passa le plus clair de son temps à tenter d’en saisir les apparitions. Ils déjeunèrent dans une guinguette qui sentait le tonneau. Et il coupa la connexion pendant tout le repas. Il en profita pour visionner ce qui avait été enregistré. C’était fou ce qu’il devait intervenir sur le montage avant livraison aux autorités de tutelle. Il se mettait en scène sans le vouloir et la fente de luce ne manquait pas de ponctuer ces recherches somme toute canines auxquelles l’administration des vérifications soumettaient le jeune homme. Roger craignait une erreur du genre fente de luce en plein montage ou Fred caressant le bout de sa bite sous la table. Il y avait un tas d’erreurs à ne pas commettre si on voulait conserver sa place dans le Monde. Roger n’avait jamais eu d’ennuis avec la Justice ni avec aucune autre administration des mœurs et de la famille. luce était peut-être aussi froide qu’une banquise. Mais Fred était dans l’athanor. Qu’est-ce qu’on en ferait s’il la violait ? Ou si elle s’en plaignait ? Et qu’arriverait-il à son mentor, autrement dit Roger lui-même ? Sa carrière était mise à l’épreuve de la réalité. Jusque-là, pendant toutes ces années de bons et loyaux services, il avait eu pour mission d’observer de loin les rêves des uns et des autres sans se soucier de leur impact sur leur existence et par conséquent sur la pérennité du système. Des années à glander en attendant… mais en attendant quoi ? Ou bien il n’avait rien attendu et ça lui tombait dessus comme quelque chose qui devait arriver. Aucun effort mental ne pouvait le replacer dans la perspective de cette attente. Désormais, il ignorerait tout de la nature de cette attente. Maintenant, il s’attendait au mieux à des privations, comme la suppression partielle ou totale des primes de fin d’année. Dire qu’il avait une femme et des gosses à nourrir, avec ce que cela suppose d’engagement bancaire, était un euphémisme. Ah ces retours à la rhétorique de papa ! Ça vous ravage la moindre tentation de penser sans les autres. Il avala trois verres en suivant, ce qui étonna luce et découragea Fred. Mais c’était comme ça que ça se passait. Pas autrement. Ils rentrèrent à la tombée de la nuit. L’embarcadère des locations était plongé dans le noir quand ils amarrèrent. Mais pas de souci : le prix avait été payé d’avance, ce qui soulagea Fred déjà en proie aux pires angoisses du non-paiement. luce s’en foutait des pris à payer et elle le dit.

6

Il n’en restait pas moins que Burelle, la vérificatrice des vérificateurs, avait tendu un piège à Roger et que Roger ne s’en était sorti qu’en maquillant les preuves avec elle. La tête qui était posée sur le corps de Roger, lequel faisait feu de son arme en direction de l’autre rive où des filles paniquaient sans trouver la sortie, était celle de Fred. Ce document soumettait Roger à Burelle qui en possédait l’original (avec la tête de Roger) et Fred devenait la proie de Roger qui le conservait sous le coude « des fois queue ».

Fred ne trouva pas la force d’en parler à son père. Celui-ci était d’ailleurs trop occupé à démêler les fils d’une actualité toujours plus complexe que le Réseau proposait à ses abonnés. Fred ne possédait pas même une copie de la vidéo. Roger la lui avait fait visionner sur un PC non connecté (à sa connaissance) et lui avait fait entendre que s’il ne respectait pas les conditions de sa mise sous tutelle Burelle le menacerait alors de révéler à la hiérarchie l’original de la copie. Ainsi, Roger se retrouverait devant un tribunal interne dont rien ne filtrerait tandis que lui, Fred, verrait sa réputation de délinquant soumise au jugement de la foule des réseaux. Certes Roger subirait les sanctions prévues par le Règlement Intérieur mais cette humiliation non publique verrait ses effets quelque peu atténués par la diffusion de la copie bidonnée. En bout de chaîne, Fred finirait par sombrer dans la dépression. La question de son suicide se poserait alors avec une acuité éclatante de vérité.

En en parlant non moins clairement, luce démontrait sa propre clairvoyance. Fred l’admira aussitôt, non pas comme objet sexuel, mais comme exemple à suivre, autrement dit comme amie. Il débanda dès qu’il eut compris la manœuvre du BV ainsi mise en évidence par l’esprit aux aguets de la tendre et éblouissante luce. Il banda encore deux ou trois fois en sa présence, éjaculant même une fois, mais la maîtrise du désir devint son nouveau cheval de bataille. Il en oubliait presque qu’Alice occupait encore dans son sommeil les meilleures prouesses de la turgescence et de la volupté. Il est vrai que luce avait décroché un prix de nouvelle. Pas le sommet en la matière, mais tout de même un prix convoité par la majorité des narrateurs du pays et des nations associées par la langue. Fred, qui avait peu écrit et surtout n’avait aucune idée de l’œuvre à projeter sur l’écran des nations, lisait et relisait la nouvelle en question pour en apprécier le mieux possible les mérites littéraires et la profondeur humaine.

« Tu n’obtiendras rien de valable si tu n’associes pas la qualité littéraire, voire poétique, aux valeurs de l’humanisme le plus raisonnablement révolté, » lui avait dit Roger Russel au bord de la rivière.

Les culs des jeunes filles, bien cadrés par le système, envahissaient l’espace visuel, provoquant des contractions souvent insoutenables, mais Roger ne sortait plus son arme de service. Il se contentait de relever l’infraction, prodiguant en même temps des leçons d’écriture à son protégé, lequel en soumettait la teneur à une luce toujours critique. Et c’était ces critiques qui nourrissaient maintenant la production narrative du jeune prétendant. Il les versifiait, tant et si bien que luce se mit à son tour à l’admirer. Leur amitié ne dépendait plus de ce que leur apparence physique, souvent mise à nu au bord et dans la piscine de Martine (quand Martine n’était pas là pour s’en plaindre) pouvait inspirer à leurs glandes sécrétrices de promesses métaphysiques.

Certes, Roger laissait transpirer la jalousie que cette amitié inoculait à ses espoirs de renaître un jour de ses cendres. Cette conception appartenait à Fred, car luce se moquait des sentiments du flic à son égard. Elle l’avait plus d’une fois surpris à fouiller dans son existence dans le but d’y trouver de quoi décourager l’ami Fred. Mais elle s’y inventait tellement de nouvelles qu’elle n’en fomenta aucune mesure de rétorsion. Elle se satisfaisait pleinement de la situation. Son pouvoir intellectuel sur Fred prenait d’ailleurs des proportions que jamais elle n’eût imaginées en amont.

Quel trio ! pensait Fred en s’endormant sur les lauriers de sa dure et longue journée d’inventaires et d’évitements. Il en oubliait Alice. Elle s’estompait jour après jour. Il en devint tellement étranger qu’il en oublia de se masturber au moins par hygiène. Il se sentait une vocation. Laquelle ? Il n’aurait pas su en parler aussi clairement que luce l’exigeait. Il la suppliait de lui laisser le temps. Elle était si impatiente !

7

Cependant, il répondait toujours sans faute aux convocations du Bureau des Vérifications. Et ce n’était pas systématiquement Roger qui le recevait pour le soumettre aux interprétations du polygraphe agréé par le Service des Applications. Burelle n’apparaissait que derrière les vitrages, rapidement et sans laisser de traces. luce soupçonnait le système de duplicité.

« Le mot polygraphe est à double sens, expliquait-elle à Fred. Es-tu certain qu’il s’agit d’une machine ? N’es-tu pas plutôt confronté à un de ces pisse-copie qui se nourrit de tout ce qu’il est possible d’écrire quand on n’a aucune idée de ce que l’écriture peut atteindre si l’imposture devient son objet ?

Gratouillement d’un stylo à même le cerveau de Fred.

Tu ne sais pas de quoi ils sont capables…

Fred trace des signes connus dans les embarrures.

— On dirait que tu sais de quoi tu parles… dit-il sans la regarder dans les yeux.

— Je n’en parlerais pas si je ne savais pas…

— Mais comment le sais-tu… ?

Elle fuit.

— Tu veux dire pourquoi… » dit-elle.

Mais leurs pénétrations étaient incomplètes. La peau frissonnait à chaque approche. luce se montrait vive comme dans l’eau. Fred redoutait d’être à la pêche. Ils nous espionnent. Ils en savent plus que nous. Nous ne sommes pas là par hasard. Le polygraphe agit comme un homme. Il savait tout de l’écriture. En marge, Burelle prenait des notes il a tout de même abusé d’une fillette et c’était Roger qui mettait fin à l’inquisitoire. De qui luce avait-elle abusé… ?

8

Ils essayèrent de fonder leur emploi du temps sur des habitudes, des rites, des passages obligés, ce qui émoustilla l’esprit intranquille de Roger.

« Regarde donc ! s’écriait-il en secouant son pétard. luce est parmi elles ! »

Fred scrutait la rive. Il voyait des filles dévergondées, cul nu quelquefois, ou le sein batifolant, mais pas de luce. Roger désignait un buisson en conseillant une mise au point manuelle.

« Si tu n’apprends pas à te servir de cet instrument manuellement, décrétait-il en vérifiant la position du cran de sécurité, tu laisseras tout le champ à la probabilité d’erreur de l’automatisme.

— Je ne vois rien qui ressemble à luce…

— Et alors… ? Ces culs et ces nichons ne t’inspirent rien… ? Pas un soupçon de bandaison ? Tu ne sens donc plus rien depuis qu’elle t’a envoûté ?

— Vous exagérez les pouvoirs de cette… cette…

— Cette sorcière ! Moi je te dis que c’est un agent de Burelle ! Tu ne connais pas Burelle comme je la supporte depuis vingt ans et plus !

— Vous délirez… Je ne suis pas fou à ce point !

— Laisse-moi regarder ! »

Il délivrait ainsi le pauvre Fred qui reculait dans la zone des défécations. Roger semblait appuyer sur tous les boutons. À moins qu’il eût une connaissance véritable du maniement de l’instrument d’approche. luce ne s’aventurait pas dans les parages. Il finirait par le comprendre. Et alors on parlerait d’autre chose.

 

…des habitudes, des rites, des passages obligés — luce écrivait sous la dictée d’une inspiration authentique. Elle n’inventait rien.

9

Il y avait un drôle de type au 7e district : un balayeur. Fred le croisait chaque fois qu’il s’amenait pour signer le Registre des Vérifications. Ce type le regardait en coin sans cesser de balayer. Il traînait derrière lui un seau de plastique attaché par une ficelle à sa ceinture. Le seau le suivait comme un petit chien. Jamais ils ne s’étaient adressé la parole. Ils se regardaient sans insistance et ensuite chacun allait son chemin, le type entre les bureaux qui s’alignaient strictement et Fred au guichet où l’interlocuteur était un robot de la cinquième génération OUT. Mais certain jour, Fred eut à demander pardon pour que l’autre lui cédât le passage. Le seau procéda aussitôt à un mouvement semi-circulaire, ce qui laissa à Fred assez d’espace pour y mettre ses pieds et les croiser pour aller de l’avant. Mais l’épaule du type occupait un étroit couloir et celle de Fred la heurta au niveau de la clavicule. Fred s’excusa mollement, comme si cet évènement ne revêtait aucune importance. Ce n’était pas l’avis du balayeur.

« Qui me touche m’emploie ! s’écria joyeusement celui-ci.

— Ah mais c’est que… commença Fred.

— Je travaille ici gratos, compléta le technicien.

Il cligna un œil complice.

— Moi je viens payer ! fit Fred qui retrouvait un peu de cet humour perdu en chemin.

— Ah si je comprends ! »

Le balayeur, parti pour s’esclaffer sans mesure de temps ni de hauteur, se ferma la bouche d’une main aussi crasseuse que vigoureuse. Fred n’avait jamais observé des ongles aussi longs dans le genre humain. Il recula.

« Frank Chercos, dit le balayeur. J’ai encore raté le concours d’entrée…

— Vous m’en voyez désolé, dit Fred qui tentait de reprendre l’initiative de la conversation.

— Ne le soyez pas ! Cet enculé de Russel…

Là, Frank pencha sa tête sur une épaule.

Vous connaissez Roger Russel… ?

Un temps que Fred emploie à se pincer la lèvre inférieure.

Ne dites pas le contraire, je vous ai vus ensemble…

— Je n’ai pas dit le contraire… Au contraire je…

— Avec lui on a vite fait de s’enculer…

Frank imita le mouvement avec une frénésie qui amusa notre Fred.

On vous voit souvent à la télé…

— À la télé, non ! Sur les réseaux… Je ne peux rien empêcher. Roger non plus…

— Mais on ne vous voit pas vous enculer, je dois le reconnaître. C’est une question de suggestion, n’est-ce pas… ?

— La chose est laissée à l’imagination de chacun… Je suppose…

— Et vous supposez bien !

Frank se pince lui aussi la lèvre, semblant imiter son interlocuteur.

Vous m’avez vu à la télé… ?

— C’est mon père qui regarde la télé…

— Bien fait pour lui ! C’est que… chaque fois qu’ils donnent des nouvelles du 7e, on me voit en train de faire ce que vous voyez que je fais.

Il donne un coup de pied au seau qui tournoie. Aussitôt, un vérificateur s’agite derrière son bureau, mais ne dit rien.

— Et bien au plaisir, monsieur… dit Fred en esquissant un pas de côté.

— Au plaisir de vous revoir et même plus… ! Mais je n’ai pas retenu votre nom…

— C’est dans les réseaux…

— J’ai oublié… ou je ne sais pas lire…

— Fred…

— Fred tout court… ?

— Mon ami luce m’attend dehors… aussi je vous salue bien…

— Moi de même, Fred. Moi de même ! »

Fred gagna le trottoir où Frank le suivit. Le seau bringuebalait. Frank frappa la roue d’une bicyclette pour épousseter son balai. Il souriait en regardant luce qui lui fit un petit signe engageant mais sans plus pensa Fred. Ils s’éloignèrent et accélérèrent le pas dans la 4e. luce avait faim. Elle avait repéré un resto italien. Elle adorait la cuisine grecque. Fred ne comprenait pas ces étrangetés narratives. Enfin, se dit-il, si vous aimez la cuisine grecque, vous ne le dites pas alors que vos pas se dirigent vers un italien… Si c’était un resto grec, alors tout rentre dans l’ordre… Imaginons un instant qu’elle ait confondu le drapeau italien avec l’espagnol… Il commanda un Hot Dog sans oignon.

10

Avec Frank, pensa-t-il en sirotant un Coca comme dessert, nous constituons un quatuor. Le quatuor de New Dream. La fente de luce s’ouvrait dans le miroir. Elle évitait les regards. Fred cherchait le sien. Quel ballet ! À défaut de contenu cohérent, il tenait le titre. Il n’en parla toutefois pas. Elle sirotait aussi quelque chose. Paille entre les lèvres. Il banda. Combien d’érections ici à cause de son attitude ? Il n’était pas pressé de sortir. luce avait aussi cette patience. Mais elle se donnait en spectacle alors qu’il subissait son personnage. Son ? Lequel ? Posez-vous la question au lieu de mépriser mon style de narration ! Jamais plus il n’écrirait pour la valetaille du système. Plutôt se condamner à attirer l’attention des sectateurs. Sur le trottoir d’en face (car il y avait un en face comme au bord de la rivière) Frank semblait rentrer du boulot mais en fait il marchait sur place. Il ne manquait plus que la façade ourlée de vitrines se mît en mouvement elle aussi. La bouche de métro délivrait des prisonniers des vrais ceux-là. S’il sortait maintenant sa bite parfaitement raide et veineuse, il risquait de se faire jeter dehors alors que le con de luce n’attirait pas les foudres du barman qui s’était accoudé à son comptoir sans sourciller. Un miroir grossissant devait occuper son esprit d’invention. Là, Fred touchait aux origines de la haine. Et à travers la vitre, les signes que Frank envoyait ne perdaient rien de leur prégnance. Allait-il enfin se laisser emporter par la foule croissante qui le croisait ?

« Ce type écrit lui aussi, dit luce sans rien changer à sa position.

— Qui ? ricana Fred. Ce barman immobile… ?

Il était en train de mesurer ces immobilités pensant symétrie sans quoi ce miroir n’en est pas un

— Non ! dit luce toujours immobile. Frank… Il écrit lui aussi…

— Il n’est pas aussi barjot qu’il en a l’air… ? Il joue avec les autres…

— Il EST barjot. Il finira mal. Russel se fout de sa gueule.

— Ah ouais ? De quelle manière… ? Je ne vois pas…

— Tu ne verras jamais rien si tu te contentes de croire à ce que tu sais des miroirs…

— Mais enfin, luce ! Nous sommes amis ! Je…

— Tu n’y crois pas assez. Tu vois ce barman… ?

— Je ne vois que lui…

— Il écrit lui aussi.

— Tout le monde écrit… Est-ce que Roger écrit ? Et Burelle, à part ses rapports destinés aux larbins qui nous gouvernent, elle écrit elle aussi ?

— Tout se passe désormais entre le vote et l’écriture.

— Et l’organe qui nous punaise au tableau de bord de ce monde, tu en fais quoi ô luce ? »

Elle fila aux toilettes au lieu de répondre. Roger s’amena sur ces entrefaites. Il portait Alice sur ses épaules ce petit con contre le cou musculeux de ce sycophante le barman déposa la grenadine et le demi sur le guéridon qu’il frotta en vantant les dentelles de la petite.

« À ce train-là, dit Fred qui surveillait la porte des toilettes, on finira par ne plus rien comprendre. Et pourtant, on parlera tous la même langue.

— Le désir et la nécessité d’alimenter l’économie par le travail et le chômage… fit Roger en soufflant sur la mousse, ce qui amusa Alice.

— Je ne connais pas luce, » dit-elle.

Elle mentait. Pourquoi ce mensonge ? Pour impressionner Roger qui l’éduquait elle aussi ? Elle l’appelait papa chaque fois qu’elle croyait l’aimer. Ou elle lui mentait. Elle croissait elle aussi. Et pas dans le bon sens. Il n’y a qu’un sens au fond. Et on se casse la tête à en inventer de nouveaux pour expliquer le temps.

luce sortit enfin des toilettes. Elle avait raccourci sa jupe à mi-cuisse. Le barman lui sourit en retrouvant sa position d’attente. L’homme est le pivot de l’existence. La femme n’agit que par imitation dans un esprit de conquête. Roger souleva un coin de sa casquette. luce sourit à Alice qui la trouva encore plus belle. Qu’est-ce que je fous ici ? pensa Fred. Je n’ai jamais autant pensé. Et pour ne rien dire !

« Vous reprenez quelque chose ? dit Roger en désignant le verre vide de luce.

— Je ne sais plus de quoi j’ai envie… fit-elle sans soupirer.

Je m’attendais à un soupir.

— La soirée s’annonce bien, dit Roger. Vous connaissez ma fille… ?

— Oui ! s’écria celle-ci.

Ils se connaissent tous comme si j’étais l’inventeur de cette comédie où ma bite se prend pour un personnage des coulisses.

Ensuite nous mangerons une glace…

— Tu la mérites…

— Elle a l’air bien sage cette petite… »

Le con de luce réapparut dans le miroir. Le barman gémit. Il était accoudé au comptoir juste au-dessus de l’évier. Fred promena ses yeux dans la salle. luce était bien la seule femme, en faisant abstraction d’Alice. Il observa que tous les regards aboutissaient au miroir d’une façon ou d’une autre. Seul Roger s’en absentait. Il triturait les mains d’Alice qui en avait pourtant besoin pour activer sa petite cuiller dans la motte de glace dégoulinant de sirop. Fred voyait Frank fondre dans la lumière décroissante. Il apparaissait maintenant à contre-jour, une vitrine venant de s’éclairer. Il ne cessait de marcher sur place. D’ici, il était impossible de constater si l’effort provoquait un suintement. Le seau recevait des coups tangents qui le faisaient dinguer, mais la ficelle se tendait, surprenant d’impatients passagers qui levaient la patte tandis que Frank, interrompant sa marche perpétuelle, se baissait pour leur être agréable ou tout simplement pour se débarrasser de leur grogne. Il faudra que j’en parle avec lui. Fred se promit d’en parler avec lui. Il sortit discrètement sa queue et la glissa sous un pan de sa chemise. L’amie luce le provoquait. Il en était aussi sûr que Roger amenait sa fille dans la seule intention de fournir des arguments nouveaux au polygraphe qui pouvait être aussi bien une machine qu’un esclave de l’écriture. Le barman sembla soudain soulagé. Il éleva un verre dans la lumière d’une led particulièrement vivace et en effaça une trace douteuse avec un torchon non moins louche.

11

Quel âge avait Frank Chercos ? Roger devait bien le savoir puisqu’il le connaissait depuis des années. Il y avait des années que Frank se ramenait au poste de police pour en balayer les planchers eux-mêmes vieux de cent ans et plus. Roger semblait éprouver pour lui une certaine compassion. Il l’aidait à vivre, voilà ce que pensait Fred. Il n’y avait qu’à écouter Roger parler de cette espèce de clochard pour se rendre compte qu’il l’aimait comme un ami. Ils s’étaient forcément rencontrés dans ces locaux. Roger refusait de raconter l’intrusion de Frank dans sa vie professionnelle. Il ne donnait aucune date ni aucun fait à soumettre à la discussion ou à l’imagination. Il restait vague et même quelquefois impatient de se débarrasser de ce sujet de conversation toujours remis sur le tapis par Fred, soit au Bureau quand Fred venait émarger en présence du polygraphe soit à la pêche entre une plage de silence observateur de remous et de clapotements et la remontée d’un poisson qui se débattait comme un diable cassant souvent la ligne parce que Fred n’avait toujours pas compris comment on se sert d’une épuisette. Frank lui-même, croisé dans un couloir ou à proximité du placard à balais qui servait de lieu sûr pour les conversations délicates, Frank ne parlait jamais de son passé qu’en termes approximatifs. Fred voulait savoir ce que personne ne souhaitait lui confier. Une sacrée gageure pour un auteur en herbe.

Il fit un étrange voyage.

Roger, qui avait une vie de famille, possédait une maison de l’autre côté du territoire et il avait confié à Fred que personne, à part Alice, n’était au courant de ce qu’il appelait une possibilité d’escapade. Un jour d’été alors que luce exhibait son con dans le miroir, le vérificateur en chef tira l’oreille de Fred pour l’approcher de sa bouche. La langue se mit à gigoter dans le conduit auditif du jeune homme. C’était agréable mais cette pratique n’appartenait pas à Roger. Alice s’y exerçait du temps où Fred en fréquentait la nudité enfantine. Aussi se douta-t-il que Roger, et peut-être même le Bureau, le soumettait à une nouvelle enquête préliminaire sur un sujet qui lui coûtait déjà beaucoup d’ennuis et de contraintes douloureuses. Alice, perverse comme jamais, suçait un esquimau aux mots exquis en le regardant tirer lui aussi une langue excitée par la possibilité de l’aveu. Mais Roger relâcha l’oreille et, la douleur et le plaisir s’étiolant, Fred retrouva sa position face au miroir où il pouvait voir à la fois le con de luce et la gueule convulsée du barman dont il aurait pu croiser le regard si ce loufiat avait augmenté l’angle de son champ de vision. Mais pourquoi se serait-il intéressé à autre chose qu’au con de luce ? Une vingtaine d’yeux formait un dodécaèdre qu’il aurait eu du mal à envisager comme hypothèse d’amour. Fred lui-même, ayant retrouvé sa position assise, n’avait aucune envie de se livrer à des spéculations narratives aussi peu probables qu’inutilement imaginées.

« Je t’amène au paradis de la truite et du gardon, disait Roger. J’ai un Mitchell toutes catégories et une réserve d’anchois dans le congélateur. Alice s’occupera des repas et tu pourras te faire sucer par elle en dehors des horaires réservés à la pêche. Qu’en penses-tu, mec… ?

— Je te sucerai comme avant, Al… J’en ai marre du con de luce. Elle le rase tous les matins. Tu sais ce que c’est de la toile émeri ? Et bien ça n’est rien d’autre que ça ! Rrrr ! Rrrr ! T’en aurais la bite en sang à force d’en rêver.

— Elle a raison, Fred. Il faut que tu changes d’air.

— Frank viendra avec nous ? »

12

Il embrassa les lèvres chaudes de luce sur le quai. Elle pleurait comme s’il allait au front.

« Tu n’as pas oublié ton dictionnaire ? demanda-t-elle en fouillant ses poches.

— J’y vais pas pour la pêche, dit-il sans s’opposer à cette recherche fébrile.

— Il emmène sa fille… Ne fais pas de conneries, Fred. Je te connais…

— Il a surtout besoin de moi pour réparer la toiture. La pêche n’est qu’un prétexte.

— Tu ne les connais pas, Fred. Ils finiront par t’avoir. Et alors… Oh ! je ne veux pas te perdre ! Dis-moi que tu te contenteras de la poupée…

— J’ai pas oublié le mode d’emploi. Ni le gonfleur.

— Méfie-toi d’eux, Fred. Et reviens-moi sans autres blessures.

— Tu n’es pas ma mère ! »

Le train s’engouffra dans un tunnel et ce fut la nuit. Au matin, le paysage avait changé. Le train roulait si lentement qu’on pouvait s’amuser à arracher les feuilles des arbres qui bordaient la voie. Alice était à califourchon sur la fenêtre. Sa jupette volait au vent. Fred, la bite raide et l’esprit chiffonné, reçut les feuilles sans chercher à les chasser comme on fait avec les mouches. Il se laissa chahuter par l’enfant et lui offrit même sa bite qu’elle mordilla sans cesser de rire. Roger, déjà rasé et gominé, lisait le journal à l’autre bout de la cabine, côté couloir.

« J’ai jamais pris le train, dit Fred.

— Moi non plus, dit Alice.

— Ce ne sera pas la dernière fois, » fit Roger comme s’il avait parlé parce qu’il n’avait rien à dire.

Fred ouvrit sa valise pour en extraire la poupée soigneusement pliée. Alice tapota la queue puis l’envoya valser dans le rideau agité par le vent. Des feuilles voltigeaient dans tous les sens. Roger époussetait sa chevelure collante, ce qui en répandait l’odeur de lavande.

« Quand tu auras fini de bander, proposa Alice sans cesser d’arracher les feuilles aux branches de plus en plus nombreuses

on aurait dit qu’on s’enfonçait dans la forêt comme le héros de la qasida

on ira sur la passerelle du dernier wagon pour voir le monde retourner d’où il vient

la voilà qui s’acharne sur mon sens critique

— Il y aura du monde, ma chérie… fit Roger en lissant sa chevelure pommadée que les feuilles menaçaient de désordre vert.

il se mêle de ce qui ne le regarde pas mais je n’en éjaculerai pas pour autant na !

— Personne n’est encore réveillé à cette heure, dit Alice. Pas vrai. Fred, qu’on est les premiers ?

— J’ai oublié le gonfleur !

— Pourtant, fit Roger en secouant un flacon de gomina, on a tout vérifié…

— Regarde bien dessous, idiot !

— Il n’y a pas de gonfleur dans cette maudite valise !

— Tu la gonfleras à la bouche…

— Je n’aurais jamais assez de souffle… Ah !... luce m’avait prévenu…

— Tu ferais bien de l’oublier, » grogna Roger.

Une feuille se colla sur son nez. Il la fit dinguer d’une pichenette et elle virevolta dans l’air brillantinée de la cabine. Puis une branche pénétra, bousculant Alice qui chuta sur la banquette. Elle était ressortie quand Fred trouva enfin l’énergie de s’y attaquer. Alice riait à en montrer son petit con chauve et satiné. Fred faillit céder à la tentation.

« Ne pense plus à cette garce, dit Roger qui lisait l’étiquette de son flacon. Elle t’a embrouillé l’esprit avec ses histoires.

— Elle a eu un prix, dit Fred qui se souvenait de ce détail enfoui dans sa ténébreuse mémoire.

— Tout le monde a un prix un jour ou l’autre… Alice en a eu un récemment…

— Prix de la branlette sur adolescent immature…

— Frank aussi rêve d’avoir un prix…

— Il en aura un s’il se sert de sa bite plutôt que d’un balai… »

Le train ralentit. Une cloche tinta. Roger repoussa les feuilles qui jonchaient le sol et se pencha à la fenêtre.

« Encore deux stations, dit-il en montrant du doigt le panneau qui s’arrêta juste en face.

Une autre cloche tinta et Roger acheta trois boissons et trois paquets de choses à croquer. Le marchand ambulant ne vendait pas de journaux. Roger pesta en faisant tournoyer les pièces.

« Débande, conseilla Alice. Si quelqu’un, le contrôleur par exemple, se rapplique ici, ce spectacle provoquera un scandale et on nous jettera dehors sans nous demander notre avis sur la question.

— Suce-moi avec le sel de tes chips !

— Et les bulles de mon Coca alors ! »

Elle se mit au travail. Le train s’ébranla. Il y eu plusieurs à-coups puis la marche reprit son cours. Il n’y avait pas d’arbres de ce côté du voyage. Il fallait en profiter pour regarder le paysage. Il y avait assez de place pour trois. Mais Roger reprit sa place près du couloir et il ouvrit son journal en grommelant. Une goutte de brillantine descendait sur sa joue. Alice eut envie de la lécher, mais Fred empoigna sa petite tête bouclée et sa bite s’enfonça dans la gorge. Il n’était plus question que de ça !

13

Enfin, un tintement de cloche annonça la station suivante.

« Plus qu’une ! » fit Roger en froissant définitivement son journal, ce qui agita toutes les molécules spatiales de la cabine.

Fred se pencha, le cul d’Alice contre lui. Le marchand ambulant arrivait en tintant. Il lui fit signe. L’autre serra son frein.

« Vous ne vendez pas de gonfleur, par hasard… ?

— Un gonfleur à quoi ? À bécane ou à poupée… ?

— À poupée…

— Quelle taille ? »

Fred agita Alice.

« C’est petit… fit le marchand. Mais vous pouvez essayer ça… »

Il manœuvra le piston avec entrain. Fred reçut le souffle en plein visage. Il ferma les yeux. Il entendit Roger dire « C’est combien ? » et cliquetèrent les pièces le train reprenant sa route. Plus tard, la valise était ouverte sur la banquette où Alice s’évertuait à en compresser le contenu sans succès. Roger, impassible, relisait l’étiquette. Fred s’étira longuement, sujet à une nouvelle érection. La bosse de son pantalon attira le regard d’un passager qui se frottait à la vitre de la porte. Roger abaissa le rideau, puis tous les rideaux. Alice, assise sur la valise qui béait, craignit qu’on n’entendît pas la prochaine cloche. Roger consulta son horloge.

« Nous avons le temps, dit-il. Réveillez-moi quand se sera l’heure… »

14

Mais le passager en question n’était autre que Frank Chercos. Il fit coulisser la porte, écrasant le pied de Roger qui cherchait à la bloquer. Il entra, triomphant, et déposa sa valise dans le filet. Il serra la menotte d’Alice qui la tendait avec admiration. Fred exigeait une explication.

« Je suis du voyage, dit Frank qui s’adressait à Roger. Une décision de dernière minute…

— Burelle, j’imagine…

— Je dois dire que luce a soutenu ma demande…

— Ça fait deux nouvelles à la fois…

— Vous dites… ?

— Vous avez demandé et c’est luce qui est intervenue…

— Comprenez qu’en ce monde on n’obtient rien du système si personne ne soutient vos sollicitudes…

— J’y suis habitué à ce monde, nom de Dieu ! Asseyez-vous et laissez-moi retrouver le sommeil !

— Mais nous arrivons…

— Même moi j’aurais pas le temps d’éjaculer, » fit Fred en serrant la main humide de Frank.

Roger ferma ses gros yeux sourcilleux. Deux gouttes descendaient sur sa joue. Alice remit sa culotte. Frank ramassa le journal embrouillé et y plongea un œil inquiet.

« Je ne lis jamais les nouvelles sans m’angoisser, dit-il sans rien déplier. Avez-vous remarqué, mon cher Alfred, que ce monde en progrès scientifique revient à ses normes sur le plan sexuel… ? Ainsi les filles sont disposées à l’amour… je parle de l’amour physique… de plus en plus jeunes. Et la société condamne ce qu’elle appelle la pédophilie… l’amour de l’enfant avec ou sans son consentement… de plus en plus durement. On parle même de « soigner » ces « malades »… Un monde qui s’infantilise par le biais de la consommation plonge nécessairement dans ce genre de paradoxe… Mais enfin ! Moi-même, je jette mon dévolu sur les vieilles… Réagissons ! »

Il jeta un regard compatissant sur l’ami Fred qui caressait les jambes de l’enfant d’une main et sa bite dressée de l’autre.

« On y arrivera jamais… se plaignait Alice.

— Je te parie que je déchargerai avant le premier tintement, » bafouilla Fred.

Désolé de n’avoir pas été entendu, Frank cala sa tempe contre l’appui-tête dont la dentelle amidonnée pénétra ses chairs sans grande douleur, certes, mais avec assez de profondeur pour justifier sa soudaine irritation.

« Vous dites qu’on arrive… ? fit-il sans ouvrir les yeux.

— C’est la prochaine, » dit Alice.

On entendait les frottements du prépuce. Alice secouait un pied contre la banquette, ce qui imprimait à la cuisse de Frank une vibration dont il refreinait les effets. Aucune cloche ne tintait. Et puis la nuit tombait. Il fut rapidement nécessaire d’allumer la veilleuse bleue. Rouvrant ses yeux nerveux, Frank constata que tout le monde dormait. Il y avait sûrement une longue distance entre la dernière station et la prochaine, celle de la fin du voyage.

15

Cette fois-là (c’était la première fois) Frank Chercos ne trouva aucune raison d’aller au bout de ce voyage. Mais il était trop tard pour l’interrompre. Le train roulait à vive allure entre les pins. Et la prochaine station était Rock Dream, autrement dit la fin du voyage. Il sortit dans le couloir pour évaluer la vitesse du train et les chances de s’en sortir s’il sautait sur le ballast à cette allure qui lui parut, d’emblée, plutôt vive. Il n’ouvrit pas la fenêtre. Ce n’était une question de vent mais d’impact. Jamais il n’avait été tenté par une pareille expérience. Il avait eu des occasions, notamment lorsqu’il était sous surveillance du Bureau que dirigeait Roger Russel. Mais c’était du passé. Maintenant, il était libre de faire ce qu’il voulait. D’ailleurs s’il se tuait, personne ne s’en soucierait, pas même Roger Russel qui n’exerçait plus sur lui ce genre de responsabilité. Le jour se levait, jaune et noir. Il y avait de la neige dans les pentes. Elle scintillait par endroit. On pouvait voir les ruisseaux qui rejoignaient la rivière, scintillant eux aussi. La vitre était froide. Frank y colla son front comme s’il avait l’intention de se réveiller d’un cauchemar où allez savoir quelle disposition cérébrale le poussait à abandonner cette idée de voyage avant la fin.

Il s’engagea sur la passerelle où les cognements d’acier s’ajoutèrent à sa migraine. Il put voir le ballast défiler dans une jointure. L’air sentait la graisse et les frottements d’acier. Personne ne lui demanda de se pousser pour laisser libre ce passage tourmenté. Il s’agenouilla pour examiner le soufflet. C’était du solide. Impossible de le décrocher de l’intérieur. Il fallait donc abandonner l’idée de passer sous les roues. Une idée qui était venue sans s’annoncer. Il en conçut une suée qui l’envahit tout entier. Il connaissait cette sensation, cette limite à franchir si on est venu pour ça. Mais ce n’était pas l’idée première. Il avait commis l’erreur de ne pas descendre à l’avant-dernière station et les choses se mettaient maintenant à agir sur son comportement, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Il était, selon ce que lui conseillait son cœur, dans une impasse.

Il retourna devant une vitre, cette fois celle de la porte. Impossible de l’ouvrir. Il cligna des yeux en voyant la porte des chiottes. On ne disparaît pas là-dedans, pensa-t-il. Il y a tellement de choses que j’ai déjà vécues… ! Interrogez un suicidaire et vous constaterez qu’il en sait plus que vous sur les circonstances qui créent le suicide à force de structure plusieurs fois analysée avec le soin et la patience que la mort, la vôtre, inocule à vos sens… mais est-ce que j’ai un sens en ce moment… ? Je voulais descendre pour ne pas aller plus loin. Je n’ai aucun désir de participer à leur histoire. Je ne reviendrai qu’en cas d’assassinat… Aussi, lorsqu’il revint, des années plus tard, il pensa à la manière dont il s’était sorti de cette impossibilité de s’en sortir sans approcher la mort de près (en sautant par la fenêtre à cette allure qui, encore aujourd’hui, lui paraît aussi vive que l’eau des rus qui s’en vont mourir dans la rivière.)

Il ne faut pas s’étonner si, à cet endroit du récit, les deux voyages se confondent, du moins après l’avant-dernière station. On ne saute pas d’un train en marche à cette vive allure sans mourir désarticulé dans les gros graviers du ballast en question. Autrement dit (c’est Frank qui pense, hier comme aujourd’hui) une fois l’avant-dernière station derrière soi, les chances de débarquer sur le quai de la dernière sont égales à 1, ni plus ni moins. Vous mettez le pied sur le quai avec d’autres voyageurs et à partir de ce moment-là, vous êtes lié à leur destin. Mais il y avait une différence (si l’on se place du point de vue actuel : ) la première fois (qui n’était pas la première fois mais elle est la première au niveau de ce récit, le récit en cours (hyperonyme)) il était accompagné : il ne venait pas seul. Il s’était même invité au voyage sans demander à son mentor si cette présence supplémentaire (il avait payé lui-même son billet mais aujourd’hui le billet portait la marque du Bureau des Enquêtes dont il était un agent spécial) était susceptible de changer le cours des choses. D’ailleurs, Roger Russel n’avait pas évoqué cette probable influence. Il n’y avait peut-être pas pensé. Seul Frank en avait énuméré les possibilités de récits annexes ou centraux. On approchait de la dernière station. Frank n’avait pas sauté. Il avait eu peur de la peur et plus encore de la paralysie. Il était retourné sur son siège et ne l’avait plus quitté. Il attendait qu’on en finisse. Il s’était réduit à cette proportion sans doute infime. Il ne voyait pas comment sa présence eût pu changer le cours des choses qui avaient d’ailleurs pris naissance sans lui puisqu’il était arrivé en cours de cours des choses, de façon imprévue autant par lui-même que par les autres. Il s’ajoutait à cette faction sans appartenir à son complot. En était-il le témoin pour autant ?

« On arrive ! s’écria Alice toute joyeuse et le cul nu car Fred tenait la petite culotte tout près de son nez.

— On aura tout le temps de descendre, dit Roger Russel, car c’est la dernière station. Le train ne va pas plus loin, expliqua-t-il.

— J’ai oublié ma valise ! fit Frank en fouillant ses poches.

— Vous allez avoir froid aux pieds, dit Roger en observant les souliers vernis de Frank.

— Je ne savais pas… » couina ce dernier.

Ainsi de suite. C’était le genre de situation qu’on peut faire durer jusqu’à la conclusion suivante : la dernière station était un produit de l’imagination. Il n’y avait pas de dernière station. Ou alors la pénultième était la dernière ! On n’en finirait pas de reluquer le cucul d’Alice penchée à la fenêtre. Chacun n’en finirait pas. Fred le nez dans la culotte. Roger estimant la valeur thermique des souliers de Frank qui allait les soumettre à la température des bois. Frank fouillant ses poches sans pouvoir s’empêcher de les fouiller.       Mais le train s’arrêta dans un grand bruit d’acier qui étincelle. Les corps se déplacèrent encore un peu, changeant ainsi de position et d’occupation. La culotte rejoignit la poche révolver de Fred. Le cucul d’Alice se cacha sous la jupette. Les souliers de Frank parurent plus chauds qu’ils ne l’étaient en réalité. Et Frank sortit de sa poche une pilule de diazépam qu’il déposa sur sa langue. Juste en face du panneau qui indiquait en lettres rouges bordés d’or et de noir : Rock Dream. Tout le monde descend. Ou pas tout le monde si Rock Dream n’était pas la dernière station pour tout le monde. On mesure là la difficulté de placer la narration du point de vue d’un personnage aussi peu narratif que Frank Chercos qui, à l’époque dont il est question sur ce fil à suivre, n’était qu’un candidat au concours des Vérifications. Un candidat malheureux, nous l’avons déjà dit. Cependant, lorsqu’il revint à Rock Dream, des années plus tard, il avait le grade de Privé. Ce qui complique les choses si on ne narre pas ce qui s’est passé entre ces deux états du personnage. Il s’en est passé. Et Frank, lorsqu’il descendit pour la deuxième fois sur le quai de la station ferroviaire de Rock Dream, se souvint de tout ce qui s’était passé entre. Il en avait fait du chemin…

Les voyageurs s’égaillèrent. Frank, Roger, Alice et Fred regardèrent le chef de gare s’éloigner en sifflotant à même l’embout de son sifflet de service. Il referma doucement une porte derrière lui et le quai (unique) se retrouva désert et sans aucun sens. Heureusement, Roger Russel connaissait l’endroit comme sa poche. Il n’y était pas né, mais il y avait vécu. Il laissa Alice courir vers la Chevrolet 52, verte et lente, qui attendait dans la pente de terre battue qui servait de parking. Ce n’était pas un taxi. Alice aussi connaissait l’endroit et la Chevrolet. Fred regarda Frank comme s’il ne le connaissait pas. Frank ne le connaissait pas. Ni la Chevrolet. La portière s’ouvrit et maman en sortit. Frank ne connaissait pas maman. Fred le regarda.

« J’espère que la bière est au frais ! hurla Roger en jetant les valises dans le coffre. Celle de l’avant-dernière station manquait de fraîcheur.

Il secoue son popotin les mains sur les hanches.

J’espère que tu y as pensé, maman ! »

Frank et Fred se regardent. Pendant qu’ils se regardent, maman leur serrent la main. Il ne fait pas chaud. Il y a beaucoup de pêcheurs. Elle a même loué une chambre.

« Je ne savais pas que vous veniez vous aussi… » dit-elle à Frank qui en conclut qu’il va devoir dormir dans le canapé du salon.

On croisa des pêcheurs dans leurs pick-up. Alice se tenait debout sur le siège avant, le cucul sur le nez de Fred qui était assis sur la banquette arrière avec Frank. Roger était à la place du mort, le nez à la fenêtre, observant de près le contenu des pick-up. Il n’aimait pas la concurrence. maman le chatouilla à cet endroit. On pouvait voir son visage rieur dans le rétroviseur qu’elle avait réglé pour qu’on en apprécie les nuances ou simplement la nature.

« luce n’est pas venue ? demanda-t-elle comme si elle était venue mais était descendue à l’avant-dernière station.

— Elle est restée à New Dream, précisa Roger.

— Elle ne vient plus aussi souvent maintenant qu’elle est avec toi à New Dream…

— Elle n’est pas avec moi… Elle a sa vie.

— Mais t’en soucies-tu au moins… ?

— Demande à Fred.

— Fred ? Qui est Fred ? »

Fred émergea de la culotte. Le cucul d’Alice dansa tout seul, cette fois dans le regard de Frank.

« Je suis Fred, madame, dit Fred en avalant des litres de salive brûlante.

On peut se permettre ça dans un récit.

— Je ne savais pas, murmura maman dans l’oreille de Roger qui s’était approchée de sa bouche sur un signe des doigts tenant le volant d’une main ferme.

— Maintenant tu sais.

— Mais…

Toujours en sourdine.

— Mais quoi ?

Impatient le Roger !

— Que vient-il…

— Faire ?

Il réfléchit.

Je t’expliquerai. Rien à voir avec luce. »

Elle parut soulagée d’entendre ça. Ses doigts se décrispèrent. La conduite s’assouplit en conséquence. La Chevrolet cahotait dans un chemin bordé de clôtures barbelées. Des prés s’étendaient jusqu’à l’horizon. Plus loin, les bois. Ces bois dont Roger n’arrêtait pas de vanter les récits tourgueniéviens pendant les pauses café au Bureau.

« Je suis toujours au Bureau, dit-il comme s’il était en connexion avec l’esprit agité de Frank.

— Oh ! Tes histoires d’avancement… !

— Frank prépare le Concours…

— Qui est Frank… ?

— C’est ce type. »

Frank s’inclina dans l’équerre que lui imposait la banquette. Il bafouilla quelque chose qu’il oublia aussitôt, réfléchissant à autre chose de plus facile à assumer dans les jours à venir. Fred retenait un pan de la jupette qui du coup s’ouvrait sur l’autre fesse. Pourquoi ne se servait-il pas de son autre main ? (note dans le carnet de Frank futur agent du…)

« Vous aimez donc la chasse tous les deux… ? dit maman bringuebalant.

— Ils aiment surtout Alice ! rit Roger sans quitter des yeux l’afflux de pick-up qui revenaient de la rivière.

— Il y a toujours une rivière à portée de monsieur Russel, dit Frank qui se croyait malin.

— luce a des obligations professionnelles, ajouta Fred en manière de conclusion à ce commencement de dialogue décousu.

Mais il ne conclut rien :

— Heureusement que je t’ai encore un peu… dit Roger.

maman ne ralentit pas dans le virage qui se transforme en projections de poussière dans les barbelés adjacents.

— Ces messieurs ne verront pas d’inconvénient à partager le même lit… ? dit-elle.

— Comme Ismaël et Queequeg… » dit Roger.

Cette perspective ne parut pas enchanter les deux invités. maman ne posa pas de questions sur les raisons qui avaient inspiré Roger au point de les inviter dans la maison qu’il avait quittée depuis des années mais où il revenait, souvent avec luce, pour se livrer à sa passion de la branlette. Alice n’était pas la fille de maman, mais luce oui. Roger possédait deux filles dévorées par le démon de la luxure. Cette tare venait donc de lui, mais maman n’avait pas une autre fille pour le prouver. Elle vivait avec ce doute. Et la séparation d’avec Roger en augmentait les effets perturbateurs de la tranquillité d’esprit. Enfin… c’était luce qui le disait… à Fred…

« Vous aimez la branlette ? » dit Alice en se dandinant.

maman en fut offusquée, mais elle s’en prit à un pick-up qui occupait toute la largeur du chemin, dans le même sens.

« Mais où va-t-il celui-là ! grogna-t-elle en klaxonnant.

— Il se trompe de chemin, » dit Roger.

Et comme le pick-up s’était arrêté, il descendit de la Chevrolet (Frank pensa à ce que la vitesse et l’arrêt avaient inspiré à son esprit après la pénultième) et se dirigea vers le pick-up dont un personnage s’efforçait de s’extraire. Un sacré gabarit ! pensa Frank. Et en effet, le poing de ce gabarit exceptionnel s’abattit sur la face de Roger qui fut projeté dans le barbelé de la clôture de bâbord. Fred pensa à la parabole de Faulkner.

« Mon Dieu, c’est Jack ! » s’écria maman sans quitter le volant.

16

Autant dire que malgré les politesses d’usage en cas de confusion, les rapports de Roger et de Jack se limitèrent ensuite au minimum requis pour ne pas sombrer dans la guerre. Ils trinquaient volontiers, mais à distance. Jack ne coucha pas chez maman cette nuit-là. Il avait acheté un nouveau pick-up et voulait l’essayer avec des copains dans la soirée et même plus si le temps s’y prêtait.

« Ça vous dit, les amis… ? dit-il à l’adresse de Frank et de Fred.

— Ils sont fatigués du voyage… dit Roger qui n’était pas invité. Moi aussi je suis fatigué, ajouta-t-il en tamponnant ses lèvres gonflées.

— Il va pleuvoir, » dit maman en écartant un rideau.

Le linge séchait devant la porte. Ses culottes paraissaient énormes à côté de celles d’Alice. Elle en frissonna. Jack avait remarqué la comparaison. Elle était inévitable. Là, devant la porte. Quelle idée ! Mais elle n’en était pas responsable. C’était Roger qui avait planté ce séchoir à cet endroit… du temps où il était le maître des lieux. Jack, qui n’était pas une lumière, avait assez d’esprit pour en tirer des remarques déplaisantes. Il avait aimé labourer les lèvres de Roger. maman avait attendu que ça se finisse. Et Fred avait pensé au soldat inconnu de Faulkner. À une crucifixion aussi, mais pas celle-là.

« Bon ben à demain, » dit Jack en poussant la porte, voyant les culottes suspendues. Il n’avait pas taquiné Alice sur la raison de cette suspension. Elle en aurait conçu de la haine. Et puis comment expliquer la raison des culottes de maman par un argument différent ? Jack cessa de penser et quelques secondes passèrent avant que le V8 de son pick-up se mît à vrombir dans la nuit. maman s’apaisa. Le rideau se referma. Frank nota tout ça dans son cerveau, se promettant de n’en rien oublier au moment de le faire dans le carnet qu’il tenait à la disposition de son imagination. Il oubliait souvent ce qu’il avait capté au fil des évènements. Son crayon restait en suspens au-dessus de la page quadrillée. Roger avait rouspété plus d’une fois quand le crayon suivait les situations et même les décrivait. Ça l’énervait ce carnet, alors Frank ne le sortait pas et il mettait en jeu sa mémoire qu’il savait défaillante. Plus tard, il fit appel à l’écriture automatique pour pallier cette propension à l’oubli.

« Elle ne dégonflera pas si tu ne mets rien, dit maman en parlant de la plus tuméfiée des lèvres.

— Je te demande pas qui c’est…

— Tu as deux filles, toi… Pourquoi pas moi ? »

Roger ignorait pourquoi maman voulait une deuxième fille. Il ne savait pas lui-même pourquoi il avait accepté d’en avoir. Elles ne lui procuraient aucun plaisir paternel. Par contre, elles s’y connaissaient en provocations sexuelles en tous genres. Il en avait presque honte. Heureusement, luce avait décliné l’invitation. Il n’aurait plus manqué qu’elle se livrât à des exhibitions en compagnie de Fred qui avait un esprit à soigner sous peine de finir entre les griffes de la justice moralisatrice en vigueur. Sa lèvre gonflait. Elle gonflerait toute la nuit et il se réveillerait avec un fruit mûr à la place de la bouche. maman agitait un flacon d’arnica. Elle ne pensait plus aux culottes. Il allait pleuvoir de toute façon et elle ne tarderait pas à sortir pour les décrocher de leur fil commun. Voilà comment on construit une histoire. Et celle-là était loin de s’achever. Après luce, pensa-t-il, Alice… alice… Qu’est-ce qu’elle voulait prouver, maman, avec cette autre fille qu’elle n’avait pas encore conçue ? Et il sortait d’où, ce Jack qu’elle appelait Jacky pour bien signifier la proximité de leurs sexes ? Et pourquoi j’ai amené ces deux pitres avec moi alors que j’ai l’intention de passer du bon temps avec les truites et les goujons ? Il rectifia : Je n’ai pas amené Frank. Il s’est ajouté comme une mouche sur le papier. Et luce qui manque au tableau. Jamais Alice ne la remplacera. D’ailleurs personne ne saura rien de sa mère. maman se réjouit tellement d’avoir conservé cette part de sentiment…

17

Pendant que Fred engrossait Alice par le cul (pour ne pas risquer l’enfantement car cette fois elle avait quelque chose comme douze ou treize ans) Frank, cette fois habitué de ce voyage au large de la ville la plus peuplée du Monde, Frank prenait du recul et exerçait inlassablement sa mémoire sans l’assistance normée du quadrillage et du vis-à-vis des pages.

[ici, un carnet ouvert (à ressort)]

La scierie voisine n’était plus active depuis longtemps. Entre la période de la scierie passé et celle du tourisme pêcheur présent, le temps avait laissé sa trace futur. Il n’était pas difficile de s’imaginer qu’un jour une autre activité économique ou pas d’activité économique du tout laisserait son empreinte anachronique à la surface toujours menaçante de cette contrée située voyons à des milliers de kilomètres de la ville la plus peuplée du Monde et à une altitude raisonnablement conçue pour ne pas perdre de vue l’humanité de chacun. Avec quelle graisse y fabriquait-on ce savon qui employait l’autre moitié de la population ? Abattoir 5. Des camions transportaient des citernes de gras qui s’alignaient devant l’usine et d’autres camions se laissaient remplir de palettes odorantes qui ravissaient le contingent ouvrier procédant à cette transformation base caustique sur corps gras D’où venait cette base ? Quel était la part d’autochtones dans la population active ? Et ainsi de suite…

Frank passa devant la scierie ou plus exactement devant sa grille enchaînée. Un homme lisait le panneau délavé. Il portait un chapeau d’un autre temps je ne dirai pas lequel et sa veste se pliait sur son bras à l’équerre. Il ne s’agissait manifestement pas d’un habitant, ni ouvrier de la saponification industrielle ni employé de la domesticité à usage touristique. Frank ne portait pas de chapeau et allait en chemise. Il se sentit proche de cet individu allez savoir pourquoi. L’autre fumait une cigarette roulée à la main, dimension pétard, jugea Frank en s’approchant. Il est peut-être armé. Que vient-il faire ici, à l’entrée d’une usine qui a certes marqué l’histoire des gens du coin mais qui n’a plus de sens ? L’autre, un type plutôt costaud, le visage cramoisi et l’œil alerte, se tourna vers celui qui avançait vers lui les mains dans les poches et les souliers couverts de la poussière rouge du pays. Frank souriait, s’apprêtant à parler le premier :

« C’est fermé depuis longtemps. On n’embauche plus. Si vous cherchez du boulot…

— Je n’en cherche pas. »

Frank s’arrêta net à quelque pas de l’étranger, le toisant encore, presque désobligeant, mais il se tut, attendant que l’autre s’explique :

« Vous ne me demandez pas ce que je cherche… ?

— Je suis pas indiscret à ce point… Je pensais pouvoir vous rendre service… Ça se fait beaucoup par ici de rendre service à son prochain, surtout si…

— Si quoi ? » fit l’homme brusquement.

Il était sur ses gardes, peut-être protégeant un trésor. Chaque fois qu’on rencontre quelqu’un pour la première fois, il protège son trésor et on en profite pour ne pas se mêler de ce qui ne nous regarde pas nota Frank dans son carnet virtuel, soucieux de ne pas finalement perdre une aussi bonne pensée. Il ajouta : Bien vu ! et accepta une cigarette tout aussi roulée que celle que l’homme pinçait entre ses lèvres sèches. Peut-être une invitation à boire un coup bien frais et prometteur d’une ivresse à partager pour la première fois. L’homme dit :

« Je m’appelle Pedro. Je suis pas d’ici.

— Frank… Je suis pas d’ici non plus expliquant : je suis chez des amis ajoutant : je me suis invité. »

Pedro éclata de rire. Un rire franc nota Frank qui se mit à rire lui aussi s’interrompant :

« Si c’est pas du boulot que vous cherchez, c’est quelqu’un… ?

— Vous ne connaissez pas assez la région, dit Pedro en clignant d’un œil.

— Ça fait longtemps que je viens ici… des années…

— Intérim ? Savon ou tourisme… ?

— Je suis un de ces touristes… Je travaille à New Dream…

— Putain ! Ça fait loin pour du poisson !

— Je viens pas seul. Je veux dire : Je suis accompagné.

— Je comprends, » fit Pedro en hochant la tête.

Mais rien de plus. Ni verre ni confidence à propos de ce qu’il cherchait. Frank n’osait pas questionner. Il venait de décrocher un poste de souffleur auprès du polygraphe. Il n’avait pas l’intention de se trahir aux yeux de quelqu’un qui pouvait être un délinquant. Il venait en plus de rater le Concours. Ce n’était pas un bon sujet de conversation avec quelqu’un qu’il ne connaissait ni d’Adam ni d’Ève. Mais pourquoi Pedro (qui n’avait pas de nom de famille pour l’instant) avait-il lu le panneau avec tant d’attention ? Frank se rendit compte qu’il ne l’avait jamais lu lui-même. Il en connaissait l’existence. Il traînait souvent dans le coin pour se masturber en toute tranquillité. Le panneau portait en lettres noires quelque chose qui ressemblait à un texte, ceci sous une couche de poussière rouge. Mais Frank était myope. Il ne s’approcha pas pour lire. Il attendait que Pedro lui en parle. Ou peut-être allait-il lui parler d’autre chose. Ni savon, ni domestique ni touriste… Il était quoi… ? On ne voyait que très rarement des voyageurs dans le coin. Mais Pedro ne voyageait pas. Il donnait l’impression d’être venu chercher quelque chose ici. Et ce n’était pas écrit sur le panneau. Il l’avait lu machinalement, comme on lit les inscriptions d’une affiche indicatrice ou publicitaire.

« Peut-être que vous connaissez la personne que je suis venu visiter, dit enfin Pedro.

Halètements de Frank.

Puisque ça fait des années…

— Elle est d’ici… ?

— Vous avez raison de dire elle… C’est une femme…

Pedro se dandina en riant.

Cherchez la femme !

— Il y a des tas de femmes dans le coin, rigola clairement Frank qui s’inquiétait il ne savait pas pourquoi mais ça le prenait une nouvelle fois à la gorge et à l’estomac.

— Celle-là s’appelle Luce Russel…

Frank écrasa son mégot pour se donner une contenance…

— Si je la connais… bruissa-t-il.

Pedro jeta son mégot par-dessus la grille pourquoi fait-il ça ?

— Vous dites ça si je la connais parce que vous la connaissez ou c’est-il que ce nom vous dit quelque chose… ?

Frank continuait d’écraser le mégot la terre crissait sous lui.

— Vous êtes de la famille… ? finit-il par expirer.

Il devenait méfiant et le paraissait nettement.

— Je vois bien que ça vous regarde… » dit Pedro qui retenait sa joie.

Il était tombé sur la bonne personne. Ou elle était tombée sur lui. On ne sait jamais dans ce genre de situation qui est arrivé le premier. Ce n’est pas parce que l’un marche et que l’autre est arrêté depuis un bout de temps il avait lu la moitié du panneau qu’on est en mesure de désigner le premier et le dernier.

« Elle est pas là, dit Frank dans un râle.

Pedro se demanda où il avait lu le mot râle la dernière fois.

— Comment que vous le savez qu’elle est pas là… ?

Silence têtu de Frank.

Vous la connaissez à ce point ? »

Pedro était aux anges. Quelle chance il avait ! Ce type qui avait l’allure étriquée du barjot de la famille connaissait Luce Russel ! Et en plus il mentait mal.

« Elle est où ? dit-il plus sérieusement, comme s’il s’inquiétait déjà de sa prétendue absence.

— À New Dream… comma d’hab’… Elle est toujours à New Dream…

Frank cherchait à se sortir de cette fâcheuse situation :

Mais sa sœur est là !

— Vous voulez dire sa sœurette ! exulta Pedro.

Frank sut qu’il venait de s’enfoncer encore un peu plus dans la situation en question. Il dit :

— Ben voui… Mais ce n’est plus une sœurette… Elle a quinze ans… seize…

Pedro compta sur ses doigts :

— Seize… Elle a passé l’âge… »

Il se mit à parler à voix basse en observant son doigt levé à l’équerre de sa paume. Frank cherchait à en savoir plus. De quel âge était-il question ?

« Je regrette… commença-t-il.

— Non, ne regrettez rien dans la perspective d’une femme, quel que soit son âge. Vous la saluerez bien de ma part.

— Elle est pas là je vous dis ! Elle est à…

— Je vous parle de la sœurette… Dites-lui que Pedro l’embrasse où elle veut. Elle comprendra. Et si elle comprend pas, ajoutez Phile… Pedro Phile. »

Il s’en est passé des choses ! dit l’esprit de Frank à Frank qui ne s’écoutait plus parler. Pedro roulait une cigarette en attendant la conclusion de ce discours inattendu. Il avait entendu dire que luce était à Rock Dream chez sa maman. Encore une fake. Revoir Alice n’avait plus de sens. Qu’est-ce qu’il provoquerait en sa présence sinon une colère qui devait fermenter depuis… depuis cinq ou six ans. Non… pas question de se laisser avoir de cette manière. Il déclina l’offre de Frank et tourna les talons. Frank le retint par l’épaule. Pedro se retourna. Le visage de Frank était éclairé de l’intérieur, il ne savait pas de quelle lumière. Piège ou bêtise innée du crétin qui s’invite sans luce à la clé. Pedro jeta une fumée bleue au-dessus de la tête de Frank.

« Qu’est-ce que vous lui voulez à luce… ?

Pedro sentit à quel point la conversation changeait de nature, mais Frank ne paraissait pas mesurer les tenants et les aboutissants de sa question.

Pourquoi ne pas dire un petit bonjour à Alice qui sera ravie de…

Le ravissement d’Alice…

— Je la connais pas assez bien… Et puis c’était il y a longtemps… Elle se souvient plus de moi… Les enfants ne se souviennent pas de vous si vous n’avez fait que passer…

— Vous retournez à New Dream… ?

— Comment que vous savez que j’en viens… ?

— Je sais pas…

— Si j’avais su qu’elle était à New Dream, c’est là-bas que je serais allé… Mais quelqu’un m’a dit qu’elle était chez maman…

— Vous connaissez maman ? »

Pedro se mordit la langue. Encore un mot et il faisait partie de la famille. Frank attendait une explication. Il était solidement bâti le Frank. Il était du genre à mériter une bonne explication, mais Pedro prétexta la fatigue du voyage…

« Vous demeurez à l’hôtel ? demanda Frank qui ne cachait plus son impatience.

— Je demeure pas, mec. Je ne fais que passer. J’ai quelqu’un d’autre à voir plus loin. Faut pas que je me mette en retard. Alors salut ! »

Frank était assez solide et irrité pour empêcher Pedro de partir comme ça sans rien dire de plus, fichant en l’air un projet d’écriture qui venait à peine de naître. Ça ne pouvait pas se terminer par des questions sans réponse. Une conversation faulknérienne s’imposait. Il en tenait le bout. Des fois ça se déroule avec une facilité qui vous transporte de joie, la vraie joie du romancier enfin maître de sa voix. Et voilà que le partenaire quitte la scène sur un coup de tête qui mérite lui aussi une explication. Seul devant une salle vide, vous n’êtes qu’en répétition et le reste n’a plus aucune importance pour les autres qui n’ont d’ailleurs pas répondu à l’invitation. Pedro se transforma en poussière. Et Frank se masturba devant le panneau sans en sauter une syllabe. Il dut le relire deux fois avant d’éjaculer.

18

N’allez pas croire que Frank Chercos agissait seul. Il travaillait pour Fred. Fred l’avait engagé. Certes, à cette époque, Frank n’était que souffleur dans l’annexe du Bureau des Vérifications, le polygraphe dont il ne sut jamais s’il s’agissait d’une machine ou d’un homme. Fred s’y connaissait en polygraphie, mais il n’en parlait jamais, aussi dois-je m’en tenir (moi, narrateur) à ce silence pour ne pas finalement le perdre de vue au fil d’une narration dépassée (déjà !)

Ainsi, pendant que Fred regrettait le temps d’Alice, comme il l’appelait (dix ans), Frank se livrait à des recherches. Et c’est comme ça, en recherchant, qu’il était tombé sur un réseau de pédophiles intitulé La Pedrophilie (www.pedrophilie.monde) — lui qui n’avait aucun penchant pour cette activité particulière de la sexualité humaine. Il suivit Pedro Phile, l’instigateur de cette tentation mise à la portée de tous (de 7 à 77 ans). Pendant ce temps, Fred enculait Alice (qui avait mal au cul) et se livrait à des masturbations intenses devant un écran couvert d’enfants en position de l’être. Ce n’était que petites bites dressées et caressées, anus en fusion merdique et fentes ouvertes jusqu’au sang.

« Je peux pas m’en passer, lui avait confessé Fred. Et pourtant je suis follement amoureux de Justine qui est une femme maintenant que j’en parle, discrète et travailleuse comme je les aime aussi.

— Je comprends pas, dit Frank… Et luce… ? Qu’est-ce qu’elle a à voir là-dedans ?

— Je l’ai aussi désirée… au début… Mais j’ai bien vite compris qu’elle était une amie, pas un objet du désir. J’ai aussi besoin de Justine (désir) que de luce (amitié). Je veux les deux ! Je n’ai jamais eu Justine, sauf à lui lécher le con quand j’avais dix ans. Tous les gamins de dix ans lui léchaient le con à cette époque. Mais les temps ont bien changé… Le vieillissement des rêves est en cours. La réalité en prend un coup.

— Ça arrive à tout le monde de ne pas vouloir vieillir…

— Je m’en fous de vieillir ! C’est elles qui ne doivent pas vieillir. Et elles vieillissent. Je n’y peux rien. Vous non plus vous n’y pouvez rien. Il n’y a que luce pour m’aider.

— Et bien choisissez luce ! Pourquoi me mettre sur la piste de ce Pedro Phile qui me glisse entre les doigts comme un insecte trop véloce pour mes neurones ?

— À cause des filles de dix ans ! J’en ai plus chez moi, à part l’écran plat de mes nuits blanches !

— Alice a un beau cul…

— J’en veux un plus petit… »

Fred montra la dimension avec ses mains.

« Ça n’a pas dix ans, ça ! s’écria Frank en reculant dans un rideau.

— Je régresse… avoua Fred. Il n’est pas loin le temps où je m’en prendrai à des nourrissons. J’ai écrit une histoire dans le genre mais le mec, au lieu de s’arrêter là, dans un berceau, se met à ouvrir des ventres pleins…

— Intéressant…

— Et ça continue ainsi jusqu’à… Mais je ne veux pas déflorer le conte. Vous le lirez dans Histoires sans Histoire. Vous connaissez Histoires sans Histoire. Une sacrée bonne revue pour ceux qui aiment la lecture et ce qu’elle implique de caresses intimes et secrètes. Je m’y connais…

— Et luce… ?

— Oui… luce…

— Que pense-t-elle de ce… cette… ?

— Elle écrit aussi pour Histoires sans Histoire… Vous écrirez un jour pour Histoires sans Histoire. Tout commence et s’achève dans cette sacrée revue. Abonnement gratuit le premier semestre. Ensuite vous remerciez le ciel de payer deux fois plus que pour n’importe quelle autre revue de merde.

— Merci pour le tuyau.

— Trouvez Pedro Phile… Et vous trouverez luce… Il lui a ravi son enfant… Alors vous pensez… Elle le poursuit de sa vindicte… Mais vous n’êtes pas au courtant… Personne ne sait jusqu’où elle a été pour récupérer son môme… Personne ne le saura… Je n’écrirai jamais rien là-dessus… Je le lui ai promis… Et je n’ai qu’une parole : celle que je donne à luce… À personne d’autre… En attendant de mettre ma bite dans le con de Justine… Une obsession je vous dis ! Plusieurs fois par jour ! Cette obsession et l’écran…

— Le cul d’Alice…

— J’ai rien d’autre sous la main…

— Et le con de luce… ? Je l’aime bien, moi, le con de luce…

— Tout le monde l’aime… Mais personne n’y touche à part…

— Pedro Phile… ?

— Que non ! »

Fred se prend la tête dans les mains et la secoue frénétiquement, renversant un verre qui roule sur la table. Frank a du réflexe.

« C’est ce… cet… bafouille Fred dans ses mains.

— Elle a un amant et ça vous fait chier que la meilleure et peut-être même la seule amie…

— La seule…

Pleurs en masse.

J’aime pas les voyages, » dit Fred qui écarte ses mains pour exhiber un sentiment de haine plus que de désespoir.

luce est en voyage, pense Frank en même temps. Elle est en cavale avec un mec que Fred hait de toutes ses forces érectiles.

« Vous savez ce qui vous reste à faire, conclut Fred. Je vous paierai.

— Vous ne m’en voudrez pas si je tente ma chance… ?

— Quelle chance… ?

— Auprès de luce…

— Aucune chance ! Elle est folle de son Arabe…

— Un Arabe… ?

Cri.

— Un terroriste !

— Un djihadiste…

Cri.

— L’Arabie… l’Espagne… Paris…

— Je vais donc voyager ! » s’écrie Frank.

Il jubile et s’angoisse. Il s’angoisse à cause du fric que ça va coûter. Il n’en possède pas le moindre centime. Il le dit :

« J’ai pas un rond, mec… Mon métier de souffleur n’est pas si lucratif… Vous pensez à une subvention… ?

— Je pense à rin ! J’arrive pus à penser ! »

La tête de Fred retourne dans ses mains. Les épaules tressautent. Les larmes coulent entre les doigts. Et tout ça en silence. Un silence qui angoisse Frank. Il regrette d’avoir changé de métier. Et d’en espérer un autre encore plus angoissant. Son existence est construite sur des promesses qu’il ne peut pas tenir. Il se prend la tête lui aussi. Et le barman, depuis son comptoir, jette un œil nostalgique dans le miroir où le con de luce n’apparaît plus depuis qu’elle fricote avec le terrorisme à la mode du temps.

19

Frank n’avait pas le fric nécessaire pour se lancer dans cette enquête. Fred n’en avait pas non plus sinon Frank en aurait eu au moins de quoi commencer à réfléchir. C’était la première enquête de Frank. On ne le dira jamais assez. À cette époque (répétons-le sans nous lasser) il n’était que souffleur dans la polygraphie (humaine ou technologique) pas encore Privé, car il venait une fois de plus d’échouer aux épreuves d’admissibilité du Concours. Une honte ! Ah ! Se faire rétamer à l’admission, pourquoi pas… mais à l’admissibilité ! Ajoutez à cela le manque total de fric et vous comprendrez dans quel état d’esprit se trouvait le souffleur pas encore privé. Il quitta Fred sur le coup de six heures à la fin de cette après-midi chargée en évènements épuisants d’un point de vue intellectuel. Il avait quitté le bar sans participer aux frais de consommation, ce qui mettait Fred dans une sale situation, car le commanditaire n’avait pas de fric lui non plus. Il possédait peut-être des photos du con de luce, le barman n’en ayant saisi que le reflet forcément moins réaliste qu’une prise vue en studio. Voilà comment Fred finançait son alcoolisme. Mais dès qu’il fut question de financer une enquête sur les activités terroristes et sexuelles de luce, pas un radis ! Rien ! Et il fallait se lancer à la poursuite de ce couple satanique… En commençant par le bout du monde, qui n’est pas à côté comme tout le monde le sait. Frank retourna à la scierie.

Il commença par réfléchir et échoua à trouver une solution au problème du fric. Ensuite il se masturba en pensant à ce qu’il savait de Justine (qui sera le nœud de sa seconde enquête — voir plus haut.) Il ne relut pas le panneau cloué à la grille. Aucun intérêt autre qu’historique et local, deux attributs responsables de la plupart des échecs littéraires. Il éjacula après une montée en puissance du plaisir qui lui fit presque perdre connaissance. Mais à la dernière fraction de seconde, ce fut le con de luce qui apparut sur l’écran mental de la jouissance. Frank en fut déconcerté. Mais il comprenait. Il se comprenait. Ne s’était-il pas toujours compris ?

Chez maman, il ne possédait toujours pas un espace à lui. Il couchait dans un canapé à la chair si osseuse que ses propres os en souffraient. Pas un espace où ranger ses affaires personnelles sans risquer de les soumettre à la curiosité des autres occupants de la maison. Alice avait tendance à moucharder dès que l’esprit de Fred s’éloignait d’elle et c’était Frank qui payait les pots cassés. D’ailleurs, il ne baisait personne dans ces lieux devenus pourtant si familiers qu’il en connaissait toutes les circonstances, y compris les moins avouables. Frank échouait régulièrement au Concours, mais il était doué pour les rencontres fortuites. D’année en année, et de séjour en séjour sous la houlette de Roger, il affinait le sens de ses prouesses et la perspective du succès devenait de plus en plus probable.

Certes, maintenant que luce était en cavale dans les régions les plus obscures de ce Monde, il devait se contenter de ce qu’il savait de son con, soit en se souvenant du miroir, soit en appréciant les projections murales que Fred improvisait sur le mur de la grange à la nuit tombée. Spectacle réservé aux initiés, car ni maman ni Roger n’en étaient informés. Frank se masturbait sans retenue et Fred enculait Alice qui ne manquait pas de se plaindre de la douleur. Personne n’avait revu Pedro Phile et son site n’était plus accessible (si, si, essayez, vous verrez…). On ne se renseigna pas auprès des autorités, les journaux n’en inspirant pas la nécessité. On lisait le journal tous les jours dans cette hypothèse. Mais non. Rien sur Pedro. Par contre, il y était quelquefois question de luce et de son Arabe, traités comme les Bonnie and Clyde du temps présent. Fred en concevait des douleurs silencieuses ou à peine audibles selon le sens du vent. Mais personne n’évoquait son état d’esprit relatif à cette cavale d’ailleurs incompréhensible. Frank, qui avait l’expérience de la polygraphie malgré la modicité de sa qualité de souffleur, percevait des tropismes autrement persécuteurs que ceux qui alimentaient la Presse. Et chaque fois que ça devenait franchement insupportable, il se promettait de ne plus accompagner Roger Russel dans cet endroit où la passion de la pêche n’était que le prétexte à de plus profondes analyses psychologiques.

Voilà où on en était, en cours d’enquête mais sans le fric nécessaire pour la placer dans la réalité. C’était une enquête fictive. Et cette fiction n’apparaissait que dans les douleurs de Fred et l’hypocrisie constante de maman et de Roger. La sœurette ne s’absentait que pour aller quérir un onguent chez le chaland du dimanche matin. Et Jack, qui ne prendrait de l’importance que dans la seconde enquête de Frank (voir plus haut), se montrait discret en toutes circonstances, soucieux de conserver ses droits sur la personne de maman en dehors de la période estivale imposée par Roger. Ça allait. Mais Frank, cet été-là, rongea longtemps son frein avant qu’un évènement dénouât ce climax peu propice à l’invention narrative qui était sa seule passion. Mais on n’invente pas si rien n’est caché. Peut-être. On a beau creuser, en toute discrétion et surtout sans fric, ce qui est caché ne l’est pas forcément sous terre ou dans les murs. Il faut aussi attendre. Et savoir attendre. Or, Frank était un spécialiste de l’attente. On le lui reprochait souvent, même pendant ces vacances auxquelles, rappelons-le, il n’était pas invité. Il y figurait comme une pièce rapportée. Et Roger en acceptait l’augure sans en soupçonner la fortune.

Or, voilà que certain jour, dont il n’est pas utile de préciser la nature ni le lieu, Frank reçut de la Poste une lettre d’un certain poids. Il en déchira l’enveloppe avec impatience, car il attendait les résultats des épreuves d’admissibilité du Concours. Jamais elles ne lui avaient été communiquées par lettre d’un pareil volume. L’Administration s’était toujours limitée à une lettre simple d’un poids et d’un format correspondant à la franchise ordinaire. Il était tellement ému qu’il avait négligé de consulter le dos de cette lettre où il aurait pris connaissance de l’expéditeur. Il était parti pour les résultats du Concours, avec l’espoir d’en avoir décroché l’admissibilité. Il était comme ça, Frank, du temps de sa première enquête. Il occupait toujours la fonction de souffleur en polygraphie. Il n’avançait plus et Fred ne lui envoyait pas de fric, ce qui avait astreint les dimensions de l’enquête #1 à une réduction mentale de ce qu’elle eût été si quelqu’un en avait payé le prix. Cela frisait le néant, mais Frank ne croyait pas au néant comme il avait foi en l’avenir. Pour l’instant, en cet instant, il déchirait l’enveloppe dans une autre perspective, celle du grade de Privé qui l’autoriserait peut-être à mener son enquête, celle de Fred, grâce à une subvention gouvernementale. Qui n’espère pas attend en vain.

Une fois le kraft réduit en charpie, un volume relié apparut. C’était épais pour un simple résultat qui en principe se résume à une phrase fatidique. Frank feuilleta rapidement à l’aide du pouce, ne lisant pas, ne voyant rien de graphique ni de chiffré. C’était de l’écriture et ça s’intitulait PHÉNOMÉRIDES… en minuscules.

« ¿Pero e’to qué e’ ? »

Il feuilleta moins vite, s’attarda sur la couverture portant titre et auteur, relut le titre qui ne figurait pas dans son dictionnaire interne, passant comme le pinceau du violoniste sur le nom de l’auteur, son inconscient l’ayant déjà identifié sans erreur possible. Le temps, ce temps inévitable, incompressible et irréversible prenait ici de l’importance et l’esprit de Frank se refusait à reconnaître qu’il connaissait l’auteur et que s’il agissait ainsi dans le noir c’était parce que cet auteur ne lui était justement pas inconnu. On pourrait ici, si on voulait être complet, insérer la thèse qui fit d’Alice un docteur de l’Université. Le lecteur l’insèrera lui-même, tant la loi des mélanges des genres est capricieuse. Laissons ce ou ces caprices au lecteur auquel nous concédons la thèse sans ses développements savants ou pédants : Frank est l’auteur de ce qui va suivre ici, à savoir la deuxième partie du manuscrit portant en titre LES MINUTES DU PROCÈS… en minuscule avec initiale majuscule… avec notes et autres annexes. S’agit-il là d’un effet d’inconscient à l’instar du temps qui occulta le nom de l’auteur au moment où Frank le découvrit ? Ces spéculations sont ici laissées à l’idiosyncrasie du lecteur… sorte d’excroissance issue de la lecture et non du texte lui-même.

So that :

 

IV - Minutes du procès de Bagdad

(0) AUCUNE BRANLETTE POUR L’INSTANT

Le yacht LongSong os de cachalot anus de Jim John comme une huître et Karen qui se pâme cadavres sur l’eau Karen envoie en l’air une fusée signal attendu la barque pirogue se lance entre deux vagues Jim vomit il en a assez à la barre Karogne gueule d’ici je vois le Monde j’ai l’intention d’en profiter ô sirènes d

 

Vive l’Islam cria l’ami de toujours projet insensé cul du monde occidental déchiré l’Occident qui se sert quand ça lui chante Karim justifie ainsi la mort du douanier pauvre type trois gosses il se balançait au bout de la corde Jim bandant lui aussi masturbé par John qui gueula plus fort que Karogne quand la pirogue toucha notre coque blonk ! on a assez de pognon pour recommencer s’écria Karen ô missives

 

À Brindisi l’os dans le nez des boucles tombaient de ce visage enfantin John fit le tour du jardin je me souviens trois grammes à l’aéroport il lisait ou relisait Moby Dick on ne sait jamais bombes quelque part à Gaza le type nous proposa trois grammes et Jim paya avec son cul déjà Karogne était quelque part en mer aux commandes du LongSong une propriété familiale j’aimais Karim mais ô sourates

 

— explique-lui que je n’ai pas l’argent…

— …

— pas encore…

— …

— ensuite je t’injecte les mots du lexique kinoro © patrick cintas // je paierai avec les clopinettes de mon cul // dis-lui que j’ai jamais ô persée

 

Dans quel monde vivons-nous si celui-ci n’est pas le nôtre ? et Jim innova en tapissant le roof de faux billets — dollars arabes avec allah et compagnie / « j’ai besoin seulement d’un jour » et il le répétait ah ! ce que je peux en souffrir aujourd’hui parlant dans ce micro (j’ai pas l’habitude) extrait d’une chanson ô mes aïeux mes

 

Ça me revient ! Ça me revient ! Éteignez cette lumière ! Ne me regardez pas ! Je suis moche depuis // inventez un nouveau langage et j’injecte sa grammaire dans les veines de cet Arabe qui me veut du bien … ! une sorte de brique qu’il partagea entre lui et ce type que nous ne connaissions pas : dire que je suis née dans une bonne famille !!! j’avais tout l’avenir devant moi papa papa papa ô papa p

 

J’ai rencontré Karim chez Jim cul cul cul j’en avais mal ça vibrait du matin au soir sueur balcon avec vue sur la mer vacances de rêves je ne savais plus on a inventé un nouveau langage et on est allé sur un champ de bataille patrouille et encore patrouille portes défoncées murs écroulés // cadavre d’enfant tué en pleine joie son jouet sans trace de lutte mitraille du petit cul Jim bandait bandait ô je me souviens de toi fellah

 

Bref l’écran s’éteignit et on s’est mis à jouer aux cartes là sur le balcon plutôt une terrasse mais sans vue sur le voisinage la mer métallique cargos lointains des voiles blanches bleues l’écume d’un cachalot du moins dans l’imagination de Karim qui relisait lui aussi Moby Dick — tout le monde relisait Moby Dick et je suis descendue pour trouver un exemplaire que personne n’a encore touché hôtel espagnol avec un parvis où des gosses jouaient avec leurs tongs j’ai joué moi aussi Bang ! Braoum ! et j’ai failli perdre une jambe ô miss France

 

Nous nous battrons jusqu’à ce que l’un de nous gagne et quand je dis gagner je parle de tout rafler le jackpot plus de blancs plus de noirs plus de juifs plus de tout ce que vous voudrez tuer sauf ma race ô minarets comme j’aime la voix de tes muezzins ! … dit Karim en caressant mes seins mes cuisses ô minaret d’Andalousie ô

 

La Puissance (divine ou autre) — la Domesticité (présidentielle, salariale, enculée et tout ce que vous voudrez mettre dans cette catégorie) — et NOUS / les autres / esclaves et hommes libres / N O U S les animaux couverts de la poussière de vos déserts — le matin (depuis longtemps) je me réveillais avec ce désir de commettre ce que vous appelez un crime ; prouesse du bienfaiteur qui brandit le mot d’ordre — CHANGEZ LE LANGAGE POUR UNE SECONDE DE JOIE SANGLANTE — apologies … ! apologies … ! je suivais des quidams des cons des merdes et je rêvais d’en tuer au moins un ô mes juges Ulysse

 

— Dis-lui !

— Il comprend mais il a des devoirs…

— J’ai l’argent ! Je l’aurais demain !

— Il vient avec nous… c’est ce qu’il dit…

— Pas de bougnoule sur mon rafiot ! lança Karogne.

Et on s’est mis à souquer ô anus

 

Cartes jetées sur le tapis dans la nuit mes cris de chatte montée au ciel avec les héros Karim me montra la vidéo ô promesse de m’empaler avec ce canon d’invention soviétique — impossible de me retourner sans risquer le coup de feu (un jour tu deviendras la cochonne d’un député au fin fond de la campagne française avec des rubans rouges et bleus dans les cheveux ô cérémonie ô) « ils ont tué tellement de Palestiniens qu’ils peuvent plus passer eux-mêmes pour les seules victimes de l’Occident en phase de purification — la purification gagnée sur toute idée de perfection ô »

 

À Rome dans le métro avec un exemplaire de Madame dans la poche il cherchait le langage et Karim lui mit le Koran sous le nez « enfer ô enfer » madame se plia sous lui et s’échappa le gaz qu’il injecta dans l’anus déjà douloureux de la petite fille que j’étais en apprentissage car ces types n’avaient aucune idée de la manière d’inventer un langage capable de se substituer aux réseaux — belle bite presque rose qui giclait sur l’écran à un mètre de distance // John rentra la sienne dans son slip maudit de luthérien ô façons

 

On est alors tombés sur ces filles — des danseuses nues — et Karim les a invitées à prendre un verre dans un endroit tranquille où elle pourraient montrer leurs cuisses sans attirer le badaud parisien qui empeste les valeurs républicaines — et Jim brandissait le fouet en montrant mes fesses mon anus et sa petite merde et les poupées confectionnées par maman qui en savait long sur les langages de la bourgeoisie en gésine façon Blanqui et consort (vous n’aurez pas l’alsace et la lorraine) « écartez-vous c’est plus grave qu’on pensait » et John s’est accroupi sur le parapet façon Utrillo ne riez pas ô mes sœurs

 

Et ainsi en voyage dans le monde de papa qui n’a jamais enculé maman — molestant le petit bourgeois parisien qui se plaint d’être mal payé et le provincial qui ne veut plus travailler dans ces conditions — luce la pute s’envoya en l’air avec les plus dégueulasses d’entre eux ::: des types dont personne ne voulaient pas même pour travailler au service de l’entreprise ::: j’ai prié moi-même pour qu’on m’encule — plages de ces pays de rêve où le rêve est entre les mains d’allah — et papa me suivait sur sa bicyclette façon outil municipal — des enfilades à même le sol des corridors de la mort — tandis que Karim inventait un nouveau langage antijuif anticapitaliste antipaganiste antipoétique « ô vous »

 

Le LongSong prenait l’eau par la quille à cause de Moby Dick — Karogne n’en pouvait plus de gueuler mais on s’est fait dix mille dollars chacun et personne n’a été volé — les vedettes juives patrouillaient au large des côtes libyennes — le capitaine avait appris la marine dans un bar de Marseille où son papa avait ses habitudes pendant que maman était la mienne — dix mille dollars que Karim m’a proposé de dépenser à Málaga où il connaissait d’autres fourgueurs et on y est allé par le chemin le plus court — à travers les écrans qui parlaient le même langage malgré les nations en périls ô Islam

 

Remarquez bien que je n’ai pas de thèse à soumettre à votre esprit en cavale dure… la liberté c’est le pognon — et le pognon c’est le vol — voire l’assassinat — considéré comme un des beaux arts — on a évité de tenir le pinceau des murs et on a fini par trouver l’endroit idéal pour s’abandonner à l’autre — Karim brancha le PC et on a communiqué avec la pédophilie l’islamisme l’antisémitisme la pornographie les idées interdites et les libertés d’expression en danger… Karim aux anges dans la poussière d’ange… « trouver du fric et le dépenser » voilà la seule grammaire possible si on veut vivre jeune… ! ô maman

 

Mais n’allez pas croire qu’on faisait tout pour se faire remarquer ! Que non ! Jamais ! Des gardes civils prenaient le frais dans le bar en attendant que l’heure tourne dans le bon sens (jamais une cuisse dans le profil de cet escalier qui montait plus vite qu’il descendait de toute façon Karim avait une gueule de chanteur andalou on l’entendait imiter la guitare pendant qu’il me sautait dessus — même qu’un académicien royal est passé pour prendre la mesure de l’endroit — un hôtel sur le bord de la route avec des eucalyptus comme des bites alentour — et je n’ai connu aucun autre amant ô jamais ô

 

Tout allait pour le mieux dans le meilleur des foutoirs à humanité en berne — et le fric coulait doucement de nos poches — sauf qu’il a fallu se ravitailler et on a tué quelqu’un — tellement bêtement que je savais plus si c’était de ma main ou de celle de Karim qui pleurait comme un gosse quand on a pas osé retourner à l’hôtel — on a descendu la route jusqu’à la côte et on a appelé John qui sévissait pas loin à Cadix — Karogne avait eu le temps de faire le tour de la Méditerranée — et des innocents aux mains pleines étaient tombés sur le champ d’honneur à Paris — j’en avais marre de réfléchir — et je n’avais pas l’intention de mourir à la place des autres ô Hamas

 

[non mais écoutez ce péteux !... ::: « faut aimer la France, son drapeau et son hymne… » — hé ben non… ! foireux… ! moi j’aime pas la France : et tu sais pourquoi hé proxo… ? ::: parce que c’est pas une république : lis Rousseau avant d’ouvrir ta fiole à poison libéral : et puis j’en ai rien à foutre des drapeaux : en général : et des croix : et des croix sans : et des croix croix : hé corbeau : anonyme… ! quant à ta musiquette de kiosque : c’est très simple : j’adhère pas à ce genre : et je parle pas des paroles : je me vois pas les prononcer : surtout en public : c’est les tiennes si tu veux : mais pas les miennes : je fais ce que je veux de ma parole : et la mienne c’est pas du fake hé putain de la com !... j’ai le cœur et la raison en république moi !... pas en banque hé pisseux discours !.. mets-toi-le où je pense : ton ballon !... te manque plus que le saucisson-beurre du prolo : mais avec ta gueule d’ado à sa maman : ça fait fake ô miches]

 

Tiens t’as des mecs qui se prennent pour les poètes des temps modernes et qui montrent leurs petits culs dans des films que j’aurais honte d’être dedans si ça arrivait — ah ! ça manque pas d’études ces fils du déclassement socialiste ! et des leçons en veux-tu en voilà avec des pages et des pages que ça ressemble à du cut-up et que c’en est pas ! Je passais justement à Paris… j’entre pour feuilleter (les librairies c’est des bibliothèques gratuites) et qui je vois si c’est pas cette crevure de Jim qui se branle dans les pages de modiano en poussant de petits cris façon camus ! — ah ! que je lui dis en me voyant dans un miroir sécuritaire ah ! mais je reconnais bien là ta philo ! — c’est pas ici que je voulais entrer, dit-il en ânonnant, mais pisque t’es là… et on est allé se faire enculer par John qui créchait lui aussi dans la rue ô légion

 

On n’a pas grand-chose à faire quand on ne fait rien — dans ce monde qui n’est fait que pour faire sinon on est fait — c’est Jim qui s’exprimait de la sorte — moi je disais plus rien depuis que John m’avait entreprise — je faisais faillite dans un canapé qui avait connu pire — et j’étais loin des questions de langage « is a virus » — d’ailleurs des lunes que je me suis pas payé un prof pour en savoir plus sur la façon de vivre en animal domestique donneur de leçon à ceux qui n’y arrivent pas — « Ah j’ai une de ces envies d’écrire un roman » dit John qui cherchait une raison d’enculer Jim — et de verre en verre on en est arrivé à ô messires

 

« Tuer ? » ben oui on l’avait fait et c’était pas écrit dans un roman — on risquait vraiment de se faire arrêter et juger et jeter dans un cul de basse fausse — Karim avait disparu dans un train en partance pour la Turquie… il me restait du fric mais pas assez pour réinventer l’injection — on a pété une vitrine pas très grande et on a filé dans l’ombre avec le butin — et comme y avait à bouffer chez les nazis on y est allé avec les bouteilles et les dattes… Karogne brandit son bras olympique tellement qu’il a failli éborgner John « Z’avez pas encore inventé un langage ? » s’offusqua-t-il et on s’est assis avec les autres pour bouffer du juif ô Ismaël

 

« Qu’est-ce qui va se passer maintenant… ?

— Ça dépend si c’est moi ou si c’est Karim qui l’a tué…

— Tu crois qu’ils savent déjà de quoi il retourne… ?

— Je crois en rien, moi ! Je sais même pas ce que ça fait de tuer quelqu’un !

— Et si ça te faisait rien… ?

— Et ben il faudra qu’on me dise… Ô misère d’avoir eu une mère pour maman ! »

 

On a beau dire mais chez les nazis la fraternité ça compte et on bouffe bien quand on boit ! On a prié pour le salut de ceux qui sont morts pour rien et on est rentré dehors pour se coucher et rêver chacun dans son carton doublé d’angoisse — mon rêve c’était que j’étais née dans la domesticité d’une famille royale et j’avais appris à parler comme il faut — ce qui m’a réveillée pour la nuit / obligée de me lever pour chercher l’amour et j’ai trouvé dix euros par terre juste avant de me faire embarquer par un fonctionnaire provincial en vadrouille parisienne — « si c’est te faire enculer que tu veux va falloir que tu regardes à deux fois avant de demander ! » et le mec m’a quitté avec l’idée que j’étais un mec — le crime m’avait changée à ce point ô missel

 

Le lendemain j’achète un bouquin tout neuf avec mes dix euros et je m’en vais le lire à la campagne au bord d’une rivière que si Bashô l’avait connue il serait mort en France — le livre contenait les idées d’un jeune type qui savait pas grand-chose mais qui en parlait tout en trafiquant le langage des mortels au point que je me suis dit que j’aurais mieux fait de tuer pour une idée au lieu de me laisser embringuer à le faire pour de l’argent — vite une AK47 ! pour faire des trous dans ce bouquin à dix euros (des idées j’en ai moi aussi mais j’ai pas encore le langage) « vous aimez les chips, mademoiselle ? » si je les aimais ! à douze ans je m’étais vendue pour moins que ça ! Et on a loué une barque pour visiter le dessus de la Marne ô Du Guesclin

 

Ah ! J’évoluais ! Je l’avais mon bourgeois déclassé ! Et bien peigné avec ça ! Il rêvait de faire du cinéma « maman en faisait dit-il mais papa est mort avant » j’ai pas cherché à approfondir le sujet de la relation sans doute complexe mais le type avait une queue grande comme l’Oural et on en a parlé des heures avant de peaufiner des projets qui n’avaient plus rien à voir avec Karogne et son équipage — des fois on a le droit de changer les rails de l’existence pas vrai ô oui que c’était vrai et on est retourné en Espagne sans que je change de nom mon passeport était resté à l’hôtel mais j’avais ma carte d’identité avec mon ancienne gueule — et puis j’aime le risque surtout que j’avais aussi envie de Karim et de ses projets d’attentats ô pastilla

 

Je vous raconte pas tout parce que c’est long et ennuyeux — Jasmin ne voulait rien savoir… il me prenait comme j’étais… avec mes poils et mon odeur… et ma seringue autoinjectante — « quand tu le trouveras, ton langage…

— Ah mais c’est pas le mien mon coco ! Je m’en voudrais !

— De l’universel dis-tu !

— Que si c’en était pas, tu t’appellerais Persil ! »

Et on en est resté là — à la télé Paris avait encore morflé — pas de sang sur les murs mais ça sentait les tripes et la cervelle même n baissant le son ! Ah ! le petit procureur au visage blême comme une pizza sans sauce !

« le voilà ton langage ! s’écria mon mentor qui savait pas ce qui allait lui arriver parce qu’il pensant à autre chose.

— Même que j’ai étudié le Droit ! Ah ! j’étais bonne en religion ! »

ô Sorbonne

 

Le yacht LongSong en panne à Alicante — Karogne avait perdu un bras (il nous offrit des sucreries turques) mais rien sur Karim — John et Jim s’enculaient dans un camping sévillan — « Jim encule John ! » et Jasmin qui s’étonne — « j’ai plus besoin de fric expliquai-je au capitaine j’ai trouvé ma fontaine et je dépasse pas les limites — ça durera pas ma vieille t’es un cloche je te connais » et Jasmin tomba presque mort au premier round (il faut dire que Karogne avait forcé la dose pour m’avoir à lui seul et on a passé le reste de la nuit à se raconter des histoires ô confessionnal de mon enfance

 

« des fois je supporte des fois non ça dépend de je sais pas quoi — il faudra qu’on t’explique mon pauvre jasmin » il a répété le mot pauvre et j’ai entrepris de lui soutirer une goutte de sperme parce que j’avais les poches pleines ô monde sans argent qui m’appartienne de droit ! et la journée s’est passée sans nouvelles d’orient à peine si deux flics m’ont regardée comme s’il m’avaient déjà vu — à la télé peut-être — je regarde pas la télé espagnole « nous irons manger des clovisses avec du pain et du vin rosé » mais oui mon coco les soirées sont agréables à cette époque de l’année même si je pense à Karim qu’est pas encore dans les journaux comme il en rêve ô Palestine

 

Je vais te le distiller moi ton roman sans langage nouveau ! et que je m’interrogerai sur les grandes questions de constitution et de morale personnelle !... tiens quand j’étais ado j’avais un ami qui écrivait des choses que lui seul comprenait mais qui résonnaient très bien dans le corps de sa guitare classique — aujourd’hui je le cherche sur la toile et je ne trouve rien qui y ressemble — ah cette nostalgie des moments passés en analyse de la phrase ! et Jasmin me tenait la main dans son assiette de coquilles vides — moi qui prenais le risque de me faire arrêter pour meurtre en relation avec l’argent en compagnie d’un terroriste qui ne parlait que sa langue ! ô mes yeux

 

Mots dévalisés par des flics — j’ai reconnu l’eau de toilette du sargento Yúpala — on se connaissait lui et moi — lui parachutiste à Bayonne et moi serveuse dans la boulangerie qui fait coin ? : saut dans le vide d’une poignée de billets qui avaient déjà servi à Kolwezi // tulipán negro des poissonnières de la Marina à San Juan de Luz — à la gare on se frottait le nez contre ces culs qui avaient connu la trouille ? : et encore des valises de mots qui arrivaient de Syrie par la Turquie : Karim pris pour un messager : et moi pour radio-daesh : ? le sargento renvoya ses sbires et s’excusa pour l’accueil : qui était Jasmin ? ô Joyce

 

Carabanchel transformé en centre culturel avec des tas de poètes disciple des mots-valises ! en fait j’avais rêvé à cause d’un marin qui s’appelait lui aussi Yúpala originaire des Andes avec la marque de la misère sur la paupière gauche — « Creo en Dios » yo no ? pero me dieron la llave — et Karim épuisait son inspiration dans un nouveau bouquin qui allait changer le monde en monde et les cachalots en cachalots / merde en stock . épuisement. je reconnaissais ces signes de fatigue intellectuelle. il m’avait habituée à ça. tripoli sous un soleil blanc comme la forge de mon papa. les cathédrales et les palais de Matorral. bourgeoisie inaccessible. c’est par accident qu’on devient esclave aux ordres des domestiques. Karim se sentait libre. Mots dans mots et les valises de nos voyages ô Elpenor

 

Yúpala (l’un ou l’autre) langue en moi . . . les clovisses de Jasmin pimentées aguardiente ou machaquito — verres était-ce bien le sargento que j’avais aperçu sur le paseo ? Jasmin reluquait le contenu d’une vitrine dédiée à l’armurerie et je l’ai tiré par la manche — on descendit vers le port. putes en sueur. le pied sur le bord du trottoir. et nous remontâmes pour rentrer à l’hôtel. je vivais plus. mais qu’est-ce qui m’avait pris de revenir sur les lieux du crime ? sans Karim à la clé (qu’est-ce qu’il foutait maintenant) et le réceptionniste me remit les lettres. mots dévalisés par des flics. peut-être Yúpala. j’avais pas ma photo dans les journaux. je pouvais aller consulter les adresses du passé à l’hémérothèque. Jasmin commanda des clovisses et moi du pain et du saucisson. avec du beurre oui ô salades

 

les minables de ce monde font la guerre . et ils la perdent . Karim n’avait pas disparu à Bagdad… . qui disparaissait maintenant. Karogne débarqua dans notre chambre. je lui présentai Jasmin qui se remettait lentement des évènements de la veille . quelqu’un l’avait pris pour Karim . mais qui ? il a vomi avant de me renseigner sur ce point crucial de mon futur de prêtresse . sifflez serpents !... ouais ouais dit Karogne tous des minables et nous on profite de la vie j’ai une valise sans mots dedans je sais pas si monsieur… ? mais Jasmin roupillait dans les coussins… « une valise sans mots dedans ? » et bien d’autres ! fit Karogne et on s’est donné un rendez-vous sans Jasmin mais avec des clovisses pimentées ô marées

 

Karogne me renseigna. Il avait conservé les coupures de journaux. J’étais dedans. Photo en deux pièces mini… ? et moi quand j’étais petite ? mon papa témoignait « elle a jamais fait de mal à personne / mais les fréquentations ô monsieur les fréquentations ! » et la gueule de Karim enturbannée façon assassin du Vieux de la Montagne — rien sur sa pratique des mots-valises ? rien sur Ulysse et ses voyages circulaires ? rien sur les sentiments ? « heureusement que tu as changé de gueule !

— Sinon Jasmin s’expliquerait pas…

— Il a du pognon ?

— Pas des tas… mais on profite. Ah ! ça oui ! On profite ! »

Karogne baissa la lumière // injection et fulguration ? mots dévalisés par un type qui n’en avait rien à foutre de ce que Karim espérait de la poésie de combat ô culuc

 

mettons que j’ai pas donné . je m’appelle luce . en ce jour ensoleillé je me réveille la tête en bas . Jasmin ronfle entre mes cuisses. cuissssses . tu te sentirais pas si bien si je m’ouvrais vraiment ? vrais cadavres . à la télé les gens étaient heureux comme des fous . en veux-tu en voilà des raisons de ne pas te plaindre — (le rideau plein de soleil rouge) — je suis recherchée et on me trouvera . mais ne comptez pas sur moi pour le documentaire de ma cavale . Karin m’avait prévenue : « ils ne comprendront pas / ils n’ont qu’une idée en tête

— ouais mais ce type le mort le tué

— qui c’était j’en sais rien ? »

tout Karin en ce rien ! il m’envoyait des lettres remplies d’inventions poétiques / « mais comment sait-il où tu te trouves ? » vrai que je m’étais pas posé la question ? Jasmin !

ô trahisons ô châteaux cuisssssses

 

Yúpala revient me hanter. « Jasmin m’a tout dit ! » ainsi il sait tout… si Jasmin se met à dire tout… ! tu imagines l’épaisseur du manuscrit !... ouvrait-il mon courrier quand j’étais pas là (j’étais avec Karogne si j’étais pas là ? nouvelle aventure sans lendemain) ? cette fois je vérifie l’intégrité de l’enveloppe . le réceptionniste en position de défense « oh ! Madame ! » Edwarda que je m’appellerais si j’étais toi ! et on s’est regardé comme si l’un en savait plus que l’autre et que cet autre voulait savoir — mais rien n’indiquait une ouverture à la vapeur « j’ai encore rien dit conard ! » mais peut-être en voulait-il seulement à ma chair — j’avais changé de gueule . certes . mais pas à ce point ô tempora

 

en cavale ? mais qui le dit ? je savais même pas si j’étais coupable ? je vis en marge ? et les valises de Karim ne me renseignent pas ? j’ai même pas de goût pour les cruautés que l’homme peut infliger à l’homme avec ou sans son accord ? « ne mélange pas l’eau et l’huile » conseilla Yúpala et Jasmin se met à la mayonnaise et au morceau de pain trempé dans le gaspacho ? c’est tout l’effet de la substance que Karogne m’injecte quand j’arrive plus à jouir sans — « on ira en croisière toi et moi — on passe par Tripoli et on met le cap sur Saint-Jean-D’acre » toute une vie devant l’écran avec les alertes dans un coin — intermezzo : le Bataclan et ses morts traversés par le feu d’un combat qui n’était pas le leur — l’union qui s’ensuit — Jim mima un instant la douleur d’un ventre mais John se jeta entre ses jambes pour imiter le cri du nouveau né — qu’est-ce qu’on pouvait s’amuser à cette époque-là ô France

 

pluie de manifestes dans ma chambre — je lis tout — j’arrive pas à me décider — Karim me montre la photo d’un Palestinien qui se plaint d’avoir perdu une jambe ou un enfant . je sais plus . « je vais écrire le roman de cette jambe !

— ou ce cet enfant…

— tu seras mon égérie ! »

et on est allé voir des photos d’Israël dans la vitrine de l’Atalante — belles juives en maillot — on est rarement parfaite . et pas pour longtemps . et les manifestes pleuvaient comme si le toit s’était ouvert pour que je connaisse le monde sans la télé . « faut que tu te décides luce ! tu peux pas rester comme ça à rien faire ! Ou tu travailles ou tu te révoltes ! Mais rien faire ah ça non ! » ô maîtres

 

« ma pauvre chère enfant braoum mmmmm » elle me téléphonait d’Istanboul voyage payé par je ne sais quelle maison où elle « travaille » ? ils sont allés une fois à Rome et puis Séville et encore à Saint- ? braoum c’est dehors que ça se passe des turcs perdent leur moustache et des touristes reviendront sur les lieux pour se recueillir « j’ai perdu un proche » ma pauvre chère enfant ? elle savait ce que je pouvais attendre d’Interpol ? mais Jasmin appela l’hôtel braoum vlam crack et ils firent voile vers la Crète où les attendait la guide qui était tombé malade en cours de route . sur la route de Brindisi . un rhume de cerveau . Ida . hercules sur la plage . maman ? Elafonisi ? Jasmin racontant comment j’étais tombée dans les bras d’un guardia civil que j’ai appelé « Yúpala » . cellule de dégrisement . du noir au blanc . ? braoum à Istanboul ? et Karim m’a envoyé une valise pleine de mots que personne n’a dévalisée parce que je voulais être seule ô capitale

 

« je ne sais pas pourquoi je te raconte ça nous bourgeois de Paris ou domestiques importés des provinces classe tellement moyenne que j’ai honte de lui appartenir papa : mais comment veux-tu que le peuple . ignare par définition . fasse la révolution ? hein ? heu ! braoum ! qui est Karim ? Que dire ce mot qui n’est pas dans le dictionnaire ? Élevons nos enfants avec le journal télévisé » crack ? débris de missiles . ô librairie au passage de la petite bourgeoisie qui réinvente la poésie . fascicules des bibliothèques du mérite national . tous profs . ou en passe de l’être . c’est pas Yúpala qui me démentira . « cuidado con el machaquito mujer ! cuidado ! con el Karim ! cuidado ! a ver si nos entendemos” cavale des cucarachas sous le lit . ¿ Jasmin sur le balcon pour écouter les coplas et Karogne est arrivé avec Karen . LA Karen . Elle avait rencontré Karim à Jérusalem . il était avec une autre femme ô croix

 

¿ ¿ ¿ ¿ ¿ un poète français était tombé dans mon verre // ô rage ô désespoir ô mots valises sans qui la poésie n’est plus française ! et il s’est mis à nous vanter les mérites de la quatrième grammaire ? Karogne n’en pouvait plus ! il voulait parler du LongSong . mais en termes techniques . au Caire des frères l’attendaient pour prendre livraison d’un cadavre qui avait son importance politique . il le conservait dans un congélo à bord du LongSong . le poète qui s’appelait ou se faisait appeler Jarive voulait « voir ça de près » et Karogne . bon capitaine . a lu Moby Dick sans sauter de pages . Karogne lui demanda pourquoi il était nécessaire de compliquer la langue qui « l’est déjà assez comme ça nom d’une pipe à Achab » et le poète français qui ne parlait pas un mot de castillan se mit à faire des bruits avec sa bouche « ah mais j’ai connu ça s’écria Karogne / t’es en retard mon pote ! Tarive pas à l’heure ! » et on s’est marré jusqu’à l’heure de plus pouvoir distinguer la nuit du jour ô maurras

 

« elle où luce ? » toujours recherchée ? elle est revenue sans Karim qui écrit un bouquin quelque part dans le désert . alors Karen a sauté au cou de Jasmin et elle l’a emporté dans son sac à main parce qu’elle avait besoin de liquide . ? ¿ j’ai rien dit pour pas envenimer . et en effet Jasmin est revenu sans elle . qu’est-ce qu’il en avait fait ? « qu’est-ce que t’en as fait ? » et comme il savait pas Karogne a retourné le poète français sur l’autre face celle des poches et il a trouvé un dictionnaire de rimes ? elle est où Karen ? Jasmin n’avait pas son visage de d’habitude . je le connais dis-je à Karogne qui me parla tout de suite de viol avec étranglement de la victime « nous en tout cas on témoignera pas » et Jim et John se sont envoyés en l’air sur un canapé de soie rouge qu’on aurait fait exprès pour ça . je raconte ces choses c’est pas pour témoigner con se le dise une bonne fois pour toutes ô misses

 

sur l’écran l’anus de Jim avec dedans une fleur genre années soixante — le café préparé par Karogne était coriace ? on était maintenant à bord du LongSong ? sur le roof où John préparait des lignes en chassant le soleil du revers de la main ? ou les mouches ? machaquito ou aguardiente je me souviens plus ce que Jasmin vantait en secouant un ruban bleu sous le nez du poète français Jarive ou Tarive . la modernité prise au piège d’un manque flagrant d’imagination . moi j’avançais peut-être plus vite que Karim sur les traces du roman . et toujours pas de traces de Karen depuis que Jasmin . depuis que Jasmin . hé jasmin qu’est-ce que t’as fait de Karen ? « Ouais dit le poète qu’est-ce qui est arrivé à Karen ? J’avais rendez-vous avec elle ?

— rendez-vous où ? s’étonna Karogne.

— ici même…

— sur le LongSong ? continua Karogne sur le même ton.

— je vous crois ! moi . poète français . ami de l’homme et homme de l’ami . amiome . je suis l’amiome présent . écartez-vous, prêcheurs !

— il est dingue dit Jim et il changea de position » ô merde

 

toute la matinée avec de l’eau dans le machaquito et pas assez de machaquito pour retourner d’où on venait ? j’étais à poil dans une bouée jouant avec les doigt de John qui revenait bredouille de la pêche . alignement des lignes . une araignée tentait l’ascension d’un haïku (le poète frémit au son haï ou ku) ? « j’inventerai le Nord pour toi ! » et le flic que j’avais pas vu arriver mis sa carte sous le nez de Karogne qui faillit tomber de son fauteuil d’osier ? « vous connaissez ce mec ? » ah la la ! si c’était pas Karim c’était moi (j’avais des airs de mec à cette époque et j’ai pas beaucoup changé depuis ? je dis pour prévenir en cas de coup de foudre) — bref Karogne se lève et comme il est plus grand que le flic celui-ci se raidit comme une queue qu’on attrape par le n bout du prépuce ? je m’approche . j’ai tort de m’approcher . Karogne me le dit avec ses yeux de mérou ? ¿ Jim cessa de s’enfoncer des trucs dans le cul . John revenait de la pêche… alors… si c’est pas toi c’est Karim et inversement ? ? ? mais c’était Jasmin ! ! il dormait dans le gaillard d’avant ô charpentier

 

une vie que des emmerdes et encore je les regarde jamais de près de peur d’en devenir SDF — Jasmin recherché par la police . et l’espagnole que c’est pas la meilleure . on a tout de suite pensé à Karen . « il est à bord ou il est pas ? » demande le flic qui n’a pas l’intention de se laisser avoir par la bouteille qui rutile sur un plateau avec son torero dessus et ses promesses de paradis islamique . « il est pas à l’hôtel ? couinai-je lamentablement.

— qui êtes-vous ? m’assène le flic.

— lu… lu…

— tartamuda fit Karogne en sortant la langue.

— quel hôtel ? dit le flic sans sourire.

— le mien… je veux dire… jasmin et moi…

— il s’appelle Jasmin !

— C’est ce qu’il m’a dit…

— Vous le connaissez comme ça… »

le flic tourne sa main d’un côté de l’autre . je sais pas somment expliquer : pronation-supination . « pas plus » fit Karogne ô song

 

ça se complique — me dit le poète pendant que le flic saute sur le quai . on le regarde s’éloigner . il va à l’hôtel . Jasmin n’y est pas puisqu’il est ici . Karogne est déjà en bas . l’écoutille a volé dans les airs puis giclé sur le pont . une seconde plus tard (c’est peu) la tête de Jasmin apparaît dans l’écoutille . il est mal réveillé . « on est là pour se marrer / alors je me marre / un point c’est tout ! » et il gicle hors de l’écoutille pour se ramasser sur le pont parmi nos pieds nus . Karogne est encore en train de grogner là-dessous . « quand c’est-y que tu sors, Karogne ? On a besoin de toi ? » mais il sortait pas et continuait de grogner comme un ours en cage . il avait une raison de pas sortir – Jasmin pouvait nous renseigner . mais il se tenait accroupi les mains sur son visage . grelottant comme un gosse qui savait pas que ça pouvait faire si mal . moi-même j’ai rien dit . John dit : « le flic va revenir on ferait mieux d’appareiller j’ai le compas dans l’œil » & Karogne surgit à ce moment-là avec Karen dans une main et une valise dans l’autre ô Fram

 

Lettre de Karim

 

(1) BRANLETTE DE LA COLÈRE

(1)

finis

 

le poète français (quel que soit son nom) trouvait que ça devenait « vachement complexe comme situation dramatique » et je me suis dis que Karim ne penserait certainement pas comme lui . « elle a droit à une explication merde » rugit John en me caressant les cheveux . Karen n’avait pas envie de rire mais elle riait . et Jasmin se sentait plus mâle que jamais . « elle devrait s’en foutre dit Jim . après tout elle et Karim…

— il est plus là Karim !

— elle s’est un peu foutue de moi dit Jasmin qui s’arrête de rire juste le temps de le dire.

— ah les femmes et le pognon ! Ah ! tiens… j’en respire plus ! »

c’est Karogne qui s’exprime de cette manière théâtrale . je suis au centre du texte . d’ailleurs c’est moi qui l’écrit . même si Karim est bien là . là . là . là . ô chouette

 

si y avait pas eu de flic dans la tourmente on aurait laissé pisser . chacun à sa place et Karogne à la barre . mais y avait un flic . et il allait revenir . qui éprouve l’envie de se tailler en douce ? nous si solidaires dans la guerre . Karogne, John et Jim, Jasmin Karen et moi… et Jarive qui n’a aucune raison de rester . il savait même pas de quoi on parlait . « et alors ? et alors ? me siffla-t-il dans l’oreille : Karim n’est pas là . jasmin vous a trahi . Jim et John sont ensemble . et Karogne est capitaine . vous et moi (ma chère luce) c’est possible . POSSIBLE . et quand je dis possible je dis pas autre chose . il est où votre hôtel ? »

« bob bon : s’il revient…

— il reviendra !

— on sera là pour l’accueillir.

— et moi… ?

— Jasmin à la baille ! »

c’est comme ça qu’on a tué Jasmin ô Karen

 

donc quand le flic est revenu il a constaté qu’on était un de plus et il a reluqué Karen sans lui poser de questions . Jasmin n’était pas à l’hôtel . on s’en doutait . quand est-ce qu’il allait revenir j’étais seule à pouvoir le dire puisque j’étais avec lui . le flic avait réfléchi sur le chemin « quand il rentrera vous lui direz que le sargento Yúpala désire s’entretenir avec lui…

— Yúpala ! Avec Jasmin ? Mais mais mais…

— ya pas de perro !

— et s’il ne rentre pas… ?

— il rentrera et vous direz que le sargento…

— Yúpala ? Yúpala le sargento ?

— Vous le connaissez madame ?

— ¡ Ay ! » ô mamamía

 

étant donné que Jasmin n’était plus là . il ne rentrerait pas . et s’il ne rentrait pas . ô Yúpala . « tu peux pas rester là » dit Karogne . et on était là à penser la même chose : pourquoi Jasmin ? Avec Yúpala à la clé ? et moi avec Yúpala si Jasmin n’était pas avec Yúpala . « vous croyez que c’est facile m’écriai-je en larmes . ma carte d’identité est restée à l’hôtel !

— avec Jasmin !

— sans Jasmin ! pas de Jasmin à l’hôtel ! Et pas de carte d’identité !

— Oh ils la demandent rarement…

— et s’ils la demandent ?

— s’ils la trouvent, ouais…

— ils la trouveront ! »

j’étais cuite //// sans Jasmin chez Yúpala et avec ma carte d’identité entre les mains de ce sargento . j’étais cuite et recuite . « et les lettres de Karim ? Vous y avez pensé aux lettres de Karim ? ô Lettres

 

Ça devenait romanesque ! ? les ressorts de la comédie . au cinéma . ah ! j’ai eu la tentation de revenir au château . chez papa-maman . me cacher dans la cave . ou dans un trou du mur . comme Anne . moi aussi j’ai voulu devenir écrivaine . mais je suis pas morte assassinée . je mourrai dans une prison espagnole . mieux que dans le mur . ma vie comme un roman . et avec des ressorts . et que maintenant que tout est joué ? cartes sur table ? ya plus qu’à lasser couler le récit jusqu’à sa chape finale . de page en page ménageant la curiosité maladive du lecteur ? bougre extrait du métro . « veux pas aller travailler ! » et que ça gueule en soi . croquant la chocolatine du matin ? ? ? me lisant cartes sur table . comme si je jouis avec ma propre vie ? ô roman

 

plus de Jasmin pour la pitance . et s’ils avaient tué Karim ? ils tuent tout ce que je possède . un jour ou l’autre ce que je possède de mieux à ce moment-là . Jasmin attaché à un rocher sous l’eau . et Karim ? là-bas de l’autre côté de la Méditerranée . ils ont tué papa . et Alfred . et le joujou qui me possédait un peu lui aussi . ils tuent pour vous donner une raison de renaître . ô récit ! . récits . tous les récits que j’ai pu inventer pour me tirer de là ! dire que j’aurais pu avoir des enfants à la place ! — mais je ne serai jamais votre domestique ! même bien payée comme chez Google . et respectée façon bouddha . ah ! s’ils avaient aussi tué Karim ! s’ils m’avaient enlevé ma seule raison de vivre dans la merde ! ah ! mais alors MES AMIS qui a écrit les lettres de Karim s’il n’est plus là pour les écrire ? ô mystère

 

j’en avais des lettres . et de Karim . une ou deux de maman qui s’inquiétait pour mes diplômes . lettres de Karim . Yúpala tomberait dessus . il aurait vite fait de se faire une idée de ma situation romanesque . Yúpala la grosse queue ah ! Pas de Jasmin — ma carte d’identité — les lettres de Karim — écrites par je ne sais qui ? QUI a écrit les lettres de Karim ? — Karogne était en train de calculer comment COMMENT il allait me sortir de ce pétrin en forme de roman — il avait déjà tué Jasmin — et Karim ? s’il l’avait tué ô délire les lettres qui les avait écrites ? ô pas moi

 

Veuillez sortir de mon existence !

 

Je comprenais maintenant pourquoi Karogne s’était affublé de ce poète français — Jarive ou Tarive selon l’angle de prise de vue — si Karim était mort (donc assassiné) (donc par Karogne) alors il n’écrivait pas les lettres que je recevais et Yúpala aurait vite fait de se rendre compte que ce n’était pas des lettres de Karim . et non seulement j’aurais à m’expliquer sur la présence de lettres de Karim dans mon tiroir à culottes . mais il me faudrait aussi expliquer avec encore plus de détails pourquoi elles n’étaient pas écrites par Karim ! . « et en plus, gueula Yúpala (imité par Karogne) il va falloir que tu nous expliques QUI les a écrites ! » Ah ! les explications qu’il faut fournir quand one st en garde à vue ! ô pandores

 

Fuir ! là-bas fuir ! mais où là-bas ? MÉOULABA « ah ! le titre rêvé pour une adaptation littéraire de ton existence ! » exultait JTarive (on va l’appeler comme ça pour moins de confusion) à qui j’avais confié mes malheurs . MÉOULABA ça somme comme une rumba cordobaise ah ! CORDO BAISE ! encore ! encore ! beuglait le poète dans mes draps . « qui c’est Cordo ? me demanda-t-il après éjaculation.

— qui c’est ? j’en sais rien ? quelqu’un…

—mais quelqu’un qui ?...

— c’est donc quelqu’un pisqu’il s’appelle…

— Cordo ! ah ! ça me donne envie d’en écrire l’épopée !

— les popés… ? »

et on dialoguait dans la soute en attendant que Karogne ait trouvé une solution ô Platon

 

« et ces lettres de Karim ? me demanda JTarive en m’explosant l’anus.

— elles sont dans ma chambre à l’hôtel que je te dis ! et comme Jasmin n’arrivera pas au rendez-vous fixé par Yúpala / il va tomber dessus ?

— Ah ! le salaud ! Si j’avais su !

— si t’avais su quoi JT… ?

— rien… rien…

— il a tué Karim n’est-ce pas ? »

mais quand on a la bite coincée dans un anus on est plus en état d’avouer les crimes commis par les autres . surtout ceux qui vous emploient ô Granada

 

ah ! c’est qu’il cherchait le poète ! . et partout où y avait des trous assez grand pour contenir le microfilm d’une lettre . il trouvait pas . certes . mais qu’est-ce que j’y pouvais ? j’ai jamais eu le temps de compter mes trous . il devait y en avoir des tas . parce que le poète hexagonal n’arrêtait pas de fouiller . des lettres . oui . il en trouvait ? mais pas de Karim . il en avait rien à foutre des lettres de maman . « et Cordo ? hein ? sale pute ? qu’est-ce que t’en as fait de Cordo ? ah ! la fouille à merde !

— mais enfin j’en sais rien moi qui c’est ce Cardo dont j’ai jamais entendu parler ?

— tu diras ça à Yúpala quand il te déchirera le cul avec sa machine à écrire ! »

et Karogne qui trouvait rien pour m’éviter les ennuis ! ô des fois

 

« si jamais ils trouvent les lettres de Karim on est foutu ! » grogna Karogne en entrant lui aussi dans le lit . machaquito . torero en ribote . ça te met les jambes en enfilade :

« et ma carte ! m’écriai-je entre deux.

— on s’en fout de ta carte ! tu sais ce que tu peux en faire de ta carte !

— Yúpala sait ! il l’a déjà fait !

— t’es sûr de ton coup au sujet de Jasmin… ?

— sûr comme si c’était moi qui l’avais fait… » ô la menteuse

 

le policier m’attendait sur le quai . des heures qu’il attendait . on aurait dit un panneau de signalisation genre stop . et j’arrivais pas : « quand est-ce qu’elle arrive vous avez dit ?

— elle se maquille monsieur . les femmes ça sort pas avec des crottes dans les narines . monsieur peut comprendre ça ! »

il comprenait . surtout que c’était Karen qui le disait . il reluquait ses jambes . ah ! elle pouvait attendre la luce qui avait rendez-vous avec Yúpala ! ô universités

 

ah ! on dit jamais tout ! même dans les meilleurs romans de la vérité en conserve . on en garde pour la faim . fallait que j’y aille :

« bon ben quand vous aurez fini j’y vais…

— ou elle veut aller la petite ?

— chez Yúpala hé conard ! que j’ai un rendez-vous !

— ah ! mais il en est pas question ! »

je pâlis ! . sans question pas de réponse . et sans réponse c’est qu’on a plus les moyens d’en donner . qu’on est mort quoi !:

« vous allez tout de même pas me tuer les mecs ! Jasmin ! Moi ! Karim..

— Quoi Karim ?

— J’ai rien dit…

— t’as dit Karim…

— mais j’en sais rien moi !

— elle en sait trop ! » ô trot

 

Karen sauta sur le quai . jupette sans culotte . et sans poils . le flic aima ça . il en oublia pourquoi il était venu . à l’époque que je vous parle y avait pas de téléphone mobile . on se téléphonait pas librement et à crédit . on allait de cabine en cabine . comme à la pêche au cachalot : « des fois je supporte pas la chaleur fait la Karen en minaudant.

— et des fois je la supporte, dit le flic en montrant la meilleure de ses dents.

— vous voulez pas m’amener me rafraîchir… ?

— ah ! mais non madame ! je peux pas boire en service…

— mais j’ai pas parle de boire… je pensais à trempette…

— trempette comment… c’est que ça peut en dire des choses TREMPETTE…

— voyons comment que vous les disez… » ô sea

 

j’étais mal barrée . et sans savoir pourquoi que je l’étais . tellement mal barré que je commençais à me rappeler de comment qu’on raconte les faits sans passer pour un poète . ah ! c’était clair et j’avais deux mecs dans mon lit pour m’éclaircir la transparence :

« t’as pas parlé de la tuer des fois… ? dit l’un ou l’autre.

— si Karim est mort . va falloir expliquer comment qu’il fait pour écrire des lettres…

— et les envoyer » ajoutai-je façon tremblote.

fallait se rendre à l’évidence . : j’étais devenue le centre sur quoi tout pivotait . tuer le pivot et ça s’arrête . des mecs comme ça : ça réfléchit pas longtemps . et si Karim n’avait pas écrit les lettres : c’est qu’il était mort ? et moi avec ô sinon

 

ah ! ce que j’avais peur ! t’es partie pour écrire un pamphlet contre le monde qui te fait chier parce qu’il ne te donne pas l’argent gratuitement — et te voilà en plein merdier à chercher à t’en sortir même avec ou sans amputation . peut-être qu’ils m’attachaient par une patte au fond de la mer au rocher qui avait connu l’agonie de jasmin . peut-être que je m’amputerais rien qu’avec les dents comme un renard pris au collet . j’étais dans les plans . déjà . alors qu’il s’était pas passé grand-chose . et que ma langue retrouvait des accents néoclassique :

« ah ! mais j’ai reconnu l’écriture ! lançai dans l’air raréfié de dessous les draps. vous pensez si je suis en mesure de dire si oui ou non c’est l’écriture de Karim : et ça l’est !

— forcément que ça l’est pisque c’est Karim qui les a écrites tes putains de lettres à la con qui vont nous foutre dans la merde si on fait pas quelque chose ! »

Ça . c’était le la poésie . JTarive n’en revenait pas d’avoir pu s’exprimer avec autant de clarté . et avec une économie de vocabulaire qui méritait de la reconnaissance nationale . mais j’ai pas eu le temps de m’exprimer à mon tour sur ce sujet délicat comme une hémorroïde mise en vers à la mode alexandrine : Karogne avait son idée : ô ben

 

Karim était mort ou pas . là n’était plus la question . les lettres allaient être dévalisés par Yúpala . non pas Yúpala . il est trop con pour être autre chose qu’un flic . bref elle seraient dévalisées et leur contenu en apparence anodin révèlerait des choses que ça en expliquerait bien d’autres . et pendant que John enculait Jim . Karogne et JTarive m’ont piquousée de tous les côtés pour pouvoir réfléchir sans moi ô je vous quitte

 

C’est comme ça que je me suis mis à voyager… en attendant de crever… au fond de l’eau… attachée par une patte à un rocher ou une ancre… pas même une minute d’agonie… et au lieu de ça . je me retrouve à Phen . que ça s’écrit comme ça même pour les illettrés : Phen c’était le paradis de mes adolescences :: on y parlait le phenex ::: à la pelle qu’on le parlait :::: mais comme le plus souvent on se parlait pas ::::: je le parlais mal quand j’y pensais :::::: et je le pensais bien quand je n’avais plus que ça à faire ? ô patrie

 

l’ennui avec les bouées . c’est que tu remontes . mais si tu y mets du plomb à la place de l’air . tu remontes plus : j’aurais bien aimer y rester . mais j’avais encore du temps à faire avant d’arriver . alors une fois au fond je larguais le plomb . et j’avais assez d’air pour remonter / « mais pourquoi tu remontes si c’est pour revenir dans la même merde ? » on se demande : ou plutôt je ne me le demandais plus : au fond si tu y restes c’est pour toujours :: ça en fait du temps ::: et j’en ai pas autant / tandis qu’à la surface . même avec de la merde . ya assez de plomb pour recharger et descendre au fond pour au moins le temps d’une nuit / ? « ouais mais alors comment tu maîtrises ? » ? : je maîtrise pas . je tente ma chance . je fais durer . voir jusqu’où je peux endurer . et je deviens ce que tu vois :::::: une phenex ô magie

 

ah ! je savais que le roman reprendrais où je l’avais laissé . pour plonger . aller au fond quand ça me chante . remonter et laisser le roman de ma vie reprendre son cours . mais seconde après seconde . pas plus d’une seconde : ? le temps de pousser un cri au lieu de me révolter avec les autres . les Palestiniens . les Quetchuas . les islamistes . les anarchistes . les cons . les miens . me voilà à la vitre . hôtel Phen . c’est là que j’ai rencontré Karim . les mots nous tombaient dessus descendus du plafond . et dessous la terre trahissait la présence d’une vie magmatique . ya que les poètes pour sentir ça . mais avant il fallait ? comment dire ? : démissionner :: déclarer forfait ::: pas seulement dire non :::: ni s’avouer vaincue ::::: le cri au lieu de la révolte :::::: ça ne concerne que soi ? les autres sont pas invités ? sauf pour crever dans l’explosion du martyr ? retraite spirituelle sans les bijoux de famille / sans la tradition nationale / sans les cahiers de l’enfance / pas invités les autres ? rien que Karim et moi dans un hôtel ? planète Phen & les phenex partout dans les rues et derrière les murs & les cris qu’on s’inflige & les cadavres des gentilles personnes aux terrasses des théâtres où se joue l’avenir du seul être qui compte & ô bateaux ivres

 

faut fuir le roman & tuer tout ce qui ressemble à un personnage : quidams des rues & clients des vitrines & spectateurs de séries & religieux & innocents & joueurs d’échecs & aventuriers des mers aux océans ventrus & bêtes immondes remontées des profondeurs & ces plages qui limitent le monde & ces horizons aux navires en fumée & ces chevaux qu’on ne monte pas & ces héroïnes flasques & ces héros nerveux et blancs de peur & ma poupée aux yeux arrachés par mon frère & toutes ces conneries qu’on m’a mis dans la tête pour que je ressemble à quelque chose d’humain & ces collègues pressés & toute cette valetaille qui se déplace à la vitesse des trains & ma main dans la poche qui caresse une crosse & personnages de vents et de papier : *histoire de sortir de là & de finir par accepter d’avoir vécu ô machines

 

*rarement nous sortons de notre coquille pour aller se faire foutre dans un roman ? moi je l’ai pas fait exprès ? qui qu’a compliqué j’en sais rien ? et si je savais ? si je savais qui a écrit les lettres de Karim (voir plus loin au moment où Yúpala les lit) ? qui n’est pas venu au rendez-vous pour me sortir de là ? 10000 dollars en espèce au douanier censé ne rien voir ne rien entendre ni même comprendre pourquoi & comment & la phen nous sortait par les yeux & on n’avait plus envie d’être là & l’argent : ce satané argent :: que tu as ou que tu n’as pas ::: que tu as gagné ou volé :::: yen a même qui emprunte ? : « devine pourquoi je suis là ma chérie ? » (épouse embarquée à bord du Pequod) — j’avais juste de quoi passer une dizaine de nuit sans le capharnaüm qui sert de pyramidion au soleil ? je dis ça en note **parce que ce soir j’ai pas la peau assez tendu pour en jouer ô mes filles

 

***ce qu’il faut comprendre c’est que j’ai pas trouvé autre chose pour continuer de vivre (c’est pas faute d’avoir cherché mais faut croire ô Antonin que c’était pas le bon théâtre) & j’enfilais des perles sur le fil d’une histoire qui n’était pas la mienne : dans la fonction publique :: avec des devoirs à accomplir et des fers à tordre dans le rouge ::: ? forge de l’enfer bien payé & oh ah le joli maillot que tu portais en Grèce :::: vacances payées par la Nation ou l’État je sais plus à quel saint me nouer dans ce pays de merde (que de pays de merde dans cet océan !) & moi griffonnant des kukus (sorte de haïkus mais en moins gentils) que mes collègues lisaient à la récré et sous le manteau & on se sentait bien dans la domesticité : bien que :: et voilà comment on en vient à crier au lieu de se révolter « mais dites quelque chose au nom de Dieu ! Dites ce qui vous passe par la tête ! on est là pour comprendre & une fois qu’on a compris ::: on n’est plus là ! » au suivant ô bordel

 

****ah ! je me lasse pas d’en prendre des notes ! après j’ai le temps de me forniquer toute seule & : ? je descends sur l’oblique des profondeurs (pas de verticale pour ce prix ma p’tite dame) & je réfléchissais à cette histoire qui m’arrivait & ce sac de nœuds que si j’avais su j’aurais pas venu « ne vous tenez pas ma bonne p’tite dame ne tenez rien laissez-vous aller comme si c’était le sein de votre maman ou la queue de votre papa papap papapap et braoum en plein le bataclan et ses spectacles nourris de messes et de popcorns » &&& des fois j’ai pas honte d’être là avec les autres : une galerie de bouées et de cartes postales & on se marre au crocodile & les chapeaux les fleurs les pipes en bois les coquillages les canifs suisse les naïls en pneu les & je suis là avec les autres :: pas plus conne ::: la même sans le cri qui me bouffe la vie :::: personne se révoltait ni ne criait & y avait un chemin à suivre et on le suivait & et bien payés & la critique est facile & l’art est difficile & maintenant je descends toujours dans le même sens : lasse lassitude :: croisant la petite fille en slip orange & ah ! ces yeux de merlan frit & déjà dans le papapapap et les miammiammiammans s s s s & ô texte

 

« Ah ! ça pour être textue elle était textue ! mais elle a bien changé maintenant ! » merci papa maman et les autres & changée ouais mais j’ai pas l’air d’une Africaine & « ya de l’écossais là-dessous » me dit l’autre papap en me grattant la joue que j’ai déjà rose bonbon (biniou des papas ça en joue sans souffler dedans) ? . . . changée en poup& ? c’était juste avant que je rencontre Karim — je portais des binocles avec un petit cœur sur la branche droite — le nombril à l’air pour pas avoir l’air tarte en société & j’avais encore rien rencontré & je cherchais comme une guêpe voletant autour des hommes attablés : « vous écrivez des trucs vachement pas marrant mademoiselle luce !

— que si je les écrivais marrant vous en ririez ô prince William ?

— que si ! ô ma branche ! mon pylône ! Oh ! que si !

— ah ! ben je va tâcher d’y mettre du vôtre ô mais c’est chaud !

— Aaaaaah ! je retire tout ce que j’ai dit ! »

ô Dieu

 

des pages que je pourrais en mettre si j’étais pas limitée par © patrick cintas & de Shakespeare à Proust en passant par Melville et Jules Vallès ::: ne demandez rien à mes maîtres ::::: je suis en train de me la couler douce & avec des mecs que je connais pas mais qui s’y connaissent & cérémonie des soirs d’été en Espagne & en compagnie de fillettes à épouser & « mais où va-t-on ? » à l’heure précise du bonheur qui double la mise & c’est là que j’ai connu John : sans Jim à cette époque :: il avait pas encore goûté à l’anus : sa langue était la mienne : ? et j’avais pas l’âge de tout comprendre sans qu’on m’explique ? clé en main ? quid des enjeux de la poésie ? ça commençait à aller mal ? je sentais que ça pouvait pas aller mieux ? clé dans le cul et ailleurs ? raturant la moindre ligne qui ne ramenait rien ? des pages et des pages de ratures ? et tu voudrais que je ne te parle pas de poésie ô ma bite

 

& donc… on arrive au Pavillon . réception feutrée . « appelez-moi DOC . comme ça . sans rien d’autre . juste doc . doc doc doc . la porte d’une liberté comme il ne s’en vend pas en République . d’ailleurs je ne vends rien . je donne . mon ètre d’abord . vous saurez qu’il est infini . mais le vôtre l’est aussi . je vous le garantis . vous aurez des poils pour m’en convaincre . le repas est à 16 heures . un seul oui . tous ensemble . ô doigts de l’autre . bienvenue ! bienvenue ! et encore bienvenue ! » tant et si bien que je me retrouvai seule . SEULE DANS UN LIT !... : et tout de suite j’ai remarqué que le fenêtre n’était visible que dans le miroir au-dessus du lavabo qui avait l’air d’un évier :: faïence ancienne ::: bronze vert :::: « si vous avez besoin d’une serviette nous vous la fournirons gratuitement : machère :: ici tout est gratuit :::: VOUS NE PAYEZ RIEN !... » traduction : vous entrez dans la possibilité de devenir vous-même telle que d’autres vous ont rêvée avant de vous envoyer ICI . décision de justice IRRÉVOCABLE . le cul d’un prêtre de la Nouvelle Religion Qui N’en Est Pas Une : « tout ce qui n’est pas rentable ne vaut rien… ! on entend par rentable vous entendez par rentable etc. ô fraîche

 

« en fait…

— continuez… continuez…

— en fait…

— continuez… continuez…

— en fait…

— continuez… continuez…

— en fait…

— continuez… continuez…

— en fait…

— continuez… continuez…

— en fait… » ô faits

 

« j’étais…

— vous étiez… ?

— j’étais…

— vous étiez… ?

— j’étais…

— vous étiez… ?

— j’étais…

— vous étiez… ?

— j’étais…

— vous étiez… ?

— j’étais…

— vous étiez… ?

— ô y être »

 

« c’est… c’est toujours… c’est toujours un peu… c’est toujours un peu le même…

— vous dites… ?

— scénario… je dis…

— le même… je vois…

— vous voyez… ?

— je VOUS voie… vous me voyez ?

— nous sommes fous !...

— toujours un peu…

— le même…

— ô scénario »

 

Lettre de Karim

 

(2) BRANLETTE AU THÉÂTRE

(2)

finis

 

& ils osent dire que le révolutionnaire n’est plus ce qu’il était . déclin du type révolutionnaire . pourtant ils se suicident toujours . enfin : je veux dire :: ils finissent tous comme ça ::: tués par les flics (à la fin le flic n’en peux plus : il tire dans le regard :: il voit le regard dans sa lunette ::: et il tire dedans ::: il n’en peut plus !) &

la télé crépitait comme une vieille cheminée

te souviens-tu du bois de charme c’était…

ce n’était pas . nous étions…

révolutionnaires !... sans suicide cependant . car nous avions beaucoup à faire . après la révolution . inutile de se tuer . on se souviendra de nous (et ils osent dire et répéter : « voyez comme ils ne se tuent plus eux-mêmes :: s’ils se tuaient comme ces… comme ces… »

mais qui sont-ils s’ils ne sont pas révolutionnaires… ? ô Allah

 

télé crépitant au-dessus de nous . le match commence à . et il commence . et se finit . au lit… !

« je ne dormirai pas ce soir… cette nuit…

— quoi cette nuit… ?

— cette nuit je…

— tu… ?

— c’est là… en dedans… je tiens plus… ! faut que ça…

— finisse… ce monde est conçu pour les fous et les crapules… nous ne sommes pas fait pour ce monde… et pourtant… le changer… nous le changerions si…

— cette nuit… ?

— peut-être… qui a gagné ? »

ô tache sur le mur

 

rien à voir avec ces organisations complexes qui structurent le roman de l’aventure humaine ::: non ::: rien à voir ::: avec ces lunes envoyées dans l’espace conçu ::: je souligne conçu parce que ::: rien à voir ::: pas de personnage maître d’œuvre au-dessus de la hiérarchie des fonctions ::: pas de théorie délirante ::: pas d’anecdotes pour illustrer l’ampleur de la fresque ::: pas de fil d’Ariane ::: tout ::: est beaucoup plus trivial ::: tout ::: depuis l’entrée ::: un jour de pluie ou d’été ::: un jour comme il y en a des tas à passer avec ou sans les autres ::: jusqu’à la première manifestation de l’espoir d’en sortir ::: « serez-vous indemne ô ma petite dame qui ne fait pas son âge… ? » (si jamais ça arrive) (mais d’après le voisin de lit ÇA n’arrive qu’aux autres ::: comme les maladies qui déciment) tout ::: aussi simple qu’une feuille de papier blanc ::: rien d’écrit ::: rien à écrire ::: sinon le journal ::: petites inventions ::: genre haïkus ::: aphorismes des choses ::: ô ça alors

 

parano des complots pas possible sans organisme pour la secréter . vous verrez ça . le seul problème . c’est vous . vous et vôtre… & ne regardez pas derrière vous . les guerres . les travaux des jours . les systèmes relationnels . y compris ce qui vous manque . regardez-vous dans le miroir . il est fait pour ça . pas d’existence sans au moins une idée à propos de miroir . vous vous voyez et vous voyez les autres . sans les autres impossible de s’imaginer autrement . ça devient sacrément profond cette story on board… !... « cherchez l’animal qui correspond au fond de votre pensée… Melville et son cachalot… Valéry et son serpent… Hemingway et son taureau… Faulkner et son ours… cherchez vous ne trouverez rien… ! » qu’est-ce que je fous ici ?... mais qu’est-ce que je fous ici quand je serez mieux ailleurs ? ::: ailleurs ::: métabolisme des substances ::: religieuses ::: toxiques ::: intellectuelles ::: poétiques & regardez-les chercher encore alors qu’il est l’heure de manger ::: ensuite à l’heure de dormir ils trouvent et alors ô alors

 

ne cherchez pas à construire un pont & ni le mausolée & ni la route & ni l’amour d’une femme ou d’un homme ::: restez seul ! ne vous aventurez pas dans la fonction publique, privée ou spirituelle ::: gagnez du terrain et droppez juste !... pauvres déplacés du matin ::: minables revenants des soirs ::: ne cherchez rien qui vous projette sur l’écran des publicités ::: joies chèrement acquises ::: tout est beau si on a les moyens ::: un conard me chantait la Marseillaise en zézayant ::: « ah si j’avais une étoile pour expliquer l’inaccessible… ! » mais qui possède ce genre d’article dans sa boutique à Panurge ?... il ne s’agit que prendre place dans le train national ::: et d’être prêt à faire la guerre ::: ou en tout cas d’en accepter l’idée ::: et que d’autres la fassent ::: les volontaires ::: intermédiaires télévisuels denses & Jadis . le Grand Jadis . beau comme un fer de lance . la bite dans sa tirelire . et le cul en phase avec l’ambiance générale . le GJ percute de plein fouet la porte de votre chambre et Bobonne le prend pour la Constitution même . ah ! et ô styles

 

« vous avez commencé à raconter votre histoire… même qu’on y a cru… et maintenant vous ne racontez plus rien… ! Qu’est-il arrivé ensuite… ? Yúpala ? Le corps de jasmin ? L’Interrogatoire ? Ah ! L’Interrogatoire !!! & tout ce qui s’ensuit !... du moralisme et de l’aventure !... des leçons à recevoir avec le style qui s’impose aux grandes causes éthiques dont ce monde ne peut se passer ! & vous interrompez le fil pour vous reposer dans on ne sait quel organisme nécessaire à l’explication du Grand Foutoir qu’est devenu le monde à cause de personnes — si on peut appeler ça personne — comme vous qui ne désirez plus rien alors que jamais ô grand jamais on a été aussi proche de l’orgasme définitif… ! ô épectase »

 

et ça courait sur les murs comme au plafond . le sol était transparent . tellement que je voyais tout . aussi loin qu’il est possible de voir . et les murs et le plafond crépitaient sous les pattes, les ventres, les langues, les manuscrits… ça crépitait mais je voyais ce que je voyais : une distance impossible à décrire autrement qu’en termes poétiques :: inefficience des mathématiques en la matières :: au diable les religions et leur corollaire le Droit :: ah je sais pas comment expliquer ça ! :: je voyais ! et ÇA se voyait, ironisait le personnel interne :: feuilles volantes après l’horaire fixé par le règlement intérieur :: ils s’en allaient à bord de leurs bagnoles :: jamais d’accidents mortels :: ironies de retour dès le matin :: et de toutes façons il y avait un personnel de nuit ::: « mais non luce luce luce ! vous n’avez jamais tuez personne ! tout ça c’était dans votre premier roman et il n’a jamais été publié & les autres sont bien rangés dans votre dossier :::: ah elle est belle votre postérité » ô luce

 

étages

de vent

ô façade

et le type qui me regardait à travers la vitre répétait ça en souriant comme s’il m’avait déjà vue

étages

de vent

ô façade

et je le croyais ô dis donc ! dis donc ! dis donc ! et il pénétra & il pénétra & et je fus pénétrée & comme ça ne m’a jamais traumatisée & même n période de viol & j’ai pas dit un mot

étages

de vent

ô façade

ah c’est pas ce qui se fait de mieux question diversion mais j’en ai eu pour mon argent et le personnel nous a escortés et on a dû s’expliquer & on s’est & surtout lui ::: moi je ::: « réfléchissez ! » à quoi… ?

étages

de vent

ô façade

 

je sais plus qui est qui ::: je l’ai su mais aujourd’hui je m’en fous ::: le couloir n’était pas celui de la mort ::: ma mort ::: au contraire on m’a poussée dehors « vous voyez… c’était pas difficile… vous avez même réussi mieux que beaucoup d’autres… » : des autres… ? des autres autres… ? alors que tout était si facile du temps de Karim…

— quelqu’un est venu vous chercher…

— quelqu’un… ?

— vous verrez bien…

— je n’ose pas dire son nom…

— sortez et rejoignez le sas d’entrée… on vous attend…

— si court ! si vite passé ! cette folie…

— mais personne n’a dit que vous êtes malade !

pourtant… les commentaires… la famille… retour à la case départ… à la cause départ… sans révolutionnaire à la clé…

— ne pensez plus au suicide des autres ô luce ::: ceux qui se sacrifient au nom ô nom

 

*****après tout c’est peut-être ça la poésie — ces matins avant de partir en voyage quotidien ::: « alors comme ça on vous a soupçonnée d’avoir ô d’avoir ô comme la justice peut se tromper quand elle n’a pas de chance ! » j’étais enceinte alors un poète entre deux âges m’a cédé sa place et on à fait la causette en attendant de se séparer sur le même quai ::: j’écrirai ça demain ::: promis juré ::: si j’oublie pas ::: toujours j’oublie ::: je sers à quelque chose ::: je sers à quelque chose ::: et en montant je répétai ça sans y croire ::: « tout le monde y croit ! » même ceux qui ne croient en rien ::: révolutionnaires du jour chômé ::: non ce n’était pas moi ::: j’ai voyagé avec Karim ::: et on a vécu avec l’argent ::: on l’a dépensé ::: durement gagné à le voler ::: et partagé entre nous ::: chacun sa peau mais ensemble ::: . . . dans la coupure :

COUPLE DIABOLIQUE ETC.

— ne pensez plus au suicide des autres ô luce . LE VÔTRE N’A PAS PLUS D’IMPORTANCE . qui se souvient de Juju… ? (un gosse du néolithique supérieur . son squelette fossilisé en témoigne) ::: Juju dans la bande dessinée . Juju ô Juju

 

******ô peut-être

 

« voilà… c’est ça… j’ai tout mis dans un sac… j’ai secoué… et voilà… le plus grand poème épique du XXe siècle… » putains d’F:\TELEVISION_MANUS\MANUSCRITS\VOYAGE EN FRANCE\ROG RU\PERSONAE (Trilogie française 2)\occident.png ???? . aaaaaaaaaaah proxénètes d’F:\TELEVISION_MANUS\MANUSCRITS\VOYAGE EN FRANCE\ROG RU\PERSONAE (Trilogie française 2)\anarchist.png ??????? :: l’anus est entre les fesses . pas ailleurs . aaaaaaaaaaaah ! quel pied !... pauvres cons d’ « auteurs » du Milieu ô pivot

 

Juju pète le feu ! & nous voilà torchant le cul de la société constituée démocratiquement avec la couverture des illus empruntés à une enfance hésitant entre papa et maman ::: Zembla Bleck X13 Tartine ::: tout ça foutu dans le sac à Pound ::: comme poulet à l’américaine ::: la fumée de la chair pique les yeux des collabos & ah Juju s’élance dans le ciel des missiles et y laisse sa trace & trace d’ange & sa petite queue pas encore déflorée par la voisine qui fréquente déjà l’adolescence & « tu veux que je te dise Karim… ?

— dis toujours…

— j’arrive pas à suicider l’enfant que j’ai été…

— ya pas de solutions pacifiques nénette…

— tu veux dire que la guerre est en nous… ?

— où veux-tu qu’elle soit conasse ! » ô mores

 

alors comme ça ils sont venus te chercher et &

& rien / je savais pas qui ils étaient /

& ?

& rien !

& tu les as suivis… ?

& oui…

& alors… ?

& rien ! nada !

& ils t’ont violée ?...

& ils étaient pas venus pour ça… je suppose…

& le monde luce ! LE MONDE !

& j’en avais plus rien à foutre…

& parce que t’avais appris des choses…

& je savais pas tout

& eux ? ils savaient… ?

& ils n’ont même pas essayé ! ô Sade

 

phénoméride . n . fem . eth. montreuse de cuisses poe. court texte sur la trace du roman cit. « luce n’a pas vécu assez longtemps pour démontrer la pertinence de sa thèse » . arto . verset 3 . sourate 0 . « je dansais et forcément ça m’amusait je veux dire que ça a fini par m’amuser parce qu’au début ça m’amusait pas du tout j’étais payé au poil chaque poil tombé sur le zinc était comptabilisé dans la caisse enregistreuse glink glink ça vous fait (ici le nombre) poils divisé par (ici le taux d’intéressement) glink et je repartais chaque soir avec mon pognon de quoi passer le reste de la nuit oui j’en témoigne devant cet autel de la toxicité avérée ya pas de roman sans phénomérides et là je parle pas de moi mais de ô chougne

 

et donc je suis sortie et une fois dans la bagnole j’ai commencé à poser des questions sur mon avenir d’auteur de ma propre épopée & ::: « attendez luce ! » un silence à cet endroit . le moteur tourne à vide « allez Juju enclenche la première » « qu’est-ce que vous attendez de moi… ? » mais le silence s’installe entre nous & je vois les panneaux défiler ::: « un jour tu comprendras… » ou ::: comment on trahit son propre enfant ::: celui de sa propre chair ::: papa avait fait le service militaire dans le renseignement ::: « attendez luce ! » me voussoyant maintenant que je n’étais plus leur fille & « ah ! il s’en est passé du temps depuis cette sale histoire policière !... » la bagnole chavirant dans les fossés & le désert qui sentait la figue et le burnous & « luce ! luce ! luce ! tu n’es que ton propre personnage ::: ne t’occupe pas de ces cons ::: cette populace qui ne mérite que le travail non désiré ::: chômeurs en puissance ::: on en fait ce qu’on veut ::: des soldats ::: des ouvriers ::: des fonctionnaires ::: des prisonniers ::: des cobayes peut-être ô luce imagine le Laboratoire ::: et toi aux commandes d’un engin de malheur ô malheur

 

« alors comme ça on est contente d’avoir inventé sa propre unité de mesure… ? on en dépose les limites sur le plan sécant de la vie quotidienne & on en parle à la télé & phénoméride = ballon rond ou ovale selon la situation géopolitique & mais c’est qu’elle a un joli cul la luce ! lucez-moi svp avant qu’on me fusille ! ::: voici le fragment d’un chant qui ne vous concerne pas !... ah ! je suis moi et vous êtes ah ! vous êtes… ! vous êtes… ! plus perverse que la dernière des putes ::: qu’est-ce que vous faisiez avec cet Arabe… ? Et en Espagne par-dessus le marché… ! à part voler vos prochains… à part les assassiner… ?

— mais on n’en a assassiné qu’un !

— qui le dit ? la Justice… ?

— la Justice (celle des fous mais aussi la vôtre) dit que je n’ai rien vécu de tout ça & qu’il s’est passé autre chose & que ça n’a rien à voir avec Hollywood & ô laissez-moi »

 

on a traversé le désert en quatrième vitesse & vieille guimbarde des années 60 avec frein à main sous le volant . et les affiches exhibaient le visage déterminé du modèle à suivre . la viande est excellente à cette latitude . le Pequod sur une mer de sable tranquille . carcasses entre les bornes kilométriques . pas de cadavres . « la justice de ton pays t’a lavée . on est d’accord là-dessus mais explique pourquoi ::: qu’est-ce que tu foutais dans cet asile de fous… ? qu’est-ce qu’ils ont fait de toi… ? » ils se sont arrêtés chaque fois que j’ai exprimé mon envie de pisser . à force de thé . j’avais même pas une photo de Karim . ah ça avait failli mal tourner . avec Karogne sur le pont . défiant le flic imperturbable . où est Karim était la question récurrente ::: « ils te l’ont pas posée chez les fous — ah ! laisse-la tranquille ! ils y posent pas de question aux fous… ! laisse-nous vivre notre aventure ::: seul avec les autres ::: jamais abandonné ::: sacrifié ça oui !... mais jamais abandonné ! — fourre-toi ça dans le crâne ô guerrière »

 

moi qui aimais les récits en trois temps tout d’une pièce !... « vous êtes luce… ? on vous a vue à la télé… à l’époque on était en Espagne… Atocha… vous savez qu’ils ont fait un centre culturel de Carabanchel… ? tournez-vous… vous l’impure compagne de Karim… comment voulez-vous que je vous donne sa position sur le planisphère coranique en usage ici !... tournez-vous !... avancez !... les femmes c’est par là… non !... tournez maintenant… vous les voyez… ? appelez la première !... Karen !... c’est toi Karen !... ils t’on pas enfermée… ? explique-moi tout » ô femme

 

de l’asile de fous français au harem salafiste il n’y avait qu’un pas et je l’ai franchi & oh pas toute seule . dans la bagnole ils avaient ri parce que maintenant je retournais chez moi sans maman sans papa sans Karim sans Espagne et sans papiers . aventure loin des partisans de l’Ordre nouveau . et même sans un seul anar dans ma culotte . plus de poils à recompter pour pas se faire voler par l’employeur . « tu dois être propre luce & ici c’est la propreté qui fait force de loi & tant que t’as pas compris ça t’as rien compris à ce qui est en train de se passer dans le Monde & nous n’avons pas à nous préoccuper de perfection & au Diable la perfection !... ce qui importe est pur . ce qui est pur vient de loin . de très loin ô luce . et Karim est déjà en route ô terre

 

Karen était devenue poétesse . pas question de phénomérides ici !... la poésie doit rimer à quelque chose . attention au mensonge !... on te coupera la langue si tu mens… regarde le couteau ::: un couteau pour chaque langue ::: voici le tien ::: luce ::: le couteau qui coupera ta langue si ta poésie de rime pas avec ::: ô luce ::: comme il est difficile de rimer dans ce monde !... pourquoi n’es-tu pas restée avec les fous ::: en France ::: avec les extrêmes ::: cassant du flic en douceur ::: sans rimes ::: sans contraintes d’aucune sorte ::: alors qu’ici ::: mais qu’est-ce que je fais ici ?... oui Karen ::: qu’est-ce qui est arrivé ensuite ?... ô folie

 

« je vais t’apprendre à écrire de la poésie qui n’en est pas…

— j’ai déjà donné en France…

— ouais d’accord mais dans une optique perfectionniste !...

— j’écrirai plus de poésie !

— ils t’ont enlevée pour ça ô luce !

— quoi !... c’était pas par amour…

— tu parles…

— mais c’est que je l’aime moi mon Karim !... »

ensuite on leur a fait à bouffer . les uns revenaient de patrouiller au sein de la populace des marchés . les autres se réveillaient à cause de la nuit . et karen qui cherchait des rimes !... Karen qui ne m’avait pas oublié…ah ! si je vous racontais… ô partisans

 

comme si j’avais déjà écrit ce roman après en avoir écrit le récit complet . repassant plutôt deux fois qu’une sur les chemins qui mènent à la fin . the end . après ça on sort dans les rues passant devant les terrasses où la petite bourgeoisie parisienne jouit de ses salaires et de ses avantages sociaux . viande à munition . barbaque des plaisirs terroristes . inconsciente arrogance occidentale . tak tak tak . bouclier de la bourgeoisie de haute volée parisienne . la masse vrombissante des couches inférieures servant de cachette à ces soldats venus de la Montagne . HLM aux fenêtres soucieuses . ici on respecte les pelouse . et à Paris le pavé sonne le creux de ses libérations douteuses . et moi entre le pain qui monte à l’ombre des fenêtres de ce pays sans arbre . et le sac de couchage où je crois planquer mes proses . sans dico pour nuancer . sans mes volumes de connaissance . recevant les cartes postales . « mais enfin luce !... penses-tu un instant à ce qui t’arrive… ? » non… conards… anarchistes et fascistes… je ne pense pas… je ne suis pas… je m’éternise et ça ne va pas durer ô merde

 

800 pages que j’en avais mis . toute mon aventure . et des détails !... de la documentation… du Melville sans cachalots… « ah mais c’est que ça va pas être possible !... » s’est écrié mon éditeur à Mazères & « aujourd’hui plus personne ne lit !... le lecteur se fait rare en ces temps audiovisuels… pas plus de vingt minutes !... je vous accorde vingt minutes pas plus !... au-delà on ne publie plus… ! relisez en vitesse . foi d’éditeur !... » et c’est ce que j’ai fait . relire . et maintenant que je ne suis plus avec les fous . je relis ma relecture . et je crée un nouveau genre que j’appelle phénomérides (allez donc savoir où j’ai cueilli ce mot) & ah ! c’est que j’ai le temps de laisser perler cette sueur sur mon front de femme courbée devant le fourneau . ce que vous lisez là mes amis ::: c’est la troisième couche ::: après un roman tout ce qu’il y a de roman et la relecture entre deux piquouses dans la tête . ces miettes désertiques . ô Sahara

 

Karen écrivait de tellement bon poème qu’elle arrivait plus à les signer . elle revenait avec l’œil au beurre noir . ou en boitant . la lèvre pissant un sang presque noir . et pour pleurer ah ce qu’elle pleurait !... elle en mettait partout . et sans oser contester . juste pleurer . et un guerrier tout propre déposait un sac de farine à même le sol . ça sentait la levure de bière dans cette pièce . sans la bière . le mec qui revenait délirant avait une balle dans la tête . un autre l’empêchait de raconter sa vie finissante . le Diable inspire les mourants . surtout quand ils souffrent . la peur de ne plus être là demain . Karen écrivant le couplet . pendant que je pétrissais . Juju alimentant le feu avec des brindilles qui se consumaient trop vite . ah ce pain blanc comme ma conscience !... ô croissant

 

« t’as revu les autres…

— les autres… ? quels autres ?...

— hé bé les autres… du LongSong…

— t’aurais dû rester chez les fous luce…

— pas chez les fous !... en France…

— t’as pas oublié le sel des fois… ?

— j’oublie jamais rien ô Karen…

— des fois tu ferais mieux… Karim… et les autres… mieux oublier…

— je peux pas !... l’amour !... ma chair qui veut se reproduire…

— bientôt tu pourras satisfaire ce saint désir ô luce…

— tu crois… ? ô Karen en poésie !...

— je crois pas la même chose que toi lulu mais j’en suis sûre…

— ô la foi »

 

il a pas fallu longtemps pour qu’un mec (pas mal foutu d’ailleurs) se mette à me tourner autour & savait-il que j’avais compté mes poils sur le zinc avant d’être enlevée ?... et que j’avais fréquenté le milieu psychiatrique français de mauvaise réputation scientifique… ? et Yúpala ? connaissait-il l’Espagne… ? ses exigences de chant ? & il fallait bien que je lui parle de Karim avant qu’il ouvre lui-même sa bouche & Karen est sortie (soi-disant pour aller chercher quelques gouttes de fleur d’oranger dans l’immensité gluante du marché) — attention à la cuisson ma chérie !... et à peine sortie voilà le type qui se débarrasse de ses brêlages & il vole un instant au-dessus du fourneau . ses mains tâtant la tôle brûlante . il ignore tout du feu de cuisine . son genou touche la terre battue . ou la moquette en une autre occasion . mes mains brûlées au contact du pain . ou d’un verre . l’acier rutilant dans son cuir . ah la la ! ya rien de plus beau qu’un guerrier qui a reçu l’ordre de se marier et d’avoir beaucoup d’enfants !... complètement tordus du ciboulot des ô islamistes

 

chaque fois que je suis sortie de ma coquille . ou qu’on m’en a jetée . chaque fois j’ai connu l’amour . et j’ai avorté . en Espagne . à bord du LongSong . sous les doigt expert de DOC qui se renseignait au fond d’un verre . et là on (Karen) me parle de cinq ou six gosses minimum . elle qui est stérile . qui vend sa poésie par amour . « on fait comment pour se débarrasser de six gosses merde !... » & j’avais pas de plan . juste cuire le pain et aller chercher du pétrole lampant . ma seule sortie parce que j’étais célibataire . quel type désirant épouser une phénoméride ?... dans la boutique à pétrole et autres consommables de la cuisine arabe . mon visage en sueur sous les voiles . et ma taille encombrée de sacs de légumes . ah ! je me voyais pas en mère de famille au service de Dieu et de ses ouilles assassines !... mais à qui écrire ?... à Karogne qui existait peut-être encore si le LongSong n’a pas coulé en plein bourbier internationalement conçu ô signes

 

entre voiles divers et moucharabié . j’étais mal partie pour revivre une aventure intense jusqu’à la condamnation ou l’enfermement . j’étais déjà enfermée !... je d’abord enfermée et ensuite ::: pas question d’être libérée ::: ici les histoires qu’on lit pour s’instruire ne commencent pas par la liberté ::: elles se finissent par où elle commencent ::: et ça fait des mortes sans visage ::: tout se passe dans l’enfermement ::: alors qu’avant ::: du temps de ma vie brève et heureuse ::: je commençais par la liberté ::: je la perdais pour une raison ou une autre ::: pénale ou mentale ::: et à la fin j’étais libérée ou j’étais en cavale ::: de pareilles conditions d’existence alimente le roman ::: autant dans ses ambitions philosophiques que commerciales ::: ah je promettais !... mais ici ::: dans cet étrange désert peuplé de villes grouillantes comme l’infection ::: toute mon aventure était confinée dans des murs que j’avais pas conçu et que jamais je considérerais d’un œil expert de cet extérieur signé Allah ::: « ne dis pas ça !... pas ici !... » s’écria Karen ::: certes mais c’est où que je le dis ô sibylle

 

tu vois comme ça va vite de phénoméride en phénoméride ::: pas de détails pour alimenter le récit ::: si t’as besoin de détails regarde la télé et écoute ce qu’on te dit avant de le répéter ::: j’étais sur le point de me marier ::: avec un type beau comme un dieu qui s’appellerait pas Allah ::: sauf que j’avais pas envie de faire des gosses ::: à moins de les confier aux bons soins d’Allah toujours assis sur son trône en tapis ::: et le guerrier et moi on aurait du bon temps ::: comptant les poils cette fois sur les tapis que le bon dieu a déserté pour aller se faire enculer ailleurs ::: ah quel beau destin pur et pas cher !... ô DASS

 

*******le pire c’est quand ils te mettent dans une bagnole et que tu sais pas où tu vas . et quand tu arrives sur les lieux de ton exécution on te donne un balai un seau et une serpillère et te voilà en train de préparer le décor idyllique d’une fiesta dont tu ignores les tenants et les aboutissants & et en plus tu entends une voix masculine qui répète le dernier poème de Karen ::: sans Karen ::: car elle est restée chez nous ::: si c’est chez nous ::: pour préparer les douceurs au glucose qui accompagneront le thé ou ce qui se cache dans la théière ::: et moi récurant la dalle aux interstices de missiles non explosés ::: écoutant le chant guerrier que Karen a composé pour son homme ::: le seul qui ne lui fait pas d’enfant ::: ah ce que j’ai aimé ce calme de Pequod entrant dans le pacifique !... ô merci

 

un seul peuple !... au four les Juifs !... et que les autres se tiennent à carreau… va falloir prier dur et construire des mosquées !... que tous les chemins mènent à Médine !... ah j’en ai entendu des vertes et des pas mûres !... j’en ai tombé des poils en secret !... « et Karim… ? t’as entendu quelque chose… ? il sait que je suis là… ? à l’attendre… » mais Karen ne savait rien . elle savait ce qu’elle savait et c’était tout . et pendant que l’Humanité continuait de se réduire à ce seul peuple qui allait un jour déterminer l’avenir de l’espèce ::: moi je me plaignais dans mon mouchoir ::: mon mouchoir sous les voiles ::: derrière le moucharabié visité par les mouches coraniques ::: drones avant-coureurs du pire ::: t’en écrase une et Allah te pétrifie sur place ::: toi folle jadis :::: et aujourd’hui ::::: capable du pire :::::: sait-on jamais ce qui peut arriver même à l’âme la plus pure si on lui met un couteau sous la gorge et un autre dans la main… ? hein ô naguère

 

manquerait plus que des coupures de journaux pour alimenter ce livre . avec des photos éloquentes à tous propos . honnêtement . moi enculée chaque soir par le guerrier qui doit m’épouser sinon il aura des problèmes . en attendant ce jour bénit . il m’encule ::: je vais bientôt parler sa langue couramment ::: et je saurai des poésies en arabe . langue de Dieu . si Dieu existe . et s’il n’existe pas ::: langue du meilleur de l’homme ::: son sperme éjecté de mon ampoule rectale chaque fois que je pète dans le Koran ::: parce que j’y pète les amis !... tellement j’en ai marre du rituel pain-enculade quand c’est pas serpillère-poésie ::: mais les journaux n’arrivent pas jusqu’ici ::: faut sortir pour les quémander ::: et recevoir sa part d’infos ::: mais juste cette part ::: rien de plus à se mettre sous la langue ::: et ce livre n’est pas le témoignage initialement conçu pour servir de scénario au meilleur film de l’année ::: ah j’y avais cru tellement j’y avais mis du mien ::: mais vingt minutes c’est le maximum que je peux vous accorder . avait dit l’éditeur . et je me suis mis à compter . non plus les poils comme sur le zinc . mais les minutes . minute alimentaire de la lecture contemporaine . ô épistémologie

 

la goutte s’émancipant . hors de son cul . chaque matin une goutte . comme traversant une hémorroïde . et s’émancipant entre les fesses écartées . comme pour chier . mais il ne chie pas . il est inspiré par l’envie d’écrire . d’allonger la liste de ses pages . de ses interventions rendues possibles par l’extension de la toile d’araignée . de ses réseaux . de ses connexions . goutte pleine de reflets . reflets comme sur la mer un soir de cavale marine . le monde jeté en poussière à la surface de l’eau . et bien ici c’est la surface de son tapis . de sa main peut-être . de n’importe quel objet faisant office de réceptacle . car il veut conserver cette trace . il en accumule l’apparition matinale et quotidienne . il a même donné un titre à l’ensemble . ça stimule ses raisons de penser qu’il en sait autant que les maîtres d’œuvre de sa connaissance du Monde . goutte grasse de vocabulaire . d’images reflétant les écrans . raclures d’écran . cristaux recomposant le modèle envisagé & puis la goutte se détache . elle ne vole pas car il n’est pas dans le vent . il est entouré de murs . pas de place au souffle dans ce cabinet de travail poétiquement conçu . la goutte tombe verticalement sur le plan qu’il lui présente . un plan blanc parfaitement uniforme . elle s’écrase selon des principes de goutte . et maintenant elle s’épanche . elle se limite . elle prend forme . et elle sèche . son eau s’évapore . il reste l’essence de la goutte . son fantôme . ce qui peut revenir . traverser les murs . hanter d¡abord son propre esprit : « ô moi le suis-je poète chaque jour recommencé puis revu par empilement sans transparence . ô moi le suis-je et si je le suis… » ô dis

 

le commun des mortels n’a pas de langage . pas de virus en dehors de la parlote . grand bavardage publicitaire définissant la politique à voter sous peine de perdre la paix . pais des ménages . des héritages . des circuits touristiques . des spectacles aux terrasses et dans les salles . on ne parle pas de la même maladie . quand on en parle . parce que parler peu souvent revient à lire ce qui a été écrit . et pensé avant d’être écrit . long couloir de la mort sans cellule en rivages . sol montant ou descendant selon des principes d’eau . l’horizontale réduisant toute verticale à sa perpendiculaire exacte . pas de langage la populace . et portant ce sont tes fils et tes filles . tes pères et mères . tes semblables par effet de miroir seulement . et dès qu’il est question de s’arrêter pour parler avec eux . n’as-tu pas ressenti le soulèvement de terre que ce simple fait provoque ? ::: reste à savoir si leurs maladies peuvent t’affecter comme le tienne (unique et vengeresse) s’en prend à tes neurones (cela dit en attendant une meilleure appréhension du phénomène cerveau) ::: en attendant ::: en attendant ô merveille

 

la chronique exacte (impossible à traduire en langage d’homme) réduite à la fable . celle-ci fricotant avec la fiction . « on voit ça tous les jours ::: mais bon Dieu quand vas-tu te permettre de ne plus regarder ?... » ah comme s’écrivent les livres en marge des écrans !... comme nous sommes emportés par ces vagues d’infos et de pubs… ! où va se loger le plaisir ?... de la simple tentation pédophile à la négociation internationale . collez vos coupures sur vos murs . et invitez vos voisins de palier à dormir avec vous . en tout bien tout honneur . vos coupures non pas de journaux ni d’écrans (on appelle cela des captures) ? ? ? ? Juju le poupon exutoire ::: nu maintenant qu’il n’a plus rien à se mettre ::: Juju sans sexe ::: quelquefois un petit trou par où il pisse quand on lui presse le ventre . ou il est programmé pour ça . familles entières déplacés sur le parcours historique de la guerre ::: après les missions internationales destinées à protéger l’avenir de la démocratie ::: jouet épars ::: conservés en bien meilleur état que les cadavres d’enfants ::: où est la fable dans ce merdier ?... et comme je ne trouvais pas de force dans la prière ::: on m’a injecté la substance divine dans les veines ::: directement du producteur au consommateur ::: ah ! quel spectacle devant mes yeux !... j’en redemandais !... ô Lockheed

 

à chacun sa tête !... par Dieu ne vous gourez pas les filles !... Dieu vous en voudrait !... chacun a sa propre tête dans la vie comme dans la mort ::: c’est un bon exercice question connexion entre les hémisphères ::: si vous sentez une douleur lancinante dans les genoux ::: demandez à votre voisine si elle ne s’est pas trompé de tête elle-même ::: et disputez-vous jusqu’au dernier ongle si c’est ce que vous croyez juste ::: ô ciel de Syrie et du Monde tangent ::: chacun doit avoir sa tête sur ses épaules ::: une tête à soi que ni la vie ni la mort ne peuvent se disputer ::: soulevez le sable de nos déserts pour rendre la tâche encore plus pénible pour les yeux ::: & ne lésinez pas sur la sueur de vos enfants ::: le jour viendra où tout ceci sera clair comme l’eau de nos roches sacrées ::: rien ne manquera à une explication ::: qui vous est due ::: chacune avec sa tête à elle ::: pas celle d’une inconnue rencontré dans l’expansion du combustible ou de l’explosif ::: toi aussi luce ::: toi aussi tu connaîtras le bout du chemin ::: ce moment de joie si intense que tu accepteras enfin de mourir pour les autres ô trahison

 

ô mes phénomérides horizontale ::: où sont les zincs d’antan ?... les poils tombés et comptabilisés… ? les disputes avec le gérant toujours enclin à ne pas payer son dû… ? où sont nos cavales à la périphérie des asiles et des prisons… ? nos cavales d’hôtel en hôtel et de Karim en Karogne… ? ô verticales des perspectives d’artiste ::: où sont nos temps perdus jamais retrouvés… ? & le soir au milieu des insectes virevoltant comme autant d’étoiles terrestres ::: la queue de Karim dressée vers la Lune ? ? ? élévation d’un corps noyé au-dessus des dalles ocres du paseo ::: élisions de tous les s ::: « aspirez vos jotas !::: » et nous nous prenions pour des Andalous ::: traversant bains et creusets ::: sans que tout ceci ait le moindre sens ::: le temps passant sur nos lèvres ::: ô beaux hôtels blanc et bleu des rives montagneuses & la bagnole avalait vaux et prairies ::: pare-brise crevé de bestioles jaunes écrasées ::: comme à la surface de ce massacre que maintenant j’examine de près ::: pas écœurée parce que personne ne crie ::: personne ne mesure la caresse du vent & ce soir je réchaufferai le pain pour l’ouvrir avec toi ô Bédouin encalminé ici-bas & celui qui me donnera un enfant me verra danser sur un cadavre de baladin occidental comme celui qui m’inspire en ce moment ô chasseur

 

« toi pas pouvoir faire enfants donc ::: toi tuer enfants… ! »

ah bé té pardi !... quand on manque de solutions on en trouve une de toute faite & si jamais vous n’êtes pas d’accord vous n’avez droit qu’à une explication conforme à l’idéologie / je me réveille en trombe parce que je suis en train de cauchemarder / et c’est moi qui fait parler les personnages :::

« il est bon ton pain ô luce…

— moi pouvoir faire pain bon donc ::: toi tuer enfants… !

— courons à l’Occident pour y creuser nos tombes… celles qui serviront de berceaux à nos propres enfants !... »

on ne parlait que de ça : les enfants . les leurs et ceux des autres . ceux qui avaient le droit de vivre et ceux que Dieu lui-même voulait exterminer ::: car Dieu ne tue pas . il donne la vie et la reprend par l’intermédiaire des Pères et des Assassins ::: il n’a jamais procédé autrement & ce n’est pas maintenant qu’il va changer de méthode pour parfaire son œuvre infinie… ! ainsi vas-tu ô peuple

 

comme le Monde est petit maintenant que les voyages forment la jeunesse !... ô grammaire

 

ces hommes et ces femmes qui n’ont plus qu’une envie : laisser courir leurs plumes où elle va quand il n’est plus question de concurrencer Homère ou Shakespeare — écrire comme on s’entend le dire — ne rien construire qu’un rien pourrait détruire — vents d’autan des lectures improbables — larges jamais atteints — il en vient de toutes parts — migrants et autochtones — la plume facile sans automatisme pur — épanchements du sang dans la sève des arbres — ô pléthore des loisirs et des travaux mercenaires — que de prix à la clé — quelle animalité les inspire ô zut

 

je ne procède pas par multiplication ::: j’étage mes paliers & ma tour ne dépassera pas la hauteur définie par ses fondations ::: voilà ce que je dis ::: ô toit

 

certes il est nécessaire de militer… n’êtes-vous pas assez nombreux pour ça ? / dans tous les domaines tangents… ? / voici l’argent des autres ::: je le prends et OH ! je me fais prendre la main dans le sac !... mais n’étais-je pas la folle du village ?... moi luce la garce ::: aujourd’hui sans majuscule ::: maintenant commise au fourneau ::: celui du pain qui nourrit le guerrier aussi bien que la parole de Dieu !... ô blasphèmes silencieux des garces qui se terrent !... n’est-ce pas Karim lui-même qui m’a fait enlever ?... quand m’épousera-t-il pour que je puisse enfin mourir sans descendance ?... ou ne m’épouse-t-il pas parce que je suis stérile… en termes clairs : qu’est-ce que je fous ici… ? . . . ah ! tragédienne née pour la comédie parisienne !... comme je suis seule !... et comme le monde est vaste quand on ne sort pas de chez soi !... ô contrainte

 

« assieds-toi belle poulette du désert !... laisse-moi admirer l’ampleur de tes voiles !... j’ai un message de Karim…

— une lettre de Karim !...

— ou de celui qui se fait passer pour lui auprès de toi… ô poulette…

— encore cette histoire !... je croyais que la justice…

— la justice de ton pays… pas du mien…

— alors ce poète français ::: qui est-il ?

— tu voudrais bien le savoir ô poulette…

— le sais-tu toi-même ô Abbou… ?

— Dieu le sait !

— mais toi Abbou !

— voici la lettre…

— c’est la même écriture… celle de Karim… je la reconnais !...

— tu ne connais rien ô poulette »

 

Lettre de Karim

« Ma chère ô très chère LUCE

mon prénom en majuscule comme avant

voilà bien des mois, des années que je ne t’ai pas donné de mes nouvelles. C’est que pendant tout ce temps on m’a interdit non seulement d’expédier vers toi mes lettres d’amour mais de les écrire. Cette insupportable torture m’a changé, comme tu peux le deviner. Je ne peux même pas te dire où je suis enfermé ni pour combien de temps encore. Je suis désespéré, comme tu peux te l’imaginer.

Mes jours sont remplis de ta personne, du matin au soir sans interruption. Et les nuits, quand je ne rêve pas de toi, je t’imagine et je te vois presque à te toucher.

Comme je n’ai pas le droit de recevoir du courrier, inutile de m’écrire. Je ne sais pas ce qu’ils font du courrier reçu. Sans doute conservent-ils ces lettres dans leurs archives. Tu sais comme ils sont méticuleux et froids.

Qui sont-ils ? te demanderas-tu. Là encore, je ne peux te le dire. Je ne peux même pas te parler de mes conditions de détention. Tu ne sauras rien de ce que je mange ni s’il m’arrive de lire. Comme je n’aime que toi, ils ont fini par accepter que je t’écrive afin de ne pas rompre le lien éternel qui nous unit.

Alors de quoi parler ? me diras-tu.

De tout et de rien, comme ils disent. Je n’ai plus le droit de penser, même s’ils ne peuvent entrer dans ma tête. Je n’ai plus que toi et je me désespère de ne pas pouvoir te le dire comme un homme le dit à la femme qu’il aime. J’espère que tu ne m’as pas oublié…

On me dit avec enchantement que ton pain est de loin le meilleur du champ de bataille. Je suis fier de toi. Quant aux enfants que tu ne peux donner à Dieu, qu’Il continue de t’en priver s’ils ne sont pas miens.

Nous ne vivrons certainement pas assez longtemps toi et moi pour assister à Son triomphe. C’est ainsi et nous n’y pouvons rien. Je t’écrirai chaque fois qu’ils le voudront, forcé d’imaginer à la fois les détails de ton existence de combattante et les mots que tu me destine en pétrissant le pain de la Victoire.

Voici qu’ils m’ont autorisé à te communiquer un conte que j’ai imaginé pour toi. À ma grande surprise, ils n’en ont rien censuré. Mais pourquoi donc serait-ce à ma « grande surprise » puisque je n’ai pas même songé à y insérer je ne sais quelle idéologie contraire à leurs ambitions politiques ? N’est-ce pas, ma poulette ?

Voici ce conte. Et d’abord son titre :

 

(3) BRANLETTE DU BATACLAN

(3)

finis

 

J’ignore, et j’ignorerai toujours, si cette histoire t’a amusée comme j’ai pris plaisir à l’écrire, ô ma poulette. Ils m’ont promis de te la transmettre sans en toucher une virgule. Comme tu peux te l’imaginer, Constance n’a jamais existé. Tant mieux pour elle. Et pour ce pauvre personnage de papier à qui je n’ai même pas songé à donner un nom.

Puisses-tu vivre assez longtemps pour entretenir mon souvenir ! Je t’aime comme si je t’avais créée de mes propres mains, dans la boue de ces déserts de l’Humanité que d’aucuns nomment l’Islam.

Ton Karim, pour toujours. »

 

Jim jeté du haut d’un pont (de loin pas un cri) ? ou ce n’était pas Jim ? grand pédé devant l’Éternel / (ils jetaient les hommes et les femmes dernière vision de ce monde pas fait pour eux ? pourtant à Los Angeles Jim avait été heureux) ? et de ma fenêtre à odeur de levain écran sur la ville ::: Jim et d’autres encore jetés du haut des édifices rouges ::: indésirables comme du temps où le Juif s’en allait en fumée ::: non ce n’est pas la télé c’est la fenêtre « j’ai connu ça » la fenêtre sur la ville poussiéreuse ::: soulevé par les chenilles mal ajustées ::: des gosses jouant à détruire l’indésirable ::: car nos désirs ne naissent pas en nous ::: ils sont les fruits de nos prières ? ? ? enfin le cri de Jim (ou de John voyant l’écran à Los Angeles) ::: la minuterie du four vient de sonner… ! « comme il est bon ton pain ô luce » comme j’aimerais tant qu’un autre homme meure ainsi à la place de Jim ::: mais non c’était Jim venu me voir juste pour me voir ? Jim venu de Los Angeles avec un sac sur le dos et un gode dans la poche ô God

 

alors je reçois une deuxième lettre de Karim (ou du poète français qui a pris sa place dans mon cœur) ô poésie

 

Lettre de Karim

« Ma chère ô très chère LUCE,

l’heure est au combat. Le sang se coagule sur les verres de mes lunettes. Je ne sais pas s’il faut écrire ou tenter d’appuyer sur la détente au lieu de me demander si je suis capable de tuer. Je choisis d’écrire. Mes amis n’y voient pas d’inconvénient. Ils tirent à travers les murs. Tuent-ils autant qu’ils le disent ? Je n’en sais rien. Nous mangeons ton pain, mais il est si poussiéreux que notre langue en est affectée. Nous ne buvons pas. Quelqu’un a oublié de nous ravitailler en eau. Ou le porteur est mort en route. Hier j’ai ramené le corps d’un enfant que je connais. Il portait de l’eau lui aussi.

 

 

Lettre de Karim

 

(4) BRANLETTE DE L’OUVRIER

(4)

finis

 

Ton Karim, pour toujours. »

 

je me vois morte . « je ne voulais pas mourir de cette manière » . nous les agenouillés de l’existence des autres . ceux qui recueillent les bons moments et en parlent savamment ::: il n’y a plus de vitrines dans ce pays . rideaux qu’on soulève à peine . de peur . des camions venaient de ramasser les corps tombés . la poussière que le vent dépose aussitôt . comme si Dieu avait honte : ? passant par là je me vois morte ::: non pas dans le reflet des vitrines comme à Paris ::: il n’y a plus de vitrines ::: souffles centrifuges balayant les surfaces écrasant les résistances suivant les chemins du quartier ::: je me vois morte ::: la nuit m’angoisse au point que je rêve d’un autre pays ? ? ? par exemple comme à Los Angeles avec Jim et John . partageant l’impossible pour goûter au possible ô oui

 

parle-leur simplement . parle-leur de ta mort . de ta soudaine vieillesse . alors que tu as l’âge d’exhiber ton anatomie sur les plages . sans te soucier d’autre chose que de ta jeunesse ::: ô slip

 

le rose de la vie sur les joues d’une enfant qui revient . cherchant ce qu’elle a perdu . encore essoufflée . les cheveux coiffés par le souffle . la robe déchirée sans ceinture . moi aussi j’avais perdu quelque chose ::: mais je n’ai rien fait pour la retrouver ô vitesse

 

devenu fou il enfonça sa bite tendue dans le pain encore chaud . et provoqua l’hilarité générale . je les avais toujours connu graves et silencieux . ce n’était plus des enfants . ils avaient même un nom maintenant que le feu avait léché leurs âmes en péril . ô porno

 

au moins dix anecdotes par jour ::: toutes se rejoignant ici même ::: à l’endroit où je me réduis au silence ::: de quoi alimenter au moins un volume de cris et de machines . ma tête les contiendra . le tissu se formera sur ma peau . je ne mourrai pas sans avoir achevé cet ouvrage de temps et de noms . ô édition

 

confusion globale qu’il est toutefois possible de raisonner dans son logis . ô douces pénates en forme de charentaises . avec cet écran qui ne reflète rien ::: qui envoie ::: jours et nuits au service de la réception ::: tatouage de l’esclave consommateur au détriment de l’esclave producteur misérable et écœurant . ::: nous la haine de la misère ::: compréhension de la misère ::: beaux objets inutiles des flux économiques ::: cherchant l’utile et ne le trouvant pas ::: ne trouvant plus rien là-dedans ::: comme si la poubelle n’était pas la poubelle d’une autre poubelle ô villes

 

où l’antan ? l’année ainsi passée . pain et poussière . voyages dans la ville à la recherche du camion . corps ici . enfants comme vieillard . dehors le temps est au beau . il ne manque que la plage des Sablettes . ses filles d’or . nues ou presque . spectacle du temps retrouvé après la lecture . ? ? ? où l’antan ? une année passée à espérer la fin de tout . « jette-toi sous un camion » mains crispées sur l’espagnolette . pendant que des corps silencieux chutent vraiment . jetés dans le vide . claquant comme drapeaux sur l’asphalte en fusion . « mais que s’est-il passé ? » nous demanderons-nous . une fois passé tant d’autres années . à revoir le même écran de gorges tranchées et de poussières noires . « de quel antan me parlais-tu ô mère ? » ô non

 

pourtant les filles ramenaient des couleurs du désert . revenant dans des robes aux mille et une couleurs . des filles que personne n’a encore violées . elles revenaient des déserts de l’Islam . dents au vent . foulards envolés . phénomérides heureuses de l’être . ici comme à Paris . ô les couleurs de ce désert éternel !... couleurs tissées ! couleurs broyées !... les chevaux soulevaient la poussière de la ville . petits seins aux tétons crispés . Dieu à la traîne ::: Dieu enchaîné ::: Dieu courant à perdre haleine ::: « nous sommes ce que nous sommes » ::: ô être

 

oui oui oui j’écris que je n’écris pas ::: oui mon corps n’en veut plus !... « luce ! » cette guerre interminable me cerne ::: journaux (quand je lis) ::: écrans ::: yeux ::: vitrines ::: guéridons tranquilles pour l’instant ::: à quatre pattes sur les trottoirs les guéridons de Paris ::: j’écris que je n’écris pas ::: dis-tu ::: sans le dire au passant ::: qui pourrait en prendre ombrage « ô ombrage des passants et des arbres » ô putes

 

les écrans mous de nos télés / n’ont pas le charme des vitraux / mêmes couleurs mais à l’envers / on dirait que tu n’es plus là ô cadavre

 

une enfant s’est enfermée elle-même dans un linceul de journaux ::: je l’ai seulement transportée du milieu de la chaussée au trottoir où s’ouvre la porte de l’immeuble qu’elle habite ::: je ne lui ai pas demandé son nom puis // … // « n’ouvre pas la porte ! je suis toute nue ! » j’entendais cela à travers la cloison puis // … // ? des fois je n’y crois plus ::: tu as peur ::: tu ne possède rien ::: voilà comment j’explique ta ::: « moi je n’explique rien . je cours sous la pluie . glissement à l’angle des rues . je n’explique rien ! » cette manie de tout expliquer !... là-bas : à Séville ou à Cordoue : les explications d’une vieille militante ::: « l’Islam ou autre chose… n’importe quoi pourvu qu’on soit en paix avec qui ? ::: soi-même ::: répétait-elle ::: soi-même ô ici »

 

« ils sauront le faire un jour… ils auront les hommes et les femmes… l’université… ils auront des usines sous le désert… mais qu’ils ne s’avisent pas d’occuper le ciel… ne serait-ce que pour organiser des voyages d’agrément…ah ! ça non !... » dans le Patio des Lions à Grenade . conversations des conversations . dans quel sens va le monde ? « et moi… où je vais ? » et le Turc s’empara de son passeport pour le lécher ::: « un jour ils auront assez de cran pour s’associer au Diable lui-même… » au bord du bassin du Generalife à Grenade . conversations de conversations . reluquant les murs couverts de signes plus ô moins

 

« tuez les gens armés… ! ne tuez pas l’innocent aux mains pleines !... les rues de Paris ne sont pas tranquilles . l’ont-elles jamais été ?... terroristes . pickpockets . commerçants . flics . curés . rabbins . musulmans . adeptes du thé et de la croix de fer . » et le type (à Málaga je crois) nous bassinait . banc face à la mer . brandissant sa pétoire d’enfant (c’était peut-être un enfant ::: tu les rencontres non pas par hasard mais parce que tu te balades avec les autres entre la plage et les terrasses ::: toujours ce goût inné pour les vacances de rêve ::: un enfant proposait ses beignets ::: huile noire des paellas :::) « mais qu’est-ce que je fous ici . moi SDF parisien ? :::: » comme le ciel est blanc en Andalousie !... ô salades

 

la colère . ce qui monte en soi . et finit par s’exprimer ::: dans la joie ou le cri ::: Allah Akbar ::: Vive l’Anarchie ::: l’Harmonie en forme d’Homme ::: lequel est représenté par une Femme ::: le patio où tout se décide ::: la cour des écoles communales ::: « connectez-vous avec le Monde !... » cette colère de l’individu qui ne parvient pas à rejoindre les siens . mais quel siens ?... qui sont les siens… ? à la balle et au couteau . colère sans résistance . ou après avoir résisté . mais était-ce de la résistance ?... ÇA ::: « ce que je vois de toi et du Monde que tu habites en étranger… » nous ne reviendront plus car nous avons été abattus par des flics ô échec scolaire

 

bruit de corps qu’on broie sous les roues . poitrail ouvert comme une valise . glissage dans l’hémoglobine . luges de la trouille . le cul par terre et tournoyant . happé par le sillage des balles . dans les chiottes n’en pouvant plus de retenir le cri . criant que ça n’a plus d’importance . seul ou seule dans ce réduit . la chasse automatique ponctuait l’attente . corps broyés . traversés . « on se serait cru à Utah Beach . plus tard on fouillera ces sols à la recherche des sensations que la mort a enterrées . « moi l’archéologue du terrorisme ::: fouillant sous les dalles ::: les pavés ::: les traces de pneus ::: grattant du bout des doigts les parois de la niche ::: ne trouvant rien conne de juste ::: c’était pas là qu’il fallait chercher !... » ô autres bruits

 

petites échappées de vapeur dense dans les fissures du couvercle sécuritaire ::: des cons s’habillent en flic ::: « on a la vocation ou on l’a pas » le mort et ses morts ::: on en oublie la chronologie ::: un ou deux noms demeurent ::: présidences en gloire ::: avec le ciel pour décor ::: et des trous dans la terre comme bouches de métro ::: voyagez avec eux !... entrez dans l’uniforme ::: vous ne serez plus vous-même ::: vous qui avez échoué à l’école ::: vous qui n’avez aucune chance dans le domaine de la connaissance ::: agissez par uniformité ::: vendez le peu qu’on vous a donné ::: et mettez le doigt dans ces fissures ::: 130 degrés Celsius ::: pas moins ::: et faites des enfants pour la suite ::: car il y aura toujours une suite ::: rivages des retraites ::: « ya assez de fric pour ça !... » ô éducation

 

« voilà comment je justifie ma colère !... » à la mode commando . la lame tranche l’artère . ô libération des substances apaisantes qui préparent la mort !... et tout ceci sans éprouver de plaisir ::: le travail bien fait ::: justifier sa colère en tuant l’inconnu ::: le porteur d’armes comme l’innocent aux mains plaines ::: salarié aux avantages sociaux ::: gréviste sans Histoire ::: même un enfant qui n’a pas encore voté ::: ô religion de la démocratie !... ce sentiment d’appartenir à la classe ::: cette recherche du héros ::: ô apologie

 

Dieu a voté !... et sortant du bureau électoral il prononça un discours attendu par des milliers d’électeurs . je le sais ::: j’étais là . il vota comme tout le monde . Dieu avec une majuscule . la majuscule qui le nomme . les autres dieux traînant leurs langues sur le trottoir avec les putes et les dealers . Dieu donc vota et sortit . il discourut et passa à la Une de la télé . et quand la bombe explosa sous ses pieds divins ::: il s’éleva avec les autres mais fut le seul à atteindre le ciel ô mathématique

 

je le suivis ::: pas jusqu’au ciel parce que l’air se raréfiait ::: on ne respire plus à l’approche des lieux saints ::: comme ils défendent pied à pied leurs murailles et leurs supplices !... bénissez les sacrifiés au nom de Dieu ::: le Dieu électeur qui descend sur terre pour donner l’exemple ::: je l’ai suivi ::: je ne suis pas entrée dans le ciel ::: j’ai touché ses voiles inconstants ::: et il s’est mis à pleuvoir dans ma maison ::: ô pas des gouttes froides de cumulonimbus ::: une pluie si fines que le soleil des fenêtres n’eut pas de mal à l’évaporer ::: des pages s’élevaient ::: j’étais si proche de ma victoire sur la colère ::: la colère que vous m’avez donnée pour ne rien me donner ::: voyez comme je suis !... je suis et donc je suis… ! je n’entre pas ::: je reviens chez moi ::: ô cette pluie qui lave mon visage noir de colère !... linges souillés pour le restant de mes jours ::: mes jours de condamnation ::: d’exécution ::: de lettres censurées ::: de gardiens illettrés ::: de justice moite dans son slip ::: ô votez pour moi !... une seule fois !... et promis !... je ne reviens plus ô naissance

 

partir avec les bagages des autres ::: ne pas partir sans ces bagages de domestiques ::: Dieu hait les valets ::: il s’entoure de guerriers et de mères ::: ô partir pour ne plus revenir . emportant avec soi les malles de l’aventure sociale ::: qui m’oubliera ?... ô solstices

 

petit à petit . entre le fourneau et la couche où je dormais seule . mon esprit s’est réduit à une seule pensée . vivre . voilà le verbe !... vivre… ne pas mourir encore . ne pas mourir de colère . vivre . avec les autres . le palier traversé par les gosses . le pain sortant de ma maison . ô patio mouillé . le beignet brillant de glucose . petit à petit . poquito a poco ::: disait notre SDF à Málaga ou ailleurs dans cette Andalousie où j’ai retrouvé mes racines . mon langage . mon hygiène . après la mort éclaboussante . ce patio sous ma fenêtre . la conversation discrètes des femmes ::: on ne rit plus ::: on s’observe ::: la vie commence ici ::: le verbe !... et toute la tragédie en lever de rideau ::: ô comme j’aimais me sentir vivre !... comme j’avais envie d’un homme pour moi seule ! ô poisson

 

John s’agitait sur l’écran . Karogne avait fait le tour du Monde . image clandestine diffusée par l’Occident . et John presque nu sur une plage exotiquement conçue . u autre Jim en carafe . sa bagnole au capot ouvert . ô allégorie . quel bonheur de chercher et de chercher encore !... « on finira bien par trouver…

— on ne trouvera rien !...

— mais pourquoi ô langue de vipère… ?

— parce qu’il n’y a rien ô stupide amant… !

— mais l’espoir ?... où caches-tu l’espoir ô pendu ?

— il n’y a pas d’espoir non plus !... nous sommes seuls…

— toi et moi…

— ni toi ni moi… eux ! »

et Jim arrosait les fleurs de son urine chaude ::: ô salaison

 

à bord du LongSong ::: tout allait bien pour Karen qui voyageait ::: en mission ::: trouver la cible qui fera parler d’elle une fois morte ::: Karen qui avait été une bête d’amour et de fric ::: la plus belle choune jamais rencontrée sur la Croisette ::: graine de star nue ::: jamais autant de bites n’avaient applaudi le canon féminin ::: « un jour vous reviendrez parmi nous… » et Karogne à la barre ::: encourageait l’équipage ::: composé de couleurs ::: il n’en manquait pas une ::: et la peau couleur d’ivoire de la belle Karen brillait sur le roof ::: massé par un de ces esclaves ::: tandis que le flot battait les flancs du beau navire en partance ::: toujours en partance ::: on ne l’avait jamais vu aller au-delà de l’horizon : règle number one ô CIA

 

le gosse ébouriffé monta la carte postale et la glissa sous ma porte . je buvais en cachette . arak précieux . sous le manteau de l’Islam . l’arak et l’herbe . le fourneau se chargeait d’avaler mes odeurs . le pain aidant . et la carte a glissé jusqu’u tapis . goélette en plein soleil d’une mer bleu comme une pierre . c’était l’écriture de Karen ::: « j’ai croisé Karim… il est triste… il n’écrit plus… » mais alors qui écrivait ses lettres d’amour et de songe ?... je posais la question à la surface glacée de la carte postale . à même ses voiles blanches et gonflées . ô vent moteur des voyages plus que les pistons des machines . mais Karen ne disait rien de l’endroit où elle avait « croisé » Karim . rien sur ces lieux sacrés . rien sur leurs conversations . s’il y eut des conversations entre cette voyageuse du désir et cet aristocrate des murs . rien d’autres que le bonheur des surfaces . Venise et son petit lion . un cadavre sur la plage . le café noir à Florence . toutes choses que je connaissais moi aussi . chocolat le soir à Alicante devant la mer frisée de moutons . les hommes promenant leur queue à moitié gonflée . quelques-uns sous la douche se donnant en spectacle aux femmes des terrasses ::: elles n’ont pas encore fait leur choix ô lui

 

« ils veulent nous changer par le langage… l’amour de Dieu contre la publicité et ses fictions… une seule langue est celle de Dieu !... » ô Tiffany’s

 

ô squelette !... tes dents me regardent ::: ô Islam

 

La Jonquera ::: trois mille euros en une journée ::: je voulais rester ::: Jim aussi ::: ah ! les belles journées au soleil !... le LongSong à l’amarre . quelle fête perpétuelle !... le paradis sur terre ::: et payant avec ça !... Karogne tenait la caisse… je pensais que ça ne finirais jamais ::: comme un roman circulaire mais sans début ni fin ::: le désir descendait du ciel comme Louis XIV de Henri IV — tu t’appelleras luce car tu est lumière : luce est le singulier de luces :: enfin… d’après moi ::: et ces lits de fleurs pendant la semaine sainte !... « jouons à papa et à maman !... » dressant la croix des bras et des jambes . petite douleur ascendante . solos des blancas . « oui oui ô ma femme de sapin !... » tu auras tout ce que tu désires : ainsi va la vie :: jusqu’à la mort ::: qui est résurrection :::: la vie après la vie :::: comme si la mort donnait la vie ::::: nous sommes tous nés de la mort… ! sans la mort ô Pénélope nous ne sommes plus rien que poussières d’étoiles . « ne plaisante pas avec ça… des fois la mort…

— Hé ben quoi la mort… ?

— je sais pas ce que c’est… mais je sais…

— et comment que tu le saurais… ?

— je suis une femme !... »

ô genres

 

Lettre de Karim

 

(5) BRANLETTE DU BALADIN OCCIDENTAL

(5)

finis

 

Ton Karim, court toujours.

 

::: attention au larbin ::: graine de collabo ::: le serviteur de Dieu comme le domestique de l’État . ils cherchaient à « déchiffrer » ces lettres . ce poète français les avait-il écrite ?... notre hiérarchie est-elle son mentor ?... nous ne les aurons pas ::: et moi au pétrin ::: au four ::: et au camion pour la farine turque ::: le fuel turc aussi pour le feu ::: ma cheminée ronflait comme à l’usine ::: je n’avais jamais vu autant de pains ::: ? ? ? // il ne pleuvra jamais dans ce pays . sauf des bombes occidentales . enfant déchiqueté en affiche sur le mur ::: puis l’ode à la branlette de mon ami ::: mon seul ami en ce monde que la haine détruit ::: aimez-vous les uns contre les autres ::: il fallait sortir de la ville pour refaire les chemins entre les dunes ::: nous sommes bien loin de la mer ::: ô pétrole

 

quand la Justice veut guérir l’anarchisme de ses enfants ::: anarchisme . trotskisme . islamisme ? ? ? « qu’est-ce qu’on a pu se marrer… ! et ces cons de salariés enculés par le préfet et ses bites . ah ! papa n’était pas content !... mais alors pas content du tout !... et la jugesse de me faire la leçon . la jugesse ma sœur . brandissant la morale et même l’esthétique :::

— ah mais c’est que vous pouvez pas ! . c’est interdit par la Loi !... et la Loi c’est la République !... la République c’est la Démocratie !... et la Démocratie c’est l’Humanisme ! le seul !... le vrai !...

— on verra plus tard, conasse ! des fois on change et des fois non !... vive l’Action !

— qu’on la condamne ! papa l’a dit !... oh ! comme j’ai de la chance d’avoir été une adolescente conforme !... mauvaise en maths mais bonne en foi !... Vive le Droit et les Colonies… ! »

ô maman

 

il n’y a pas plus immobile que le temps ::: je m’explique ::: le temps, c’est le temps ::: connaissance figée semble-t-il pour toujours (j’expliquais ça à un croyant dur comme fer ::: du fer il en avait dans la peau ::: et la nuit ça le réveillait ::: on l’avait envoyé en Turquie pour la qualité de l’hospitalisation dans ce pays de merde) et je continuai : le temps, à force de s’immobiliser depuis toujours et pour toujours . le temps c’est notre perte de connaissance . bon pour l’horaire et les rendez-vous . et après ? la logistique . la civile come la militaire . tu veux que je te dise, Mokhtar ? on est nous aussi des statues . on a du mal à se plier pour se jeter sur nos tapis . et dans le bon sens sinon ça vaut pas . ou c’est une manière de blasphème . on ne montre pas son cul à l’Arabie . fais-toi pas chopé dans cette position . même si le fer que t’as dans la peau joue la boussole . on est pas des voyageurs . avec ou sans fer dans la peau, on des ermites . toi le balai et moi le pain ::: voilà nos temps persos . yen a pas d’autres ô saints

 

à Paris la jugesse ne m’en voulait pas . disait-elle . mais je ne pouvais pas continuer de trahir les convictions de ma classe . même Bakounine reconnaissait la nécessité d’un État . il justifiait la fatalité policière . ô providence partout dans toutes les idéologies !... disant cela elle jetait des regards d’adjudant au gendarme qui caressait son unique galon d’argent ::: un mois que j’ai pris ô Mokhtar !... et papa est venu me chercher au troisième jour . cette fois il ne m’a pas ramonée avec un cierge . il l’a enfoncé dans un trou à l’église . et le bedeau lui a fait de pas l’allumer . y avait assez de fumée comme ça !... ô todafé

 

du pain et de la viande . je chiais des cailloux . boïng ! boïng ! dans la faïence toute neuve . l’appartement sentait la peinture fraîche . et puis il s’est mis à sentir la suie du fourneau . et maintenant je me bats avec la poussière du dernier bombardement . on a eu de la chance ou Dieu lui-même l’a voulu . j’ai jamais pu concevoir un Dieu qui veut ou qui veut pas ::: pour moi Dieu ne voulait rien ::: il ne désirait pas ::: il n’avait pas de projet ::: il n’aimait personne ::: il ne haïssait pas non plus ::: il ne reconnaissait pas les siens ::: il ne se connaissait pas d’ennemis ::: il n’existait que pour exister ::: il n’expliquait rien ::: on le croisait ou pas ::: il n’était nulle part ::: il n’avait rien à voir avec ce qui nous arrivait ::: il était tellement rien et tout à la fois qu’il pouvait très bien ne pas exister ::: ou exister sans vie ::: exister mort ::: mort comme le temps ::: que de temps perdu à retrouver ces traces !... ô fouilles de ma robe

 

« mieux vaut chier dans cette blancheur immaculée que de poser son cul dans la broussaille du désert » dit-il . en reluquant ma cuvette . il en a une mais elle date de Hafez . à cette époque il conduisait son propre taxi . maintenant il conduit celui des autres . jamais il ne s’était autant laissé faire « des fois je me sens esclave et des fois non… » comment je me sentais quand j’étais anarchiste à Paris ?... bien… j’étais bien… je crevais pas de faim… ni d’autre chose… la question de crever ne se posait pas à mon esprit ::: j’étais déjà morte ::: extases opiomanes ::: « t’as déjà goûté au trottoir, Mokhtar… ! » le trottoir jonché de bris de verre . pas une trace de cervelle de flic . « qu’est-ce qu’ils ont à la place de la cervelle… ? plus la moitié d’entre eux vote à l’extrême droite… avec l’armée… la magistrature… essence pétainiste… le gaullisme est un pétainisme… qu’est-ce qu’ils ont à la place de la cervelle… ? bonne question, Mokhtar ! » ô élections

 

adhérer — être d’accord — souscrire — organisation — ah ! je pouvais pas !... mieux vaut retourner chez papa ::: comme ma sœur-jugesse-flic-députée . revenir dans le giron qui m’a vu naître ::: avec ma sœurette et mon frérot ::: et mes cousins et mes cousines ::: et la flopée de domestiques ::: les élus et les autres ::: tous ces petits culs en mal de collaboration !... ah ! ça me ferait mal !... mais moins mal que d’a-dhé-rer !... mettre ma chaise entre les chaises et m’asseoir dessus comme si rien ne pouvait se passer de cruel à mon endroit .et à mon envers donc !... non !... je ne franchis pas les portes . je ne les entrouvre pas non plus . je passe devant . sur le trottoir . je traverse hors des clous . je défie les bagnoles . et surtout les camions !... ah ! les camions !... comme à Nice !... ces corps broyés ::: craquements sinistres !... pas de pitié pour l’Occident !... pas de pitié pour l’Empire occidental ::: chkraoutch ! l’enfant transformé en pâté immonde ::: l’homme en femme ::: et la femme en tapis . comment voulez-vous que j’adhère ?... même en cas de promesse paradisiaque non opiomane… jvrack ! si ça n’adhère pas à la terre natale . et pour jamais . c’est que Dieu existe !... ô Bernadette

 

« comment qu’ils font pour renoncer aux plaisirs de l’existence ?… » cette chasse aux sybarites ::: insensée ::: Dieu le goinfre n’a pas voulu ça !... Dieu qui s’empiffre comme un épicurien // « ya pas tant de morts que ça… » // forcément, le nombre de morts n’atteint pas celui des vivants . tout compte fait . la vie a de l’avance . et elle augmente . pas dans des conditions idéales . mais ça avance . jusqu’à l’équilibre ::: on y travaille ::: tous les jours ::: que Dieu ::: veut ::: ça avance par milliards ::: toutes races confondues ::: cerveau commun ::: le jour où ils découvriront (si ce n’est déjà fait) que le cerveau de la race X est supérieur en connexions à celui de la race Y ::: alors adieu humanisme ::: bonjour religion unique ::: « vive la poésie qui ne fait de mal à personne . surtout si elle est de mauvaise qualité… ! » // on finira par tomber sur quelque chose… me disait le triste mollah qui m’accompagnait ô schisme

 

Lettre de Karim

 

« Ma chère et aimée luce,

que penseras-tu de cette nouvelle branlette… ?

(6) BRANLETTE DE L’ÉMIGRÉ

(6)

finis

 

Je suis sans nouvelle de toi… rien dans les journaux…

 

Ton adoré Karim.

 

::: ils sont venus m’interroger . à propos du poète français . ::: Jarive ::: ou Tarive ::: « j’me rappelle p’us !

— t’es sûre qu’il était français ce poète… ?

— on n’est jamais sûr de rien… les mecs…

— mais moi je te demande de l’être…

— quelle importance ça peut avoir… ?

— ça c’est pas ton affaire !...

— vous avez un bissness ô les mecs !

— fais pas la conne ô luce !... tu vas morfler…

— comme Jim…

— tu le connaissais trop bien… Jim !

— je connais un tas de monde dans le milieu… je rends des services… et je ramasse pas mal de pognon pour la cause…

— on n’a pas dit le contraire… mais maintenant on veut savoir comment il s’appelle… le poète français…

— j’en sais rien moi si c’est Karim qui m’écrit ou si c’est un autre qui se fait passer pour lui…

— et pourquoi il se ferait passer pour Karim… ?

— je n’ai aimé que Krim à cette époque… on a fait des conneries…

— ça on le sait…

— je sais pas pourquoi on m’a pas jetée en prison… et je me suis retrouvée là… j’y crois pas — moi — à votre dieu vengeur… !

— ne blasphème pas !

— j’ai rien à faire ici… ou alors c’est ma prison… Karin est en cavale… et il m’écrit des lettres d’amour…

— t’en connais pas le chiffre… alors…

— parce que vous le connaissez, vous… ?

— on en sait plus que toi… et on a pas trouvé de Tarive ni de Jarive dans la liste des poètes français…

— ils ont une liste en France… ? ah ! si j’avais su !...

— qu’est-ce que t’aurais donc fait si t’avais su ô luce… ?

— je sais pas… à quoi sert une liste… et puis s’il m’a dit qu’il s’appelle Jarive c’est qu’il s’appelle Tarive… et inversement… !

— déconne pas ô luce… c’est du sérieux cette fois…

— qu’est-ce qu’il y a de pire que la prison… ? et avec un dieu à la clé… que j’y crois pas et même que je m’en fous !...

— blasphème ! blasphème !

— coupez-lui les couilles !

— mais j’ai pas de couilles !... et j’en aurais jamais !... »

et on m’a posé des tas d’autres questions . j’avais pas la télé . le journal était jaune pisseux . et il manquait des pages . « d’où viens-tu ô luce ?...

— je viens de Paris… mes amis étaient tous anarchistes . j’ai fait trois jours de taule . mon père…

— on sait déjà tout ça… quand as-tu baisé avec Jarive (Tarive) la première fois… ?

— on n’a pas baisé !... J’étais avec Karim… l’enquête n’a pas pu établir si c’était moi qui avais tiré.. ah ! ce que j’ai souhaité n’avoir jamais tué quelqu’un !...

— c’était quoi ton rôle à bord du LongSong… ?

— j’étais coq… personne l’a regretté… autant que je me souvienne…

— Karim dit le contraire…

— il ment !... il se régalait lui aussi !... j’ai fait cuire un douanier de Marseille… quel con ce pauvre type !... ils embauchent que des ratés !... des mecs et des meufs qu’ont pas de scolarité… alors je les pinçais au bon endroit et Karim les faisait parler… celui-là en est mort et je l’ai donné à bouffer aux petits poissons d’un élevage… ya pas d’mal !... ô Mohammed ! »

 

je sais pas si ::: vous savez ce que c’est ::: que d’avoir des cadavres ::: sur la conscience ::: mais le fric était partagé ::: entre la cause ::: et le plaisir ::: Karim savait y faire ::: je crois même qu’il a inventé ce poète français // lequel n’a jamais existé . pourquoi aurait-il existé… ? ? ? // ah ! mais qu’est-ce qui m’a pris d’entrer dans cette église à Jérusalem… ? un curé pas plus haut que ça se paluchait dans le confessionnal . si on peut appeler ça se palucher . et il m’a fait signe . et j’ai tout avoué ::: sale Juifs !... ils m’ont demandé si je racontais des salades ou j’étais musulmane ::: pas d’autres alternative ::: ou tu racontes des craques ou t’es musulmane ::: or il se trouve que j’ai des racines juives ::: même que la cousine Sarah est morte au Konzentrationslager Auschwitz . le 26 janvier 1945 . pas de pot ô Sarah . et quand je suis revenu dans cette église . des années plus tard . un autre curé m’a appris que mon curé était mort et enterré . son cadavre avait rejoint les siens dans la campagne française du côté de Vitré . ah ! tu parles si je connais ô Vitré

 

Karim… écrivis-je dans mon journal intime le 7 janvier 2015 ::: Karim je voudrais écrire le roman de notre aventure qui ne s’est pas encore terminée ::: à moins que je n’aie rien compris à la manœuvre ::: mais je sais pas raconter ::: je sais que brailler ::: en aveugle ::: avec le mégot au ras de la peau ::: mais pas sur les bras que j’ai quelquefois nus ::: quand je pétris ::: // si jamais ils m’enlèvent la culotte : je suis bonne pour l’asile ou la lapidation ? ? ? // mais tu ne dis rien de mon talent dans tes lettres . tu n’es peut-être pas Karim . et donc tu ne sais pas ce que je vaux quand j’écris . lui le savait . il m’en parlait . mais raconter je ne sais pas ::: j’ai besoin de toi pour ça ::: et pour autre chose aussi ::: j’en ai assez de me branler sans photo de toi nu sur le roof du LongSong ô phallus

 

et puis ils m’ont laissée tranquille . et même seule . à part ce gosse qui m’apportait le journal . avec quelle fréquence ?... pages jaunies par le soleil du désert ou les années ::: j’en sais rien !... // j’ai même eu droit à un pétrin mécanique ::: le fil électrique montait l’escalier et pénétrait chez moi par le trou de serrure ::: il ne manquait plus qu’un monte-charge pour les sacs . j’en ai parlé à Mokhtar qui s’y connaît en monte-charge . et il m’a dit qu’il en avait parlé . et que l’idée ne leur déplaisait pas . et que si j’avais encore des idées j’avais qu’à en parler à lui //Mokhtar// « le temps existe ô luce !... le temps existe !... le premier que tu rencontreras à l’entré du paradis ce sera ce sale flic juif qui t’as fait dire n’importe quoi au sujet de ta tante Sarah…

— ma cousine… Konzentrationslager Auschwitz… pas de pot !... oh ! pas de pot… !

— alors tu lui planteras un couteau dans le cœur…

— retuer Sarah… ? tu n’y penses pas… ! avec ce qu’elle a souffert… de crever la veille du jour…

— je te dis de le planter dans le cœur de ce sale Juif !... ah ! et puis pourquoi pas dans celui de la tante Sarah si elle est pas tout à fait morte… ils n’ont pas bien terminé le travail… les Chleus !... »

ô Berbères et Wisigoths

 

dans le grenier de la maison familiale . y avait les souvenirs de granpapa . la francisque et ces sortes de chose qu’on ne sort plus aujourd’hui . mais qui restent . des souvenirs d’antan . souvenirs de l’espoir . de changer les choses par une révolution . non pas individuelle . mais nationale !... nationale… ! même papa y croyait . et maman qui n’aimait pas cette odeur . qui répandait les siennes . à Paris nous respirions ses roses et ses jasmins . et je jouais avec les reliques de Vichy . en circuit fermé . parce que papa fréquentait maintenant des communistes ô que oui

 

ah la méfiance !... chaque fois que je croise quelqu’un et qu’on s’arrête pour dire du mal des autres ::: je chasse les signes d’une idéologie . mais je tire pas . j’absorbe . je mets de côté . c’est bon pour la poésie . et on a beau s’asseoir sur un banc, sur l’herbe ou à la table d’un café ::: je collectionne les signes . ah on dirait que je m’en nourris ::: que je vais en faire des personnages . et que le roman s’annonce enfin . que je n’ai plus besoin des autres . et que je vais arriver à la fin toute seule . sans l’aide de la nation ni de ses sbires . à peine payant son dû au régime opiomane qui fonde mon acratie interne . bonjour monsieur madame !... hello madame monsieur !... et sin on forniquait devant un café crème ?... là ::: devant tout le monde ::: à deux pas des librairies ::: luce cautèle // ah le beau pseudonyme ::: voyons ce que á donne en titre ::: Luce Cautèle /// Prix du roman algébrique ::: ? ? ? mais posez-vous la question mes sœurs !... le Polistar et le Babel !... rien que du neuf et du très-haut !... mais non !... mais non !... c’est moi que je paye !... vous l’avez bien mérité !... ah ! les personnages !... des personnages-textes comme j’en rêvais ado !... la scène avec les textes dessus… les textes entrant et sortant… les répliques des textes… leurs costumes… leurs caractères… sans comédie… sans comédien… rien que du texte… et du théâtre !... // tout ça parce que je vous rencontre . et qu’on suçote un café à la crème de banlieue . vous et moi ô adepte

 

ils avaient bien capturé Jim ::: quelle torture face à la mort !.. ils finiraient par trouver le poète français ::: dit PF ::: parce qu’on ignorait son identité occidentale . pas pef !... pf ::: comme pffff ::: onomatopée islamiste en usage dans les mosquée ralliée . pffff !... ils l’amènerait ici . et on aurait droit à un décollement du chef . par cisaillement lent du cou . à la télé dans le monde entier . même dans la campagne la plus reculée de la RF . rffff !... pas besoin de lui couper la langue comme le recommande le Prophète ::: envoyez sa tête à Pasteur // sa peau servira de parchemin . une sourate laïque pour commencer cette nouvelle ère de l’homme-dieu ô 1789

 

la perversion narcissique à tous les étages ::: auteurs en gésine ::: face au commerce du livre ::: « ici, peu de schizophrènes, beaucoup de paranos et surtout énormément de cons… » écrit PC . la lignée (je simplifie) andrébreton / pauléluard / jackkérouac / charlesbukovski / philiproth / et tant d’autres qui doivent tout à l’écriture automatique et au hasard objectif // finalement peu d’enquêtes // fenêtre ou écran ::: l’auteur se prend pour un écrivain . on lui facilite les choses ::: mais qui ça « on »… ? mais là !... les librairies + les municipalité + les maisons et autres centres et printemps !... et moi je suis là (pas même auteur) à fabriquer du pain pour les terroristes . pain d’opium et de chanvre . pain d’extase et de shoot . ô bon pain ma boutique de parisienne occidentale (je précise parce que n’est pas parisien qui veut) ::: ô te souviens-tu du douanier de Marseille empalé comme un hot dog . des gosses chez lui . et une veuve avec sa médaille . il a tiré sur nous . quel crétin !... on ne leur demande même pas de se cultiver aux mamelles universelles . avec ou sans dieu . des cons à tous les étages . manipulateurs manipulés ::: ô wc

 

faites-vous soigner au rythme des pubs et des infos !... la Clinique Républicaine Sentimentale vous accueillera dans son salon d’explications sans faille . vous aurez le Sentiment de vivre en société . et pour pas cher . le prix d’une croisière dans les îles grecques et turques . les billets sont à l’office . et moi dans les chiottes pour évacuer les petits pains de ma production . Jim m’attendait toujours devant un taxi « John est à l’hôtel… » et à trois dans un lit de luxe on s’envoyait des messages instantanés. « faites-vous soigner » ::: vous sauter directement du seuil de vos usines sur la passerelle qui mène à tout sauf à rien !... petits commis de commerce et d’administration . et tous ceux qui se croient en mission . les profiteurs moyens du système . lâches et Cie . « il en faut ô luce . je t’assure qu’il en faut…

— je peux pas vivre dans ce monde !... je…

— tu… ?

— moi… ce monde… ces larbins… ces échelles de la réussite et du devoir… ah ! non !... très peu pour moi…

— retourne à tes petits pains ô luce !... il faut nourrir le terrorisme… et ça c’est une chose que tu fais bien !...

— et sans médaille à la clé… je sais… »

ô mes conversations avec l’amour

 

la colère comme seule cause ::: du simple coup de pied dans une poubelle à l’explosion en joie au milieu d’une foule qui s’est rassemblée là pour commercer . ? ? ? toute la gamme des colères . « c’est fou ce qu’on peut être prudent quand on a la place… ! » // « collez-vous-y ! une fonction utile à tout le monde . n’importe quoi qui mérite le qualificatif d’humain . après études ou sans études . devenez ingénieur ou flic selon vos capacités d’enregistrement . pas besoin de courage . on en a pour vous… » // seule cause ::: rien d’autres à se mettre sous la dent ::: sauf les substances ::: les petits pains comme le pinard de l’ouvrier . qui d’ailleurs en boit de moins en moins . et qui boit de plus en plus ::: ouvrier base et ouvrier cadre dans le même sac ::: semence des collaborations nationales et internationales « nous sommes faits pour vivre ensemble / sinon tu ne vis pas / prenez un billet pour Istanbul ou Tel-Aviv » et j’écoutais ça sans broncher . le feu en moi . « tuez-moi maintenant ! » // ne pas finir en prison pour alimenter leur chronique du Bien . crever comme un poisson dans l’eau . au spectacle d’un effondrement ::: n’importe quel effondrement ::: l’estropié comme la veuve . chair humaine revisitée au fer . c’est là qu’il faut frapper !... et mes petits pains nourriciers… ? qui qu’en veut de mes petits chéris… ? ô toi

 

on le sait depuis toujours (valery) ::: c’est aux extrêmes qu’on trouve la vérité . et la joie d’être pris la main dans le vrai // le milieu est pourri ::: lâcheté – abandon – trahison – carrière – retraite – patrimoine – femme battue – enfant déçu /// depuis toujours la vérité est suspendue aux extrêmes ::: comme le temps aux cadrans . les autres forment le contenu de la poubelle humaine . nuances et variations dans la soumission . ces voyageurs du métro et du covoiturage . ces géniteurs patriotiquement conçus eux-mêmes ::: racaille du milieu . ni gauche ni droite . ou l’une dans l’autre . « trouvant » le travail . ou en panne dans les marges . du SDF au cadre supérieur ::: le milieu où ça « prend » ::: comme le ciment de vos murs ::: laïques et orthodoxes /// marginaux et adeptes . comment mais comment le rêve de vos enfants devient le vôtre ?... la trouille expliquerait cette sordide situation…/ phobies en tous genre… et au journal télévisé et dans les discours parlementaires la phobie dévient synonyme de haine ::: mais comment arrivez-vous à changer le sens des mots ?... des quiddités ?... quel chemin de la peur à la haine dans vos esprits journalistiques ?... ô pivot

 

on s’est amusé comme des folles dans le pétrin ::: moi et les filles . dans le pétrin formant les petits pains de la joie et du courage terroriste ::: elles ne portent pas encore le voile . il faut les deviner . et j’ai fermé la fenêtre pour ne pas entendre les sentences . sur le toit, la cheminée devait fumer noir . « pourquoi n’aimes-tu pas ton prochain ?

— n’importe quel prochain ?... tu charries…

— tu n’aimeras jamais personne… pas au point de mourir pour le dire… »

ô encore toi

 

Lettre de Karim

(7) BRANLETTE DU VIOLEUR

(7)

finis

 

ma luce ô ma toute luce !... je ne sais même pas si tu lis mes lettres — les Turcs sont de bien méchantes personnes quand ils font profession de geôliers !... je ne te reverrai peut-être jamais — ou là-haut — si tu crois encore à ces fables — moi je ne crois plus à rien — j’ai faim de viande et de chair — et de boissons aussi — nos shoots sur la grève !... t’en souviens-tu ô luce — nous n’étions pas encore des assassins — la vie sentait bon les murs remplis de soleil et de traditions — nous sous la treille — buvant frais et sans soif — nus comme au premier jour — expérimentant la moindre faille du système — connaisseurs d’ombres — mangeurs des fruits de la passion — ô ma luce dans ce lit de draps si doux — draps si vieux aussi — de la fenêtre de ma cellule (si on peut appeler ça une fenêtre) je vois les grands navires de croisière qui transportent l’Occident et la Chine et peut-être aussi la Russie — qui sait de quoi la Russie est capable ? — navires comme des prisons de la liberté — frôlant les rivages andalous — la chemise d’Alberti au vent des nouveaux départs — et j’écris que tu ne me lis pas — énumérant les raisons de cette douleur — une page par douleur et un jour par page — le geôlier a des racines anatoliennes — il emporte mes écrits dans ses poches — mais ne rêve-t-il pas lui aussi de croisière ? — ne me trahit-il pas chaque jour que Dieu renonce à polir comme l’argent de nos coupes ? — ici les procès n’ont pas lieu — le Turc trahit l’Occident comme l’Orient — c’est sa fonction géopolitique — mais je ne manque pas de papier ni de mines — les tourterelles de nos toits ne sont plus mes messagères — mais j’y crois — credo in unam — je n’arrête pas d’y penser — jours et nuits — cette seule pensée me fortifie — je ne suis rien sans toi ô luce

 

Ton Karim.

 

admettons ::: nous sommes les mitrons du terrorisme ::: nous élisons ceux qui votent la guerre sans nous consulter « mitronnez, petits animaux domestiques, mitronnez dans vos chaumières . les parisiennes comme les profondes . il en restera quelque chose !... » d’après quincey l’assassinat est une grossièreté du point de vue moral et un art selon la perspective esthétique // admettons ::: mais en dehors de la morale et de l’esthétique ::: vous n’avez rien d’autre dans votre chapeau claque ?... c’est bien ou mal // ou c’est beau ou pas // « va falloir trouver autre chose si on veut continuer d’exister !... » allons !... au travail !... ni morale ni esthétique !... formez vos petits pains dans cet esprit et vous serez considérés ::: ni bien ni beau ni bien ni mal qu’est-ce que c’est… ? ::::::: songez à la douleur . ça fait mal ou ça fait du bien ::: je regarde les images ::: alors, mes petits pains :::: ça te procure du plaisir ou pas… ? sinon éteint l’écran — et va jeter un œil sur les pousses de ton jardin — rêve que c’est facile ou au contraire que ça pourrait devenir difficile ::: hemingway mort dans l’après-midi avec le quinto toro . ô pâton

 

â que la syntaxe est tournoyante mais ô â que c’est facile à lire ::: romans affiches . l’auteur réécrit le compréhensible avec les moyens de l’intelligible . ô virtú !... â ô ?

 

coquilles vides des écrits de chercheur ::: académistes fouteurs de merde au moment de s’en prendre à la vitrine d’une banque ou d’un commerce de luxe ::: limogez les savants et les cons !... comme il ne peut plus être question de bien, de mal, de beau et de pas beau !... videz le poulet par l’aine . étirez ses boyaux de larbin inculte . mangez la soupe populaire à la place du peuple . et les fruits des grandes écoles sur le trottoir en putes vierges . forcez les entrées vierges et celles qui résistent . et faites entrer l’artiste ::: le troubadour pas le trouvère . lâchez les ours dans la cohue du marché patriotique . coquilles vides : pas d’œuvres à cette altitude ::: des « travaux » destinés à honorer leurs ouvriers . « regardez-les se pavaner sur le seuil de la République : » ? ? ? // concevoir l’assassinat dans la seule perspective du plaisir ::: l’acte comme le spectacle ô apo ô apolo ô apologie

 

« écrivez pour empêcher les autres d’écrire » dit Matorral sur le seuil de sa maison . de l’écriture considérée comme un assassinat . colère ou lassitude . même force tangente . le couteau à la main . promenez vos gorges sur ces chemins et vous verrez . instituteurs en missions littéraires nationales . verrez la violence alors qu’il n’est question que de cruauté . pâles imitateurs . verrez le plaisir comme rideau . le théâtre du plaisir . comme dans l’ancien bordel . attirer les cons et les traiter comme tels . verrez comme c’est beau finalement . et comme c’est bien ce qu’il fait faire . ô connaissance ô action ô vous les proxos les dealers les killers // verrez la nuit comme de jour . seule la violence a un sens ::: ô timides

 

« ils ont capturé le poète français !... ils ont capturé celui qui a pris la place de Karim dans le cœur de luce !... » que de gosses sur la place ! à couper le souffle ::: ils tenaient le poète par la manche . il avait dû courir longtemps pour tenter de leur échapper . ses cheveux noirs éclaboussaient la foule . que de gosses !... il portait une chemise blanche (qui avait été blanche) et allait pieds nus sur l’asphalte brûlante de Raqqa . poète poussé hors du printemps . maintenant plus vrai que nature . et ils l’amenaient chez moi . moi et mes petits pains . « tu le reconnais ô luce ?... est-ce bien lui qui a pris la place de Karim… ? tu ne peux plus te tromper ô luce… » et le type qui frottait ses genoux sur mon tapis était bien celui qui m’avait fait un enfant !... « un enfant de toi ô luce ?... un enfant de chair et d’os… là-bas entre Málaga et Sevilla… ou peut-être dans une rue de la Judería… face à l’hôtel où Garaudy reprenait les qasidas du Fou d’Elsa en connaisseur du monde arabe . juif . chrétien . ô troglodytes

 

je lui ai donné à manger un de mes petits pains . les gosses en sont témoins ::: « parle-moi de mon enfant ô toi » il avait faim et soif . il pensait encore à l’amour . à l’aventure des mots qui sourdent des choses . matière à poésie . ça il le savait . et il savait aussi tout le reste . il avait traversé tous les écrans . de tragédie en Histoire et d’Histoire en comédie . comme Shakespeare . pas moins . il m’offrit un volume sans couverture . « j’en arracherai les pages une à une !

— pas toi ô luce !

— moi du haut de mes petits pains nourriciers !

— je ne suis pas venu pour ça ! »

parce qu’il croyait venir ::: venir ::: alors qu’ils l’avaient molesté durement pour qu’il marche devant . et maintenant mordant dans un de mes petits pains il me fait la leçon . français donneur de leçon . la vocation de pédagogue missionnaire français . colonialiste dans l’âme . « et en plus je t’ai apporté un livre où il est question de moi » ::: et en effet il en était question . tandis que Karim croupit dans une prison turque . « mais Karim c’est moi !... ou mieux dit : Karim est mon personnage !...

— et alors je suis qui moi… ? » ô Montagne

 

une bonne planque : un salaire garanti : jusqu’au cercueil gratuit : tranquillité locative ou acquisitive : de quoi baiser (chair ou écran) : toxicité libre : limitée au pinard et dérivés ou similaires : des flics à proximité : disponibilités des soins : en intensif comme chroniques : des vitrines en tous genres : des propositions à intervalles de plus en plus étroit : ça va vite : « on a tout ce qu’on veut » dit la petite noire privilégiée : vous avez même la campagne : si jamais vous manquez d’air : avec ses retraités : fonctions publiques aux conseils : réseaux associatifs : élus foireux : la « france Profonde » : si vous aimez mériter jouez avec eux au perroquet sur le comptoir : chiens de garde : planqués des guerres coloniales : pères blancs et noirs : des vierges au coin de rues : idéal féminin : et pas une bite au cul : dégradation = blasphème : « or je ne blasphème pas puisque la religion est une abjection : je dégrade faute de pouvoir détruire » : liberté = autorisation : égalité = privilège : fraternité = piston : mon interlocuteur avait raison ::: j’ai tort : « c’est pas que j’aime ça… mais j’en ai marre… je ne lutte plus… et je veux vivre… profiter au mieux… vivre le plus longtemps possible… et dans les meilleures conditions possibles… merde !... je suis née au bon endroit… malgré tout… je suis pas noire ni pauvre… je suis couci-couça… faute de grives on mange des merles… ya des merles dans mon jardin… j’en mange pas trop sinon les merlettes quittent les nids… je leur donne même à bouffer… ils engraissent… je les pèse du regard… je les élève… l’État c’est moi !... en tout cas chez moi… dans mes limites… la chance que j’ai d’avoir des limites !... et tant pis pour ceux qui n’en ont pas !... à eux la rue !... les flics en maraude… les donneurs de leçon… les pourboires sociaux… » et mon interlocuteur me gratouillait la plante des pieds des fois que le diabète menacerait mon intégrité… » ô jouir

— c’était quand ô luce… ! ça… tout ça… ?

— ya bien longtemps que je m’en souviens niet !...

— faut se souvenir ô luce… ! la mémoire !... ah ! la mémoire… !

— n’oublie pas qu’à force de contrainte ô juju ::: on s’amuse plus !... on vit plus !... on est plus rien de bon à quelque chose…

— si je le sais ô luce !... tiens ::: moi ::: par exemple…

— et moi donc !... […] tu veux du pain ?... pour la sauce… j’ai plus d’cochon à la maison…

— tumamoi !... et cochon je suis si on m’pousse !...

— t’as pas connu Karim… une bite comme ça… et pas sous la loupe !... pas dans l’écran qu’avec un écran et photoshop tu fais ce que tu veux des bites et des porte-monnaie !... non… moi je te parle d’un karim de chair et d’os… Karim !... sa bite !...

— et cochonne avec ça… ! au pays du mouton et de ses soumissions laineuses… même la Gauche n’en veut pas… et qu’ils préviennent ::: on est des insoumis français… ! le drapeau rouge dans les traces du drapeau tricolore ::: j’en vomis chaque jour…

— laisse-toi enculer par Dieu… quel que soit son nom… et donc par plusieurs dieux uniques… pas d’unicité s’il n’y en a pas plusieurs !... tu veux pas goûter à mon pain terroriste… ?

— j’ai plus faim ô luce !... suce-moi plutôt la bite… ya rien comme un orgasme après bouffer !... ensuite je me carapate dans la sieste… un si beau pays !... avec des soleil et du pétrole !... J’en ai rien à foutre de la bite de ton karim !...

— je te le fais à la sauce ou à la mie… ? ô juju

 

on était là juju et moi ::: dans la cuisine ::: avec les petits pains : et la sauce coranique ::: et le poète français était sous bonne garde ::: un peu sanguinolent ::: mais pas plus ::: pas de plaies profondes ::: dans sa conscience de linguiste reconnu ::: par la faculté ::: la petite bite de juju (treize ans) sous ma langue des langues // j’en ai appris des choses depuis que je sers à quelque chose !... // je pourrais recracher ça dans ma chatte : « c’est ça la poésie ô juju !... le shoot avant la sieste : et après la sieste tu vas chercher un sac de farine sinon y aura pas de pain demain ::: et je serais fouettée : mais pas toute nue ::: sur la place publique ::: comme dans les médias en démocratie : les fesses à l’air mais seulement dans l’imagination ::: pissant parce qu’on peut en crever de ces manières de crétins convertis !... ah ! des fois je me vois en justine : ou en juliette je sais plus : justine en trois versions : que c’est interdit ici !... sous peine de décollation !... et qui c’est qu’a le plusse peur de crever de cette manière atroce si c’est pas ta luce ?... ecul… pensant une dernière fois… l’œil collé à la terre d’Arabie… l’Arabie éternelle à qui je dois mon cœur… ô chevaux d’arçon… arçonnage de la bite en cuir qui me harcèle maintenant que la peur de la mort a remplacé l’amour de la vie !... luce le cul… cul la luce… dire que j’ai été une enfant !... avec une culotte et sans voiles… et des jouets de Noël !... à Paris montrant mes cuisses nues… phénoméride…

— t’en veux pas de mon pain ô poète français… ?

— j’en ai voulu… mais maintenant que je vais crever… sans doute… à moins que… ô miracle… ! maintenant j’ai plus faim ::: et je trouve même plus l’incipit de ce qui devait constituer mon prochain ouvrage… !

— ah ! ce que je te crois ô allah

 

Lettre de Karim

 

« Ma douce luce

luce ma douce

je pense à toi

à nos amours

ah et puis merde

tant pis pour toi !

je me masturbe !

 

J’en écris des conneries en ce moment ! Et on me laisse écrire. Ou je conserve dans mon tiroir ou ça part à la poubelle. Comme ça ils sont coulants. Et des fois, ma lettre suit un autre chemin, qui n’est même pas celui de la révolte : je paie avec mon cul et quelquefois avec ma bite : c’est le prix à payer pour espérer que tu me lises ô luce luce luce !

Dire qu’on aurait pu se marier civilement s’entend et avoir des enfants qui nous ressemblent : avec de la chance : celle que nous n’avons pas eu : des enfants au cul verni comme des icones !

On me dit — mais les langues sont si mauvaises ::: et particulièrement la langue turque — que tu fréquentes un poète et qu’il est français et que tu n’as pas encore d’enfants… tous les poètes font des enfants : ils les sèment : sinon à quoi servirait la femme ?... Note que je n’écris pas « les femmes »…

J’aurais bien du mal à te souhaiter tout le bonheur… que tu mérites sans doute… mais tu aurais pu épouser plutôt un ministre turc… un musulman modéré façon turque… et je t’aurais pardonné de coucher avec l’étranger !

Ô extase de l’immobilité !

Les tourterelles conchient le rebord de mon vasistas. J’en nourris ma plante verte. Mais je ne mange pas de pigeon. Je ne suis pas sur les traces de ton ami Hemingway.

Ô fureur de la paralysie !

Comme la poésie s’enchaîne chaque fois qu’on la libère !

Où en es-tu de ta connaissance des petits pains du terrorisme ?

Un jour tu exploseras sur une terrasse parisienne ou dans une épicerie villageoise. Je te connais. Tu es faite pour ça. Tu ne crois en rien, mais tu sais ce que tu veux.

Vive les journaux et les écrans qui annoncent ta mort ! Et vive le procès médiatique qui l’accompagnera au son du canon politique !...

luce ma douce action sous les douleurs de la connaissance !

Ceci :

(8) BRANLETTE DE LA MÉMOIRE

(8)

 

adieu ma luce

(je ne sais pas pourquoi j’écris ce que j’écris — tu connais Jarive — il est sorti il y a au moins un an maintenant — je n’ai pas vécu ce temps — peut-être l’ai-je vécu — de branlette en branlette — plus les conflits — les menaces jamais mises à exécution — on me craint — fais-moi du mal et tu paieras à la sortie — une p’tite croisière à bord du LongSong — par ici les esclaves !... travaillez pour papa Allah — la mort est la porte du Paradis — mais si vous en prenez à Karim le Sourdingue… votre sort est jeté — à la poubelle de l’existence — vous qui avez ou avez eu une maman pour vous dorloter ou vous vendre au plus offrant — ne travaillez pas pour les ennemis de papa — suivez l’exemple du meilleur des poète français — transmettez l’ouvrage de Karim à sa sœur luce — et continuez de fermer votre gueule — sous peine de finir sur l’étal du boucher coranique — chantez les vers de la Qasida de la Soumission en Rose — l’anus bien ouvert à toutes les propositions honnêtes émanant des bordels de la bande à Gaza — Gaza le Fou dans sa Citroën 11 CV — un jour de Libération à Paris — avec des nègres violeurs et des ratons sans foi ni loi — aimez-vous plus que les autres — et jugez de votre valeur spirituelle et politique dans les mêmes chiottes de l’Histoire — vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine — si les Ricains n’était pas v’nus… et les Berbères… ? et les Noirs… ? et les Caracoles… ? — et le poète français notait tout ça dans son carnet façon Gallimard — à la pointe du stylo — expérience fournie par cette vieille crapule d’Erdogan — jamais rencontré un Turc honnête — peuple de colonialistes — peuples à exterminer un jour ou l’autre d’une manière ou d’une autre : Turcs, Arabes, Anglais, Français, Ricains, Espagnol et j’en passe des Chinois !... — « mais alors tu veux la mort de notre Monde… ! tu veux que j’écrive ça… ! tu veux que luce sache ô ton inspiratrice assassine !... » — laisse aller !... encore trente ans à purger… trente ans de poésie et de brain storming — une phrase par jour !... non… une proposition principale par semaine… et six subordonnées… relatives et adjectives — mon roman !... premier chapitre jusqu’à Istanbul — le deuxième en cours — et le troisième — ô Aristote !... — le troisième au cul des imbéciles comme le pied de Jacques !... — mais irai-je jusque-là ô luce — loin du Monde et de ses petits pains terroristes — luce en croix sans larrons — sur le mont Vénus — cette croix que je trace sur les murs de mon enfermement — symboliquement — symbole parce qu’il ne me reste rien d’autre que le symbole — vivants piliers !... — à odeur de Dardanelles — fond marin des marins — « je sors demain » me dit le poète français — et au lieu de le tuer je lui confie mes pages — celles que tu liras au fil des ans — une par an — envoyée depuis le pont du LongSong — ce roof ensoleillé façon Rita et Orson — te souviens-tu ?... et l’autre me demandait comment je m’y prenais pour délirer ainsi — l’autre en phase copulatoire lui aussi — l’enfant est-il né ?... envoie-moi les résultats du test de paternité — j’ai hâte de le savoir — papa Allah aussi veut savoir — avec modération — sur la route de l’Europe parmi les migrants — la terre est à tout le monde — et la Lune à celui ou celle qui y pose ses pieds — et s’envoie en l’air avec le premier venu — « jamais nous ne serons heureux ô ma poule » — pliant la page pour ne lire que le contenu du triangle ainsi obtenu — laissant tout autre possibilité à la poubelle — trash qu’on tire comme la charrue — et tu y mettais le feu — au risque de nous envoyer par le fond — requin garanti !... ô mon pauvre amour déchiqueté comme cette feuille !... nous n’aurons pas la chance — elle ne nous sourira pas !... les baleines nous précédaient — et au matin elle avaient disparu dans laisser de traces — les pages de Moby Dick dispersée dans le vent des mouettes criardes — à ce point proches des Côtes qu’on pouvait en compter les guérites — périscopes coupeurs de route — sur une plage nous avions rêvé à un ordre nouveau — sourate sur la langue comme le miel du Ramadan — écris !... écris encore !... laisse pisser !... ta langue !... ta queue !... le sang de ton adversaire !... le robinet… — cercle jamais traversé — on vous pousse sur la circonférence des habitudes — branlette après branlette — j’ai inventé un nouveau genre ! s’écrie le pisse-copie doublé d’un songe-creux — REVENEZ DE LA GUERRE — revenez sans rien — médailles et remords — chagrins et prières usées jusqu’à la corde — revenez ! ne vous laissez pas emporter par les vagues qui lèchent nos rivages dévastés — soyez obscur comme nos nuits sans Lune ni rues — rien que la piste désertique aussi sèche que la peau de ses cadavres — enfin retournés au point de départ — entre les lèvres — comme il sied à tout langage digne de ce nom !)

 

oui oui oui oui !... comme la Molly au seuil de sa résurrection ::: je t’entends ô mon Karim ::: j’entends ta voix de verte prairie américaine ::: les mots indigènes aux tipis en feu ::: raclures d’Histoire !... nous ne sommes rien soyons tous !... pas tout !... tous !... le Monde en chaleur comme chienne au printemps de sa vie ::: et mes petits pains de Parisienne en rut moi aussi ::: la chatte comme l’étal du poissonnier mort la semaine dernière sans avoir pu donner un dernier signe d’existence ::: par les rues parisiennes aux terrasses ciblées ::: braoum ! braoum ! glissades de vivants sur la piste de ce cirque ambulant !... par le Monde circulant de zone en zone ::: imagine le concert de douleurs aussi diverses que probables… ? ? ? braoum ! j’ai vu une tête parcourir toute la longueur de cette rue d’ordinaire si paisible ::: briser notre tranquillité de salariés // un jour tu glisseras toi aussi — le cul filant comme aux Jeux d’hiver !... toi le petit provincial aux espadrilles noires de la crasse de tes vignes ::: entre les fonts baptismaux et l’adresse des perroquets — le Monde est l’abattoir des idées — tu me le disais avant que je devienne la « boulangère diabolique » ::: avant le procès que me fait la justice irakienne ::: dixit le journal ::: dies irae — pars ! oui ! pars ! mais pas sans moi ô marathonien furtif

 

[pourvu que personne ne me demande quelque chose !... — je ne sais pas moi : une rue… une direction… une opinion… — je ne parle pas leur langue — et je suis là parce que je veux être là — ils ne me reconnaîtront pas parce que je ne suis pas célèbre — j’ai faim — j’ai soif — j’ai envie d’un orgasme — je lirais bien un bon bouquin — un Houellebecq par exemple — il est interdit de fumer — de regarder sous les femmes — de ne rien faire — de ne pas se jeter dans la poussière des tapis à l’heure du muezzin — je ne porte pas d’armes — j’ai l’air de quoi ? de qui ? — qui sont ces enfants ?... etc. Et le poète français avançait dans la poussière soulevée par les missiles — l’adresse était gravée dans sa mémoire — il ne pouvait pas oublier une pareille promesse d’évènement à ne pas rater sous aucun prétexte !... mais il ne parlait pas cette langue — il ne pouvait donc pas leur demander de le guider — il se fiait à sa mémoire — il avait retenu les moindres détails de ce plan — tracé dans une prison turque — il reconnut la place et ses angles — les hautes tours des angles — les nids de la défense anti-aérienne — il portait sur l’épaule un sac de victuailles — elle a peut-être faim, se dit-il, depuis le temps qu’elle t’attend !... joli distique, pensa-t-il avant de pousser la porte — dans une autre vie, on lui sautait dessus et il était terrassé avant d’être conduit en salle d’interrogatoire — il chantonna — trois étages avait précisé Karim — c’était son appartement — un bien de famille — il pressa le bouton de la sonnerie — c’était ainsi qu’il apparaissait sur l’écran — spectateurs dans l’ombre — comme en guérilla — mais cette fois il ne jouait pas ::: la porte s’ouvrit et un gosse le questionna dans la langue locale ::: il ne s’attenait pas à tomber sur un autochtone — il se mit à suer : habitait-elle encore ici ?... tant d’années avaient passé… il recula en marmonnant dans sa langue mais de façon à ne pas être entendu — le gosse se tourna vers l’intérieur et dit quelque chose — la fin !... qui allait apparaître ?... un homme ?... il le tuerait — une femme ?... il s’excuserait et redescendrait en quatrième vitesse — sauf si c’était la femme qu’il était venu voir — l’odeur du pain chaud l’étourdit ::: il y avait longtemps qu’il n’avait pas mangé de pain ::: et cette charcuterie qui faisait partie de sa rue — bon cochon salé à point !... en saucisse sèche ou en tranche toute fraîche — putain d’Islam ! pensa-t-il avant de mourir — du moins s’était-il imaginé qu’il allait mourir et ce parfum du poivre et du lard l’avait accompagné dans la mort — et alors […] alors il vit qu’elle n’avait pas changé — à part le voile et les naïls — et l’absence de fard — les yeux maintenant aux cils courts et drus — une dent était gâtée entre les lèvres entrouvertes — c’était elle ::: ô luce !...]

 

Ah ! ça fait un bien fou de se faire enfiler par une bite occidentale !... ça faisait longtemps ô allah !... j’en ai redemandé mais il a fini par renoncer ::: j’en ai mangé pendant au moins une heure ::: et puis il m’a demandé si je n’avais pas autre chose à lui mettre sous la langue ::: le pain ::: pas de lard, non !... il ne tenait pas à se faire remarquer de cette manière . « le problème dit-il c’est la langue » . et il la sortait en se référent au prophète ::: pas question de la couper « ne pas parler » « faire le sourd » « ils vont te prendre pour un espion !... » j’exhibais le couteau en riant . « qu’est-ce que je coupe » ? ? ? mais je me faisais su mouron . couper la langue . crever les oreilles . le réduire au silence et au crétinisme . ah ! la poésie !... et je n’avais pas d’explication à fournir ::: il était passé comment entre les mailles du filet djihadiste… ? non mais quel phénomène !... j’hallucinais . mais quelle bite !... Karim m’envoyait une bite !... en mieux !... une bite française et même parisienne si j’en croyais ce gallimardien […] j’ai coupé les petits pains en deux en quatre avec ou sans sucre . « du pain ! » grognait-il . ce chien de Français !... bon pour la langue . rien d’autre !... et comme il l’avait dans la bouche et que ce n’était pas la bonne ::: j’ai flippé . à mort . et juju qui a l’esprit collaborateur !... juju qui aime les récompenses !... j’allais tout de même pas tuer juju pour sauver un poète français en cavale islamique !... mais il fallait le faire taire le juju !... et j’avais pas les moyens ::: ça crie fort quand ça crie un autochtone !... et un fils à papa !... que papa n’est pas le dernier des Mohicans !... ah ! je savais pas quoi faire !... avec deux créatures qui doivent se taire et même ne pas être entendues !... juju et jarive !... ma tragédie shakespearienne ::: moi qui sait pas rimer plus que ça : tra la la / tra la la . ah ! si je continuais sur cette voie qui mène pas à Rome ::: j’avais des ennuis ::: et pas que dans la perspective !... dedans et jusqu’à expiration du dernier regret !... et c’était pas jarive qui allait me conseiller !... il avait même bouffé le petit pain bien cuit que j’avais donné à juju !... furax le juju !... œil pour œil !... deux ennemis dans ma maison ::: et bien des fournées à alimenter si je voulais vivre vieille ô la la

 

juju n’était pas con au point de pas comprendre que jarive et moi on parlait la même langue ::: et que même on la faisait ensemble et à poil ::: il allait sur Internet le juju . en clandestin coranique . certes . mais il y allait // il avait même pris des photos ::: je lui saute dessus pour détruire son smartphone ::: mais c’est déjà en ligne !... deux corps blancs en goguette dans des draps moins blancs qui accentuaient notre blancheur native et naturelle ::: juju n’est pas poète mais il sait chanter la Marseillaise ::: il a appris à l’école en prévision d’une migration patriotique :::

« qu’est-ce que tu veux juju ?... de moi et de ce mec qui hélas n’est pas pédophile… ?

— je veux que tu m’aimes !...

— mais je t’aime mon juju !... comme si que t’étais mon propre fils !... Ah ! si j’avais retenu le nom de ton papa !... »

ô nappe de communion

 

bref j’étais dans une situation narrative ::: moi qui passais la journée à tailler dans la réflexion et les petits pains . j’avais pas connu ça depuis longtemps . depuis l’Andalousie et les croisières du LongSong ::: sans j’arrive : j’avais juju pour moi seule : un bel enfant qui promettait de mourir sur le front occidental en criant maman avant d’expirer sur le champ !... et sans juju : je pouvais envisager l’existence sous l’angle de la bite : même si jarive finirait par de trouver à l’étroit dans mon appartement islamique /// avec les deux sur le même plancher je courais un grand risque de lapidation !... Ah ! cette première nui à trois j’ai pas dormi ::: jarive n’en pouvait plus et il s’est endormi la bite entre les cuisses ::: juju avait mangé trop de pain et il dormait sur mon dos parce que j’étais à plat — ô shit

 

le lendemain matin — bouffie d’insomnie — je les ai laissé dormir et je me suis mis à la recherche d’une planque pour le poète ::: les meubles étaient trop étroits ::: pas de conduit de cheminée ::: les murs c’était du béton ::: et le plancher et le plafond ne se laissaient pas percer // ça me faisait mal de réfléchir à ce genre de connerie ::: mon esprit construisait des critiques du Monde — l’occidental comme l’oriental — et même celui du milieu — alors me creuser l’esprit pour trouver le moyen de creuser un trou pour y mettre le poète : ça me le rongeait . et je devenais dingue comme un arbre sans écorce et sans cagna en plein soleil — et en plus j’avais pas d’outil !... que mes dents et des ongles qui me servaient à rien depuis longtemps et que je réservais à la peau du poète français en cavale linguistique au pays des rois du langage des langages !... avec quoi que je le creuserais ce trou assez grand pour contenir un poète et sa bite en érection ?... ô mais

 

et voilà comment on glisse de la pensée en fusion au récit qui se cherche une raison d’être compris par le commun des mortels — l’héroïne en proie à ce qui n’aurait pas dû se passer si Karim était resté dans sa prison turque au lieu de m’envoyer un émissaire chargé de me communiquer les effets psychologiques de la branlette sur sa production littéraire !... ::: je cherchais comment faire un trou ::: et non plus pourquoi le faire ::: juju ne verrait peut-être pas cet ouvrage d’un bon œil — c’est qu’il a l’œil coranique le juju !... et il change pas d’avis comme de position anale !... et le poète avec sa bite statuaire et son corps de femmelette qui n’a jamais soulevé que ses doigts de fée pour caresser les poils d’un clavier de PC !... à moi le marteau et le burin !... et pour des jours à ne pas compter avant que Dieu décide de me foutre dedans sans l’aide de Gabriel !... je connais ça ô papa

 

moi qui avais la belle vie ::: mes forums et mes petits pains ::: et juju pour me servir d’enfant et d’orphelin ::: et les lettres de Karim pour mettre en branle clitoris et vagin !... on avait des raisons de couper la langue au poète, même si c’était pas celles que le Prophète a jeté en pâture aux ennemis de la Poésie ::: mais on en ferait quoi de cette langue… ? juju et moi ?... quid de cette langue de poète ?... et quid du poète lui-même ?... autant lui couper la queue et la conserver dans le formol avec sa pression sanguine !... Ah ! j’en avais déjà marre de pas pouvoir penser rien qu’à moi !... et tout ça parce que Karim se plaisait pas en Turquie !... ô abricots

 

des personnages qui font des trous dans le roman . des tas… ! et ça creuse !... et ça creuse !... que quand ça creuse plus on cherche le trou ::: et évidemment on le trouve pas . on passe pas par là . c’est pas par là que le lecteur se reproduit !... que de trous !... pire que le Koran !... des trous mais pas moyen de s’y mettre !... même que des fois on creuse nous aussi ::: on en perd la boule . et même plus si la boule n’est pas tout ::: mais qu’est-ce que c’est « tout » . qu’est-ce qu’on perd si on en arrive là : creusant avec le personnage ou à sa place . identification gallimardienne . du cinéma là où on était dans le roman ::: seul ou en compagnie . avec ou sans attentat terroriste . en France ou ailleurs . riche ou pas riche . veinard ou guignard . intoxiqué ou rien ::: la comédie de la tragédie humaine ::: comme si y avait pas autre chose à concevoir pour être en harmonie avec la nature et même avec ce qui est joli . troulala des journaux construits entre les gouttes des matins et des soirs ::: même papa voulait devenir écrivain ::: t’en souviens-tu juju ?... qu’est-ce qu’on était heureux du temps de papa !... ah ! foutez-moi ces moyens salariés dans les trous des romans parisiens !... et qu’on referme ô allah . qu’on referme le livre . qu’on referme la librairie . et les tombeaux qui vont avec . ô bilan

 

zavez déjà mangé un de mes petits pains… ? j’ai commencé à Paris dans le phénoméride… les cuisses, le ventre et puis tout le reste… en vrac le corps féminin et ses revenus !... ah ! papa n’était pas content !... « tes petits pains ! tes petits pains !... de la merde terroriste tes petits pains !... » il était lucide papa… et toujours là pour me sortir des griffes de l’autorité qui n’était pas la sienne mais sur laquelle il avait les moyens d’exercer une influence salvatrice ::: j’ai le petit pain fauteur de troubles ::: et j’y suis fidèle ::: la même recette depuis l’adolescence ::: tous les terroristes sont mes frères et mes sœurs… je les aime autant que mes créatures romanesques… ! — et même des fois plus !... comme à Raqqa avec juju sans son papa mais avec les lettres de papa et alors ce poète est arrivé sans s’annoncer — pas jésus le poète ! — en clandestin migrant des terres musulmanes tous schismes confondus — et voilà le juju sur le point de mériter des images à l’école coranique — et moi le couteau à la main regardant la langue du poète s’agiter — petit conard de catho socialiste — en voyage depuis sa planque municipale — il a un mot de Karim — genre branlette — et il relit tout ce que j’ai reçu — de la première à la dernière — il en revient pas que je l’ai reçu ::: et pas une trace de censure « ah ! si tu savais ce qu’il s’en foutent de tes branlettes ô poète de Karim !... mais alors ce qu’ils s’en foutent !... mais si jamais juju te trahi (et je pense que ça finira par arriver . c’est que je le connais mon juju !...) – alors tu vas jouer de la douleur comme je joue de la flûte avec mes doigts et tes trous… ! ô prépuce

 

je pouvais tout de même pas clouer juju au mur . et laisser mon poète-bite lui tirer la langue !... j’avais une décision à prendre . même si ce poète avait la voix de Karim chaque fois qu’il poétisait ma chatte ::: je surveillais juju quand il jouait avec ses petits potes islamiques ::: je lui faisais des signes qui pouvaient m’attirer des ennuis si ça finissait par passer pour un code destiné aux drones qui scintillaient dans le ciel ::: et derrière le rideau le poète parlait ma langue si bien que je me lassais aller à pousser des cris heureusement pareils à ceux que la tôle du four m’arrachaient quand j’avais le cul occupé à autre chose ::: c’était pas une vie possible ça !... mais sans ÇA est-ce que vivrais encore longtemps sans la tenir : ma langue ?... ah ! il faut se mettre à ma place pour comprendre que j’étais ordinaire malgré la qualité incontestable de mes petits pains… ! une femme comme les autres ::: mais épouse d’un poète à qui la Turquie avait quasiment coupé la langue ::: et maîtresse de la doublure nécessaire : et sans trou dans la maison pour la dissimuler et donc la protéger des atteintes mortelles de la Loi — mais fallait que ça se finisse ce chantier !... fallait que je change de vie sans toucher aux petits pains de ma conscience politique !... // sacrifier juju ?... pas questions !... réduire mon poète français à la taille d’un fada sans langue ni oreille pour écouter celle des autres ?... ma foi pourquoi pas si ça voulait dire que sa bite demeurait ma propriété exclusive — ah ! je cogitais !... j’avais des nuits blanches et des jours noirs — des tentations et des paralysies providentielles — le cœur battant la chamade au moindre soupçon ::: allant même jusqu’à m’adresser à Dieu pour le prier de m’épargner le cornélien et le suicide ::: même que ça me rendait insensible aux caresses //des fois/// et que je regrettais d’avoir vécu tout ça pour finalement me retrouver devant un choix ::: juju ou la bite envoyée par Karim ::: le fils de Karim ou la poésie de Karim ::: clandestin arrivé ici comme par miracle ::: sans une égratignure ::: la bite en forme de bite et la voix à l’unisson du Monde — notre Monde-virgule et ô point à la ligne

 

Lettre de Karim

 

Jarive ouvrit sa serviette en cuir marocain (triste saloperie artisanale) ::: il lut la dernière branlette de Karim sans l’introduction habituelle . « on se branle beaucoup en prison : » dit-il : moi-même…

— continuez voyons !...

(9) BRANLETTE DE L’AMITIÉ

(comme ça : direct : sans introduction :::)

(9)

 

finis

 

— c’est tout… ?

— dans le genre branlette oui…

— Karim n’aime pas les femmes…

— il aime pas les enfants non plus…

— il n’aimera plus personne ::: trente ans qu’il a pris…

— Erdogan crèvera avant… il sortira avant que juju soit majeur…

— j’y crois pas… (un temps) ::: merci pour la branlette…

— c’est pas moi qu’il faut remercier…

— merci qui alors…

— oh… ce n’était que paresse narrative…

— un nouveau genre… ou pas de genre du tout…

— ils en sont tous là ces auteurs qui se prennent pour des écrivains…

— est auteur qui veut ::: écrivain qui peut…

— c’est la loi ô luce

 

c’est james joyce qui s’est interrogé sur le rapport écrivain/épouse ::: lire les exilés en exil soi-même . sans homme mais avec un enfant . et cette espèce d’homme qu’est le poète ::: planqué dans un trou imaginaire : parce que impossible creuser trou dans maison béton islamique ::: le gosse finirait par parler . je connais les gosses . ya pas plus bavard qu’un gosse . vous détruisent la vie les gosses . si on n’y prend pas garde ::: moi-même : gosse : naguère : trahir papa dans un tribunal : papa abus de bien sociaux : au nom d’un parti politique : mon cul ! avait dit la juge ::: connasse qui se branlait sous le pupitre royal . papa aux anges parce qu’il savait . la trahison des gosses : ah ! le beau : le bon : titre de roman ou dans le genre moi-je-sais-j’ai-étudié . papa n’était pas poète : aussi son épouse n’a rien à faire dans la présente ô confession…

 

::: car je me confessais ::: j’avouais mais pas tout ::: avouer ce qu’ils attendent de l’émigré de Raqqa (comme la Presse m’appelle) ::: « la traîtresse et c’est pas la première fois : son père… » ::: qui j’avais tué ? mais tout le monde !... sauf mon juju fils de terroriste . oui oui j’assume tous mes crimes !... je sais pas me servir d’une arme mais appuyer sur un bouton c’est dans mes cordes ::: non non ça n’a pas marché… hé merde !... comme Abdel Slam le râpeur ::: pfuittt !... et personne n’est mort ce jour-là ::: heureusement que j’avais pas crié allah ou akbar (je sais plus lequel) ::: sinon j’aurais attiré l’attention ::: mais le flic soupçonneux (un provincial collaborateur) ::: m’a interpelée et « zêtes pleine ou c’est-y une ceinture…. ? ma femme voudrait la même… » ::::::::: bizarre ces Toulousains qui prennent l’accent parigot ::: le doigt sur la couture du drapeau tricolore ::: vive de gaulle, massu debré et toute la clique des profiteurs de l’Histoire — « je l’ai achetée chez tati…

— tatie qui… ?

— pas chère mais faut bricoler…

— ah ! c’est pas mon fort…

— y f’ront jamais des flics débrouillards comme des ouvriers… doit y avoir incompatibilité… Dieu le sait… ! »

et j’ai appuyé encore sur le bouton : là : sous mes seins ::: en vain !... pas moyen d’exploser !... alors je soulève mon t-shirt et je retire le détonateur ::: seulement j’en ai pas de rechange ::: et voilà-t-y pas qu’il pète !... mais pas un pet islamique… un pet de nonne… sans crème ni petit verre ::: un pet sans sulfure et sans hydrogène ::: deux doigts arrachés et le sang qui gicle sur mon flic ::: ah ! il a cru que c’était lui le saigné !... il en est tombé par terre ::: hurlant comme fillette à qui on a piqué sa culotte pour la donner aux pauvres ::: un coup de tatane que je lui ai donné à ce flic forcément raciste !... que ça lui a faussé la dentition ::: ce con de détonateur !... qui pète quand il faut pas !... mon œil aussi avait morflé ::: ça dégoulinait sur le t-shirt métallique ::: j’en ai pissé sur la chaussée ô commune

 

à Paris ::: ils ont l’habitude . terrasses aux petits bourgeois fonctionnarisés d’une manière ou d’une autre ::: « ah t’écoute encore black sabbath hé ben c’est bien fait pour ta gueule de mitron des valeurs républicaines ! » — pendant que le flic croyait agoniser dans la rigole . un type m’a ceinturé . et tout le monde a reculé . terrasse vidée de sa substance jubilatoire . on eût entendu une mouche voler si le flic avait été mort ::: mais il était tellement vivant qu’on le croyait blessé !... que mon sang était son sang ::: et le type voulait pas me lâcher des fois que j’eusse un détonateur de rechange (ils sont pingres chez daesh) — ô salariés

 

::: c’est alors que c’est arrivé ::: je sais pas comment ::: pourquoi : ils foncent dans le tas et tirent sur tout ce qui bouge à la manière d’un musulman ::: sur un tapis et le cul tourné vers l’Occident ::: le type qui me ceinturait a pris une belle de 9 mm en plein dans l’œil droit ::: sang de l’innocent ::: side effect ::: et comme il me retient plus ::: je m’écroule sur le flic . je lui mords la jugulaire . il hurle de terreur !... c’est la terreur qui sort de sa gorge !... enfin !... ah ! si j’ai pas réussi mon coup ::: c’est que vous avez rien compris !... ô Presse

 

« c’est elle ! » qu’il criait dans mes dents . « c’est elle !... elle a une ceinture !... l’explosion !... ma chair !... elle me mord la jugulaire !... arrêtez-là !... une balle dans la tête !... vous vous êtes gourés ! c’est elle qui a explosé !... » — mais il a eu beau crier ::: j’ai fini par lui arracher les carotides . ça pissait comme un homme en pleine possession de sa prostate ::: deux morts !... ô daesh !... deux innocentes victimes de la barbarie islamique !... et ils m’auraient tuée si je m’étais pas débarrassé de la ceinture !... et j’ai eu droit aux soins hospitaliers de la France « éternelle et magnanime » — ah ! le rêve !... la fiction aux petits pains !... moi bien confortablement installé dans les pénates parisiennes ::: avec papa qui m’en voulait plus ::: et qui prenait soin de moi ::: dans son appartement élyséen — maman encore grosse et pâle comme une morte qui vient de sortir de sa divine léthargie ::: qu’est-ce que j’ai pu rêver quand je suis sortie de l’enfance !... moi l’héroïne de mes propres fictions romanesques !... il fallait que j’invente une suite à cette situation sartrienne ::: moi la salope ou la pédante ::: pas philosophe pour un sou !... devenue méchante à force de bourgeoisie révolutionnaire ::: et j’ai raconté ça à mon poète français qui m’a cru ô classicisme

 

et je continuais de creuser ::: pour enfin le cacher ::: ils ont les yeux des enfants de leur côté ::: et juju en fréquentait des enfants !... des natifs de l’islam et des toulousains ::: des petits français comme vous et moi… et je creusais dans ce qui se laissait creuser . à commencer par ma tête . cacher ce poète était devenu une obsession ::: et si ça se fait il existait pas !... pas plus que vous et moi !... ô confession de pauvresse aux pauvres d’esprits !... creusant à la fois dans les murs de sa prison ::: et dans les matelas de l’asile ::: tout ça pour planquer un poète peut-être fruit de son imagination de révoltée larvaire et pituitaire !... et je leur posai la question ô de juris : « mais qu’est-ce que je fous ici bordel de merde !... » ::: à quoi ils répondaient que mon prochain livre serait publié chez Gallimard ô si

 

c’est compliqué ::: la folie ::: quand elle se mêle de vérité ::: et que la vérité ::: est politique — « voyons ! voyons ! ô luce ! vous avez eu une enfance heureuse… papa ne vous a pas aimée comme une femme… maman vous a lu charles de gaulle… tous les soirs au coucher après la prière catholique… charlie la marionnette des églises — ne dites pas le contraire ô luce ::: le bonheur avait des bras ::: et vous en profitiez ::: à deauville comme à paris ::: bras poilus du devoir et de la discipline ::: luce ! luce ! luce ! et ces cons qui sont morts pour la patrie… ? vous en faites quoi ô luce la garce des paranos !... » — complexité ::: les schizos se font rares ::: signalement des sexualités hors normes ::: curseurs des moralistes qui veulent qu’on leur foute la paix ::: la paix des moralistes ::: et les guerres lointaines et autofictionnelles — mon petit coin de paradis !... sur terre les zones à jouissance immédiate ::: cartes de crédit en main ::: clichés instantanés des publicités forcément mensongères ::: bill composant la nova avec les spots ::: le roman du bonheur ::: ticket comme la peau de bébé ::: douceur pour pédophilie enfin reconnue comme principe parfaitement naturel et même honorable ::: « l’enfance heureuse que vous avez eue ô luce !... y pensez-vous chaque fois qu’un djihadiste explose… ? y pensez-vous luce ?... dites merci à papa et à maman… » — le cul verni des pétroleuses qu’on ne fusille pas contre un mur parisien… ! jupettes au ras des fesse…/ passerelle des filles à papa…/ chez gallimard et ailleurs…/ même en province occitane…/ dans le trou du cul de la France…/ passage des tourismes du pauvre…/ dites merci à papa…/ saluez la statue de la vierge…/ jouez avec les bedeaux municipaux…/ ô billets sortis de la carte…/ quel bonheur même seule…/ goûtant les boues rurales…/ les cartes postales géopolitiques…/ laissez venir les petits enfants…/ petits culs tout neufs…/ petites bites dressées dans les fonts…/ chattes au pipi culotté ::: chez les riches comme chez les pauvres ::: et la domesticité bourgeoisie de la classe dite moyenne ::: le bonheur comme une aiguille dans une botte de foin ::: foin des ânes et des chevaux de course — « ne dites pas que vous n’avez jamais été heureuse ô luce — et ne mentez pas sur la pertinence de nos questions ::: savoir si nous sommes flics ou psys ::: si nous adhérons au parti ou si nous agissons en sectaires des dessous de la société — un jour vous nous remercierez de vous avoir comprise avant la catastrophe qui guettait votre existence — cessez d’inventer ! et cherchez avec nous !... l’intuition aura raison de l’impression !... ne dites pas non ô luce !... le oui de molly est la seule issue… ô fatalité »

 

comment voulez-vous construire une littérature populaire… et donc commerciale par essence… sans recours aux aspects de la connaissance ni aux principes de l’action… ? — comment voulez-vous conserver un minimum d’intelligence si vous ne la nourrissez pas… ? — comment voulez-vous atteindre le premier barreau de l’échelle si vous n’introduisez pas les citations perpétuelles dans le cut-up publicitaires… ? — comment voulez-vous projeter vos œuvres dans le futur si vous n’avez pas le passé de votre côté… ? — et toutes ces questions qui brûlaient les lèvres de la société qui m’accueillait ::: je venais de pousser la porte ::: croyant pénétrer dans une boutique quelconque ::: comme on en trouve dans toutes les rues ::: habitants des momies ::: voyant la porte entrouverte sans gardien sur le seuil — comment voulez-vous ne pas entrer… ? — « je suis luce… fille à papa… violée comme maman… mais pas heureuse de l’avoir été par papa… est-ce que je peux entrer… sans déranger la communauté… ? » — croyez si vous entrez !... vous n’en sortirez pas de toutes façons !... — j’avais juju dans les bras . lui la bouche refermée sur mon sein . moi pieds nus dans mes sandales à semelle de pneu . la tignasse hirsute . pas lavée depuis Istanbul . je hais les Turcs !... — « si vous avez un poète dans votre culotte… déposez-le ici… Fonts Islamique de la Langue… nous ne rendons pas la marchandise avariée par le voyage !... » ô ben

 

::: quelle nuit obscure !... l’enfant endormi… le poète dans le four éteint… il en sort pour laisser la place aux petits pains… ô métaphore !... bruits des chaînes dans la rue… comme fantômes de l’Arabie… ô palais andalous… ! colonnes de Cordoue… aux orangers peints sur les murs… comme je me sens seule quelquefois !... seule et sans amour… tout est loin… inaccessible… sans silence ni néant… seule au Monde… ou mieux dit : seule avec le Monde… ce monde que j’enfante tous les jours et dont la nuit me prive… du coup l’enfance revient comme le boomerang des Aborigènes — lancée depuis cet étage… l’enfance qui n’explique rien et dit tout… pourquoi ne suis-je pas devenue un objet sexuel ?... une compagne ménagère ?... une gardienne de troupeau… ? — comme la nuit est obscure à Raqqa !... à Paris les rues éclairaient ma conscience… vitrine à briser… actes symboliques en rut… et aux fenêtres des écoles les putes pédagogues de la République enfonçaient les clous de la Résistance dans le crâne des enfants… pauvres enfants du Monde !... ils deviennent vite les jouets de leurs propres enfants… et ainsi de suite… la bite éjaculant la nécessaire semence… dans et hors les murs… la science y pourvoie… alignez les hommes pour éjaculer et faire la guerre… le Parlement se chargera du reste… ô nuit obscure… tes sardines ne veulent rien dire… ta croix est une fiction à vendre… et les azulejos des mosquées… cette beauté qui se perd… je ne reviendrai plus la nuit !... le jour est bien assez clair ô chasse au sens

 

le monde est baroque ::: perfectionnistes et puristes — les uns croient à l’excellence / les autres à la foison — et moi dans tout ça… ? — j’avance au rythme des croisières . de port en port . à quai mais pas sur terre . jetant l’ancre mais la levant avec la marée — un enfant sur le sein et un poète entre les cuisses…/ poète de rechange car le mien est en taule ::: ni amateur de beauté travaillée à la pointe ni adepte des spontanéités saisonnières ::: un poète de prison ::: faut bien pallier son absence ::: et son copain de cellule est entré dans mon existence . pas par effraction . ayant frappé à ma porte digitale . porteur de bonnes et mauvaises nouvelles . diverses branlettes carcérales . sous la menace de l’enfant du poète . l’enfant au cerveau lavé par le Koran des conquistadores . quelle famille !... petits pains et poèmes . et prières sur le palier . tout Orient . la bonne odeur de la cuisson ne descend pas . il faut descendre avec elle . les petits pains sous le bras . dans la rue argumentant . et ça monte avec les sous dans la main . cliquetis de la nouvelle monnaie . car Dieu musulman exige un État . comme celui des Juifs . les chrétiens n’évoquant plus cette question depuis qu’ils dominent le Monde . et chaque semaine je déposais les fruits de mon travail dans l’escarcelle de la mosquée . « luce des petits pains… à Paris comme à Raqqa… luce ira au Paradis où les hommes satisferont enfin sa libido !... » — summum et débauche enfin ô féminité

 

à l’école juju jouait à la guerre ::: poésie du combat ::: les mots du combat ::: mort et patrie en chapitres de Dieu — moi aussi je jouais à le tuer . sous les yeux du poète clandestin . tuer l’enfant qui me trahira tôt ou tard . comme j’ai trahi papa au tribunal de la Nation . mais j’avais pas de poète sous la main moi !... j’avais pas cette référence française !... je lisais le Lagarde et Michard : pas plus !... et encore : quand j’avais le temps ::: la colère nourrissant le désir de révolte ::: imaginant les meurtres exigés par l’action — même que le poète lui a fabriqué un fusil avec une vieille planche arrachée à un vieux meuble ::: « ah ! ce qu’il est fidèle ton fusil abbou juju !...

— tu parles s’il l’est !... c’est un poète qui me l’a fait !

— avec ou sans sa langue… ?

— si on allait lui demander ? »

et vingt gosses sont entrés dans ma maison . vingt vecteurs de la foi . cherchant un poète avec ou sans sa langue . « un type qui fabrique un tel fusil à partir de rien comment c’est-y possible qu’il soit poète… ? le prophète nous a-t-il menti à propos de poètes… ? » — ah ! si vous trouvez un seul gosse capable de se poser la question ::: contactez-moi sur facebook ô glamour

 

c’est ça ::: la dramaturgie : dérivée d’une fonction qui tend vers l’infini (linguistique) . à le frôler de si près qu’on en éprouve des sentiments au lieu de s’en faire une idée . yúpala en Andalousie / le gosse / la Turquie / Paris / et j’en passe tellement qu’il faudrait me relire !... me voilà au bord d’un nouveau précipice et : la page se plie à cet endroit : apparaît alors l’envers : bill à l’ouvrage : billie la luce : le Monde approché avec les moyens de la page (me font marrer les charlies qui brandissent leur crayon à la con) — soit tu ajoutes soit tu gonfles — ah ! ce que je suis dans le roman (comme cet autre bill dans le tableau) — ô shoot de la pliure !... pas facile d’en rendre compte dans un livre façon glutinator . ni jack dans son rouleau . ni même ubu dans ces tentatives de dépasser l’écran — et je réfléchissais à tout ça pendant que le sommeil agitait mon enfant et mon poète ::: j’imaginais le lecteur : la lectrice : aux prises avec mes menstrues : en proie à mon empire des sens : lectura : cet inconnu car les amis ne vous lisent pas : et la famille sent à quel point vous mettez en péril sa relation au Royaume ::: « père qui n’êtes pas / ne me possédez pas ! » — où que je crèche ::: ici, ailleurs, en face ou de l’autre côté // loin // sous terre un de ces jours /// ma cendre ô ma cendre mes

 

l’extinction de l’espèce à la mode ::: et c’est dans le passé : dans la trace archéologique : qu’on cherche les moyens de savoir : ce qui va se passer : tôt ou tard ::: et dieu la vache se ramène sur son vélo à versets racistes ::: il a tout dit ::: alors pourquoi chercher à en dire plus ?... comme s’il était possible d’aller au-delà de ce qui est achevé !... l’infini est une façon de parler !... nous l’avons toujours su . ça va mal se terminer ::: 1) parce que nous avons le cul sur un volcan 2) parce que nous sommes potentiellement sur d’autres trajectoires 3) parce qu’il n’est pas impossible que Dieu lui-même veuille en finir avec tout ça ::: comme toi un de ces jours ::: comme marius en veine terminale ::: ce n’est que ça le temps ::: ta mort ici et à l’heure !... ô boum

 

ces nuits !... et pas du musset à venise… à en perdre le sommeil et ses hordes de rêves synthétiques ::: un gosse sur les bras et un poète de remplacement — le vrai étant jeté dans l’oubliette de l’Islam — mieux vaut un tien… faute de grives… je relisais Benjy sous la couverture (car les nuits sont fraîches à Raqqa : demande-leur ô juge !) ::: et le Monde revenait exactement comme s’il existait (sacré Benjy !) — et le Quentin… et Jack à la Saint-Firmin — cette écriture nécessaire ::: sans elle tu existes où ils veulent que tu construises ta maison ::: et cette vie qui tient à un fil : une seule raison : braoum des fusions internes ::: ou un arbre tombé en travers de la route : mort : sans sommeil à la clé : ou simplement le repos du guerrier : à même la terre des champs de bataille : — cette ter et pas une autre !... je n’ai jamais participé à un combat ::: ni pour ni contre ::: je suis dans le petit pain — pas un combat !... de la farine, du levain et de l’eau… et le feu qui m’absorbe disant où vais-je ? ô Vico

 

ces nuits !... ne trouvant rien à me mettre dans le corps pour en sortir au moins un instant ::: la peinture des murs peut-être… on sait jamais… je la gratte quelquefois mais avec une discrétion de clandestine ::: on ne peut pas se jeter sur les pots d’échappement : les camions roulent si vite en ce moment : ô débâcle des idées les plus mal partagées : je suis donc on m’a pensé : jamais écrit sur les murs : ni à Paris ni à Raqqa : en sortant du confessionnal maman s’agenouillait sur son prie-Dieu personnel et personnalisé : privilège de classe : j’entendais les drones : ou croyais les entendre : le glissement d’une sentinelle sur l’horizon : le soleil venait à peine de se coucher : violet de l’ombre — rien sur les murs ::: pas même un mot d’amour . de cet amour qui ne promet rien mais tient !... ouvriers de la guerre !... moi les petits pains . d’autres les balles . la maintenance des véhicules qui multiplient les projections à une vitesse telle que l’ennemi applaudit !... l’extinction de l’espèce après les rêves d’extermination ::: mon texte veut raconter mais il s’en prend à sa langue ::: « c’est ça la poésie !... » — ce que c’est que d’avoir un poète à la maison . même si c’est pas le même qu’à Paris ou en Andalousie où les vacances nous rapprochent de l’Arabie ::: et ce que c’est que d’avoir un enfant qui ressemble à son père mais sans son esprit critique ::: ce que c’est de ne plus savoir où donner de la tête ::: je vous confie tout ça, mes juges !... ô que je sois pendue par le cou si je mens !... à Bagdad pendue long drop !... reçue ensuite par Allah lui-même dans son palais où tout me sera expliqué par ses doctes sbires en haillons : aumône enfin délivrée de toute intention belliqueuse ::: « yo soy que soy… » disait le lycanthrope sans chapeau sous le soleil des Colonies… je suis à vous et au Monde s’il veut de moi !... boulangère du terrorisme queue de comète ::: ah ! mes synapses !... que Faulkner soit avec vous ô prix Nobel

 

Lettre de Karim

Ma luce et mon juju :

je ne vais pas bien. Témoin cette branlette que je joins à la présente :

(10) BRANLETTE DE L’ÉPECTASE

(10)

finis

 

…pensez ce que vous voulez… je ne pense plus…

Votre papa

Cowards die many times before their deaths,

The valiant never taste of death but once.

 

… puis plus rien…

 

::: me voilà seule avec l’enfant d’une nuit son seis señora toujours ? siempre à moins que : bois de la plaza de Ronda : una noche sin tí des mouettes sur la grève // nous venions de tuer un quidam pasar de hambre mais tout n’a pas commencé avec me lis-tu ? l’enfant est né de sol y sombra « je n’ai vraiment aucune idée de l’endroit où » no me entra ni una gota nuit exacte au rendez-vous : « voulez-vous qu’on ramène le corps ? » con qué estas soñando je lui dis que je m’appelle l « je le savais déjà » huir la bagnole peinait dans la sierra morena ::: « on ira chercher le corps madame » hay que pensar en traer mucha une mouette sur la balustrade este niño no tiene la faim à Paris en attendant la décision : « on ira chercher le c » « elle ne parle pas autre chose que l’espagnol : parle-lui dans cette langue : tu as étudié toi : mais pas trop : dommage que personne ici ne parle le français : hier encore un Toulousain : mort ce matin en allant : parle-lui en espagnol : à peu près : elle comprendra : » donde señora donde « vous reviendrez avec le corps ? mais dans quel état ? Oh cette pourriture… je ne sais pas… » iremos a buscarlo lui et ses papiers… n’oubliez pas ses papiers… le poète français… no hay ningún poeta francés aquí ni allá pourtant mon enfant : cette nuit : rêve par bluetooth : il faut que je me connecte no hay red señora el desierto la huida no somos lo que somos il va nous manquer tellement ::: dicen que se murío de placer / no le digas nada a esta pobre mujer / no se lo diré no se lo diré / seguro / son corps dans le désert ::: œuvre ensevelie ::: toute une vie sous terre maintenant ::: si vous le trouvez ::: s’ils acceptent de vous le donner ::: le robaremos señora por esto estamos hechos // ce n’est qu’une nuit de plus… seule avec l’enfant ::: et la perspective d’un cadavre qui disparaîtra dans le désert ::: ils ont cherché toute la nuit à me parler clairement…/ iremos señora eso se lo prometemos…/ tandis que l’ennemi nous encercle ::: pas un Français ici : le dernier est mort ce matin : « éteignez le four !... » la dépêche sur le lit… et l’enfant comme mort… de temps en temps agité par je ne sais quel rêve ::: « vous serez condamnée à être pendue par le cou long drop… » mais ils m’avaient promis de ramener le corps de Turquie « compreniez-vous qu’il était mort ?... » on vous annonce ça en pleine débâcle !... « compreniez-vous que c’est pendant un orgasme qu’il… » rien de plus orgasmique qu’un verset du Koran !... éteignez le four à petits pains à ma place ::: je ne reverrai jamais son museau de chien errant ::: nous n’avons pas assez tué !... une mouette sur le balcon à Málaga… buenas noches señora… si necesita algo cual que sea… ce cri déchirant ou ressenti comme tel ::: il en écrivit le poème : « maintenant plongeons ensemble dans cette morose évocation d’une traversée des mythologie ::: » goguettes nasillardes ::: de Paris à la Sicile en feu…/ quels voyages peut-on se permettre d’envisager ?... il n’y a pas de réponse à cette question tant que ::: il faut payer maintenant hay que pagar ahora et la mouette s’emmêla dans le fil de nylon…/ il sauta sur le balcon pour l’empêcher de chuter…/ et coupa le fil en plusieurs endroit ::: elle le becquetait ay ay ay et le leurre portait plusieurs hameçons en couronne…/ elle était mortellement blessée ::: voilà pour la mouette à Málaga : …/ j’y pensais en les écoutant me parler en espagnol parce que le dernier Français avait perdu la vie ce matin en combattant contre l’Occident dont je suis la sujette…/ no se preocupe señora volveremos con el cuerpo…/ et ils se mirent à préparer la bagnole…/ ils étaient trois…/ je ne les connaissais pas…/ je peux avouer ça maintenant ô mes frères shiites !... « je viens avec vous… muy peligroso señora muy muy que muy… » mais je tenais déjà l’enfant dans les bras…/ sac de rêve maintenant ::: comme s’il était mort lui aussi ::: mort en plein rêve ::: mais sans la dérisoire métaphore du père…/ ô mes frères shiites !... « il faut absolument que je vienne !... » ils se concertaient en silence/ regards des uns et silence des autres/ no es posible señora dites-le-lui en français… elle ne comprend pas vraiment l’espagnol turista turista ::: pero de que me estás hablando idiota Karim mort en épectase ::: comme d’autres debout ou en croix ::: sans courage ni lâcheté ::: mort simple du poète qui ne sait pas toujours ce qu’il veut ::: racines au cul des exilés ::: des fuyards ::: des condamnés de la langue ::: « dites-leur que je n’ai pas peur !... » miedo tendrá señora seguro que miedo tendrá conozco la música !... et le moteur s’est mis à tousser dans la nuit cuidado con la luz nous partirons sur ce cheval ô luce

 

« vous ne comprenez pas qu’il est mort ô luce…

— ne me parlez pas sur ce ton !...

— il était mort depuis deux jours quand je suis sorti…

— ne dites plus rien à son sujet !...

— mais vous devez savoir ô luce que…

— ne parlez pas devant son enfant…

— il ne parle pas français…

— il porte peut-être un micro…

— il n’en porte pas… j’ai vérifié…

— vous avez touché à mon enfant !...

— je ne dis pas que je n’en ai pas profité pour…

— espèce de salaud !...

— je suis comme ça… je n’ai pas été condamné pour avoir tué des innocents sur la place publique, moi… !

— érastes et éromènes !...

— la prison ne m’a pas changé… et ce n’est pas elle qui l’a tué…

— taisez-vous !... faites-le taire !...

— celui qui aime et celui qui est aimé !...

— rien de tout ça dans son œuvre !...

— comment pourriez-vous le savoir ô luce !... vous n’avez pas tout lu… seul moi…

— vous et Karim !... tout ceci n’est que le fruit de mon imagination !... hypothèses d’amour… !

— pourtant je suis convoqué…

— vous n’êtes que le plagiaire… pas le messager !...

— vous ne comprenez pas qu’il est mort…

— je ne veux pas mourir pendue long drop !...

— vous mourez alors dans l’enfermement… triste fin pour une mère…

— je n’ai pas tué mon enfant non plus !...

— c’est à la justice de le décider !... »

ô Bagdad

 

oui oui/ je me souviens/ nous sommes partis en pleine nuit/ long voyage jusqu’en Turquie/ un chauffeur et deux hommes de main/ moi et l’enfant/ la nuit à travers le front/ la nuit illuminée par ces feux/ une heure d’angoisse dans le feu/ les cahots dans le noir absolu/ le chauffeur jurait/ pardonné aussitôt par celui qui semblait tout savoir de son dieu/ puis la nuit s’est tranquillisé/ comme si l’homme avait cessé de la harceler de combats/ le ronronnement du moteur/ la piste plus facile/ le chauffeur cessa de jurer/ l’autre se mit à raconter sa vie/ pas une seule question sur le cadavre qu’on allait chercher si loin/ et si dangereusement/ pas un seul des trois ne me demanda si je l’aimais à ce point/ ou s’il était porteur d’un message subliminal/ l’enfant dormait toujours/ rien ne le réveillerait plus/ « vous êtes sûre qu’il dort madame ? » en espagnol/ pas un ne parlait ma maudite langue natale/ et le même parlait le turc/ je lui ai demandé s’il était professeur or something like that/ algo parecido/ et il m’a répondu dans la langue de Cela que oui il avait enseigné la langue française et ses littératures dans une université dont il préférait taire le nom// j’ai dit why ?/ et il s’est enfoncé dans la nuit/ « un jour nous serons aussi célébrés que les héros de la guerre vivile espagnole » mais il ne disait pas de quel héros/… dure nuit ô ça oui

 

on peut raconter ce qu’on veut une fois que c’est fait :

êtes-vous revenue avec le cadavre ?

on revient toujours avec un cadavre…

ce n’est pas la réponse à ma question !

chaque fois que je suis revenue un cadavre m’accompagnait…

répondez à ma question !

j’y ai répondu !... n’attendez plus !...

et le cadavre de votre enfant ?... qu’en avez-vous fait ?

quel rapport avec ce procès ?...

si vous êtes responsable de la mort de cet enfant…

que d’enfants morts dans ce feu !... Imaginez leurs souffrances !

nous n’imaginons rien !... reprenez votre récit :

[je ne sais pas combien de temps a duré la nuit ::: sans doute plusieurs jours : nous dormions pendant la journée/ je dormais/ l’enfant dormait-il… lui qui avait dormi toute la nuit… ? et eux… peut-être comme à bord d’un bateau : le quart ou quelque chose comme ça : je me réveillais pour manger boire et parler à l’enfant pour l’endormir/… une injection aussi/… genre diazépam… il finirait comme son père si ça durait aussi longtemps que nos pérégrinations andalouses/… je ne sais pas combien de temps a duré la nuit…/… est-ce que j’ai parlé de ce cadavre comme on évoque l’existence ?... je ne dis pas non… mais vous ne m’avez pas posé la question ::: je veux bien qu’on me juge pour ça…]

— mais pour quoi donc ?...

— pour avoir négligé la portée de cet homme…

— portée… ?

— fruit… incidence…

— continuez…

— impact… impact est le mot juste !...

— non !... continuez le récit :

[l’existence se charge de la longueur des nuits : croyez-en une ancienne voyageuse…/ et pourtant les frontières sont nettement tracées sur le sol…/ le jour : je les voyais (entre deux rêves) l’un posté l’œil dans la lunette de son fusil : et les deux autres recroquevillés dans l’ombre de la voiture : possiblement endormis : mais je n’en savais rien : je me rendormais : et je voyais Karim comme je vous voie ::: lui retenant son compagnon de cellule par la manche : celui qui sort enfin après avoir ravalé ses enfants ::: comme poison de son existence : enfin libre de retourner chez lui…/ mais malgré la noirceur de son âme : il tient sa promesse : et clandestinement rejoint mon appartement ::: vous savez ::: mon appartement aux petits pains ::: à Paris ou à Raqqa… je ne me souviens plus de quelle frontière il s’agissait…/ j’avais perdu le Nord /…/ mais lui tenait sa promesse et il entrait chez moi ::: avec les manuscrits sous le bras…/ saluant le fils comme le fruit de mes entrailles…/ porteur de la mauvaise nouvelle : la dernière branlette de mon Karim dans cette maudite prison istanbuliote ::: tu parles d’une joie !... je me suis jetée par terre pour ne pas commettre la faiblesse de le faire dans un lit…/ me sentant la proie d’un démon : celui qui vous fait rire sainement de la mort des innocents de l’autre camp : et il m’a cru folle ::: ou il le savait ::: Karim n’avait pas pu lui cacher ça ô poésie

 

tout de suite il m’a prévenue : « c’est la dernière branlette de Karim — il n’y en aura pas d’autres — ou alors je m’y mets — là ! — devant l’enfant — j’adore le spectacle des yeux d’enfants — je le nourris de mes actes — veux-tu ô dis veux-tu ?... » et je lui ai envoyé mon mixer à pâton dans la gueule ::: bruit d’enfer au troisième !... ameutez les gardiens !... luce se bat avec quelqu’un ::: « on a entendu une voix d’homme » — et quand ils sont entrés l’homme n’était plus là : seul l’enfant avait l’air d’avoir conversé avec le Diable ::: moi j’avais l’air de rien ::: « pas d’homme ô non pas d’homme je le jure !... » — peuvent-ils sonder les murs ?... rien sous les tapis . sous le lit . derrière les portes : pas d’homme dans cette maison : ni diable ni queue !... « ces folles délirent !... » — et ils m’ont laissée seule avec ce que je voyais ô tracas

la nuit : chez moi : dans le sac : nue comme un ver : seule avec moi-même : répétant à haute voix le dernier texte : « il n’y en aura pas d’autre » : « je vous assure que je suis seule… mon enfant… » — mais ils ne voyaient rien de ce que je voyais…/ je creusais la nuit pour obtenir de l’ombre ::: « son pain est bon… et elle travaille dur… tout le reste est littérature… » dirent-ils — et les femmes se sont éloignées ::: les enfants se sont éparpillés ::: et comme la nuit tombait : je me suis presque cachée dans mon sac : doux duvet : et j’ai inventé tout le reste :

— pourtant… ce corps… il a bien existé…

— rien n’existera plus désormais… long drop…

— cessez de parler de votre mort !... continuez :

[comme on était heureux du temps du LongSong !... il est bien loin ce temps ::: Karim revenait toujours avec le butin : il n’en avait soustrait que le prix d’une nouvelle arme . « veux-tu détruire encore ô luce ?... » . et je me jetais dans ses bras . et la goélette fendait la mer en deux lacs séparés par notre écume : l’Orient et l’Occident — vagues provoquées par les noyades des golfes :::]

— vous appelez ça ô bonheur

 

[en France ils font des lois : dans le seul but de combattre : les zones contradictoires ::: magistrature élevée dans cette perspective exterminatrice : chassez l’indésirable !... qu’il aille vivre ailleurs !... pourtant (disait …) la société est un débat constant ::: le Parlement est une aberration : c’est dans la rue que se jouent notre existence et son futur : qui ne joue pas à ce joue n’est pas digne de vivre : encore un intrus : sinistre intercession : à la fenêtre des habitants crache sur le trottoir : disant : la Terre est à tout le monde : ce qui est parfaitement vrai !...]

 

les déserts et les villes de daesh comme dernière chance de connaître la mort telle que Dieu l’a conçue ::: nous croisâmes des aspirants sombres et joyeux…/ l’un d’eux m’interpella : « luce ô luce ô toi que je connais !... » — il citait : mais je lui appris que Karim était mort : mort enfin : la main à la plume : n’écoutez pas ceux qui salissent sa mémoire : tribunaux où l’homme tourne le dos aux prophéties…/ et il répéta sans se lasser (nous préparions la suite de notre voyage :) « luce ô luce ô toi que je connais !... » — et je dus réciter la suite afin que la mémoire du poète croise le chemin des vérités pour ensuite aller se perdre dans le désert ::: et nous traversâmes d’autres villages ::: porteurs d’eau ::: d’autres esprits alimentèrent notre fatigue…/ et enfin la frontière s’annonça par des tirs : balles traçantes dans la nuit…/ l’un de nos compagnons (celui qui parlait espagnol) fut tué ::: me condamnant ainsi au silence — et nous attendîmes le jour pour suivre une colonne lourdement armée : j’ai soutenu la brûlure d’un canon pendant une minute : stigmates d’été ::: ô suite

 

nous attendîmes le cadavre ::: il arriverait la nuit…/ mes yeux la scrutait . j’étais assise dans mon sac ::: je n’avais pas mangé malgré les grognements de mes compagnons (le chauffeur et celui qui avait survécu au dernier accrochage : comme il se battait, cet homme !... il était en colère constante… il avait pris ma main en tentant de m’expliquer quelque chose que je ne compris pas…) — il s’est enfoncé dans la nuit comme un plongeur dans le noir cenote de l’œuvre inachevée — me lissant seule avec le chauffeur qui étreignait son fusil…/ l’enfant muet ou réduit au silence — je ne me souviens pas — et nous avons attendu : des heures . des nuits . entre le froid et la chaleur : limites du possible…/ attendu le cadavre qui devait arriver dans son cercueil de tôle soudée — [un instant possible : je crus que le chauffeur n’était autre que ce poète français qui harcelait mon imagination… je lui dis : « toi qui as connu mon poète… parle-moi de sa dernière mort… celle qui l’a emporté à jamais au-delà du possible… » et il me regarda comme si je venais de perdre la raison…/ il m’a tenu la main pendant toute la nuit…/ elle était chaude et humide…/ et il fallait que je me taise si je ne voulais pas le réduire à une autre fiction…] « regardez !... » — deux phares projetaient leurs fissures sur les dunes — au passage ils éclairèrent d’autres attente . ne s’arrêtant pas à leur hauteur ::: venant droit sur nous : cette fois porteurs de la seule nouvelle qui m’importait : le cadavre ::: celui que j’attendais ::: ni enfant ni poète de substitution ::: le corps désiré entre tous ::: « c’est pour nous !... » dit simplement le chauffeur ô fleur

 

« voilà ce que j’ai trouvé… me dit plus tard le poète français…/

— mais oh mais c’est la malle de Cervantés !... » m’étonnai-je en parlant du cercueil.

::: faut que j’m’explique : le cercueil ne contenait pas le corps de Karim « zêtes folle ou quoi !... ah ! mais c’est qu’elle a rien compris !... » avait grogné notre chauffeur qui en fait était notre mentor : c’est lui qui avait tout financé : mais les plans étaient l’œuvre de Karim lui-même : je n’avais pas ce testament entre les mains : le chauffeur . qui s’appelait José Alcalá de Linares . me promis que le fils de Karim en hériterait le jour venu : « le jour venu de ta mort… » précisa l’autre . celui qui était encore en vie :

« et les cendres !... murmurai-je car on était à deux pas du front : les cendres nom de Dieu !...

— ne blasphème pas ô femme convertie !...

— qu’est-ce qu’il y a là-dedans alors ?... que le testament… ? rien d’autre… ? merde !...

— ces crapules de Turcs ont fait disparaître son cadavre… expliqua José en sourdine : il fallait s’y attendre ::: un tel poète de la Résistance !... l’honneur des poètes !...

— ils l’ont assassiné !... j’en suis sûre… !

— on va dire ça comme ça : ô luce : à force de privation : il est mort privé : le cœur s’est arrêté en plein effort pour atteindre…

— il n’était si croyant que ça le Karim !!!...

— bref : il est mort mais il avait confié ses manuscrits à un poète français : pedro phile qu’il signe dans son pays de merde…

— si je le connais !... il habite chez moi… même que je les ai lues . les lettres de Karim le Branleur :

— ah mais pas toutes ô luce !... il en reste !... et des tas… là-dedans…

— des tas de branlettes !... c’était donc pas dix . mais plus : combien ô mollah… ?

— c’est là-dedans : comme on peut plus retourner à Raqqa…

— que dis-tu ô mollah : on peut plus retourner à Raqqa ?... et mon fils que j’ai laissé aux soins du poète français… pedro phile… ? (comme vous l’appelez parce que moi je le connais sous un autre nom : mais je ne veux trahir personne :)

— on peut plus rien pour ton fils : il est entre les mains d’un pédophile : et à Raqqa qui n’est plus chez nous depuis que :

— l’avons-nous perdue cette guerre… ? ai-je perdu mon fiston ?... tout ça pour quelques branlettes de plus !...

— tu n’avais qu’à l’amener ton fils !... rouspéta José à voix su basse que l’autre ne comprit pas.

— mais c’est que je croyais l’avoir avec moi emporté !...

— c’était une poupée : dit José : pour ça qu’il pleurait plus : ce braillard qui va gueuler encore plus fort quand il aura la bite de pedro dans le cul !...

— ah ! le salaud !... »

::: ô la haine

 

et ::: ô la séparation de ma chair en deux lieux dont la distance m’était inconnue :

// d’un côté mon fils entre les mains d’un poète pédophile . dans une ville où ses amis iraniens avaient dû le monter en grade . et juju parmi eux endoctriné à la haire et à la discipline : je plantai une aiguille dans la poupée . en plein cœur . en espérant que madame Bobo ne m’avait pas menti à Paris…

// de l’autre le cercueil de Karim . mais sans Karim . pas même des cendres à répandre dans le désert de l’amour : impossible à ouvrir pour l’instant vu qu’il était en tôle soudée : et qu’il était pas question de taper dessus vu qu’on était à deux pas du front : et cette poupée que José m’avait mise dans les bras pour me tromper sur ses véritables intentions : on roulait tous feux éteints croisant les blindés qui revenaient salement amochés : et comme le cercueil de Karim était peint en vert . on ne nous a pas posé de question à son sujet : qui c’était : et pourquoi cette femme : et la poupée : et mes larmes : et le cadavre de l’autre complice qui commençait à parler du cul…//

ô charmes

 

voilà comment c’est un roman ::: que je l’écrive à Raqqa . à Paris . ou ailleurs sur cette maudite terre qui ne m’enchante pas autant que Salah Stétié ::: rien ne s’y passe comme prévu : et la mixture fiction/réel n’arrive pas à prendre forme : enfin : j’avais perdu un fils mais je retrouvais le père sous forme de papier à lire : papier à se torcher les yeux et les oreilles : …/ ah ! pedro phile je t’en veux !... mais ne lui fais pas de mal comme je pense : comme tout le monde le pense ici : à Raqqa . à Paris . ou ailleurs dans les déserts de la philosophie ::: on s’éloigne les uns des autres : pedro et juju d’un côté // moi et les branlettes de Karim de l’autre ::: on ne saura jamais qui avait raison et qui a tort : d’après José Alcalá de Linares : on n’est pas loin de la mer . la mer turque ou arabe . j’en sais rien . l’une ou l’autre . déjà en guerre coloniale sur les terres des anatoliens et des berbères…/ des égyptiens et des soudanais…/ des je t’en passe comme j’en viens : culs vernis en face : des tribus d’Occident : à croire que Dieu pratique le favoritisme : ou qu’il veut faire des occidentaux les grands criminels de l’Histoire : pas émus plus que ça par les massacres parisiens . juste ce qu’il faut pour qu’on puisse en parler politiquement et sur le zinc . à la table des minus habens qui mangent pas de ce pain : et qui boivent !... ah ! ce que ça boit dans les chaumières hexagonales !... ô résistance

 

alors comme ça je peux plus vous raconter des choses à propos de juju et de son pédophile de poète : j’y suis pas à Raqqa : et si étais : ce serait en taule avec des promesses de supplices : ah ! je vois ça d’ici : pedro justifiant la pédophilie du Prophète : et juju mon fils de Karim tenant le fouet pour battre sa propre mère !... ça s’est déjà vu !... qu’est-ce qu’on voit pas dans ces merdes de pays !... // je peux pas vous parler de Paris parce que j’y suis plus depuis des lunes ::: et même si j’y suis en ce moment écrivant ce que vous êtes en train de lire : j’ai droit à la fiction non ?... // José conduisait vite : le LongSong était à quai : le capitaine Karogne n’attendait que nous : et même Karen était à bord…/ pas Jim parce que je l’avais vu crever sous ma fenêtre : John peut-être… je l’aimais bien John… John et moi pourquoi pas… ? à moins que Karen… cette salope qui n’est jamais arrivé à se vêtir vraiment ::: ah ! j’en avais des projets !... j’écrirai plein de choses dans la préface : sur mon fils et son poète qui avait été le mien : sur Karim et sa prison : sa mort en pleine branlette : le corps du livre étant formé par lesdites branlettes . je sais plus dans quel ordre ::: c’était en tout cas le projet de José Alcalá de je sais plus quoi ::: rien sur pedro phile qui se faisait appeler jarive ou tarive . je sais plus . je veux pas savoir . je veux revivre . ailleurs si possible . et même pas à Paris . d’ailleurs John est américain : elle est quoi Karen ?... à part ma prochaine victime ??? ô moi

ah pour rouler on a roulé !... des milles et des milles !... et du sable et des cadavres… ! des villes surpeuplées et leurs habitants qui finiront par repeupler le Monde : dixit le mollah : qu’il en a bavassé pendant tout le voyage : de pompe en pompe et de guitoune en hôtel : et des fois chez l’habitant parce qu’il connaissait du monde ::: José le mollah, moi, la poupée, le cercueil et ce type qui n’avait pas de nom mais qui parlait pas français ni espagnol ::: des flics et des soldats chaque fois qu’on se croyait tranquilles : des morts reconnaissables . petits anges souriant . et d’autres qui n’avaient plus que la chair et les os pour exister encore dans la puanteur des gueules d’oiseaux ::: ça n’en finissait pas…/ heureusement que le cercueil ne contenait rien de pourrissable !... des fois qu’il explose !... « manquerait plus que ça !... » …/ « z’en connaissez que dix… ? » dit le complice dans sa langue : « pedro en a peut-être d’autres : dis-je : il les publiera un jour ou l’autre : si ça froisse pas l’idéologie shiite…/ que des fois ils se sentent froissés !... moi qui croyait que la douleur nous rapprochait du seul plaisir clitoridien (je parle pas pour les autres) :::

— et nous on publiera celles que contient notre cercueil : dit José : ça vous embête pas si je dis notre… ?

— j’en ai rien à foutre des œuvres complètes de ces messieurs : ne l’un ni l’autre ne m’a jamais convaincue… si vous voyez ce que je veux dire… à ce propos : j’en ai une de branlette :

— ¡ no me digas !

— que si !... sans mentir… !

— vous l’avez piquée à pedro…?

— que non !...

— alors… ?

— elle date de Málaga : deux jours avant qu’on tue ce quidam hollandais : …

— vous l’avez apprise par cœur… ? je vous crois pas… mais dites toujours… si ça se fait : la version originale se trouve dans le cercueil… ah ! qui sait !... dites toujours… je traduis pour mon ami von rich :

— c’est son nom : je veux dire son pays : ?

— zinquiétez pas pour ça : Ulrich sait écouter :

— et l’autre qu’est mort pour moi… ? comment qu’il…

— il s’appelait pas… oublions-le… (on avait largué son cadavre vert dans un fossé)

— ça s’intitule

(11) BRANLETTE DU PÈRE-QUI-ÊTES-AU-CIEL

(¡ no me digas !)

(11)

 

finis

 

ah! du Karim tout craché!... je reconnais là sa patte !... s’écria Ulrich von Rich dans sa langue : avant de se prendre une balle en plein dans le front qu’il avait haut et fort ::: si on fait abstraction de juju et de son poète pédophile : puisque j’en sais plus rien au moment où le Hollandais décède : restait plus que José et moi : je compte pas la poupée : les soldats lui ont ouvert le ventre et la tête : mais elle ne contenait rien d’illicite ou de secret : …/ comme je parle pas la langue du coin je gueule « french !... » en espérant ne pas m’en prendre une là où ça fait mal ::: et qui qui sort des rangs si c’est pas un officier français genre leclerc mais encore plus minus !... on n’a même pas pris le temps de se regarder en chiens de faïence : c’est lui le premier qui a gueulé : « c’est une salope de française !... laissez-la moi ! » …/ ah ! j’en étais pas fière : on m’a jetée à ses pieds : il s’en est servi pour se venger . façon épuration : toujours dans la politique de l’indésirable le Français !... et que des coups de pieds dans le ventre : des fois que je sois en train de fabriquer un terroriste : « ah ! la salope !... la salope !!! laissez-moi en finir avec cette racaille de banlieue !... ya une justice et elle est française !... »

heureusement pour moi : un autre officier . dans le genre irakien bien élevé et connaisseur du pays de France : il s’est interposé en vainqueur : « non ! monsieur ! la justice est irakienne ! ici, séparation de la France et du reste !... j’ai une de ces envies de la faire parler que vous m’en direz des nouvelles, Frenchie !

— justement… bafouillai-je dans ma bave sanguinolente… en parlant de nouvelles…

— vous les trouverez dans le cercueil… avoua José qu’on avait de la peine à reconnaître mais qui était toujours au volant :

— ya personne dedans… ? dit un caporal qui voulait en découdre jusqu’à la mort.

— c’est que des papiers… dit José : c’est tout ce qui reste de Karim le Branleur :

— j’en ai aussi dans ma mémoire : ajoutai-je pour plaire : le reste est entre les mains d’un terroriste : …/ il tient mon enfant… et les dix premières branlettes de Karim ::: à quoi j’ajoute celles qui me trottent par la tête : en effet, en Andalousie…

— vous feriez mieux de la fermer : dit leclerc o’clock : c’est pas maintenant qu’il faut parler… si ça tenait qu’à moi…

— mais je vous retiens dit l’officier irakien qui avait l’air d’un prince du désert…/

— pas besoin dit leclerc o’clock ::: je file envoyer un message au PC : vous permettez… ?

— du moment que le message ne contient pas ce que contient ce cercueil : allez-y… je ne vous retiens plus… »

::: qu’est-ce qu’il a filé le leclerc !... il en avait la tourelle sur l’œil : les soldats riaient discrètement sous la bonne garde du sourire non moins ravi de leur officier :

voilà comment on s’est fait arrêter José et moi…/ adieu ô LongSong

 

::: sinon on serait en route vers l’océan indien : où Karogne avait rendez-vous avec le Pequod . et de là on filait vers la Colorado via la Californie pour se ravitailler . et reprendre cette histoire où on l’avait laissée — ah ! si cette fripouille de Yúpala ne s’en était pas mêlé !... et son collègue frenchie de l’Internationale Parisienne !... l’IP qu’ils appellent ça chez Internet… « où on va ?... » avait demandé DOC en me fouillant le bars à la recherche d’une voie royale… ah ! ce qu’on en aurait eu des conversations sur le Monde et ses salariés-fils-de-pute !... si on me demandait de choisir entre un ouvrier de chez Peugeot et un bidasse du 5e régiment de chasseur // je choisis le chasseur : sauf si ya un chien pour rétablir l’équilibre entre mon cerveau et ce qu’il doit subir pour continuer à perdre ses neurones en nombre raisonnable : ya des normes !... merde… mais j’y étais pas à bord du LongSong . et José léchait ses blessures en dénonçant le système qu’on avait construit pour être riche et heureux…/ « …on va vous torturer à l’américaine, disait l’officier irakien : ça fait tellement peu mal qu’on en devient fou !... » et la valetaille shiite de se gondoler : les baïonnettes brillaient dans le ciel étoilé de Bagdad…/ « …à la fin ils vont enculent et les images sont vendues à l’industrie pornographique : ça vaut 3 F35 dernier cri : mais on m’a peut-être raconté des conneries… » — on avait atteint les faubourgs de la ville… on croisait de temps en temps une patrouille de scaphandriers : ça sentait comme la croûte d’une cicatrice qu’on se met dans la bouche à dix ans… dix ans que j’avais quand… ah cette mémoire !... ça me revenait sans cesse ::: plus tard le juge m’avait recommandé d’oublier tout ça et de me concentrer sur les faits qui expliquaient ma présence dans un tribunal irakien…/ « je suis comme ça ou je ne suis plus… avait pleurniché dans ma cage cette fois pas dorée.

— je m’en fous de votre papa !... hurlait le robin. Tenez-vous-en aux faits qui… »

pour m’en tenir je m’en tenais !... et une bonne !... pour avoir fabriqué des petits pains : tant à Raqqa qu’à Paris…/ « des petits pains de plastique, oui !...

— est-ce que je savais si ça se mangeait ou si ça donnait à manger aux vermisseaux de l’Islam !... gueulai-je à mon tour parce que mon avocat se faisait les ongles.

— vous finirez de vous moquer de l’Humanité au bout d’une corde long drop !...

—… hum… pour le plaisir ya pas comme la short : monsieur le juge… mais si vous avez les outils de l’empalement, je suis partante…

— on n’a jamais empalé à Bagdad !... faites-la taire ou je l’expulse !... »

je me rappelle plus le mot irakien pour expulse… mais je l’avais trouvé tellement porno que j’en avais secoué mes mains pour tenter une introduction dans le cul de mon gardien : qui m’a expulsée… mais sans plaisir aucun ô Freud

 

« alors comme ça vous avez eu une vie de voyages et d’aventures… » me dit-il (mon gardien) — les journaux le disaient : mais avec des commentaires philosophiquement correct (du point de vue du Prophète et de son successeur schismatique) / « ach ! parisse ! ach ! raqqa !... la mer… les mers… les villes… j’ai pas eu cette chance moi !... je suis un citadin… terne comme un vieux miroir… heureusement que je peux pas me regarder dedans !... et quand je me vois dans le miroir des autres : je vois les autres !... savez pas ce que c’est que d’être obligé de gagner sa vie en servant à quelque chose : j’ai toujours rêvé de servir à rien : comme au Parnasse !... mais même ma queue sert à quelque chose : queue patriotique au service de l’Islam ::: j’ai des gosses et une femme que je m’en sers pas autrement : elle m’est tombée dessus comme la pluie : en gouttes que si j’avais pas su ce que c’était une femme j’aurais pu me croire avec un mec : la chance que vous avez eu… !

— …mais que j’ai plus… hélas…

— ::: c’est le plus dur : perdre ce qu’on a gagné…/ qu’est-ce que je perds si je perds… ?

— …certainement pas une place au Paradis !... Winner takes nothing… écrit Papa…/

— ::: mais pisque je suis pas un winner !... des fois qu’en perdant ce que je possède pas : je gagne à perdre, quoi !...

— t’es complètement dingue, l’ami !... si tu perds : tu perds… ya que quand tu gagnes que tu gagnes ::: et alors tu finis pas perdre… mais reconnais qu’il vaut mieux perdre après avoir gagné que perdre alors qu’on a déjà perdu…

— !... c’est ça que vous avez apporté dans ce tribunal de merde ô m’ame luce !... une éthique !...

— ::: une éthiquette que tu veux dire !... et il paraît qu’il vont me l’accrocher au cou quand je serai montée long drop !...

— ah ! j’aurais pas cette veine ô m’ame »

 

yen a des ceusses qui construisent leur texte dans la logique : à l’ancienne quoi !... : et que même ils ont la langue pendue au chambranle de la cheminée postmoderne ::: que ça te fait des effets de vocabulaire et de syntaxe que t’en reviens pas du talent qu’ils ont !... ah ! ça m’en fait des choses la fornication textuelle du raisonnable et de la langue de la déraison : on dirait du racine antique poussé dans le fumier des villes !...

::: et pis yen a des ceusses ::: que ça fait pas racine ni corneille dans les champs de la terre charnelle : on se demande par où qui passent !... ça commence avec la langue et ça finit avec la langue ::: et c’est pas dans le fumier des villes que ça pousse : ni même dans celui de la cambrouse : d’ailleurs ça pousse pas : ça se laisse pousser : vers où on sait pas : ya pas de conclusion : ça va et ça vient au rythme des messages : et on en perd beaucoup : des vertes et des pas mûres : et pas de nostalgie sur le seuil de la maison-qui-vole ::: ah ! comme ces conards de français sont catholiques : même quand ils sont communistes !... la recherche de la perfection !... et qu’on a les systèmes les plus parfaits de la Terre : langue, constitution, rafale, leclerc, soins hospitaliers, caresses à domicile, retraite aux p’tits oignons, mein kampf avec commentaires et céline sans céline… etc. — de la perfection dans tous les poils qui poussent sur le dos du citoyen : le poilu français : belle connerie que pourtant c’est vrai comme je vous parle !... le français est un animal à poil… laineux !... « à poil laineux ! à poil laineux ! à poil !... » ah dis donc ! on arrivait chez leclerc o’clock ::: ils étaient sous la tente : la gamelle à la main et le bidon bien empli : que ça donnait des envies à mes amis irakiens : « c’est l’hymne national de la france… ?

— que non !... c’est panurge à l’échelle de la nation…

— ah ! quel champ militaire les amis !... s’écria le juge en babouche.

— et avec les racines, les corneilles, la bouse et le fumier !... »

: manquait plus que l’État ô baladins

 

c’est que le juge irakien voulait en savoir plus sur les mœurs françaises comme les avaient connues de près ses voisins syriens et libanais ::: leclerc consulta son manuel du gaulliste toujours à l’heure : ô Horloge !... c’était écrit en français moyen : la version clus n’existait pas ::: l’armée française d’intervention limitée au budget de l’État ne disposait que d’une version ric, dite moyenne mais pas con du tout . et d’une version leu destinée aux plus-con-que-moi (ici : difficulté de la langue française : ou que je le mets le s à con ou à moi… that is the question…) — bref le visage de leclerc était serein . ce qui rasséréna le juge babouch qui était venu pieds nus pour profiter du sable chaud et des ses légionnaires ::: je vous raconte comme je l’ai vécu : vous n’en saurez pas plus que moi ::: le trouvère leclerc et le troubadour arabe babouch s’était réunis autour d’un feu dont ils occupaient les points diagonaux : nous : la troupe : buvions du thé dans l’ombre : écoutant des chansons western sans se poser des questions qui ne concernaient que mon avenir de vivant ou de mort selon le point de vue — mais pas une seconde il ne fut question de moi dans notre assemblée de gardien et de prévenue : nous pouvions voir à quel point le débat entre leclerc et babouch était animé de bonnes intentions ô merci

 

qu’est qu’ils avaient fait de José : j’en savais rien : sauf qu’il résidait en zone américaine : ce qui était peut-être une chance : ou alors il avait quelque chose à voir avec l’Empire : et il était reparti en mission pour le compte du Consortium ::: je vous encore rien dit du Consortium… c’est que j’en sais pas grand-chose ::: actuellement (à l’heure où JE vous parle — qu’on pourrait aussi écrire : je VOUS parle ou simplement : PARLE si on cultive encore quelques pensées ou soucis…) — actuellement je suis entre les mains de la justice irakienne qui, comme tout le monde le sait, n’est ni la meilleure ni tout à fait juste : mais enfin : je l’ai pas fait exprès : quand je pense que mon enfant est entre les mains d’un pédophile de renommée internationale : pedro phile : passeport français d’origine iranienne — je risque le long drop sans anesthésiant ni euphorisant ni rien pour m’enlever de la tête l’idée que je vais vivre une dernière fois dans les affres qui ne sont rien à côté des doublures de l’enfantement mais quand même… ! la douleur c’est la douleur : je la connais mais pas encore à ce point : et tout au long de cette maudite instruction de mon procès perdu d’avance : ça monte en moi comme la lave dans le goulot du volcan qui sait comment ça va se terminer mais pas vraiment comment ::: j’en ai connu des ceusses* qui pouvaient en imaginer textuellement les paroxysmes : mais entre l’idée que peut s’en faire même le meilleur des dramaturge et l’acte subi comme dernière connaissance ::: ya un gouffre qui s’appelle procès et quand ce gouffre est irakien et qu’un ministre français vous enfonce dedans sans pitié ni raison (ô le salaud sartrien & ô les pédants gouvernementaux) : l’invivable devient le seul moyen de vivre et d’espérer survivre à toute cette merde humaine…

* l’enfer c’est les ceusses

 

dire… dire encore et peut-être toujours : (mais ça j’en suis moins sûre) : qu’on aurait pu : José et moi : serrer enfin la pogne du capitaine Karogne sur le pont du LongSong briqué à mort pour l’occasion : dire qu’on aurait tout recommencé : depuis le début : mais pas des lunes avant ma rencontre avec Karim : « la veille du jour » : le douanier avait une petite bite que la peur n’arrivait pas à gonfler de ses poisons existentiels : et la cargaison était arrivée à bon port : en avoir ou pas : y avait du champagne sans les bulles et des bulles sans champagne : je croyais être heureuse : mais comme les sergent et les capitaines d’omaha beach : j’en avais pas pour longtemps avant de tomber entre les mains d’une justice long drop : heureuse mais foutue d’avance : hein harry ?… la cargaison filant sur les fines chaloupes dans la clarté impeccable d’une nuit sans lune : à la lumière des étoiles : celle qui ne parvient qu’à la rétine : et ce stupide douanier de secouer son pétard sous notre nez : « …fabrication française pas bonne ! riaient les indigènes — coup pas parti : « faut bander pour ça !... » grognait Karogne en collant son front de lutteur homérique contre celui du fonctionnaire qui chérissait déjà tous les membres de sa famille sans exception : bave du rond-de-cuir sur le menton du capitaine qui montrait des dents de spécialiste de la mort lente…/ oui… tout recommencerait la veille du jour où Karim s’est interposé pour signaler ma beauté du dire : il venait de lire mon Ode définitive : dans un journal de Séville : une seule colonne mais alors quelle colonne !... sans elle, tout l’édifice de la page (qui parlait d’autre chose) se serait écroulé sur ce qui reste du royaume bourbon d’Espagne : et le douanier à poil sur sa croix se demandait qui pouvait être ce raton aux yeux de sombre lendemain : « c’est Karim… dit Karogne en interrompant ses gestes de tortures (le douanier se tut soudain) …/… Karim rame comme personne à bord de ces canots qu’in dirait tout droit sortis des pages de Moby Dick : je te présente Karim avec toi rendez-vous málaga puis la route d’almería et enfin à alcalá de linares : ce mec un peu louche qu’on appelle josé el chaval : c’est un agent américain : zone ECA : nouvelle agence née du cerveau d’un noir : j’ai du mal à imaginer ça : mais le monde est ce qu’il est : et je n’y puis rien changer : eh merde !... eca empire contre attaque : avec ou sans le tiret qui ne change rien au massacre genre bagatelle : luce ô luce si tu veux on recommence ici même et jamais aucun leclerc ni babouch ne te mettra la main dessus… ! » tu parles ô charles

 

« si vous voulez qu’on vous comprenne, madame luce… va falloir mettre de l’eau dans votre vain… heu… vin… pas de l’ô ! non, non ! je dis : il faut commencer par le commencement et, sans ennuyer personne, aller vers la fin…

— je refuse d’anticiper mon long drop… !

— ne refusez rien, madame luce !... laissez le récit suivre son cours… petite barque ira aussi loin que le panier de moïse… vous verrez comme j’ai raison… et c’est ce raison dont je voulais vous entretenir avant que…

— je veux bien tout recommencer… mais en vrai !... le LongSong dans le port de Séville… amarré au quai de l’angoisse… c’est comme ça que ça a commencé…/ le yacht LongSong os de cachalot anus de Jim John comme une huître et Karen qui se pâme cadavres sur l’eau Karen envoie en l’air une fusée signal attendu la barque pirogue se lance entre deux vagues Jim vomit il en a assez à la barre Karogne gueule d’ici je vois le Monde j’ai l’intention d’en profiter ô sirènes d Vive l’Islam cria l’ami de toujours…

— je sais ! je sais !... nous savons !... mais vous ne savez pas… moi je sais… eux ils savent !... vous êtes bien la seule… je vous en prie : reprenons tout à zéro :::

— mais il n’y a pas de zéro !... rien entre 1 et -1… ! la zone de franchissement est no way !... que vous la preniez d’un côté comme de l’autre… ah ! j’en ai vu des mecs soi-disant cultivés dans le genre flic ou robin qui essayaient de « comprendre pourquoi j’en étais arrivé là où tout le monde m’attendaient alors que je me croyais seule au monde !... et pas un ne m’a procuré le plaisir que j’éprouve à la lecture des lettres de Karim…

— mais c’est pedro phile qui les écrit !... pedro phile alias jarive ou tarive selon les versions de windows…

— Ah ! vous avez des nouvelles de mon enfant… ? l’enfant de Karim… jusqu’où l’a-t-il outragé ?... mon petit anus si délicat !... ma source à merde enfin lisible… et sans intervention divine ni diaboliquement conçu en république !...

— vous délirez madame luce… vous êtes folle…

— je ne délire pas…/ je ne suis pas folle…/ vous êtes de ridicules donneurs de leçons !... vos existences ne sont que leçons de morales…/

— alors revenez avec nous : racine : corneille : la révolution : le lagarde et michard : les poilus : l’idéal colonial : et enfin la raison : le récit bien équilibré : les actes : et rien entre les actes !... ô nom d’allah

 

—

(12) BRANLETTE DES RELIGIONS

(12)

 

::: qu’est-ce que j’ai pris !... « comment !... dans un tribunal !... un tribunal laïque mais musulman !... long drop !... et sans procès !... pas de procès ::: « c’est vrai quoi !... nous aussi one st laïque !... vive la France !... » gueulait leclerc o’clock en brandissant un missel . et babouch el babouchi grattait le dos du général américain gonzalez mem sanchez ::: un héros !... même que si j’avais été une héroïne il m’aurait épousé : blague prononcé dans les coulisses de la justice babouchi : « hé !... ho !... vous allez où comme ça… ?

— ben… je rentre chez moi…

— c’est plus chez toi !... hurle leclerc de la tourelle.

— nous on en veut pas !...

— j’habite sur mer hé flasques !... à bord du LongSong : capitaine : Karogne : José et moi on est dans le canot qui nage vers le large : on peut voir la voilure de la goélette : malgré le temps pourri : « on a gagné ma poule !... » — même si j’étais pas sa poule : j’appréciai la main au cul : et Karogne à bâbord ajuste la focale de ses jumelles : « ils franchiront pas les récifs si on les aide pas !... John !... un canot à la mer !... et à la rame !... » — mais on avait beau s’entregratter José et moi : on allait droit sur un roc en forme de baleine : et rien pour lui crever le cœur !... tandis que le canot piloté par John avançait vers les récifs : et le ciel qui devenait noir comme la nuit : la vague écume jaune crevée de cadavres de crustacés et de poissons : une dent de cachalot : j’arrêtais pas d’y penser : le type qui prétendait sculpter ma tête dans cet ivoire : « même qu’hier j’ai collé ce qui me restait d’ambre gris sur la poitrine d’une touriste américaine : enfin… je crois… » — coraux : Karim avait traversé une vitrine à Cordoue pour m’offrir ce bijou : mais à Raqqa on m’a piqué tous mes bijoux : j’en avais plus besoin pour prier…

— est-ce que quelqu’un va lui fermer sa gueule !... »

ô convulsions

 

c’est pas une bonne idée de se convulser dans un tribunal : surtout si vous êtes l’accusée : et si sous avez envie d’être belle malgré les voiles et les tongs : ah ! qu’est-ce que je dis… ? « on voudrait bien le savoir… regrette babouch en mordillant le manche de son marteau.

— vous voyez bien qu’elle n’est pas jugeable…

— ouvrez le cercueil !...

— oui c’est ça !... ouvrez-le ce maudit cercueil !...

— comme dans Massacre à tronçonneuse !... »

à la place du corps de Karim : le tronc d’un jeune acacia . et dans la sacoche de cuir marocain mauvaise qualité : les manuscrits de Karim : revus et corrigés par pedro phile qui signe jarive ou tarive — « et il est où ce pedro… ? demande babouch.

— il est avec mon fils !...

— elle n’a pas de fils ô babouchi !...

— ce qui ne répond pas à ma question…

— j’y réponds moi !...

— faites-la taire ô nom d’Allah !... »

je voyais mon avocat sombrer dans la mélancolie : un avocat parisien : avec l’accent des faubourgs improvisé : il plongeait sa grosse tête bouclée de noir dans sa mallette cuir marocain mauvaise qualité : son assistant avait connu ma famille : à Paris et dans plein d’autres endroits ::: il croyait me connaître . aussi : quand je l’ai montré du doigts en l’appelant : Pedro !... la salle s’est agitée comme dans une ruche enfumée : et je l’ai menacé de lui couper la gorge s’il ne conduisait pas la Cour sur les lieux de son crime :

« j’en ai assez… râla babouch el babouchi : j’en peux plus : leclerc !... Et vous le gonze à l’aise même sans chaise : approchez-vous que je vous en conte une autre : mais cette fois de mon cru :

— nous sommes tout ouïe ô Grandeur de l’Arabie !...

::: s’écrièrent le général leclerc o’clock et son collègue américain du texas…

: il était une fois une conasse d’emmerdeuse de française parisienne qui passait ses vacances de merde en andalousie en compagnie d’un terroriste que les turcs ont fini d’achever sans toutefois mettre la main sur son œuvre littéraire considérée aujourd’hui comme l’expression la plus nationale de l’idéal musulman ::: est-ce que quelqu’un connaît le fin mot de l’histoire… ? ô svp »

]

Il était une fois la femme que j’ai aimée.

 

finis

Post-scriptum

(13) BRANLETTE DU PRIVÉ

(13)

finis

 

hé non les amis !... celle-là est de moi : Karim ne peut plus se branler : alors je fais ça à sa place : je dis pas que ça me fait mal : et quoi encore… ? — oui on m’a libérée mais je vous préviens : les années ont passé : juju a grandi : on se voit plus très souvent : et je reçois toujours des lettres du poète français : pedro phile qu’il signe…/ mais je ne les lis plus…/ j’en ai marre de lire les autres…/ je me lis même pas moi-même : je ne lis rien : plus rien !... j’essaie d’exister avec le poids de ces années . la mort . la parano . schizo . juju pédé . et pedro en cavale : je prends la relève : pas difficile de se branler : et ça donne ce que vous venez de lire ::: ma vie…/ ben oui j’en ai une avec des rails : et pourtant je vagabonde : d’un bout à l’autre du monde : et dans son sens je m’abonde…/ des chansons tout au plus ::: qui prétend être poète en ce Monde qui n’en est pas un ?... conteurs et chansonniers au premier plan des spectacles…/ et le « langage des langages » dans la poubelle des crises…/ c’est fou ce que je m’aime !... je ferais bien ça plusieurs fois par jour comme mon ami Alfred quand il est inspiré : mais j’accumule : une de temps en temps : au boulot si j’en ai ou dans ma chambrette si je couche pas dehors…/ dehors… ? des fois…/ mais alors en compagnie : qu’est-ce que je m’ennuie dehors !... rien d’autre à faire que de proposer la branlette au premier venu : « zêtes une vraie poétesse ô ma’me luce !... » et je compte les perles du chapelet au lieu de prier pour mon salut…/ ce que des fois j’en veux à Dieu de pas exister !... Ah ! quelle bonne idée ils ont eu nos ancêtres de l’inventer !... mais pouvaient-ils se débrouiller autrement ?... est-ce qu’on se débrouille mieux maintenant qu’on en sait plus… ? ô bière

 

…/ tiens allez !... une autre !... et sans compagnie… à moins que vous…

 

V - Branlettes

(1) Lentement déposé dans le sable froid du désert. C’était la nuit. Il sortait d’un rêve, mais impossible de s’en souvenir. Passage du rêve à la réalité toujours obscur, ambigu même. Il frotta ses yeux. Il portait des gants alors que son corps était entièrement nu. Le sable grouillait de petits animaux. Il voulut se mettre debout mais son corps lui refusa cet effort. Il était paralysé. Il avait pourtant la sensation d’onduler comme sur une vague. Suis-je seul ? se dit-il. Je ne l’étais pas tout à l’heure. Mais de quelle heure s’agissait-il ? Parle-t-on des mêmes choses toi et moi ? Le ciel était étoilé. Pas un nuage sans doute. C’était donc bien un désert. Il avait toujours imaginé le désert sans nuages, mais en plein soleil. Or, la nuit se répandait comme à l’infini. Pas une trace d’horizon. Je suis peut-être en train de mourir, pensa-t-il. Il résolut d’attendre le jour. La nuit s’achève toujours comme ça ! ironisa-t-il. Les petits animaux quittaient le sable pour courir sur lui. C’est agréable, au fond, se dit-il. Pas de panique ! Et en effet la joie l’étreignit. Une joie saine comme l’eau de nos roches. Il voyait ces roches sans les situer. Un petit problème d’amnésie, se dit-il. Ça passera. Avec le jour. Et une fois le soleil levé, l’horizon reviendra à sa place. À la place qui est la sienne. Les petits animaux exploraient son corps comme peut-être lui-même ne l’avait jamais entrepris. Il a fallu que ça arrive, pensa-t-il. Si ce n’était pas arrivé… mais il cessa de penser pour retrouver le sommeil. Ce n’était pas facile à cause de ce grouillement incessant. Ça n’avait jamais été facile. La nuit était froide. Plus froide que le sable. Il n’y avait pas de vent. L’immobilité était de mise. Il ne s’en effrayait pas. Il savait que le sang reviendrait une fois les plaies cicatrisées ou garrotées. Garrotées plutôt. Sinon je ne verrai pas le jour. Ces petites créatures se nourrissent de mon sang. Je ne suis pas idiot. Et si je continue de penser, je ne trouverai pas le sommeil. Qu’est-ce que je pensais à propos de ces roches… ? Oui… chez nous l’eau sourd des interstices. Ces rus me fascinent. Innombrables et discrètement musicaux. Ces balades du bas vers le haut me fortifiaient. Ensuite il fallait redescendre et le sommeil s’annonçait par quelques faux pas. Le lac frémissait sous la Lune. Je me récitais quelques vers de Bashô. Toujours Bashô. Au rythme des pas. Tandis que l’obscurité gagnait du terrain. Et le sommeil menaçait ce temps. Le temps qui reste avant de retourner chez soi. Nous connaissions tous cette heureuse sensation. Ainsi pensait-il, ne trouvant pas le sommeil. Il songea en souriant qu’il est impossible de compter les étoiles. Vous pouvez apprécier la Voie. Son scintillement. Sa blancheur. Ses visages et ses monstres. Non, décidément, il ne trouvait pas le sommeil. Il huma cet air glacial. Si c’était une odeur, il ne la reconnaissait pas. Alors un petit animal plus malin que les autres entra en lui. Il sentit le léger écartement de sa chair. Puis la crispation au rythme d’un parcours dont il perdit vite la trace. On pouvait atteindre sa profondeur de cette manière : en étant petit, animal et décidé. Une femme lui avait joué un de ces tours. Il ne s’en était pas encore remis. C’était la raison de ce voyage. Il jubila soudain à cette réminiscence. Il voyageait avant de tomber dans le sable de ce qui pouvait être un désert, sinon il aurait respiré des embruns. Voyage ! C’était donc ça ! Et comme la mer n’existait plus, il voyageait en avion. Sinon il eût senti l’odeur de l’écume et des algues. Cette fois, la panique le secoua. Il était tombé d’un avion. Ou l’avion était tombé et il avait été éjecté. Il huma encore cet air froid et sec : aucune odeur d’incendie. Il songea alors à un autobus traversant le désert par exemple vers Colomb-Béchar. C’était déjà arrivé. Mais avec qui ? Les femmes sont si inconséquentes ! Quelqu’un l’avait poussé et il était tombé sur la route désertique. Pourquoi ce crime ? Le jour m’en dira plus, se dit-il. Si ça se fait, je suis dans mon jardin. Dans le bac à sable de mes petits-enfants. Je suis tombé du toit où je bricole souvent. Et personne ne s’est aperçu… aperçu de… mon absence. Il tremblait maintenant. Combien de fois s’était-il « absenté » pour échapper à la réalité ? Des tas de fois ! En toutes occasions. Famille ou pas famille. D’ailleurs, en ce moment (mais c’était provisoire) il ne se souvenait pas d’avoir une famille. Quelques morceaux de la vitre brisée de la mémoire brillaient dans le noir de cette nuit. Il scruta ces éclats sans soleil. Seules les étoiles en expliquaient la présence têtue. L’eau du lac portait des barques bleues comme ses enfants. Le lac avait quelque chose à voir avec la maternité. Cette légende non moins obtuse ne revenait pas à la surface de cette autre étendue mystérieuse qu’était l’amnésie. S’il s’agissait de cela. Aurait-il le temps de reconstituer les faits ? Cette reconstitution s’imposait à l’esprit en regard de la mort qui rôdait en invisibilité capricieuse ou sournoise. Comment savoir ce que la mort nous veut ? Il tremblait tellement que les petits animaux s’accrochaient de toutes leurs griffes à sa peau douloureuse. Il était important d’en savoir plus. Non pas de tout savoir parce que c’est impossible. Mon nom ? Mon pays ? Le temps. Le Dieu de ma tradition nationale. Toutes ces choses… pensa-t-il rapidement car le vent le caressa. Et si ce n’était pas le vent ? Ou si le vent était ce personnage dont la présence me ferait un bien fou ? Je ne veux pas mourir seul ! Avait-il crié ? Il n’avait pas entendu ce cri. Il écoutait le vent et les ailes des petits animaux s’agitaient. Enfin un fond sonore ! s’écria-t-il sans être certain d’avoir parlé. Que s’était-il passé qui avait maintenant une telle importance ? Les fils des possibilités s’emmêleraient-ils à ce point que cette histoire ne serait pas publiable dans les journaux ni même dans les revues les plus sophistiquées. Or, un seul de ces fils avait de l’importance. Un seul valait le prix de cette mort probable. Sinon je suis dans mon lit, coincé quelque part dans la profondeur jamais atteinte de ce sommeil quotidien qui a le pouvoir de paralyser mon corps. Si c’est le cas, je me réveillerai. Et s’il s’agit d’autre chose de moins banal, souhaitons que j’en sache quelque chose avant de disparaître de ce monde. Ce monde que je n’ai pas aimé et que je suis en train de recréer pour exister encore. Exister encore ! L’avant-mort m’a frappé. De quelle manière, je ne le sais pas. Pas encore ! Hanc ad horam. Puis il eu la sensation d’une goutte de pluie. Peut-être un petit animal avait-il agité sa patte pour en chasser le sang… Mais non… la Voie s’obscurcissait en un endroit. Un nuage ! Et il pleuvait ! Quelques gouttes seulement. Chaudes sur la peau gelée. Cette chaleur laissant soupçonner l’hypothèse du sang. Mais il avait maintenant envie de rêver. De rêver les yeux ouverts dans la nuit. Autre joie indicible autrement. L’avant-mort n’arrive-t-elle qu’une fois ? Et est-elle suivie sans autre procès de la mort ? Mort de l’après… Il eût aimé en écrire quelque chose avant de disparaître. Il n’en était pas loin maintenant. Pas loin de savoir. De tenter le saut périlleux pour se retrouver dans la position de la vie avec le bagage de la mort en poche. Quelles foutaises ces réflexions ! Une convulsion douloureuse envoya en l’air tous les petits animaux. Ils voletaient maintenant. Ils bourdonnaient près de ses oreilles. Mais ils ne les voyaient pas.

 

Plus tard (ou était-ce avant que tout ceci n’arrive), l’avion survola la mer à basse altitude, comme si on allait atterrir. Ou bien on venait de décoller. En tout cas l’altitude était constante. On ne montait ni descendait. Et on voyait distinctement la côte où des nuages couraient rapidement. C’était de petits nuages blancs, mais il ne connaissait rien en nuages. Il ne savait pas s’ils étaient porteurs de pluie ni même s’il pleuvait sur la côte. Il n’était pas possible de les distinguer des plages ni des falaises. Il n’y avait pas de cités non plus. Ou plus exactement, on ne les voyait pas. L’avion était silencieux. Il semblait glisser sur des rails. C’était un avion de petite taille. Il ne se souvenait pas du nombre de passagers. Il était monté à bord en pleine crise. Il n’avait salué personne. Et sans doute l’avait-on salué. Il devait passer maintenant pour un homme sans éducation. On le soupçonnait peut-être d’intention terroriste. Quoique les terroristes ne sont pas assez bêtes pour monter dans un avion avec une tête comme était la sienne. Il voyait son reflet dans le hublot. Le soleil se couchait si lentement qu’on aurait dit que le temps s’était arrêté. Il n’y avait personne dans le siège voisin et comme les dossiers étaient assez haut, il ne voyait rien de ce qui se passait à l’avant ni à l’arrière. Il aurait pu être seul. Il ne l’était pas. Il était seulement en colère. Il n’avait emporté que le strict nécessaire. Et avait réservé une chambre dans son hôtel habituel. Il avait envie de vacances. La colère l’avait empêché de s’exprimer pendant l’embarquement. Une colère parfaitement justifiée. Il ouvrit le livre qu’il avait acheté à l’aéroport. Il n’en connaissait pas l’auteur, mais la collection trahissait une lecture sans intérêt littéraire. Il lisait rarement ce genre de bouquins. Quelquefois sur la plage, à l’abri d’un parasol. Ou dans un lit pendant que la télé débitait des nouvelles de ce monde invivable. Il en aimait toutefois les illustrations. Ces dessinateurs avaient du talent. Il avait pensé dessiner lui aussi, mais l’occasion ne s’était pas présenté. Jamais il n’en eût conçu de la colère. Il fallait tout autre chose pour lui inspirer le moindre ressentiment à l’égard d’une personne ou d’une organisation quelconque. Ce monde regorge de prétextes à adhésion. On s’y bat pour avoir raison ou donner tort. On trouve toujours des valets pour endosser la robe ou l’uniforme. Il colla son front humide au carreau. Il avait de la fièvre. La colère agissait toujours de cette manière. Elle était action et se reposait sur une connaissance parfaite de son sujet. Il en était du moins persuadé. Sinon il n’aurait pas envisagé de voyager si possible au bout du monde. Il en avait parcouru des milles ! En bateau, en avion, en autocar et même à dos d’homme. C’était quelque part dans la montagne. Les guides vous hissaient sur leur dos et l’ascension vous procurait des sensations de vertige et d’amour. Il ne pouvait pas oublier ça. Comme le lac de son enfance. Il y avait aussi une montagne. La colère naissait dans la vallée. Et il n’y avait qu’un remède : monter. Puis son petit monde extérieur s’élargit et il gagna assez d’argent pour se payer des voyages dignes de ce nom. Il rencontrait des gens et retenait quelquefois leurs noms. Il ne les oubliait jamais. Il n’était pas à la recherche de l’âme sœur. Il avait appris à vivre seul. Il était efficace et fidèle. Tout le monde le reconnaissait. Cependant, la colère pouvait le prendre à tout moment. Et il se retrouvait dans un avion ou autre chose. Puis il retrouvait un hôtel ou autre chose. La colère finissait par tomber. Comme il était tombé lui-même. Se retrouvant dans un sable noir de nuit et d’insectes. Ne sachant pas comment il était arrivé à cet endroit solitaire et précis. S’agissait-il d’une tentative d’assassinat ? Il mourrait sans doute avant qu’un quelconque détective résolût l’affaire. On meurt toujours après l’énigme. Et une fois qu’on a disparu, personne ne s’en préoccupe. Les romans sont faits pour ça. Même les plus mauvais. Et celui-là n’était pas le meilleur que l’existence lui avait réservé comme un chien de sa chienne.

 

(2) Banquo était sur la piste. Sa pipe fumait rouge. Je n’étais que son domestique, mais je jouissais moi aussi chaque fois qu’il « inventait » quelque chose. Son frère était poète. Ses livres finissaient toujours dans le vieux pupitre d’écolier du petit salon andalou. Trois mètres sur deux. Comme une cellule d’assassin ou d’ermite. Le pupitre dénotait. Moi aussi je dénotais : j’ai la peau si blanche qu’on me croit malade. D’où peut-être ces distances… Banquo a la peau presque noire. On le voit rarement dans la lumière du jour. Ses éclairages fantaisistes changent toujours la peau. Sauf la mienne qui reste désespérément blanche.

Ce soir-là, la pipe de Banquo fumait rouge. Des brandons montaient de son culot de bruyère et d’écume. C’était le signe que le maître avait « inventé » quelque chose que le Monde ne savait pas encore. Il demanda un whiskey et je le lui servis dans le plus grand silence. Ce n’était pas à moi qu’il allait confier le secret de sa nouvelle découverte. Iago se chargeait de cela. Très disponible cet Iago. Il arrivait sans délai. Et je le conduisais dans le bureau de Banquo. Il savait où se trouvait ce bureau, mais je passais devant. Toujours.

La porte se referma sans bruit. J’étais seul. Je retournai dans ma cuisine. De quelle invention s’agissait-il cette fois ? Banquo cherchait dans les livres. Et il trouvait des choses. Des faits peut-être. De nouvelles critiques. Que sais-je, moi ?

Je plaçai deux repas dans le monte-charge. Chacun son plateau. C’était discret comme tout. Je tirais sur la corde et j’entendais les portes s’ouvrir à l’étage. Ensuite, la nuit passait sans que je susse comment. Je sortais quelquefois. Ou je me couchais sans découcher. Au matin, j’entendais la porte d’entrée s’ouvrir et se fermer et Banquo apparaissait dans la cuisine où je préparais son petit-déjeuner de poisson frit et de toasts. Il buvait un infect café saturé de sucre. Moi, je m’en tenais au Breakfast. Quelquefois un Earl Grey. Rarement autre chose.

« Vous allez être déçu, Richard, dit Banquo qui avait la très nette intention de déjeuner en ma compagnie, mais Iago en est sûr et certain :

— Vous n’avez rien découvert…

— Une fois de plus ! »

Banquo se gratta le nez. Il accepta une tasse de son café et commença à grignoter un toast. Ces échecs le rendaient lunaire. Et c’était toujours Iago qui le désillusionnait. Personne d’autre. Je n’étais pas invité à participer. Pourtant, deux avis valent mieux qu’un, dit-on.

« Je ne me suis pas couché, continua-t-il sans toucher au poisson qui embaumait le citron et le persil. Et vous, Richard ?

— Je suis sorti, monsieur.

— Toujours avec la même…

— Oui, monsieur.

— Vous n’en changerez pas… C’est la dernière, je crois. Et peut-être même la première… »

Je trempai mes lèvres dans ma tasse.

« Monsieur me taquine encore, roucoulai-je. Monsieur sait que je suis un homme à femmes.

— Pure fiction ! Vous êtes le seul personnage que je n’ai pas inventé ! Ne détruisez pas ma… mes…

— Illusions ?

— Voilà le mot juste. S’il n’avait tenu qu’à moi, vous seriez vierge. Puceau !

— Monsieur exagère…

— Je n’ai que vous, au fond. Tous les autres entrent et sortent. Je ne les connais pas assez. Mais vous… vous... »

Je désignai le filet croustillant avec la pointe de mon couteau. Banquo y donna un léger coup de fourchette et porta le morceau à sa bouche. Il se replongea dans sa méditation. J’achevai alors mon petit-déjeuner sans lui.

À midi, nous reçûmes la visite d’Octavia. Elle rayonnait, comme d’habitude. Presque nue dans ses voiles, elle s’installa dans le salon égyptien, celui qui « allait » avec son style. Je lui servis un verre de brandy et quelques biscuits de ma composition. Elle adorait tout ce que je lui donnais à juger.

« Heureusement que vous n’écrivez pas, Dick !

— Pourquoi madame dit-elle cela… ?

— Vous n’êtes pas fort non plus en devinette… mais bon… vous êtes mes yeux et mes oreilles…

— Monsieur a encore échoué…

— C’est Iago qui le dit et figurez-vous qu’il me l’a déjà dit. Je sors de chez lui. Il était encore en pyjama.

— Monsieur et son ami ont travaillé toute la nuit…

— Travaillé ? C’est une charmante façon de le dire, Rick ! Vous êtes sorti… ?

— Oui, madame. Je suis sorti…

— Ne m’en dites pas plus, je vous en prie ! »

Banquo apparut dans son costume de scène.

« Vous faites un parfait Prospero, cher Banquo ! s’écria l’invitée.

— Je me suis inspiré d’une illustration de l’époque, répondit Banquo en couleurs. Une fameuse découverte, ne trouvez-vous pas ?

— Si je trouve ! Ah ! mais oui ! Tournez-vous… »

Banquo pivota plusieurs fois, laissant la marque de ses talons sur ce que j’ose appeler « mon parquet ». Il n’en fera jamais d’autres. Il était heureux, comme chaque fois qu’Octavia l’encourageait à reprendre la meilleure de ses interprétations.

« Que ne suis-je Miranda ! s’écria-t-elle en me tendant son verre.

— Je ne comprends pas… fit Banquo en remplissant le verre à ma place.

— Vous ne comprenez pas toujours, mon cher Banquo. N’est-ce pas, Richard ?

— Je ne suis pas assez… »

Pourquoi cette diminution de mon être dans les moments les plus fragiles de mon existence ? Et ce n’est pas la première fois que je me pose cette question. Je ne l’ai jamais posée à personne. Octavia se plaisait souvent à mesurer les données de mon silence.

« De quoi s’agissait-il ? demanda-t-elle enfin à Banquo.

— Je croyais avoir…

— Mais Iago en sait toujours plus que vous.

— Serait-il mon ami sinon… ?

— Voulez-vous dire que moi-même…

— Oh ! Non, Octavia. Vous êtes une parfaite gourde.

— Illettrée. Je préfère illettrée. Et Richard… ?

— C’est le seul personnage qui vit sous mon toit…

— Vous n’en savez donc pas assez sur son compte…

— Je ne sais pas s’il est vierge ou si c’est un homme à femme…

— Il faudra vous décider ! Le lecteur n’aime pas les approximations…

— Avec Richard, cependant, c’est inévitable, ma chère Octavia !

— Inévitable !... »

Je souris. Le plateau tremblait dans mes mains. Je ne m’étais pas servi. Pourquoi ? Je n’en sais rien. D’habitude, même en présence d’Octavia…

« Vous allez devoir vous replonger dans vos livres, mon cher Banquo… gloussa-t-elle.

— Ce ne sont pas les miens…

— Ni les miens ! » m’écriai-je.

Mon petit cri d’angoisse les figea. Encore un peu et je me serais pris pour leur auteur. Il était temps que je me serve un verre. Je le levai, brandissant aussi le plateau à bout de bras. Quel numéro de cirque !

« Passerez-vous à table ? proposai-je avec style.

— Pas sans vous, Richard, murmura Banquo qui retournait lentement à ses pensées. Pas sans vous… N’est-ce pas, ma chère Octavia ? »

Il n’y avait pas de « cher » devant mon nom. Par contre, Octavia aimait bien me servir du Dick et du Rick. Jamais Banquo ne se serait permis pareille familiarité. Je passai devant.

 

Nous prîmes le café et ses conforts dans le jardin. Banquo y étira longuement ses membres.

« Dans quel genre de roman me suis-je encore fourré ? dit-il sans cesser de grogner.

— Vous ne savez rien de l’érotisme, fit Octavia en se léchant un doigt. Ou alors vous cachez très bien votre jeu, cher maître… Qu’en pensez-vous, Richard… ?

— Je lui réserve un chapitre salé à point ! s’exclama Banquo.

— Mais il sort pratiquement toutes les nuits ! s’écria Octavia en riant toutes dents dehors.

— Et pourtant je n’ai rien écrit de la sorte ! s’esclaffa Banquo.

— Vous allez le faire rougir… »

Je ne rougissais pas. La peau blanche demeurait opiniâtrement blanche. La peau d’Octavia était blanche aussi, mais d’un blanc d’ivoire qui ne connaît pas la Lune comme je la connais. Il se mit à pleuvoir finement. Heureusement, nous étions sous l’auvent de toile. Le vent agita ses franges dorées. Octavia eut un frisson aussi léger que les pensées qui lui venaient à l’esprit. Banquo jeta sur ses épaules nues la toile immonde de sa veste. Je n’avais pas eu le temps d’ôter la mienne. Elle en eût sans doute apprécié les parfums exotiques.

« Rentrons plutôt, dit Banquo.

— Que non ! s’écria la belle romaine. Je me sens parfaitement bien ici !

— Il reste du brandy… proposai-je.

— Je ne sais plus quoi penser de Iago ! » grogna Banquo.

Cette fois, il avait vraiment l’air désespéré. Le vent agitait ses rares mèches sur ses oreilles et sur son front. Le teint obscur de sa peau semblait étreindre l’ombre. Le soleil s’était caché derrière un pilier, comme à l’affût des réticences de notre conversation. Il était temps que je retourne à l’office. Je les laissai seuls, sans explication.

 

La nuit était tombée depuis une bonne heure quand Octavia fit mine de rentrer chez elle. Banquo la maintint dans son petit fauteuil égyptien. Je mesurai l’intensité de cette peau noire sur l’ivoire de notre chère invitée.

« Il n’en est pas question ! lui infligea-t-il. Iago ne va pas tarder…

— Monsieur oublie que monsieur Iago ne vient chez nous qu’en cas de découverte et suite à votre appel… susurrai-je en retenant moi aussi le manteau d’Octavia.

— Mais je ne veux pas le voir de toute façon ! » cria-t-elle.

Elle nous échappa, se réfugiant alors derrière ce paravent chinois qui n’a rien à faire dans ce salon de tendance égyptienne. Nous distinguions son ombre dans les échancrures de noir et d’ivoire. Un moucharabié eût mieux convenu à ce théâtre. J’en fis une amère réflexion, mais Banquo parut n’en rien entendre. Il se réfugia lui aussi derrière le paravent. On frappa.

Si c’était Iago, il n’avait pas été invité. Je voulais questionner Banquo à ce sujet, mais le paravent trahissait d’intenses caresses. Que dirais-je à Iago si c’était lui ? Et si ce n’était pas lui ?

J’ouvris la porte. Je ne connaissais pas ce personnage. Banquo a des secrets pour moi. Je ne suis pas dupe de ses silences. La femme qui se tenait sur le paillasson était en tenue de soirée. Belle blonde fine et même gracieuse. Je crus avoir allumé la télé. Elle secoua un petit sac sous mon nez.

« Je viens pour le rôle, dit-elle d’une voix si nasillarde que je compris ce que lui réservait Banquo.

— Il est tard… fis-je en repoussant le petit sac. Monsieur est occupé avec… un paravent dont il doit régler les ouvertures avant demain…

— J’ai pourtant rendez-vous…

— Je vais m’informer… » dis-je en refermant la porte.

Elle dut frapper du pied sur le paillasson, car j’entendis la poussière retomber. Je me rendis en catimini dans le salon égyptien. L’odeur de foutre me saisit à la gorge. Je reculai.

« N’en faites rien ! dit la voix de Banquo qui reprenait son souffle. J’ai besoin du vôtre.

— Mon foutre !

— Faites-vite ! Elle revient à elle ! »

En effet, Octavia avait perdu connaissance. Ses voiles soulevés témoignaient d’une relation que je qualifierais de désordonnée plutôt qu’intense. Mais enfin, Banquo fait ce qu’il veut. C’est lui le patron. Il enfonça un doigt expert dans l’anus de la romaine.

« Là ! dit-il en haletant. Je n’en peux plus ! »

J’enculai donc la romaine. Et tout en ramonant, j’informai mon maître qu’une comédienne attendait sur le paillasson. Banquo secoua sa rare chevelure.

« Ce sera la suivante ! grogna-t-il. Je n’en peux plus. Vous me remplacerez.

— Mais enfin, monsieur ! Cet anus va me vider de ma substance ! C’est que je comptais sortir ce soir…

— Ah ! voilà donc ce que vous fabriquez quand vous sortez ! Ah ! elle est belle la domesticité des réseaux sociaux ! »

J’éjaculai précipitamment. Octavia revint à elle. Elle bafouilla :

« Ah ! C’est vous, Richard… Où est monsieur… ?

— Je le remplace, madame. Je suis sa doublure. Ne m’en veuillez pas si…

— Oh ! que non ! Continuez, Dick. Ô dick !

— Mais je viens de terminer, madame…

— Prenons le temps alors… prenons le temps… »

Et couché dans ses voiles, tandis qu’elle trouvait le sommeil et moi mes rêves d’enfant, j’écoutai la maison. Banquo recevait-il la belle bonde qui nasillait ? Rien ne le disait. Et Iago ? Banquo l’avait-il appelé ? Je me penchai sur Octavia qui dormait d’un sommeil si profond qu’elle ne réagit pas à mes morsures. Banquo surgit alors, furieux :

« Je ne vous ai pas autorisé à la mordre, Richard ! »

La poule, qu’il tenait par la taille, se mit à rire de moi et de moi seul.

 

(3) Hier, dans l’après-midi, je suis allé chez Casio pour fêter avec d’autres amis la trentième de ses années d’existence sur cette terre qui nous a bien gâtés, disons-le sans rougir. Il pleuvait bien un peu, mais j’avais mon parapluie, celui que Constance m’a offert pour ma vingt-septième année, il y avait donc trois ans de cela. Casio et moi avons le même âge, à peu près. Constance ne viendrait pas cette fois car sa jambe la faisait souffrir, ce qui me rappela que cette jambe s’était cassée le jour donc de mon vingt-septième anniversaire. Cependant, l’année suivante et celle qui suivit encore, elle s’était présentée à la porte de notre ami Casio pour participer aux festivités.

Hier, donc, quand j’ai frotté mes semelles sur le paillasson de Casio, celui-ci, quelque peu renfrogné, m’a appris que Constance ne venait pas cette année et que cette absence avait un rapport avec sa jambe et par conséquent avec moi.

Il y avait déjà du monde dans le salon. On y buvait joyeusement en attendant le repas. On m’offrit le même verre tandis que Casio me poursuivait de ses reproches relatifs à la jambe de Constance. J’en étais passablement agacé, mais je m’efforçais de ne rien laisser paraître de ma colère. J’avalai plusieurs verres sans les compter.

Il s’ensuivit que j’atteignis la table dans un état proche à la fois de l’euphorie et de l’irritation dangereuse des ivrognes qui ne viennent de s’enivrer que pour échapper à ce qu’on leur reproche aussi bêtement que soudainement et fort mal à propos. Une dame tout en dentelle rose et blanche, fort bien dans sa peau, m’aida gentiment à prendre place devant mon assiette. Je sentais qu’on se moquait bien un peu de moi, ici et là, mais Casio ne m’apparut pas dans ce tableau somme toute joyeusement composé.

Assis un peu de travers entre la dame que je viens d’annoncer et celle dont la description reste à faire, je me trouvais face à un énorme quartier de viande cuit à point avec lequel j’entrepris de m’entretenir des derniers ragots littéraires ou politiques — je ne me souviens plus aujourd’hui dans quel sens j’abondais ni dans quel état j’allais achever ces agapes.

« Monsieur prendra un peu de cet os, me proposa un valet qui ressemblait à s’y méprendre à ce Casio qu’en ce moment précis je détestais sans retenue.

— Mais enfin, monsieur le valet ! répondis-je avec toute ma joie. Cet os ne porte plus de viande ! Pas même un petit reste de gras bien grillé ! Vous vous moquez de moi, Monsieur !

— Mais c’est un os à moelle, monsieur…

— Vous ne pouviez pas le dire plus tôt, benêt ! »

Je n’ai pas pour habitude d’insulter le personnel de maison, croyez-moi. En m’en prenant à ce domestique zélé, je me ridiculisais quelque peu. Aussi me mis-je à rire en trempant mon index préféré dans la moelle brûlante, ce qui changea mon rire en cri de douleur. Et voilà que le domestique, qui était bien mon ami Casio et personne d’autre, me rétorqua sur un ton sans ambigüité :

« Maintenant vous savez ce que c’est, la douleur !

— Oh ! Que oui ! s’écria la dame en dentelle. On dirait qu’il souffre plus que Constance ! »

Ils étaient tous contre moi. Et j’avais à peine touché aux plats qui tournaient autour de la table, penchant vers nous leurs saveurs délicates. Or, la dame que je n’ai pas encore décrite se pencha elle aussi. Si j’avais été à la table de mes amis ordinaires, j’eusse vanté les mérites de sa chair, mais les effets de l’alcool commençaient à se dissiper et je lui pris la main pour en sucer les os qu’elle avait fort juteux. Sa poitrine se posa sur moi à la manière d’une poule sur son œuf. On riait plus que de raison et quelques plats se renversèrent sur des toilettes. J’entendis des choses comme :

« Vous ne le saviez donc pas ! C’est lui qui a… la jambe de Constance…

— Ah ! Maintenant je comprends mieux !

— J’ai donc eu raison de vous en informer…

— Sinon je continuerai, ô bécasse que je suis, de ne rien comprendre à l’affaire ! »

Cependant, la poigne de Casio s’exerçait sur ma nuque :

« Mais enfin ! grognait-il. Lâchez-la !

— Oui ! Lâchez-moi ! Oh ! Mes os ! »

J’étais parti pour les ronger. Cela, tout le monde le savait. Aussi Casio prit-il sur lui de mettre fin à l’affaire en m’assénant un coup de bouteille sur le haut du crâne, ce qui ne manqua pas de me priver de conscience.

…

Lorsque que je repris connaissance, j’étais dégrisé mais atteint d’une migraine si méchante que je me pris la tête à deux mains pour la secouer. Constance était auprès de moi. Pas de Casio à l’horizon de ce salon ni derrière les rideaux.

« Oubliez donc ma jambe, triple idiot ! riait-elle en me frottant les tempes. Vous avez encore trop bu. Et cette fois vous avez molesté une dame du monde.

— Je n’ai goûté qu’à ses os ! riais-je moi aussi.

— On vous y reprendra encore, gros cochon !

— Mais c’était elle la cochonne ! Elle avait des pieds, ô ma chère !

— Ah ! Ces os ! »

Nous fîmes l’amour, ce qui calma un peu la douleur persistante de la jambe de Constance et me ramena définitivement sur terre, en tout cas jusqu’à la prochaine fois. J’étais vidé de toute substance. Constance m’avoua encore que jamais elle n’avait connu amant plus satisfaisant. Il était temps que je rentre chez moi.

« Comment cela ! m’écriai-je. Sans un dernier verre ? Vous n’y pensez pas…

— C’est que, s’excusa Constance, ma jambe…

— Mais j’ai encore les moyens d’en atténuer les résistances !

— Je le sais bien, mon ami ! Vous êtes…

— Je suis tout à vous, ma chère Constance ! »

La ville était plongée dans une nuit profonde quand j’atteignis enfin mon logis. Un ombre s’agitait sur le seuil de l’immeuble. Encore un voleur ! Et je sortis de ma poche le petit 6.35 que je n’avais pas oublié de charger. M’approchant, je vis distinctement que le voleur en question n’était autre que Casio. Il trépignait d’impatience depuis de longues heures de manque de lumière et de froid non moins insidieux. Son visage ne cachait rien d’une colère qui allait me tomber dessus comme tout le plafond de la maison.

« Je vous attendais ! siffla-t-il comme si je ne le savais pas.

— Mais c’est que… cher ami… vous auriez pu m’appeler… Je possède un de ces téléphones qu’on porte sur soi et vous en connaissez le numéro, si je ne m’abuse… Voulez-vous que nous réglions la question dans mon chez moi, au deuxième étage comme vous ne l’ignorez pas non plus ?

— Je n’ai que faire de vos étages !

— Mais enfin, cher ami… à nos âges…

— Trente ans ! Et tellement d’années à supporter votre plus qu’étrange relation avec Constance qui est aussi mon ami, vous ne l’ignorez pas.

— Elle est l’ami de qui elle veut… Montons, je vous prie…

— Nous nous disputerons ici !

— Dans la rue… ? À quatre heures du matin… ?

— Et pourquoi pas ? Vous ne vous sentez pas en forme ?

— La police viendra… Il faudra nous expliquer au poste… je n’y tiens pas…

— Eh bien soit ! Montons ! Mais je vous préviens… »

Je ne me souviens plus en quels termes il me prévint, mais une heure plus tard, j’étais vidé et lui aussi. Jamais nous n’avions fait l’amour aussi intensément.

« C’est Constance qui nous inspire… proposai-je en allumant nos pipes.

— Vous exagérez toujours…

— Mais que voulez-vous donc que j’exagère ? J’ai passé une bonne soirée chez vous. Puis chez Constance qui ne m’en veut pas contrairement à ce que vous vous imaginez. Et pour finir j’ai joui comme jamais de votre cul !

— N’en répandez pas la nouvelle, toutefois… ma réputation…

— Et la mienne donc ! »

Il était midi quand nous nous séparâmes enfin. J’avoue que j’arrivais au bout de ma puissance séminale. Une fois seul dans mon petit appartement d’homme seul mais pas ennemi des voyages, je me lançai dans une toilette complète et me préparai à sortir, car j’avais rendez-vous avec Constance qui s’y rendrait en chaise roulante. Je suivis un moment son trajet sur l’écran de mon téléphone. Elle allait plus vite que moi ! Je pressai le pas.

Passant devant une vitrine de parfumeur, je distinguai à travers les reflets mouvementés de la rue les deux dames qui avaient accompagné mon repas la veille au soir. Elles étaient l’une moins grasse que je l’avais donc imaginé et l’autre moins angulaire que ses os le laissaient penser. J’entrai.

« Oh ! Mais je suis ravi ravi ravi de vous revoir, mesdames mes compagnes d’un repas dont j’ai raté la fin ! Avez-vous passé une bonne nuit ?

— Sans doute moins bonne que celle que vous avez passé vous même, si on peut appeler ça passer !

(Je ne sais pas laquelle des deux dames m’envoya cette réplique sans doute préparée d’avance)

— Mais croyez que je le regrette, mesdames ! Vous méritez mieux, beaucoup mieux que ma réussite incontestable dans ce domaine… Vous ne me demandez pas des nouvelles de la jambe… »

À ce moment-là, mon téléphone sonna et le visage douloureux de Constance apparut sur l’écran.

« Je vous attends ! dit-elle. J’ai très mal !

— Elle a très mal, fit une des dames dans l’oreille de l’autre.

— J’arrive, mon chou, dis-je aussi discrètement que possible au téléphone.

— Il arrive… Le suivrons-nous ? »

Je suis donc arrivé, certes en retard, et Constance avait très mal. Elle était en transe.

« Quel âge fêtait-il donc, Casio… ? rugit-elle comme si j’y étais pour quelque chose.

— Trente ans, mon ami ! Vous ne pouvez pas l’ignorer… Moi-même… Et vous…

— Trente ans déjà ! Et ma jambe qui me fait souffrir !

— Allons à Lourdes… à Fatima… Où voulez-vous que nous allions ?

— Mais nulle part, voyons ! »

Et à peine avait-elle exprimé son agacement que la bombe a explosé, là, entre nous deux. Quelque assassin religieusement politisé l’avait posée sous la table que nous partagions en même temps qu’un café-crème. Ah ! Quel monde ignoble ! On ne sait jamais comment on va y achever de vivre en paix avec soi-même. Tandis que Constance avait été projetée dans les étages, traversant la toile d’un store pour retomber ensuite sur la toiture d’un cabriolet, je fus propulsé dans la salle du café où personne ne s’attendait à me revoir dans cette position étrange : nu, presque chauve, sans poil et le membre viril en état de repeupler les océans. Disons-le sans autres ambages : Constance avait cessé de souffrir de sa jambe. Elle l’avait même perdue dans son ascension. Pendant que je saignais dans un brancard, je vis un pompier la détacher du store car elle empêchait le passage des secours et des enquêteurs.

Bien des années après, quand le dernier musulman poussa le dernier cri de guerre de l’Islam, Casio et moi, toujours amants à l’occasion, ne pensions plus à nos trente ans. J’avais perdu une jambe dans l’attentat, mais elle me faisait sans doute autant souffrir que si elle avait appartenu à Constance.

 

(4) Comme d’habitude, à cette heure-ci, Yorick nous raconta une de ses blagues « métaphoriques » :

« Deux mecs se présentent devant l’Autorité : le premier s’appelle Ouvrier. Il s’est mis en dimanche pour l’occasion parce que comme il dit « c’est pas tous les jours ! » Il s’est taillé la moustache. Une de ses oreilles porte la trace d’un anneau mais je ne dirai pas laquelle de la droite ou de la gauche. Il n’a pas amené sa femme parce que « il savait pas… » Il a aussi des gosses, il sait « rien non plus pour les gosses. » La mallette qu’il tient dans sa main droite, toute neuve et même repolie à fond, contient ce qu’il appelle « en toute modestie » son « chef-d’œuvre ». L’Autorité lui fait signe d’ouvrir (qu’on en finisse !) Il ouvre, il en sort un objet et l’expose au regard du Grand Jury. Chacun apprécie à sa manière. Certains vont même jusqu’à caresser l’objet. Des traces de doigts commencent à apparaître.

Le Poète, qui est juste derrière, pouffe dans ses mains. Il s’excuse de ne pas pouvoir se retenir mais, dit-il « si vous caressez mon objet poétique, il se passera des choses dont je ne serai plus maître… » On lui fait signe de se taire.

« Trente ans d’expérience dans ce domaine, dit l’Ouvrier condescendant. Tout le monde ne peut pas en dire autant. D’ailleurs, si j’avais amené ma femme et mes gosses, vous… » Mais l’Autorité fait un signe d’impatience, genre « … » L’Ouvrier tourne son objet de l’autre côté dont il signale les perfections jamais atteinte ni par lui ni par d’autres. Les Jurés confirment en secouant leurs hermines. Question objet, ils s’y connaissent.

« Alors voilà, dit l’Ouvrier sans plus de commentaires. Je crois que je mérite l’Excellence, car cet objet m’a non seulement coûté trente ans de travaux préparatoires (ce que d’aucuns nomment l’expérience) mais aussi d’innombrables heures de travail dont mes mains (il les montre) témoignent assez.

— Parfait ! dit l’Autorité et ce seul mot remplit de joie l’Ouvrier qui tourne ses talons en atteignant la porte.

— À votre tour ! » dit le Jury.

Le Poète s’avance. Il n’est pas aussi bien mis que l’Ouvrier, mais on n’attend rien d’autre de lui sur le plan vestimentaire et apparence physique. Il sourit de façon assez idiote. Il ne s’est pas coiffé. Il a amené une femme, mais pas de gosses. De plus, il ne porte pas de mallette, ce qui étonne tout le monde, à commencer par l’Autorité qui se met à grogner et qui dit :

« Tous les poètes que je connais portent une mallette ! Et dans la mallette, il y a plein de manuscrits inédits ! Vous n’avez rien de tout ça, vous ?

— Mais c’est que, madame ou monsieur l’Autorité, c’est que j’ai des tiroirs et même un grenier ! Vous pensez !

— Vous ne les avez pas amenés… ?

— Amener des tiroirs et tout un grenier… ? Ma foi non !

— Alors sortez d’ici, monsieur le Poète ! Nous n’avons que faire de…

— Mais j’ai mon objet sur moi, mesdames… messieurs…

— Sur vous ? Montrez-le ! »

Alors le Poète sort son membre viril, lequel est en état de satisfaire quiconque se proposera à en expérimenter les mérites d’excellence. Tout le monde recule. Cependant, aucune trace d’horreur n’apparaît sur les visages.

« Ne me dites pas, interrompt l’Autorité (car le sang continue d’affluer), que vous êtes l’auteur de ce… de cette…

— Merveille en effet ! s’écrie le Poète.

— Quelle expérience ! clament les Jurés tous debout dans le box.

— Et quel travail ! Des heures ! Des heures ! crie le public.

— Hé bé non ! » fait le Poète.

On s’étonne aussitôt à cet aveu incompréhensible. On commente. On chuchote. On veut toucher. On croit rêver. « Qu’a-t-il dit ?

— Je dis que je ne suis pas l’auteur de cette merveille, continue le Poète. Je ne l’ai pas fait exprès. Je suis né comme ça.

— Mais pourquoi pas nous ! dit tout le monde. Pourquoi pas nous ?

— Je n’en sais rien… Croyez que je regrette bien pour monsieur l’Ouvrier qui a ouvragé dans l’expérience et le travail un bien bel objet, certes, mais qui comparé au mien ne vaut pas tripette…

— Ah ! Il ne vaut pas tripette, c’est vrai… ! Nous n’avons jamais dit qu’il méritait le prix d’Excellence ! Nous avons été polis. Nous l’avons reçu comme il sied. C’est la Loi ! »

L’Autorité se tourne alors vers son chef de cabinet qui lui remet sur un coussin les insignes de l’Excellence. Le Poète, tout auréolé de sa gloire naissante, bombe une poitrine prête à tous les vices de la reconnaissance. Son membre est fièrement dressé entre le cortège du Monde et le coussin où rutile une médaille digne du Soleil lui-même. L’Ouvrier, un peu en retrait, tout seul sans sa femme ni ses gosses, étreint l’une dans l’autre ses deux mains calleuses et adroites. Il pleure un peu, mais en toute discrétion. Jamais il n’aurait imaginé une telle fin de journée. « Mais enfin, reconnaît-il, ce n’est pas moi qui décide… Je suis quand même fier d’avoir travaillé. Après tout, ce Poète n’a pas fait exprès de gagner. Il était fait pour ça. Et je n’en savais rien. » On l’applaudit et le Poète l’encule. »

 

Toujours à la même heure, mais un peu plus tard, alors que les esprits goûtaient chacun de leur côté aux principes de l’ivresse, Yorick reçut un coup de poing en plein sur le nez. Le bruit de sa chute et le fracas des meubles nous tira sensiblement de notre torpeur. Yorick saignait beaucoup. Il avait même perdu une dent et sa langue giclait sur ses lèvres. Nous avions certes minimisé l’agression. Yorick avait reçu une sacrée raclée ! Il fallait le reconnaître. Et nous n’avions pas agi pour le sauver de la honte et de la douleur. Maintenant, il fallait le sauver de la justice, car il s’était mis en tête de se venger. Jamais un ouvrier ne l’avait traité de la sorte !

D’habitude, l’établissement que nous fréquentions toujours à la même heure ne recevait que des gens de notre espèce et dans les deux genres que la nature a décidé de longue date de mettre en jeu sur le tapis de l’existence afin d’en nourrir les possibles philosophies. Jamais ouvrier ne fut aperçu en ces lieux, du moins à l’heure dont il est question. Nous nous connaissions tous ; ainsi, il était impossible de confondre l’un de nous avec quelqu’un d’autre ! Ce n’était jamais arrivé et cela n’arriverait jamais !

Pourtant, le nez de Yorick saignait. Et ce n’était pas un saignement tel que peut en occasionner un simple accident poétique. L’hémorragie témoignait que le coup avait été porté avec une violence rare, en tout cas avec une violence que nous ne connaissions pas. Et je ne parle pas des autres contusions, toutes aussi profondes et sanguinolentes les unes que les autres !

« Je le tuerai ! hurlait Yorick que nous avions beaucoup de peine à contenir dans nos frêles étreintes de poètes. Je le tuerai ! Je tuerai l’Ouvrier ! »

Cette parole nous laissa pantois. Sans toutefois relâcher notre emprise, nous entreprîmes d’en savoir plus. Quel lien y avait-il entre l’histoire que Yorick venait de nous raconter et l’agression dont il avait été victime ? C’était à lui de nous éclairer sur ce point délicat de notre relation. Mais notre poète n’était pas en état de raisonner aussi facilement. Il se débattait comme si nous le conduisions à l’échafaud. Il en mordit quelques-uns, lesquels s’enfuirent sans laisser d’autres traces que leurs verres encore en gésine. La lutte dura assez longtemps pour que je me retrouvasse seul avec Yorick. Maintenant, c’est lui qui me tenait :

« Tu vas regretter ton sale coup, Ouvrier ! menaçait-il en vissant son regard furieux dans le mien que, par définition, je ne voyais pas, sinon j’en eusse ressenti mon désarroi plusieurs crans au-dessus.

— Mais enfin, Yorick ! Je ne suis pas ouvrier !

— Tu dois bien l’être puisque tu m’as frappé !

— Mais je ne t’ai pas frappé ! »

Je ne l’avais pas frappé. Ici même je le jure ! Moi… frapper un poète aussi… aussi poète que l’était (et l’est peut encore à l’heure où j’écris ceci) que l’était Yorick ? L’inconcevabilité de la chose ne titillait-elle pas son intelligence ? Ah ! Je lui offris mon nez pour cible expiatoire ! Croyez-vous que le coquin le ménageât ? Au moins par courtoisie réciproque ? Au contraire il l’écrasa sous son petit poing pas conçu du tout pour les grandes bagarres. Et je ne réussis pas à saigner. Nous en fûmes, d’un seul élan, grossièrement déçus.

 

Nous rentrâmes, car Yorick et moi habitions dans le même meublé parisien. Nous nous couchâmes, dans le même lit. Nous eûmes peut-être le même cauchemar à revivre d’un bout à l’autre de sa répétition. Et au matin, l’un ne saignant plus et l’autre à peine souffrant, nous prîmes notre petit-déjeuner en silence. Puis, sans plus de conversation, nous rejoignîmes nos bureaux respectifs dans la même administration du bien public.

 

Il y a aujourd’hui longtemps que notre café préféré a fermé ses douces portes de cuivre et de verre dépoli. Aucun autre établissement ne s’est installé dans cette coquille vide. Inutile d’en pousser la porte, une grille la condamne, tout environnée de toiles d’araignée et de prospectus poussiéreux. Yorick m’a quitté. Nous n’avons jamais résolu cette affaire de coup de poing et d’ouvrier. Les autres et moi-même n’avons jamais pu concevoir la possibilité de la présence d’un ouvrier parmi nous à l’heure habituelle de nos griseries fines. Nous n’avons pourtant pas manqué d’en discuter et de convenir que je n’avais pas des mains d’ouvrier. Yorick nous quitta peu à peu, s’éloignant comme une barque à la dérive. De quoi avait-il parlé au fond ? nous demandions-nous sans nous rendre compte que nous nous éloignions nous aussi les uns des autres. Qui était cet Ouvrier somme toute vraisemblable alors que ce Poète relevait de la pure parodie ? Aujourd’hui, je n’ai plus d’amis. Je fréquente quelques connaissances sans profondeur. Je cherche le Poète au membre démesuré. Si je suis l’ouvrier comme le prétendait Yorick, ce Poète m’enculera-t-il un jour ?

 

(5) Notre goélette tenta de traverser l’île sur ses petites jambes. Le fracas réveilla toutes les maisons accrochées à l’obscurité des pentes. À bord, tout le monde fut projeté vers le gaillard d’avant. Le cri de Constance couvrit le mien. Le bateau me sembla chercher son équilibre sur quelque rocher avoisinant. Puis il se stabilisa et Saleck, le capitaine, prit la parole en ces termes :

« Trop de plaisir nuit à la navigation ! Tous sur le pont ! »

Nous étions échoués sur un banc de sable blanchi par la Lune. Comment ne pas admirer la beauté tranquille de la situation qui était la nôtre en ce moment crucial de nos existences ? José et Julien sautèrent par-dessus bord dans un seul élan. Ils étaient en train de se bécoter quand Constance et moi touchâmes le sable encore chaud de cette journée d’été que nous avions passée dans la baie. Le vent, plus loin, agitait les pins comme s’il mourait dans leurs branches odorantes. Des fenêtres s’éteignirent. D’autres persistèrent et s’ouvrirent. Trois hommes venaient à notre rencontre. Saleck ajusta sa casquette et se dirigea vers eux, sans doute pour qu’ils ne s’approchent pas trop près.

Ainsi se passa notre première rencontre avec l’île de Pâ.

Il y eut une suite :

Constance et moi avions élu domicile dans un hôtel de l’autre côté de la baie, à un bon mile de Pâ. Nous avions emprunté une pirogue dès le matin. Personne ne nous le reprocha. Je ramai jusqu’au ponton où nous accueillirent des gosses en culottes. Ils nous indiquèrent le « meilleur hôtel » de la ville. Nous sûmes plus tard qu’il s’agissait de l’unique établissement balnéaire de cet endroit destiné, autant par sa situation géographique que par sa pauvreté grandissante, à la pêche aux crustacés. L’air empestait la marée.

L’hôtel était situé un peu au-dessus de la ville. Une série de maisons plus cossues que les autres, mais guère plus, s’alignait au ras de sa toiture de tuiles rouges. Nous ignorions évidemment qui habitait ces demeures distinguées — qui se distinguaient des autres (celles qui jouxtaient le port et son unique quai) par la blancheur de leurs murs et l’éclat des vitres dont les fenêtres étaient entrouvertes. Nous voyions tout cela de notre fenêtre, car aucune chambre donnant sur le port n’était libre. L’hôtelière nous apprit qu’un séminaire avait lieu en ce moment au château. Il y avait aussi un château. Comment s’y rendait-on ? Nous louâmes les services d’un taxi. La suite, vous la connaissez.

Quand je sortis de prison (elle élevait ses tours sinistres dans l’île de Pâ), je ne m’enquis pas du destin de mes amis. En passant au-dessus du quai, je vis que le Pequod était à flot. Je crus deviner la casquette de Saleck, notre capitaine, mais je ne descendis pas. Je continuais dans cette rue où quelques commerces proposaient les denrées dont j’avais besoin pour poursuivre mon voyage. Je m’achetai aussi quelques volumes de littérature populaire : des aventures des mers, bien sûr, car le temps s’y prêtait joyeusement, des énigmes policières et quelques histoires à dormir debout. J’étais chargé d’un gros havresac usagé quand j’atteignis la route. Une pute était assise sur une chaise Louis XV. La suite ne vous intéressera pas.

Ce fut à bord d’une berline flambant le neuf et la richesse que je voyageais ensuite. Elle était conduite par Lady Elena, une femme entre deux âges qui sentait la parfumerie et brillait des joues et des lèvres. Cependant, son regard portait le voile gris de la tristesse. Elle ne paraissait pas en deuil. Nous déjeunâmes dans une petite auberge au bord de la route. Elle me demanda d’où je venais. Mon havresac sentait la marée, mais pas l’humidité de la prison où j’avais séjourné pour payer ma dette. Je lui racontai une histoire, celle qui ne m’était pas arrivée. Elle parut me croire, Lady Elena, et nous continuâmes notre voyage sur la même route chaotique et poussiéreuse. La nuit ne tarda pas à nous inspirer.

Un jour, tandis que je me masturbais au sommet d’un piton rocheux (des nageuses en illustraient le pied couvert de coquillages), je vis la voile déchirée d’une goélette. Une femme en bikini secouait un chapeau. Je cessais de me caresser et les nageuses me prirent à partie, car elles n’avaient pas la force de répondre à ce cri de détresse. C’était en effet de frêles femmes qui n’avaient pas vingt ans et qui nageaient nues.

Je sautai dans la vague. Elle se gonfla puis m’emporta au large en direction de la goélette. Le cri de la femme en détresse me parvint. Je criai à mon tour. En vérité, je n’avais aucune idée de ce que j’entreprenais. Un regard en arrière me renseigna sur les nageuses qui maintenant sautillaient sur le sable en compagnie de nageurs. Ils avaient tous enfilé slips et chemises. Quelques-uns tentaient de mettre à l’eau une pirogue qui, à chaque vague, la prenait de travers. Moi, je nageais maintenant vers la goélette. À cet endroit, la mer était d’huile. Derrière moi se formaient les vagues qui empêchaient les nageurs d’embarquer à bord de leur frêle rafiot. Il était frêle, ce rafiot, comme les nageuses et les nageurs avaient tous la bouche ouverte. Leurs cris ne me parvenaient pas. Je me retournai pour voir la femme en détresse. C’était une fort belle femme en bikini sans chapeau sur la tête malgré le soleil ou à cause du vent. Il n’y avait pas de vent. La voile était déchirée.

La suite détermina tout le reste de mon existence :

« Il est tombé à l’eau, me dit la femme (nous étions assis sur le roof à l’abri d’un parasol). Je n’ai rien pu faire. Il y avait beaucoup de vent. Une voile s’est déchirée. Puis l’autre s’est envolée dans le brouillard. L’eau est entrée dans la cabine. Je ne savais pas ce qu’il fallait faire en pareil cas. Je m’appelle Constance. »

Comme il n’était pas question d’atteindre l’île de Pâ, je consultai le compas.

« Où sommes-nous ? me demanda-t-elle.

— Je l’ignore. Je ne suis pas marin.

— Vous passiez vos vacances à Pâ ?

— Je n’étais pas en vacances… Je suis… Je suis un voyageur…

— Moi, j’ai perdu un mari. On m’accusera.

— Ils accusent toujours le survivant dans ces cas…

— Et cette fois vous ne serez pas là pour me sauver.

— Qui sait… ?

— J’espère que vous serez là. »

Je n’y fus pas. Je n’ai revu Constance que bien des années après. Nous avions tous les deux changé de situation… sociale. Mais c’est une autre histoire.

Lady Elena choisit un hôtel où sa berline put passer la nuit à l’abri des convoitises populaires très répandues en ces lieux de misère et de colère silencieuse. J’appris à tenir la cuillère de ma soupe. Et à me laisser servir sans sourciller. Ensuite, nous passâmes une bonne partie de la nuit assis au comptoir d’un bar aussi discret qu’achalandé. Le gin avait toujours ce goût de parfum à bon marché. À l’époque (me souvins-je sans toutefois en parler à Lady Elena qui pensait elle aussi à un tas de choses passées et peut-être même enterrées), nous buvions de l’eau de Cologne soutirée à la bonbonne de cristal d’un pharmacien de nos amis.

Nous montâmes nous coucher.

« Vous ne voulez pas me dire d’où vous venez ? insista-t-elle.

— Je ne suis pas un type intéressant…

— Assez intéressant pour voyager à mon bord…

— Je ne suis vraiment pas taillé pour l’aventure…

— Pourtant, vous avez sauté dans l’eau pour sauver cette naufragée… Vos nageuses en sont témoins. J’ai lu ça dans les journaux…

— On parle souvent de moi dans les journaux…

— Si souvent… ?

— Non… quelquefois… à l’occasion… cela n’arrive pas tous les jours…

— Vous continuez avec moi demain ? »

Suite et fin de la nuit. À l’aube, le moteur se mit à tousser. Puis il ronronna. Une portière claqua. Adieu Lady Elena !

Je sortis de l’hôtel. La région était désertique. On voyait un mont couvert de neiges éternelles. Je descendis le chemin pour aller à la plage. Je pensais n’y rencontrer personne. Or, deux nageuses papotaient dans l’écume des vaguelettes. Deux blondes qui se ressemblaient. Leurs jambes luisaient dans la lumière rasante. Je gravis une pente. L’observatoire était parfait. Ni vu ni connu. Je commençais à me masturber.

Sans suite. Une des filles me montrait du doigt. Elle ne riait pas. L’autre se tenait debout derrière elle et retenait sa chevelure secouée par le vent. J’avais envie de crier : « Non, mesdemoiselles ! Ce n’est pas ce que vous pensez… je viens juste d’arriver et j’ai perdu… j’ai perdu…

— Qu’est-ce que vous avez perdu ? me demanda celle qui cessa de me montrer du doigt.

— Oui, dit l’autre. On peut vous aider. Nous sommes d’ici. »

J’ai pris le temps d’aller chercher mes affaires à l’hôtel et je les ai rejointes sur le port où elles prenaient un café à la terrasse d’un restaurant. C’étaient des filles très chics. Elles fumaient des petits cigares, mais pas le genre ninas. Elles tapotaient leurs cendres respectives dans le même cendrier. Elles avaient le même sourire prometteur. Cependant, leurs jambes étaient maintenant couvertes de pantalons de toile blanche. Je me pliai sous le parasol, n’osant m’asseoir sans permission. Je l’obtins sans autre attente.

« Vous êtes d’ici ? demandai-je sans indiscrétion puisqu’elles m’avaient déjà renseigné sur le sujet.

— On vous a vu avec Lady Elena… Elle s’en est allée, si je ne m’abuse…

— Oui… On a fait un bout de route ensemble… Elle a vu ma photo dans le journal et voulait en savoir plus. Vous savez ce que c’est…

— Ah ! Oui. La photo. Cette femme qui clame son innocence…

— Oh ! Je vous assure qu’elle l’est !

— Mais vous ne la connaissez pas de si longue date ! Vous avez eu à peine le temps de la sauver de la noyade…

— C’est en tout cas ce qu’on dit, fit l’autre demoiselle en sourcillant.

— Ma foi, dis-je en me regorgeant, il n’est pas rare qu’on connaisse les gens aussi rapidement. En profondeur, veux-je dire…

— La fumée de nos ninas ne vous gêne pas ? »

Le soir venu, j’atteignis la ville voisine. Les kiosques étaient fermés. Derrière leurs grilles cadenassées, ma photo trahissait ma faiblesse. J’y souriais péniblement. Une autre photo montrait l’arrestation de Constance. Une troisième, d’assez mauvaise facture, représentait le portrait de celui qui avait disparu dans la tempête évoquée par Constance dans une colonne entière. Je traînais dans les rues jusqu’à la nuit. Je n’y rencontrais que des paumés dans mon genre, mais ils n’avaient pas leur photo dans le journal. Une femme m’arrêta puis, après avoir sondé mon regard, me relâcha comme on fait d’un crustacé qui ne se défend pas.

J’ai erré toute la nuit. Il était temps de reprendre la route. Mais avec qui ? J’avisais un rocher surplombant une plage déserte. Je m’y masturbais longuement. Toujours sans suite. Des mois que je n’avais pas tiré un coup. Je n’avais plus d’inspiration. Et pas de bagages à faire porter comme quand on a assez de fric pour ne plus pouvoir se passer des autres.

 

(6) L’onde de choc l’avait étourdi. Il avait avalé la poussière de ce monde. Le sang et le sable formait un mortier encore humide. Il poussa un corps dans la fosse et continua d’avancer vers la maison à quatre pattes. De loin, il vit que la porte avait disparu. Un corps était cloué dessus. Avec la guerre, on devient cruel envers l’ennemi.

Le silence était revenu dans la vallée. Le ciel s’obscurcissait lentement. Le soleil avait disparu depuis une heure au moins. La nuit s’abattrait finalement sur ce champ de bataille. Et lui, Oscar, la passerait seul dans la maison. Il ne s’occuperait pas des cadavres ni des petits animaux qui s’agitaient déjà dans la broussaille.

La guerre avait un sens. Son blog aussi en avait un. Il posa la main sur un revolver poisseux. Il ne regarda pas le cadavre. Il empoigna la crosse et posa le canon sur sa tempe. Il avait déjà ressenti ce désespoir. Un couinement sortit de la broussaille. Il la fouilla frénétiquement puis constata que les traces dans le sable s’éloignaient de la maison. Il se releva enfin et s’approcha de la porte.

Le cadavre était bien celui de Jabes. Il était nu, ne portant aucune trace de blessure, du moins à son endroit. Il ne saignait pas non plus. On distinguait à peine les traces de strangulation. Les yeux étaient bandés, la langue dehors. Les sangles de cuir étaient parcourues par des insectes noirs. Le scintillement des ailes titilla la rétine d’Oscar.

Deux heures avant, le brasero fumait sous la viande. Des enfants écoutaient une histoire. Et des femmes s’affairaient sous les cordes à linge. L’avion s’était annoncé par le déchirement de l’air. Puis tout s’était éteint.

Oscar ne regarda pas les cadavres. Il referma la porte derrière lui. Il ne réussit pas à la fermer vraiment à cause des sangles. À l’intérieur, un enfant semblait creuser la terre de ses petites mains maintenant immobiles. Ses cheveux tombaient en cascade blonde sur ses épaules. Oscar jeta une couverture sur lui. La poussière mit du temps à retomber. Et alors il s’assit sur la seule chaise qui était restée debout.

Il se mit à pleurer. Il avait tout perdu, à part les murs de cette maison. Le toit ne tiendrait pas longtemps. Dans leur cage dorée, les oiseaux gisaient sur le dos, ailes en éventail. Tout cela était déjà arrivé, mais c’était dans une autre vie qu’Oscar appelait son enfance terrible.

Ses enfants ne connaîtraient pas cette étrange sensation. L’un gisait sous la couverture près de la cheminée éteinte. Les deux autres, un garçon et une fille, avaient explosé en même temps que la bombe. Demain, l’armée viendrait l’aider à enterrer ces cadavres. Ils lui donneraient à boire et lui proposeraient de s’engager. Pourtant, on avait besoin du produit de cette terre.

Dans la nuit, on n’entendait que le bruit des camions sur les flancs des montagnes qui formaient cette vallée malheureuse et maintenant désertée. Personne ne reviendrait. Cela s’était passé dans son enfance. Et son père les avait suppliés de revenir. On avait fini par ne former qu’une seule famille. Mais tout ceci était aussi lointain qu’un pays étranger. Lointain et inquiétant. Oscar sentit à quel point il n’était plus rien dans ce monde. Il rencontrerait peut-être encore la colère sur son chemin. Il avait déjà tué une fois sous son empire.

Lentement, il ferma les fenêtres ou plutôt il fit de son mieux pour les condamner. Il fut bientôt seul et enfermé. Il connaissait l’enfermement. Il avait tué en temps de paix, sinon il aurait échappé à la justice qui est toujours la parodie de la vérité. Pourquoi les juges se déguisent-ils comme des prêtres ? Cette question avait hanté ses jours de prisonnier. Quand il sortit enfin de la prison, sa colère n’existait plus. Il se maria et fit des enfants. Il avait aimé sa femme.

Il alluma un feu dans la cheminée. Il suffisait de se baisser pour ramasser le petit bois qui avait été une charpente. Le feu illumina la pièce. On aurait dit que le ciel s’éclairait lui aussi au-dessus de la maison.

Il trouva un peu de nourriture dans un placard éventré et il la fit cuire. Il mangea lentement. Il ne trouverait pas le sommeil. Tant mieux pour la tranquillité de l’esprit. Les rêves ne sont pas un jeu en temps de guerre. Oscar était mon père.

Peut-être m’avait-il oublié. Il y avait des années que j’étais parti pour aller vivre dans un autre monde. J’avais toujours rêvé de ce monde lointain, inquiétant et facile. La guerre ne se signalait que de temps en temps par un attentat aussi lâche que cruel. J’étais moi-même tombé d’un échafaudage et j’avais perdu une jambe. Le terrible cachalot de l’industrie avait surgi de l’existence pour m’arracher ce membre indispensable aux usages quotidiens. Je souffrais aussi de cette esthétique bancale. Je n’aimais les femmes quand dans la possession.

Je pensais souvent à mon père. Je l’appelais Oscar pour ne pas trahir mes origines. J’avais la chance d’une peau assez blanche et pas trop mate. Je ressemblais à un roi espagnol. Laid et presque difforme. Et ma jambe n’était qu’un morceau de bois. On m’embaucha ensuite dans un bureau que je balayais tous les jours sans me plaindre de l’humiliation. Je ne participais plus à aucune fabrication. Je ne produisais plus. Je frottais les vitres et les menuiseries. je rinçais avec autant de minutie que de soumission. On ne peut pas être plus seul.

Mon père (Oscar) m’écrivit. Il était militaire maintenant. Il espérait ne pas être tué. Il évoqua la destruction de la maison et de sa famille. Il ne restait plus que moi. Mais je vivais dans un pays qui était la cause de son malheur. Trop vieux pour être un combattant, il se livrait à des travaux utiles et simples. Jamais il ne tiendrait un fusil dans ses mains. Il ne tuerait plus. Il souffrait de la chaleur et du bruit.

Il fallait que j’écrive à mon tour : papa mon cher papa je me branle trois fois par jour devant l’écran mes jouissances me font monter au ciel aucune femme ne m’aime je n’ai pas envie de quitter ce monde sans lui faire un enfant ô comme je m’aime ! Mais je n’écrivis rien. Les jours passaient sans que mon imagination m’inspirât une réponse digne d’un fils.

J’attendis une seconde lettre, mais elle ne vint pas. Oscar (mon père) était peut-être mort. On ne peut pas prévoir avec la guerre. Elle vous happe dans l’après-midi alors que le matin vous a enchanté. Ou vous agonisez toute une nuit dans un trou et au matin vous n’êtes plus qu’un cadavre de plus. Je n’avais pas connu la guerre, ni celle qui avait marqué à jamais l’enfant d’Oscar (mon père) ni celle qu’il vivait en ce moment s’il était encore de ce mode. À la télé, des policiers défilaient devant le drapeau et des cercueils recevaient des médailles. Un père exprimait sa colère. Une veuve récitait devant un préfet. Un enfant jetait des cailloux par-dessus la morne clôture de son école. Spectacle de l’impuissance populaire tandis que mon père (Oscar) connaissait cette guerre d’aussi près que son âge l’y autorisait.

papa je me branle tous les jours en pensant à des films dont je ne connais que les scènes de cul papa me pardonneras-tu un jour d’avoir abandonné l’idée même de famille de sang ? Mais je n’expédiai pas la lettre. Je la déchirai même. Je ne voulais pas voyager dans ces conditions. Il m’arriva même de repousser les avances d’un pédé. À travers les vitres propres, les parkings formaient un échiquier. Je jouais à ne pas jouer.

papa ô mon papa ce n’est pas en lavant les carreaux de nos bureaux ni en briquant le plancher des chiottes que je risque de perdre ma seconde et unique jambe ! jamais je ne m’étais autant branlé que depuis que je sais tu es en guerre contre l’ennemi de ton de nôtre pays ô que Dieu éclaire ma route de sa lampe d’Aladin !

Jamais je n’avais connu une telle angoisse. Jamais je ne m’étais senti aussi seul, aussi inutile, aussi loin de mes racines et de mon être véritable. Pourtant, une seconde lettre arriva. je ne la lus pas le jour-même. J’attendis, disons trois jours. On était dimanche. je ne travaille pas le dimanche. Ni le lundi. J’avais deux jours pour la lire, cette seconde lettre qui arrivait d’un pays où j’étais né. Et comme c’était dimanche, je descendis dans le parc pour regarder les gens, ceux qui venaient de la messe et les autres. Je bandais dans mes jambes croisées, car des filles passaient aussi. Elles étaient endimanchées. Et le mot « endimanchées » prenait un autre sens. Il le prenait tous les dimanches. Peut-être pensais-je à « emmanchées ». Je voyais cette manche et la manière de les emmancher. Je me masturbais ainsi en public, mais en toute discrétion. Je n’étais pas exhibitionniste. J’achevais toujours mon œuvre sur un mollet ou un avant-bras. Quelquefois un cou me servait de femme tout entière. Et je ne criais pas. Je ne grimaçais pas. Je me raidissais seulement. C’était la meilleure jouissance de la semaine. Et les semaines passaient plus vite que les jours.

Je descendis dans le parc. J’avais la lettre de papa dans la poche. Il n’était pas question de se branler dans ces conditions nouvelles. Je descendais pour la lire. Je prendrais le temps. Je banderais peut-être un peu. Bullshit ! On ne bande pas « un peu ». On bande ou on ne bande pas. Et je ressentirais toujours les mêmes effets du désir à l’approche des filles. Elles s’approchaient très près en vérité. J’aurais pu les toucher : mollets, avant-bras, cous… mais la lettre de papa interdisait toute manifestation de joie. papa n’était pas un joyeux homme. je dirais plus justement qu’il n’était pas un homme de joie. Je l’avais connu triste et avare de paroles. Et il l’était sans doute resté. J’ouvris l’enveloppe.

Il y avait une photographie à l’intérieur. Je craignis que ce fût une carte postale. Je la retournai pour constater que rien n’y était imprimé. Il n’y avait pas de pointillé pour le timbre. Ce verso était couvert de l’écriture fine de papa. Or, mes yeux ne sont plus en état de distinguer le vrai du faux. J’avais oublié ma loupe. Et tandis que je me le reprochais à voix haute, les filles vinrent à passer. Qui étaient-elles ?

Comme j’avais parlé, quelques-unes me regardèrent. En quête d’une réponse à leur interrogation. Je n’avais jamais observé ces visages de face. Ma main empoigna le gland et se mit à le presser. Je sentis tout de suite que j’allais jouir au lieu d’expliquer le sens que j’avais accordé à ma voix. Vite l’enveloppe et la carte postale… non… la photographie rejoignirent ma poche, celle percée d’un trou. Ce voisinage m’indisposa. Je me levai. Je dus faire un ou deux pas, car les filles me jouxtaient maintenant. Plus d’une s’intéressait à ma laideur. Je portais le bouc. Un bouc très mince, finement ciselé, notamment au niveau du menton. Et ce menton tremblait. On aurait que j’allais pleurer. Mais pourquoi ?

Pourquoi pleurer en de pareilles circonstances ? Leurs parfums m’environnèrent. J’entendais le gravier crisser sous leurs bottines. Elles ne portaient évidemment pas de bottines. C’était l’été. En cette saison leurs petits pieds sont nus dans des sandalettes fleuries. Mais j’étais trop près d’elles pour me pencher. J’effleurais des chemises. Alors une des chevelures me fouetta.

« Vous avez laissé tomber ceci, » dit cette voix si douce que j’en tombai à la renverse.

Heureusement le banc m’accueillit. Et par chance il était inoccupé. Des robes légères froufroutaient. Je crois même que des mains me touchèrent. Au front sans doute. Ma poche était prise de convulsions. On agitait la photo de papa sous mon nez. L’enveloppe trahissait mon secret. L’orgasme me transporta à l’autre bout du monde, loin de cette chair en folie.

Je pris le train le lendemain. Ou peu s’en faut. Un avion m’attendait. Il s’envola sans terroriste et nous déposa dans un désert peuplé de soldats en armes et de femmes pressées. À l’approche de la caserne, des enfants vidèrent mes poches puis s’enfuirent en criant comme des oiseaux. papa se tenait sur le seuil d’une baraque. Il était en uniforme mais sans armes. Peut-être un couteau à ceinture. Il me reconnut. Son visage n’avait rien perdu de sa tristesse. Je tendis la main. Il m’embrassa. Nous entrâmes dans l’ombre de ce qui pouvait être un mess. Des soldats s’écartèrent poliment. Une table était prévue pour notre seul usage.

On nous apporta de quoi boire. La chaleur était intense. J’avais oublié cette acuité orientale. papa ouvrit sa blague. Je souris. papa et sa blague. maman n’était plus là pour en rire. Je ne sais d’ailleurs pas ce que vat cette blague dans la langue de notre pays. Je n’ai jamais su apprécier ce genre de chose. maman savait. Elle était la science de papa. En la perdant, il était devenu presque idiot. Ce qui expliquait sa modeste situation militaire. Il but le contenu de son verre d’un trait. Un trait long et jouissif. C’était un jus de fruit très dilué. Je bus avec la même foi. Nous n’avions pas encore prononcé un seul mot. Ni bonjour ni rien. Il y avait eu l’accolade et la tape dans le dos. Enfin je dis :

« Ça doit canarder dans le coin… »

Mon père ne me regardait pas. Il dit :

« Ya pas de canard dans le coin, fils ! »

Je pensais à Dieu. Dieu n’avait pas quitté le désert. J’avais observé les blindés dans le hublot à travers les pales de l’hélice.

« Tu veux voir la maison ? dit mon père. Puis, après un court moment de silence : c’est la même, mais en moins belle… »

Il avait tout prévu. Une voiture nous attendait. Elle était conduite par un cousin que je ne connaissais pas car il était né en mon absence. Il n’y avait rien dans ses yeux : ni reproches ni compréhension. Il referma lui-même les portières. papa ouvrit la vitre de son côté, prétextant le mal de mer. On appelle ainsi le mal qui affecte l’estomac quel que soit le véhicule du voyage : bateau, camion, avion, chameau. Je ne crois pas avoir jamais été malade sur le porte-bagages du vélo de papa. À l’époque où je n’avais pas encore cette idée de fuir la réalité héritée de l’histoire familiale.

La route était claire. De temps en temps, un blindé nous croisait. Des soldats nous regardaient comme si nous pouvions être de possibles ennemis. Des espions, dit mon père (Oscar). On en fusillait un de temps en temps. On avait même égorgé une femme. Elle avait cinq enfants, dit Oscar (mon père). Cinq ! Tu te rends compte ?

Non, je ne me rendais pas compte. J’étais déjà fatigué de ce voyage insensé, mais je me tus. Un autocar bondé nous emplit les oreilles de son avertisseur épouvantable. On arriva au village. papa fit signe au cousin de ne pas s’arrêter. Bientôt, nous entrâmes ans la vallée. La route s’interrompit soudain. Il n’y avait jamais eu de route. Les champs n’étaient plus cultivés. Un alignement de roseaux nous guida jusqu’à la maison. Mon père (Oscar) descendit de la voiture et, tenant la portière, me demanda si je souhaitais entrer « tout de suite ». je ne répondis pas. J’étais submergé par une émotion si intense que je m’¡attendais à me jeter par terre pour en remercier la terre et ses cailloux.

Le toit s’était effondré. papa réussit à ouvrir la porte. Le cousin faisait les cent pas à l’endroit où un poulailler avait animé notre existence de ses gloussements mystérieux. papa m’invita à entrer. C’était pire que sur la photo. Il ne restait plus rien de mon enfance. Mais avais connu ici des jours heureux ? Non, n’est-ce pas ?

« Ça ne sert à rien de se battre, dit papa. D’ailleurs personne ne me demande de me battre. Je fais mon travail et on me nourrit. Je n’aurais jamais de médailles. Je n’en rêve pas non plus. À quoi peut bien rêver un homme qui a tout perdu ? Je ne le sais même pas ! »

Il riait peut-être. Je tournais en rond dans cette pièce qui elle aussi avait perdu tout son sens. Deux jours plus tard, papa habitait chez moi. J’habitais petit. Il trouva sa place. Il aimait le jardin d’en face. Il discutait avec les femmes. Il amusait les enfants avec ses toupies mystiques. Il mourut dans l’année. Je répandis ses cendres dans la mer à Marseille. Elles voyageraient jusque là-bas. Ulysse achèverait son voyage tôt ou tard. Puis je rentrai chez moi pour me branler.

Et encore, me dis-je, ce n’est pas la fin. Je vais vivre longtemps pour me souvenir. Je n’aurai pas d’enfants ni de femme pour l’aider à entrer dans le monde. La question est de savoir si je tiendrai le coup. Vit-on longtemps si on ne vit plus ?

Et le dimanche demeurait mon jour de chance. Les filles me reconnurent dès mon retour. J’étais avec papa. Elles nous saluèrent. papa me jeta un regard presque joyeux. Je me souviendrai toujours de ce regard. Qu’est-ce qu’il s’imaginait ? Et quand je revins m’asseoir sur ce banc, le dimanche après sa mort, les filles me parurent moins belles. Et moins heureuses aussi. Heureuses d’être des filles ? Laquelle pensait me rencontrer dans d’autres circonstances ? Je les regardais passer sans répondre à cette question primordiale. Laquelle ?

Et je rentrai chez moi avec cette idée étrange et idiote que le suicide peut prendre la place de la masturbation sans que personne ne s’en aperçoive jamais.

 

(7) Une seule fois j’ai essayé d’aller jusqu’au bout du ponton. Forcément, j’étais attiré par la goélette qui y était amarrée. Nous venions d’aménager. C’était l’été. Une saison favorable aux découvertes. La maison n’était pas toute neuve. Un appentis s’était écroulé il y avait des années. Ça sentait la moisissure tout autour de la maison. Des herbes folles envahissaient ce qui avait été des plates-bandes. Et les arbres semblaient s’être approchés pour regarder dans les fenêtres. Le mastic des carreaux était récent, mais la menuiserie était couverte de mousses. Des fleurs indéfinissables poussaient sur les rebords. Et je crois même que la porte d’entrée ne tenait qu’à un fil de fer. Il faudrait changer la serrure. Rien de folichon, mais il n’y avait pas de loyer à payer. Mon père s’était engagé à rénover la maison en moins d’un an. Et pendant ce temps, il n’y aurait ni loyer ni charges d’aucune sorte pour mettre en péril son maigre revenu d’écrivain. Cette fois, il n’avait pas amené de femme. La seule présence féminine serait celle de ma sœur qui n’avait que dix ans et qui n’était pas prête à endosser le tablier de la ménagère. Suzy. Appelez-moi Ismaël.

Je ne suis pas arrivé au bout du ponton. C’était impossible, à moins d’être un acrobate. L’eau du lac était verte. Sous le soleil, on pouvait voir les poissons-chats. Des déchets de toutes sortes affleuraient. Mieux valait ne pas tomber là-dedans. Ma sœur m’observait avec attention parce que je lui avais promis de l’emmener faire un tour de l’autre côté du lac dès que j’aurais remis en route la goélette. Hermione qu’elle s’appelait. Mais il manquait le H car à cet endroit de la poupe la coque avait subi les outrages d’un choc avec le piquet auquel elle était amarrée. L’autre amarre n’existait plus et la proue encore intacte présentait ses deux seins à l’immensité du lac.

Suzy s’impatientait. Moi, j’étais paralysé sur une poutre que je chevauchais. Je savais qu’il était impossible de monter à bord. Et puis le vent se levait. Il fallait rentrer. Et une fois à l’abri, nous subirions les assauts de la pluie et du vent. Papa écrivait des histoires d’épouvante. Mais à ce point…

Je couchais avec Suzy à cause de ses cauchemars. Papa prenait des choses pour dormir. Il fallait que quelqu’un s’occupe des cauchemars de Suzy. Personne ne s’en était jamais occupé. En tout cas pas aussi bien que moi.

Cette nuit-là, je suis resté à la fenêtre. La pluie s’acharnait sur les carreaux. Je n’avais pas envie de rêver. Je cauchemarde rarement. Mes rêves me ramènent dans mon quotidien. Et il devient parfois étrange à force de confusions. Rien de grave. Entre les crises de délirium de papa et les effrois de ma sœur, je suis à l’équilibre sur le fil d’une histoire familiale qui se terminera ni bien ni mal. Il n’y avait pas de femme cette fois-là.

Je voyais la goélette chaque fois qu’un nuage s’entrouvrait. Elle nécessitait beaucoup de travaux que la maison et de toute façon papa n’avait rien promis. Il ne s’était pas engagé à ce point, ni envers le propriétaire ni envers Suzy qui s’était donc adressé à moi. Je ne me souviens plus des termes de ma promesse, mais je suis sûr que je ne l’avais pas conditionnée. C’est mon style. je suis un plongeur. D’ailleurs, il faudrait que je plonge pour examiner la coque. Évidemment, j’aurais souhaité un œil à l’intérieur avant de me jeter à la baille. Mais le ponton n’était pas le bon chemin d’accès. Il fallait se mettre à l’eau un peu plus loin sur le rivage, là où les herbes tranquilles témoignaient d’une eau propice à la nage. Je pouvais approcher par bâbord à bord d’une barque ou d’un esquif de ma fabrication. Ça demanderait du temps. Et Suzy finirait par me condamner. Je connais son tribunal.

Le lendemain, je traversai le fracas maintenant immobile de la tempête. Papa était sur le seuil en train de se désoler parce qu’il n’avait pas prévu l’effondrement du porche. Je me demande à quel moment il écrit. Peu importe. Je m’approchai du ponton et m’avançai jusqu’à la dernière solive en état de supporter ma carcasse. La goélette dansait sur l’eau. Un seul mât se dressait à l’avant. L’autre devait gésir par le fond. La toiture de la cabine était crevée en plusieurs endroits. Je jetai un œil à tribord, là où j’avais repéré un rivage accueillant. Mais au lieu de cette tranquillité attendue, je vis un homme accroupi. Il avait les pieds dans l’eau. Pendant un court instant, je crus que je voyais mon père. Il portait ce genre de chapeau qui tombe non pas sur les yeux mais sur le dos. Il ne chiait pas. Il avait la tête tournée vers Hermione. Et je ne sais pour quelles raisons obscures, il semblait la connaître. Il ne la regardait pas comme quelqu’un qu’on rencontre pour la première fois. Il en observait les avaries d’un œil expert.

En tout cas il ne me regardait pas. Il ne m’avait peut-être pas vu. Il était tout à son projet. Une pensée me traversa l’esprit : Hermione lui appartenait-elle ? Le propriétaire de la maison n’avait pas agi autrement. Il n’avait rien objecté quand je lui avais dit que j’étais intéressé par Hermione. Qui était cet homme ? Le mieux était de le lui demander. Mais demande-t-on quelque chose à quelqu’un qui n’est plus là pour vous répondre ?

Il avait disparu. Je me suis mis à sautiller dans l’herbe folle pour atteindre cet endroit du rivage. Il avait laissé des traces. Ce n’était pas celles d’un ours ni d’un dragon. Il portait des bottes à bout pointu et à semelle lisse. Il avait enjambé plusieurs buissons et s’était évanoui au-delà d’une lande où poussaient des pins. J’aurais pu moi aussi sauter par-dessus ces obstacles somme toute minimes, mais la perspective que la lande offrait à mon regard me parut trop étendue. Je rentrai sans même revoir Hermione.

Suzy m’interrogea. Est-ce que j’avais trouvé assez de matériaux pour construire un radeau ? J’allumais une cigarette avant de répondre. Elle s’assit sur un de mes genoux. Je savais qu’elle en profitait pour aspirer la fumée que je rejetais. Je l’avais souvent surpris à lécher le fond des verres que papa laissait traîner sur le chantier. Il y avait toujours un chantier et on se demandait où il trouvait le temps d’écrire ces histoires qui paraissaient dans les belles revues entassées dans le fond de nos malles.

Autant dire que je n’ai pas trouvé le sommeil cette nuit-là. Était-ce papa ou un autre homme qui était venu prendre les mesures de celle que je considérais déjà comme mon Hermione ? Ce doute me harcelait. Comme s’il venait d’un personnage extérieur à notre petit monde. Le lac était si vaste qu’on pouvait en imaginer les possibilités de fiction. Papa n’était-il pas venu pour ça ? Comme il ne pleuvait plus, j’ai ouvert la fenêtre et posé le pied sur une toiture incertaine. Elle tenait le coup. J’ai refermé la fenêtre sans me soucier des cauchemars de Suzy. Et j’ai descendu cette pente de tuiles jusqu’à la gouttière. Hélas, le tuyau de descente n’existait plus. Il fallait sauter. Ce que je fis. Des épaules solides m’accueillirent. C’était mon homme !

Il ne broncha pas, comme s’il s’était attendu à ce que je le chevauche. Et il s’est mis en route. Il paraissait assez solide pour atteindre le pont sans se soucier de l’état du ponton ni des fonds qui avaient servi de poubelle aux anciens locataires. Il avançait sans ânonner comme je l’aurais fait si Suzy s’était juchée sur mes épaules. Il enjamba divers obstacles et s’engagea sans hésiter sur le ponton qui se mit à craquer comme s’il venait de se réveiller. On eut vite fait de se trouver devant le plancher crevé. L’homme, sans prendre d’élan, empoigna mes mollets et sauta dans l’ombre. Nous étions à bord de l’Hermione. Sur le pont d’Hermione serait plus justement dit.

Je descendis de ces épaules providentielles. Le visage que je croisai alors était celui d’un homme en paix avec lui-même. Rien à voir avec celui de mon père. Je m’en réjouis sans honte. Il me rendit mon sourire et m’aida à mettre les pieds sur le pont. Il connaissait le bateau. Il ouvrit une écoutille et me poussa dans la pente d’une échelle. La cabine était faiblement éclairée par une lampe-tempête. Des sacs étaient arrangés en couche sommaire. Il y avait des restes de nourritures dans une gamelle. L’homme me poussa encore. Je ne le revis plus. C’est là que je fus violé. Comme une fille !

…

J’en ai encore mal au cul. Et pourtant, le meilleur de mon existence est passé. J’attends. Je ne fais que ça. Attendre. Dire que cette histoire avait bien commencé. Il n’y avait rien à craindre de papa qui n’écrivait que des histoires. Et Suzy savait comment ajouter du piment à ses cauchemars. Heureusement, il n’avait pas amené de femme cet été-là.

 

(8) Impossible de savoir ce qu’il écrivait ! Roman, poésie, souvenirs, style, créneau… Claudio refusait de s’expliquer. Pourtant, nous savions qu’il écrivait. Il entretenait même une correspondance avec Célia.

« C’est la preuve qu’il écrit ! clama Casio. J’ai moi-même… »

Il s’interrompit. Il n’avait jamais évoqué cette activité. S’agissait-il d’une intention ? Nous le pressâmes de questions toutes plus perfides les unes que les autres. Il avoua seulement :

« Je ne parlais pas de moi ! Vous pensez ! Moi… Non… je parlais de Célia…

— Elle écrivait… ?

— Ma foi elle écrit toujours…

— Première nouvelle ! »

Mais Claudio se présenta à la porte au bras de Célia. Chacun présenta ses hypocrites hommages et Célia trôna de l’autre côté de la table. Nous étions chez elle. Elle recevait le Mardi (je mets une majuscule). N’avait-elle pas un peu trop poudré son nez… ?

« Claudio … commença-t-elle, Claudio a quelque chose à nous dire…

— Il écrit donc, fis-je dans mon mouchoir.

— Nullement ! pesta le mis en cause. Si j’écrivais…

— Venons-en au fait, mon ami ! » coupa Célia.

Son nez saupoudrait le contenu de sa tasse. Elle fit un geste de la main pour inviter Claudio à prendre place près d’elle, mais debout. Il avait laissé son chapeau au vestiaire.

« Voilà… commença-t-il.

— Dites-le tout net : vous écrivez !

— Laissez-le parler ! » déclara notre hôtesse.

Claudio avala sa salive. Il tapota ses lèvres du bout des doigts. La pulpe était jaune, car il fumait beaucoup, sauf en présence de Célia.

« Voilà… répéta-t-il. Célia et moi…

— Un ouvrage à quatre mains ! m’écriai-je presque joyeusement.

— On dit « à deux mains », corrigea-t-on. Les quatre mains, c’est pour le piano…

— Bref…

— Et bien Célia et moi allons nous marier ! »

Célia se mit aussitôt debout, tapotant son ventre :

« Elle attend un enfant de moi, » déclara Claudio en rougissant.

Je me levai à mon tour :

« Mais cet enfant est de moi ! m’écriai-je. Célia ! Vous ne pouvez pas…

— Je peux. »

Et pivotant sur ses talons comme un militaire au rapport, elle s’enfuit. Je parle de fuite à dessein. Elle connaissait trop bien mes trop fréquentes habitudes. Je serrais mes poings dans mes poches.

« Elle vous abandonne, mon cher Claudio, dit quelqu’un.

— Pas du tout… Je…

— Affirmerez-vous que cet enfant est le vôtre ? »

Claudio avait déjà goûté à ma violence. Il recula.

« Vous n’allez tout de même pas le frapper pour si peu… fit quelqu’un.

— Célia ment, » dit un autre.

Et Claudio le savait. Avait-il une seule fois couché avec elle ? mais je ne posai pas la question. Il était temps de mettre fin à cette farce ridicule. Je montai. La porte de la chambre était ouverte. Je n’eus donc pas à la défoncer. Célia était assise sur le lit et pleurait. Je m’approchai, bouillant de fièvre.

« Enfin merde ! dis-je sans desserrer la mâchoire que j’ai naturellement close. Cet enfant ne peut pas être de Claudio …

— Il l’est !

— Mais Claudio ne peut pas…

— Il peut…

— Vous me racontez des histoires…

— Le test de paternité ne peut pas mentir…

— L’ADN maintenant ! »

Elle me coupait le sifflet. J’en suais. J’ouvris la fenêtre. En bas, la conversation battait son plein. Ils se turent soudain, certain levant la tête pour me voir. Je reculai.

« Vous… Vous et Claudio !

— Insémination artificielle.

— Vous vous aimez donc ! »

J’étais sur le point de perdre conscience. Une cigarette me ravigota. J’avais pris le temps de l’allumer. Maintenant, la fumée envahissait la chambre et Célia toussait.

« Jamais je me serais imaginé… commençais-je comme si j’entrais en conférence.

— Mon pauvre César ! Vous n’avez pas d’imagination.

— Comment pouvez-vous dire ça ! J’écris ! »

Ce n’était pas un aveu. Tout le monde savait que j’écrivais. Il m’arrivait même de publier. La cigarette crama mes doigts. Je la balançai par la fenêtre qui était fermée. Célia se précipita sur le mégot.

« Je regrette de vous avoir dit ça… murmura-t-elle si près de moi que je la crus sincère.

— Mais vous le pensez… Ah ! C’est trop… trop…

— Me vous frappez donc pas. »

Me frapper maintenant ! Me dire ça ! Moi qui l’ai si souvent corrigée…

« Je vous conseille d’avorter, dis-je sur le ton d’un avocat général. Vous n’êtes pas faite pour le mariage… Vous vous ennuierez… Claudio est terriblement ennuyeux !

— On peut le lire jusqu’au bout, lui !

— Mais de quel bout parlez-vous ! »

C’en était trop. J’allais la tuer sur place. Là, sur le lit. Étouffant ses cris. Comme on se retient d’écrire avant d’avoir vidé ses entrailles. Mais quelqu’un montait. C’était Claudio, accompagné de Clara qui tenait un pistolet dans sa main. Célia, qui s’était sentie proche de la mort, les rejoignit.

« César ! »

J’avais crié mon propre nom. Mes genoux touchèrent le tapis vert et mou. Mes mains s’étreignaient. Je n’en pouvais plus de souffrir. On me laissa seul. Moi… pas d’imagination… moi qui écris sans autre projet que l’amour des autres… moi… seul maintenant… avec ce pistolet dans la main car Clara m’en a confié l’usage.

…

Je suis sûr que vous avez votre idée sur le suicide. N’importe qui peut avoir des idées. Il suffit d’aller les cueillir ici ou là. ce n’est pas bien difficile de nos jours. On peut même en discuter anonymement dans les réseaux. Que d’imbéciles à la frontière de la pensée ! Ça pullule comme les bactéries dans les marges de la plaie. Mais fort heureusement, tout le monde n’a pas plus d’idée que ça. On en reste généralement à l’opinion, quitte à en changer si la conjoncture l’exige. La pétoche est le guide des foules. TrouilleFurher ! Et vous venez maintenant m’importuner avec vos considérations morales et esthétiques sur un sujet qui exclut le plaisir ! Jamais je ne me suiciderai sans éprouver un dernier plaisir ! Je me fiche de votre morale ! Et vos critères esthétiques, qui veulent passer pour de l’humour noir, me font tellement rire que vous passez à mes yeux pour des lurons en foire !

Allons donc… Me suicider parce que la femme de ma vie en a choisi un autre et que cet autre n’a pas d’autre moyen de lui faire un enfant que de se branler dans une éprouvette ! Moi ! J’ai si souvent tenu un pistolet dans la main que je prends toujours le temps avant de m’en servir. Je ne suis pas l’impatient colérique que vous imaginez. J’ai toujours besoin d’un plan. Je ne conçois rien sans un plan préalable. Et une fois tracées les grandes lignes de ma composition, ma main affine le trait jusqu’à la ressemblance la plus exacte possible.

Voilà à quoi tient mon imaginaire : à la toile et au fusain qui la souille. Le reste est affaire de talent, pour ne pas dire de génie. Vous connaissez ma modestie. Et c’est avec humilité que j’étreignais la crosse d’ivoire de ce pétard ! Vous étiez redescendus, me laissant seul et désespéré dans cette chambre où j’avais connu le plaisir de donner du plaisir à une femme que j’aimais plus que les autres. Vous aviez débouché une bouteille pour fêter « dignement » le double évènement qui marquait d’une pierre blanche notre ancienne et future existence d’hommes et de femmes de goût. J’entendis le plop sans doute aussi précisément que le ploc de Bashô. Les mots m’habitèrent. Et c’est sans doute ce qui me sauva. J’ouvris la fenêtre et vous riiez déjà de ma chute dans les coussins du canapé d’osier façon Emmanuelle. Vous comprîtes que vous ne vous débarrasseriez pas de moi aussi facilement. Je descendis par l’escalier. Et Célia me reçut dans ses bras veloutés avec une joie qui m’était coutumière. Même Claudio leva son verre devant mon visage bavard. Et j’ai ensuite pris la cuite de ma vie !

…

Je ne suis pas rentré chez moi sur mes jambes. Ce sont celles de Bardolph qui me véhiculèrent dans le dédale des rues qui enfouissent mes modestes pénates. Clara, qui titubait avec imagination au milieu de la chaussée, racontait sa vie avec tous les détails nécessaires à la crédibilité de son récit. Mon esprit était occupé ailleurs et je parlais à l’oreille de Bardolph. Elle frétillait dans les moments où le plaisir était évoqué sans nuances. Mais le gaillard avançait sans se laisser impressionner par cette jungle urbaine. Il était tellement fantastique, ce Bardolph, que le peuple des trottoirs s’écartait prudemment à son passage. Il faut dire que je tenais toujours le pistolet. J’avais même tiré une ou deux fois sur la tôle émaillée d’un panneau de signalisation. J’ai toujours haï ces personnages de la géographie municipale. D’autant plus que leurs sbires, impeccablement cons dans leur uniforme, ne m’inspiraient que vomissement et critique documentée dans l’arsenal de la psychologie. Nous ne croisâmes pas un quidam digne de mon combat. Misérables ou mal fortunés, ils passaient leur chemin sans me poser de question au sujet de mon imagination. Bardolph avait-il retiré les cartouches du barillet après l’assaut que j’avais fait subir au panneau ? Cela n’est pas écrit.

Enfin, par une nuit sans lune mais peuplée de réverbères tenaces, Clara ouvrit ma porte et écarta le rideau tout en pressant le bouton d’un interrupteur. Bardolph me jeta sans ménagement dans un sofa de soie où je jouais le chou pourri. Cette baudelairienne interprétation du retour à la maison n’attira pas mon chien qui, comme de juste, se nomme Argos. Puis le solide porteur salua sans se retourner et disparut dans la porte, disparition que j’attribuai aussitôt à la fermeture du rideau. Les réverbères n’étaient plus de ce monde. J’étais chez moi. Avec Clara !

Elle se déshabilla promptement et se mit au lit. Je posai le pistolet sur la commode. Il jouxtait les bijoux de famille et quelques portraits qu’il n’est pas utile de décrire ici. J’allumai une cigarette en pensant à Zeno. Je n’avais pas assez bu. Et pas bu ce que j’aurais dû boire. La nouvelle m’avait décontenancé à ce point.

Je m’approchai du lit. Clara dormait nue et sans draps. Et sur le dos. J’admirai un instant ce corps magnifique. Aucune érection ne me confirma dans mon désir. Je me vis me voir dans le miroir de la console mallarméenne que j’ai acheté aux Puces un dimanche matin. Je me souviens encore de cette angoisse. Je m’assis au bord du lit. Clara gémit, comme dans le plaisir. Je revenais lentement à la conscience. Et je me mis à pleurer. Clara était mon épouse.

 

(9) Ely Bishop avait la passion du jeu (comme on dit). Il avait beaucoup perdu et donc peu gagné. Mais comme il était riche, et même très riche, cette lente érosion de sa fortune ne l’inquiétait pas. Son angoisse chronique avait d’autres sources moins ludiques. Ely Bishop craignait la mort. Aussi lisait-il beaucoup. Il lisait non pas pour s’instruire, ni pour être charmé, mais pour oublier. Car Ely Bishop ne buvait pas. Il ne se droguait pas non plus. Il appréciait les plaisirs de la vie sans excès d’enthousiasme et ceux de l’existence avec pas mal d’appréhension. Ely Bishop vivait sans femme, bien qu’il les aimât plus que les livres, mais il finissait toujours par les trouver ennuyeuses, narcissiques et destructrices de tout ce qui compose l’intérieur d’un homme enclin à tout conserver pour ne rien perdre. Pourtant, l’une de ces femmes, ni belle ni spirituelle, l’attirait à ce point qu’il lui téléphonait souvent alors que jamais il ne lui venait à l’idée d’appeler les autres. Était-elle une sorte d’égérie ou un genre assez nouveau pour paraître différent ? Ely Bishop n’en savait trop rien, d’autant qu’à part la lecture, il se passionnait pour la mécanique automobile. Il possédait quelques exemplaires rares et expensive de ces véhicules qui ajoutent au déplacement la beauté de leurs lignes et les performances de leur conception.

Ainsi était Ely Bishop, en résumé. Il est sans doute utile et déplaisant d’ajouter qu’il ne produisait pas et ne connaissait pas les affres de la hiérarchie. Il était ou se sentait libre comme l’air que les autres respiraient à sa place. Jamais on ne le vit se mélanger à l’actualité et encore moins aux convictions. Il entretenait une seule amitié solide : la mienne et je lui rendais la pareille presque tous les jours, car nous sommes voisins et, il faut le reconnaître, d’aspect et d’allure assez semblables.

De près, on ne peut pas nous confondre : je suis plus grand, plus athlétique et je parais moins atteint par les aléas liés à l’âge. Mais nous parlons des mêmes sujets avec le même entrain. Les variations de style sont à peine perceptibles. Nos aventures féminines sont interchangeables. Et quand nous éclatons de rire, il est toujours difficile d’en distinguer clairement la raison. Nous possédons chacun une fenêtre dont les champs de visons se croisent au-dessus d’une haie ancestrale et commune, laquelle fleurit du milieu du printemps à la fin de l’été. Nos demeures, cependant, ne se ressemblent pas. Et de loin, on les distingue par la nature de leur toit : l’un étant couvert d’ardoises et l’autre de tuiles.

Nous avons passé l’essentiel de notre vie sans histoires remarquables. Les femmes entraient et sortaient sans y laisser de traces, à part sur les parquets où leurs talons aiguilles superposaient leurs vestiges. Les tapis, tous persans, ont eux aussi quelque peu souffert, mais sans douleur. Nous ne conservions pas leurs livres qui tôt ou tard finissaient dans la cheminée. Mais, je dois l’avouer, Bianca manquait à mon propre décor. J’en étais follement amoureux, sans savoir ce qui, en elle ou autrement, me condamnait à l’aimer sans espoir de la posséder un jour puisqu’elle appartenait à Ely Bishop et était bien décidée à l’épouser un jour. Je me répète peut-être, mais Ely Bishop est beaucoup moins athlétique que moi, même si son allure générale peut faire pâlir bien des sportifs les mieux entraînés.

Cultivais-je à l’égard de mon ami une jalousie somme toute légitime ? Je ne m’en cache pas. En voulais-je à Bianca de dédaigner mes avantages évidents ? Comment en eût-il été autrement ? Il m’arrivait même de me montrer désobligeant à son égard. Mais jamais un mot plus haut que l’autre. Je la harcelais sans douceur mais avec discrétion. Ely Bishop ne s’en formalisait pas. Il aimait gagner.

Or, il advint que le cadavre de Bianca saigna en plein milieu du corridor principal de la maison de mon ami. Il le trouva dans cette position un matin du mois de juillet. Le soleil s’était levé et la lumière rasante projetait de la façon la plus sinistre qui soit une ombre qui courait sur le tapis avant de commencer à s’élever à la perpendiculaire d’un mur. Ce spectacle rendit fou mon ami Ely Bishop et il se jeta par la fenêtre dont le vis-à-vis exact est percé dans le mur de ma maison. Et comme de juste, je m’y trouvais lorsqu’il se jeta, arrosant mes précieux géraniums. L’homme s’enfonça dans un buisson et disparut sans avoir poussé un seul cri. J’en fus paralysé jusqu’à l’arrivée d’une meute d’enquêteurs tous plus experts les uns que les autres. Ah ! la branlette !

On me vit à la fenêtre. Et de la fenêtre de mon ami on me héla. Des signes m’invitaient à descendre et à rejoindre les questionnements qui les agitaient. J’enfilai une robe de chambre et une minute plus tard, j’étais assis dans un canapé en compagnie d’un inspecteur qui sentait le tabac et l’anis. Non, je n’avais rien vu. Oui, je connaissais Bianca et même depuis longtemps. Oui, elle était la maîtresse et la fiancée d’Ely Bishop :

« La maîtresse ou la fiancée ? demanda l’inspecteur Tabanis.

— Maîtresse depuis dix ans au moins, répondis-je en retenant des larmes, mais elle avait le projet de se marier avec Ely Bishop… Ce n’est un secret pour personne…

— C’est que je viens d’être muté ici… (un temps) Vous voulez dire qu’il avait d’autres projets… ? Qu’il ne souhaitait pas s’engager…

— Je dis ce que je dis ! Ne commencez pas à m’emmerder avec des questions stupides à propos de choses qui ne vous regardent pas !

— Ah ! Pardon ! »

Tabanis se leva d’un bond qui fit grincer les ressorts du canapé. Je l’avais rendu sensible à ce point.

« Il y a un cadavre, monsieur ! cracha-t-il dans sa cravate Tati.

— Ely Bishop n’est pas mort ? Pourtant…

— Vous auriez voulu qu’il le soit… ? »

Cette fois, ce fut moi qui fit grincer les ressorts, mais dans l’autre sens :

« Vous m’accusez ? m’écriai-je.

— Je n’accuse personne ! Il y a un cadavre et un grand blessé en urgence absolu ! C’était votre ami tout de même ! Et vous aimiez cette femme ! »

Tabanis marquait un point. Je me rassis. Les ressorts gémirent à peine. Mes larmes roulaient sur mes joues et finissaient leur existence dans mes manches.

« Oui, avouai-je sans retenue. Je l’aimais ! Mais…

— Mémé… ?

— Jamais mes…

— Jamémé… ? Reprenez-vous, monsieur ! Un petit verre… ? »

Le flic se rasséréna. Il parut abandonner l’idée de ma culpabilité. Il jeta un regard circulaire, l’arrêtant sur chaque porte. Elles étaient toutes fermées. Les clés lançaient des lueurs matinales. Je compris enfin :

« Nous ne buvons pas d’alcool, dis-je sans effet de désespoir. Ni Ely Bishop ni moi ne nous adonnons à ce vice… »

Tabanis renifla sans ménagement.

« Et madame Bianca… ? Elle buvait… sans vous… ?

— Ça lui arrivait en effet, dis-je d’un air faussement pensif dont la légèreté ne dut pas échapper à l’enquêteur. Et j’ajoutai avec une perfidie sans masque : Il lui arrivait même de s’enivrer…

— Ici ? Dans cette maison… ?

— Oh ! Oui. Ici et ailleurs…

— Vous sortiez avec eux… ? Je ne connais pas cette ville (je viens d’être muté) mais on me dit que les divertissements ne manquent pas…

— On vous a bien renseigné… Nous sortions en effet… Tous les trois, certes… mais une fois dans la place, je me séparais d’eux… Normal, hein ?

— Je comprends… Vous ne vous êtes jamais trouvé seul avec madame Bianca…

— Jamais ! Oh ! Non ! Jamais ! Mais…

— Mémé… ? »

Nous passâmes dans l’autre pièce. On y appareillait Ely Bishop. Sa poitrine se soulevait étrangement à intervalle régulier. Il avait les yeux ouverts. Je me penchai sur lui :

« Tu as peur, Ely ? lui demandai-je.

— Bianca… Bianca est morte…

— Tu l’as tuée ? »

Le visage de mon ami, déjà pâle et convulsé, parut reculer dans son ombre. Il mordit le tuyau qui traversait sa bouche. Une main me contraignit à reculer. C’était celle de l’inspecteur Tabanis :

« L’ambulance est là, dit-il calmement.

— Et le corps… ? Le corps de Bianca ? Ce cher corps… »

Tabanis me poussa dans le salon où j’avais fait sa connaissance. Nous prîmes place sur le même canapé. Il alluma une cigarette et me tendit le paquet chiffonné :

« Nous n’avions aucun vice, Ely Bishop et moi…

— Vous jouiez cependant…

— Pas par vice ! Par jeu seulement ! Et aussi par amitié…

— Par amitié… ? Voyez-vous ça…

— Je veux dire que je jouais par amitié. Ely Bishop jouait pour jouer. Mais Bianca lui reprochait en effet un vice…

— Qu’est-ce qu’elle vous reprochait… ?

— Rien ! Elle savait que j’aimais Ely Bishop comme mon propre frère.

— Vous aimait-elle ? Je veux dire…

— Nous nous aimions depuis toujours ! Si c’est ce que vous voulez savoir… Na ! »

Tabanis me raccompagna devant ma porte. Son cigare acheva de fumer. Il le jeta dans le gazon. Il m’aimait bien. J’avais perdu deux amis. Et même plus que ça. Il le savait. Il évoqua en termes chaleureux sa mutation. Il ne connaissait personne. Il n’était pas marié. Il espérait qu’on se revît dans d’autres circonstances. Il me serra la main longuement. Je ne serrai pas la sienne. Elle était humide et froide. Il la secoua en arrivant au bout de l’allée, devant le portail que tenait un agent. Puis je fermai ma porte.

Drôle de journée. J’avais perdu deux amis, en admettant qu’Ely Bishop ne se remît pas de ses blessures. J’avais entendu l’ambulance s’éloigner. Les murs de mon bureau clignotèrent jusqu’à midi. Puis tout fut calme. Un agent de police montait la garde devant la porte close et scellée d’Ely Bishop. Je ne sortis pas en ville. Et comme mon frigo était vide, je grignotai un fruit cueilli dans mon jardin.

…

Ely Bishop ne mourut pas, on s’en doute, sinon je n’écrirai pas cette histoire. Bianca demeurait pour l’instant chez le médecin légiste qui, disaient les journaux, n’était pas sûr de ses conclusions provisoires. C’est en allant rendre visite à mon ami à l’hôpital que je croisai l’inspecteur Tabanis. Il avait l’air triste et égaré. Visiblement, il supportait mal sa mutation. Il m’offrit une cigarette avant de se raviser :

« Votre ami ne rentrera pas chez lui de si tôt, fit-il sur un ton monocorde comme s’il voulait dissimuler son émotion.

— Mais il rentrera un jour, n’est-ce pas… ?

— Il n’arrête pas de parler de suicide… On ne peut pas le laisser faire… Vous le laisseriez faire, vous… ? »

Je surpris une lueur de perfidie dans le regard de mon interlocuteur :

« Non ! Jamais ! Mais…

— Encore cette mémé !... De qui et de quoi parlez-vous, mon ami ?

— Je ne suis pas votre ami ! » déclarai-je péremptoirement.

Et là-dessus, je pénétrai dans l’ascenseur. Il monta si vite que j’en fus étourdi. Une dame fut assez aimable pour m’indiquer la chambre où agonisait Ely Bishop. J’y entrai. Il était assis dans un lit couvert de fils et de tubes. Ses yeux me regardaient comme si j’arrivai mal à propos. En effet, il était en train de chier dans un jules qu’on appelle urinal ici. Il grimaçait car, me dit-il, tous ces médicaments le constipaient. Il acheva son ouvrage par un horrible pet qui satura l’atmosphère de son hydrogène sulfuré.

« Je n’ai pas répondu à ta question… dit-il enfin.

— Ma question… ? Quelle question, mon ami… ?

— Celle qui tourmente ton esprit…

— Je ne suis pas tourmenté ! Je suis triste… pour Bianca… pour toi…

— Ce qui ne répond pas à ta question… »

Il souriait. La peau de son visage avait retrouvé sa fraîcheur d’athlète. Je sentis la mienne se décomposer comme si j’étais déjà mort. Mort de quoi ?

« Personne ne t’accuse donc ? fit-il sans cesser de scruter mon regard oblique.

— M’accuser de quoi ! Il n’y a pas lieu de…

— Je n’ai pas tué Bianca, continua-t-il sur le même ton accusateur.

— Je ne l’ai pas tuée moi non plus ! Et je ne me suis pas jeté par la fenêtre juste à l’endroit où la mollesse d’un buisson garantit la survie !

— J’étais désespéré… »

Ely Bishop parut alors sincèrement triste. La douleur baignait son regard. Je m’y plongeai. Il étreignit alors ma main :

« Je te raconterai, dit-il comme en confession. Nous retournerons à nos occupations, toi et moi. Sans Bianca, certes. Mais n’a-t-elle pas failli nous séparer ?

— Elle ne souhaitait pas autre chose… grognai-je presque.

— En attendant, invite Tabanis à dîner. Je ne suis pas encore sorti de cet hôpital… Ils disent que…

— Ne les écoute pas ! Jamais Tabanis ne te remplacera ! Tu es… Tu es…

— Ton ami, je sais… »

 

(10) Le labyrinthe commençait par un interminable couloir. À heure fixe, des brancardiers ramenaient les corps de ceux qui ne s’étaient pas encore perdus faute d’avoir atteint l’entrée de la demeure de Dédale et de son ami Minotaure. On vous attachait le fil d’Ariane au poignet droit et vous pouviez vous servir de la main gauche pour tâter l’obscurité croissante. Vous vous déshabilliez dans un vestiaire mixte dont vous ressortiez complètement épuisé par les relations sexuelles de tous ordres que vous imposaient alors les plus forts. C’est dans ces conditions qu’on vous poussait dans le couloir. Vous distinguiez nettement la silhouette de votre prédécesseur. Vous ne deviez pas le rejoindre ni surtout le dépasser. Et vous ne pouviez pas vous retourner sous peine d’être battu par les gardiens qui se tenaient au garde-à-vous de loin en loin. Vous saviez que vous n’aviez aucune chance d’atteindre l’entrée du labyrinthe, mais vous entendiez le rugissement terrible de son locataire. Vous aviez aussi la possibilité de vous soulager dans des orifices percés dans les parois entre les gardes. La paroi étant oblique, vous pouviez aussi bien chier que pisser. Il était interdit de vous masturber, mais vous aviez été tellement sucé dans les vestiaires que vous n’y pensiez même pas. Une voix monocorde répétait sans se lasser tous les articles d’un règlement aussi complet qu’impossible à contourner. Vous étiez volontaire sans possibilité de revenir sur votre décision. On vous avait d’ailleurs injecté une substance aux effets agréables mais sans paroxysme destinée à vous rendre curieux de savoir ce qui se passait réellement à l’intérieur du dédale. Vous avanciez à pas de molosse, — — —, valsant ainsi lourdement vers la fin de votre existence sans opposer aucune résistance. Cette dernière aventure vous coûtait la bagatelle de cent lardos.

J’hésitais. J’avais lu un tas de bouquins et d’articles de journaux avant de prendre le train pour me rendre en Crète, l’île de tous les plaisirs. J’étais parfaitement incapable de distinguer le vrai du faux, et cela depuis si longtemps que je ne me souvenais pas d’avoir pu le faire. Et le faire sans douleur, car s’il était une chose dont j’étais sûr à cent pour cent, c’était que je ne souffrais plus. Et j’avais oublié la dernière souffrance, son époque, son intensité et son nécessaire environnement. J’étais shooté au troisième degré sur l’échelle de Closus qui en compte cinq. Cinq selon l’information officielle, celle qui était diffusée par écran interposé. Un sixième degré était aussi probable que le sixième sens qui nous manque à tous. Le train était du genre TBV. J’étais assis à côté d’une fille complètement dans son trip. Elle m’avait à peine dit bonjour. Et j’en avais bavé.

Il faut dire qu’elle avait plus de corps que de vêtement. Depuis la loi Ragon, c’est possible. Tout va devenir possible dans ce monde. Les gardiens de la morale s’en chargent depuis des siècles. Et on attend que ce soit vraiment possible à temps plein. Pour le moment, on est à soixante-dix pour cent. Manque donc cinquante pour cent si on tient compte des intérêts de la classe supérieure. Gilda qu’elle s’appelait.

« Armado… » avais-je répondu à mon tour.

Mais la conversation s’était arrêtée là. On avait regardé le paysage projeté dans la fenêtre « que si tu t’y penches tu reçois des messages subliminaux. » Le type qui avait dit ça s’appelait lui aussi Armado mais il avait dit en riant « appelez-moi Odamra et on évitera les confusions… » Il avait tapé dans l’œil de Gilda. Il était peu habillé lui aussi et j’ai dû expliquer que j’étais originaire de Sibérie et que je n’avais pas trouvé le temps de me déshabiller pour l’occasion. J’avais vu la pub à la télé et j’avais retenu ma place sur le site de la SNCF. Vite fait bien fait ! J’agitais mon billet à points : Le voyage (sans retour) : l’hôtel (une nuit) : le restaurant (deux menus) : le vestiaire (il fallait payer même si on subissait des outrages sexuels) : le cercueil en carton des éditions Gallimard.

« J’ai le même mais en moins cher, me dit Odamra à voix basse car Gilda ronflait. C’est plus cher en Russie. Vous êtes tous des cons les Russes. »

À l’époque, on pouvait s’insulter à condition de dire la vérité, celle qui vous brûle la langue. Comme je n’avais pas envie d’insulter un Espagnol, je me suis tu en espérant trouver un autre sujet de conversation. On s’est arrêté pour « faire le plein ». Les coups de tampons ont réveillé Gilda qui s’est mise à bailler avec un accent circonflexe, signe qu’elle revenait à elle. On a appelé un steward qui s’est ramené en se dandinant parce qu’il pensait qu’on avait besoin de ses services :

« Non… s’écria Odamra. C’est pour la demoiselle. Elle a besoin de vous…

— Ah ! mais je fais pas ça, moi ! minauda le steward. Je vais appeler ma collègue.

— Non !... Mademoiselle a besoin d’une piquouse…

— Du Chwarck ou de la Konzke ?

— Qu’est-ce que tu prends, chérie ? »

Il l’appelait déjà sa chérie. Il était pressé, l’Odamra !... mais la fille ne prenait ni l’un ni l’autre. Le steward secoua ses petites fesses emprisonnées dans des leggings à fleur printanières :

« On n’a que du Chwarck ou de la Konzke… gloussa-t-il comme s’il assistait à un spectacle comique. Ça va pas être possible autrement…

— Qu’est-ce qu’elle prend ? demandai-je à Odamra comme s’il avait vécu avec elle avant de monter dans ce train.

— Qu’est-ce que vous prenez, mademoiselle… ? »

Elle savait plus le nom mais ça se présentait sous forme de cristaux et non pas de poudre ni de liquide. Ça ne pouvait être que de la Grooke. Elle se mit à rire. C’était ça, de la Grooke. Mais le steward n’en avait pas.

« Je vais demander à une copine, » dit-il en filant à l’autre bout de la voiture où sa copine tenait un stand de tout ce qui était possible maintenant, avec une projection constante au sujet de tout ce qui serait possible une fois « passé le cap ». Il était encore question de ce « cap » dont personne d’ordinairement né ne savait rien. Pas même en Sibérie.

« Vous venez d’où ? lui demanda Odamra.

— De Paris…

— Paris en France… ? s’étonna l’Amerloque.

— Moi je viens de Vladivostok… » dis-je en offrant des pastilles.

Chacun se servit dans ma paume ouverte comme un coquillage symbole de multiplication de l’espèce. Après une courte vision qui nous enchanta chacun dans son trip, voilà le steward qui revient. Il est accompagné de sa copine, celle qui tient le stand. Elle aussi vient de Sibérie mais elle a eu le temps de s’habiller pour la circonstance. Ça en fait deux, pensai-je. Et peut-être le steward pour Odamra dont je ne connais pas les mœurs. Elle était désolée :

« On n’a plus de Grooke, dit-elle d’une voix de stentor qui m’étonna de la part d’un aussi joli exemplaire de l’adolescence. Mais vous en trouverez en Crète.

— C’est là qu’on va ! m’écriai-je.

— Nous y allons tous, dit simplement le steward.

— On trouve de tout là-bas ! » gueula la Sibérienne.

Tout rentrait dans l’ordre, heureusement. Gilda se rendormit suite à un orgasme provoqué par les caresses d’Odamra. Je me mis à fumer du tabac ordinaire, dit cachalot… je ne sais pour quelle raison. Et c’est dans cet équipage que nous atteignîmes enfin la fameuse île de Crète, en plein océan Pacifique. Le freinage nous rassembla dans la banquette et, après avoir repris notre souffle, nous entreprîmes de descendre sur le quai où nous attendaient nos guides. L’un d’eux m’interpella pour me demander d’expliquer mon accoutrement. Je me répétai :

« Je vois bien que vous venez de Sibérie, dit-il. Vous êtes tous pareils.

— Que voulez-vous dire par là… ? questionnai-je.

— Je veux dire ce que tout le monde dit…

— S’agit-il d’une provocation… ? Voulez-vous en répondre ? »

Mais deux flics étaient déjà sur moi. Des flics parisiens élevés en province. Ils me pincèrent le derrière pour m’inviter à suivre les autres sans commenter mon voyage. Il n’était évidemment pas question de cela ! Mais je me tus. Odamra me fit un signe de connivence. Il était déjà nu. Gilda achevait de retirer son slip. J’avisais un banc propice au déshabillage méthodique. Un des flics m’assistait. Il aimait ça. Il n’avait jamais tenté le labyrinthe, me confessa-t-il.

« Je le vois bien ! rétorquai-je méchamment. Sinon vous ne seriez pas là en train de me caresser l’anus !

— Je donne, monsieur ! Je ne fais que donner, moi ! »

Nous nous séparâmes sans incident. Plus loin, une hôtesse en carapace dorée mais transparente me reçut dans sa bulle :

« Vous êtes Armado ? dit-elle en lisant ma fiche. Vous êtes déjà venu…

— Oh !... bafouillai-je en maudissant secrètement son disque dur. Venu… c’est beaucoup dire… à l’époque, j’étais employé des chemins de fer…

— Ça en fait des allers-retours ! » dit-elle enjouée.

Elle avait rougi. Il est vrai que ma nudité d’elle parlait pour moi. Elle me demanda pourquoi j’avais décidé d’en finir…

« Finir est un bien grand mot… » commençais-je, mais Odamra me faisait signe de me presser sinon nous ne nous suivrions pas dans le couloir. D’après lui, si on se débrouillait bien, on se suivrait dans cet ordre : Gilda, moi et lui, Odamra. L’hôtesse me remit ma clé.

« Je vous souhaite de rencontrer Minotaure, » dit-elle en essuyant une larme.

Je m’éloignai. Odamra s’était « arrangé » avec l’employé chargé de l’ordre de passage. Celui-ci nous indiqua une banquette tapissée de velours. J’étais tellement excité que j’éjaculai sans attendre.

« Attendre quoi ? » fit Gilda.

Elle semblait tellement indifférente à tout ! J’étais fou.

« Nous allons mourir… dis-je avec des trémolos dans la voix.

— Je le sais bien ! fit-elle sans autre émotion que ce qui me sembla relever de la colère pure et simple.

— Nous sommes tous en colère, dit Odamra sur le même registre.

— Mais je ne le suis pas, moi !

— Forcément ! grogna Gilda. Vous venez de… de… »

Je sortis le prospectus et me mis à le relire silencieusement. J’en explorai attentivement le verso où figurait le règlement. je ne l’avais jamais vraiment lu. J’en avais parcouru les grandes lignes. À quoi bon aller au bout de ce genre de lecture ? Ne sommes-nous pas suffisamment angoissés comme ça ? Mais là, entre les corps nus de Gilda et d’Odamra, face aux premières marches qui montaient inexorablement vers l’entrée du couloir, je me demandai si le Labyrinthe existait autant que le prétendait la publicité… N’avions-nous pas vent d’autres inexistences dans ce Monde dominé par les uns et subi par les autres ? Qu’est-ce que j’avais oublié de conquérir dans ma simple existence d’amateur des plaisirs de la vie ? Ah ! le questionnement de Schopenhauer s’imposait maintenant à mon esprit : Qui suis-je ? Qu’est-ce que je possède ? et : Qu’est-ce que les autres pensent de moi ? Mais quels autres si personne de ma connaissance ne m’accompagnait ? J’arrivais ici, au bout du Monde peut-être… que dis-je ? certainement ! — et je ne savais rien de mes compagnons de route ! Je savais que j’avais éjaculé (sans grand plaisir je dois l’avouer) une dernière fois car, comme je l’ai dit précédemment, il était interdit de le faire dans le couloir… étant sous-entendu (imaginais-je) que ce serait possible une fois dans le labyrinthe… ce qui était impossible puisque la Société exploitante précisait clairement que le couloir était « sans fin »… mais le Labyrinthe existait : on pouvait en être sûr. Sinon… à quoi bon s’engager dans ce couloir ? Et volontairement par-dessus le marché ! Gilda poussa un petit cri joyeux :

« Ils ont de la Grooke ! »

Et Odamra se précipita sur le stand qui donnait… je dis bien donnait… la substance qui allait transporter la raison de ma dernière éjaculation dans ce couloir où je m’en souviendrais comme mon dernier signe de vie.

« Vous ne prenez rien, vous, le Sibérien… ?

— Je prendrai comme Odamra…

— Mais vous n’avez pas de billet de retour, Armado !… »

 

(11) « Je vais vous dire ce qui va se passer. »

Celui qui parlait s’appelait Chiron. C’était un homme entre deux âges, pas très grand, portant casquette et combinaison de la marque. Il avait un visage rougeaud et des dents jaunes et rares. J’avais été frappé par l’absence d’oreilles. Ou plutôt ses oreilles se réduisaient à deux moignons informes et violacés. D’emblée, il m’avait déplu.

J’étais venu avec Olivia et Pedro. Nous avions voyagé toute la nuit dans un train sans couchettes. Cette promiscuité m’avait tourneboulé. Je suis un homme de la campagne. Ma maison n’est certes pas un château, mais on s’y sent bien, moi le premier. Olivia me faisait miroiter une aventure sans lendemain et Pedro était mon aventure du jour. Ceci dans deux domaines bien différents : Olivia dans celui du plaisir charnel et Pedro dans celui des voyages. Chiron nous avait prévenus : le Cornelius n’était qu’une épave. Nous avions eu tort de nous fier à Bertram. Personne ne se fiait jamais à Bertram, ce qui expliquait sa pauvreté et son caractère emporté.

« Vous aurez l’occasion de subir une de ses colères, dit Chiron en stoppant la voiture. Et vous avez payé comptant !

— Quel jeu de mots prometteur d’ennuis dont j’aimerais déjà me passer ! m’écriai-je en recherchant le sourire d’Olivia.

— Vous racontez des histoires, Chiron. Comme d’habitude…

— Ah ! Ça oui ! J’en ai raconté des histoires ! Mais jamais comme celle-là, monsieur Galvez ! Vous ne m’avez jamais entendu comme vous m’entendez en ce moment. Mais on arrive. Vous allez tomber de haut… »

Disant cela, il jeta un œil dans le rétro où les yeux d’Olivia resplendissaient. J’en voyais moi-même comme qui dirait le profil. Jamais elle ne m’avait consenti cet avantage sur les autres. Elle ouvrit la portière de son côté, Pedro ouvrant l’autre de son côté, car j’étais assis sur l’accoudoir. Le malaxage de mes couilles m’avait ébranlé.

« Voilà la bête ! » lança Chiron au bord du quai.

L’eau clapotait nerveusement. Ses algues noires étendaient leurs tentacules sur le béton du quai. J’eus peur de glisser. Pedro me soutenait. Sa puissante main étreignait mon coude. J’aimais la douleur, mais pas à ce point.

« Il ne m’a pas l’air trop mal… décréta mon ami dans ce qui restait d’oreille droite à Chiron.

— On ne traite pas un bateau comme un homme, grogna celui-ci. On dit LA Cornelius…

— Elle a de beaux restes, reconnaissez-le, Chiron ! »

Mais Chiron n’était pas de cet avis. D’après lui, Bertram était une sacrée fripouille. Et nous nous étions fait avoir. Il n’avait rien d’autre à dire.

« Et bien ne dites rien ! » fit Pedro en prenant la main d’Olivia qui se laissa conduire sur le pont.

Elle s’était déchaussée. J’avais frotté ses jambes nues contre les miennes pendant tout le voyage ; en train d’abord, puis dans la voiture. Comment était-ce possible ? me dit Peter, ce petit personnage en jupons grecs qui me sert de conscience quand je ne suis plus moi-même. C’est possible, me dis-je. En changeant de côté… D’un côté d’Olivia, puis de l’autre. Ainsi, je pouvais frotter ses deux jambes avec les miennes. Pedro s’était-il étonné de ce manège ? Et elle, qu’en pensait-elle ?

Comme elle était déjà sur le pont en compagnie de Pedro, j’acceptai la solide main de Chiron qui m’aida à traverser la passerelle. Dessous, l’eau noire ne se laissait pas voir. Je posai mes pieds sur le pont avec appréhension. Le flottement par intermédiaire me trouble toujours. Je préfère plonger dans l’eau et me laisser porter par ses ondulations caressantes. Je suis ainsi et Pedro le sait. Par contre, Olivia sait si peu de choses de moi qu’elle m’est encore étrangère. Chiron nous rejoignit. Bertram était sa bête noire.

« Je vais vous dire ce qui va se passer, » répéta-t-il.

Nous ne l’écoutions plus. Olivia était enchantée. Sans doute se voyait-elle déjà soumise aux mouvements du bateau, ce qui ne manquerait pas de l’inspirer. Sa langue était si humide que Chiron s’en inquiéta. Toutefois, il n’évoqua qu’une fièvre sans sujet pour en souffrir. Mais Olivia n’avait pas l’intention de souffrir, du moins pas de cette manière qui est celle de la maladie, un sujet que Chiron semblait bien connaître. Pour quelles raisons, je ne souhaitais pas m’en enquérir.

« Cette Cornelius fera l’affaire, décréta Pedro en toisant l’aimable Chiron.

— Vu que vous l’avez déjà payée… gloussa celui-ci.

— Pedro paie toujours rubis sur l’ongle, » fit Olivia qui me paraît toujours un peu idiote quand elle se mêle de ce qui ne la regarde pas.

Nous explorâmes le bateau sans nous priver de commentaires. Chiron suivait en riant chaque fois que j’ouvrais la bouche. Olivia me lançait de petits regards pas du tout complices. Pedro, en maître à bord, se comportait déjà comme un capitaine auquel il faudrait se soumettre sans mutinerie. Ce voyage m’ennuyait déjà. Et Chiron n’avait pas dit un mot de « ce qui allait se passer » selon lui. J’avais hâte de l’entendre. Et peine à patienter en attendant.

« Es-tu prêt mon ami Ismaël ? » me demanda soudain Pedro.

Il ne plaisantait pas. Mais quel rôle jouerait la belle Olivia ? Il n’en pipait mot.

« Que la côte ne disparaisse jamais de mon horizon ! clamai-je dans l’oreille de Chiron.

— Je vois que monsieur n’est pas voyageur… dit-il sans me regarder.

— Nous verrons tellement de monde ! » fit Olivia qui se pelotonnait contre mon ami de toujours.

Peter était sur mon épaule. Il gratta un peu ma joue pour m’empêcher de dire une de ces méchancetés qui m’éloignent toujours des autres alors que j’étais parmi eux pour m’y perdre.

« Qu’en pensez-vous, Chiron ? dit Pedro.

— Je peux vous dire ce qui va se passer…

— Hé bien dites-le ! Qu’on vous entende une bonne fois pour toutes !

— Je ne veux point vous énerver, monsieur Galvez…

— Je vous promets de me tenir tranquille ! Parlez…

— Et bien voilà… »

Pedro ouvrit la bouteille et remplit les verres, celui de Chiron plus que les nôtres. Je me plaçai contre Olivia, bien déterminé à frotter sa jambe avec la mienne et à me plonger dans l’échancrure de son léger T-shirt.

« Hé bé voilà, commença Chiron. Personne ne peut dire que je connais Bertram moins que vous tous réunis. Si quelqu’un peut en parler sans se tromper une seconde, c’est bien moi. Et des années et des années ! Que si la lumière n’allait pas si vite, je mentirais ! Mais ce Bertram, je ne peux pas le sentir comme je suis capable de mettre mon nez dans un panier de crustacés oublié sur la plage par un touriste en fuite devant la marée montante. C’est dire… On s’est élevé ensemble, mais lui, il est resté en bas. Avec les minus habens que personnellement je ne fréquente pas. J’ai un commerce, moi, monsieur ! Et quand je dis monsieur, c’est une façon de parler de ce monsieur qui n’en est pas un. Bref (je dis bref parce que je vois que mademoiselle s’impatiente, peu habituée qu’elle est aux conversations que l’expérience conseille aux âmes à la dérive)… bref, je le hais. Et j’ai de bonnes raisons de le haïr, parce que s’il s’agissait seulement de ne pas l’aimer, je m’en tiendrais à de vagues impressions sans leur accorder plus d’importance que ça.

Ma haine de Bertram remonte à loin… Nous étions enfants. Et comme j’étais fils de travailleur et lui rejeton d’un bon à rien, nos routes se sont croisées le jour où j’ai eu tellement envie de lui casser la gueule que je me suis retenu de le faire. Je savais que je pouvais aller loin dans ce sens. Et comme il est interdit de… j’ai passé mon chemin. Notre première rencontre n’a donc pas eu lieu.

Il a fallu attendre. Attendre quoi, je ne le savais pas. Une raison était sans doute le seul moyen de mettre fin à cette insupportable attente. Mais une raison, pas un simple ferment qui n’aurait aucune valeur d’explication devant mes juges. Seulement voilà : il échappait à ma raison. Il était devenu tellement illogique que j’en perdais mon latin.

Mon père, qui travaillait dur pour que je ne sombre pas dans son alcool, me dit que je finirais par en trouver une et que celle-ci aurait (excusez ma franchise, chère mademoiselle) une chatte entre les cuisses. Ah ! mais alors, me dis-je, s’il suffit de ça, je n’ai plus qu’à lui ravir l’objet de sa convoitise. Je me suis donc mis à le surveiller de près pour connaître sa vie sexuelle et ce qu’il en faisait. Ces fils de bon à rien fréquentent toujours des filles de leur milieu et comme je le disais, elles n’étaient pas faites pour moi. J’en connaissais de vue, comme tout le monde. Ça se pavanait en toilettes fines devant les vitrines de nos meilleurs commerces. À cette époque, je n’avais aucune idée de ce que c’était que le commerce, ni même l’idée de devenir commerçant, histoire de m’élever au-dessus des miens et de fréquenter à mon tour ces filles qui, disons-le tout net, ne valent pas les nôtres tant sur le plan de la beauté que sur celui de la sympathie nécessaire en cas de projet matrimonial ou autre.

« Si c’est ça que tu attends, mon vieux Chiron, me dit un de mes amis de l’époque, tu vas attendre longtemps !

— Et pourquoi que j’attendrais si longtemps ?

— Et c’est que le Bertram, c’est une tapette ! »

Je vis tout de suite où mon ami voulait en venir : suivant le raisonnement de mon père, si je voulais trouver une raison de haïr Bertram, il fallait que je me coltine avec sa compagnie ! J’en étais tout chaviré, comme il va arriver à ce bateau. Car, je dois le dire sinon cette histoire n’a plus aucun sens, moi aussi j’avais du goût pour mes semblables. Mais, bien entendu, personne ne me connaissait ce penchant dit contre nature par les adeptes de la famille conçue comme socle de la société. C’était mon secret le mieux gardé. J’en parle maintenant parce que tout le monde sait comment je trompe ma femme.

Il arriva, comme c’était écrit, que Bertram fut moins discret que moi. Ainsi, je le surpris en compagnie d’un jeune homme de sa classe. Ils échangeaient des caresses dans les chiottes du jardin public. Loin de m’en écœurer, je pris goût à ces visions, tellement que je me mis en quête, sans précaution hélas, d’une pareille aventure. Et comme je n’ai pas autant de chance que Bertram, je me suis fait pincer par ma propre mère.

Croyez-vous qu’elle eut pitié de son fils et qu’elle s’en tint au silence exigé par ma dignité de mâle conçu pour être père ? Que non ! Elle alla en informer le pire intermédiaire qu’on pût imaginer : mon père. Il entra, comme de juste, dans une fureur telle que la police frappa à la porte. Il fallut beaucoup d’arguments, tous fallacieux, pour les convaincre qu’il n’avait pas l’intention d’aller plus loin que les mots. Ma mère s’y employa si bien qu’ils retournèrent dans leur niche. Cependant, à l’intérieur de la maisonnée, l’ambiance était chaude. Mon père, réduit au silence par les intrigues de sa femme, ne décolérait pas.

« Tu dois te taire, disait-elle en lui frottant le visage avec un onguent de sa composition. Personne ne doit savoir…

— Mais tu penses bien que s’il fait ça dans les chiottes publiques, tout le monde va finir par le savoir !

— Il n’ira plus dans cet endroit mal fréquenté, il me l’a promis.

— Mais où est-il, ce fils indigne des amours de son propre père ? »

Mon père se garda bien d’en dire plus sur ses amours. Et ma mère n’en demanda pas le compte. Le sujet unique de cette nuit obscure, c’était moi. Et mon ami Leonato… »

En prononçant ce nom sans doute précieux, Chiron sortit de son pantalon son énorme bite. Il bandait déjà. Olivia feignit une grimace d’horreur, mais je voyais bien que ce spectacle inattendu ne la désespérait nullement. Pedro, interloqué, se servit plusieurs verres de suite.

« Mais que faites-vous ? fus-je le seul à demander comme on s’adresse à un commerçant qui ajoute une pelletée de plus sur la balance par esprit de commerce justement.

— Oh ! mais ne vous formalisez pas, mes amis ! Ce que je vous montre, c’est Bertram qui me l’a fait !

— Il vous a fait ça ? couinai-je parce que personne à bord ne pouvait s’imaginer où Bertram avait trouvé ce formidable pouvoir.

— Il me l’a fait ! Il a fait de moi un infirme ! »

Et dans un souffle qui le dégonfla à peu près complètement (Chiron, pas sa bite), celui-ci vomit presque dans son verre :

« Je ne débande plus depuis ! »

Nous en étions donc arrivés au point où la raison de ce priapisme devait nécessairement nous être contée. Comme Olivia avançait ses lèvres, je m’interposai :

« Non ! Ma chère ! Qu’il nous conte d’abord comment Bertram s’y est pris pour provoquer une pareille érection ! Et priapique par-dessus le marché ! Enfin… si Chiron nous ne nous ment pas. Il lui reste à dire la vérité ! »

 

(12) Liliette avait un beau chapeau. Fille de Lili, elle adorait les chapeaux. Son père lui en avait légué tout un tas. Elle les conservait, en bonne conservatrice diplômée par le gouvernement, dans une pièce de la maison familiale. Cette pièce plein sud avait été la chambre nuptiale. Tous les accouplements de la famille depuis cinq générations avaient eu lieu dans cette chambre. On ne forniquait nulle part ailleurs dans la demeure. Sauf Liliette qui forniquait dans sa propre chambre parce que toutes les pièces de la maison étaient connectées à un système de vidéosurveillance, raison suffisante pour ne pas apparaître les jambes écartées dans la salle de contrôle du commissariat de police. Alors entendons-nous bien — que les choses soient claires : la maison était certes surveillée… et même hyper surveillée… mais pas dans le but de vérifier que l’unique héritière des lieux respectait scrupuleusement les conditions de l’héritage familial. Elle avait dit au technicien qui avait installé le système : « J’ai un mal fou à baiser dans la chambre prévue obligatoirement à cet effet… aussi, comme je baise souvent, il est nécessaire de prévoir un lieu non surveillé afin que je m’y donne toute sans jouer faux. » Le technicien avait informé sa hiérarchie de cette anomalie exigée par la cliente et son directeur de conscience lui avait simplement répondu : « C’est des conneries ! Faites ce qu’elle vous dit : on s’en fout ! »

Le technicien fit exactement ce qu’on lui avait dit de faire : il s’en foutait aussi. Il installa deux caméras dans chaque pièce en tirs croisés. La chambre de mademoiselle Liliette fut épargnée.

Cependant, une lettre anonyme tomba sur le bureau en chêne massif du curé, car ce gros village du trou du cul de la France avait un curé et ce curé ne passait pas la semaine sans recevoir au moins une lettre de ce genre abominable. Mais au lieu de s’en horrifier, il s’en délectait.

Ainsi, ce curé rendit une visite non programmée (il n’en avait rien à foutre) à la belle (car elle était belle) demoiselle de Lili que les langues du village surnommaient Liliette comme sa mère avait été affublée du titre de Lilipute. Il secoua le cordon qui grimpait le long du mur au-dessus de la porte d’entrée.

N’allez pas imaginer que la demeure de Lili était du genre château. C’était une grande demeure, certes, mais pas à ce point ! Les murs de pierre décrépis soutenaient une charpente au faîtage cambré dans le mauvais sens. Des tuiles jonchaient la pelouse. L’herbe devenait folle. Un vieux portail gisait dans la broussaille. Un cénotaphe présentait de profondes blessures du temps. L’endroit était en décrépitude.

La porte s’ouvrit. C’était Liliette. Elle portait un chapeau. On devait dire : un des innombrables chapeaux qu’elle collectionnait : un chapeau par aventure : voilà : on en sait un peu plus au sujet des chapeaux de Liliette : et ce grâce au curé qui s’en foutait et des chapeaux et qu’on le sût.

« Bonjour, mademoiselle, dit le curé en se coinçant la bite entre les cuisses : ma visite n’est pas attendue (je le sais et je m’en fous) mais ô croyez-moi : elle se justifie…

— Et bien entrez monsieur le curé pour m’éclairer un peu mieux. Je vois que vous n’avez pas de chapeau… En voulez-vous un… ?

— Il n’est pas très élégant pour un homme de porter le chapeau à l’intérieur…

— Dans ce cas restons dehors et mettez ceci sur la tête ! »

C’était un béret plus qu’un chapeau : le curé se le laissa poser sur sa tête chauve. Liliette l’ajusta de si près qu’il s’enivra de ses parfums et sa bite se dressa contre son ventre. Ça ne se voyait pas. La jeune dame le poussa vers le jardin où une table et deux chaises les attendaient sous un arbre mort dont deux branches tendaient une toile au rouge délavé. La journée était vaguement ensoleillée. Le gazon invitait aux galipettes malgré les têtes folles de ses avoines. Le curé se laissa asseoir sur une chaise métallique encore humide de la rosée du matin. Il affectionnait particulièrement ces contrastes. Il en gémit le plus discrètement possible. Et de l’autre côté de la table, Liliette agita ses jupons dans un interminable ballet de dentelles où ses jambes apparaissaient au rythme que le curé impulsait à sa verge. Comme il n’avait pas éjaculé depuis deux semaines en prévision de cette rencontre, il s’attendait à un orgasme haut de gamme au cinquième degré. Enfin, Liliette se posa et le curé laissa son cœur retrouver le rythme qu’il imposait d’ordinaire à ses conversations : il n’en éprouva pas moins les limites avancées du plaisir.

« De quoi s’agit-il ? dit la conservatrice diplômée.

— Hé bé je ne vais pas vous étonner en vous apprenant qu’une fois de plus j’ai reçu une lettre anonyme vous concernant…

— On en veut tellement à mes chapeaux… ?

— Tout le monde se fout de vos chapeaux… et même de ce qu’ils représentent sur l’échelle de l’aventure… Non, il ne s’agit pas de cela…

— Et de quoi donc alors… ? Mon existence… à part les aventures et leurs chapeaux… non… je ne vois pas…

— Hé bé c’est au sujet de la chambre nuptiale des Lili….

— Je n’y couche jamais ! D’ailleurs je ne suis pas mariée…

— Hé mais c’est qu’il y a au moins deux façons d’être nuptiale pour une chambre… Mais ce n’est pas le sujet…

— Voyons de quoi il s’agit : »

Le curé étreignit de nouveau sa bite entre les cuisses. Ses joues rosissaient. Il posa ses deux mains sur la table pour montrer qu’il savait ne pas s’en servir. Liliette eut un geste d’impatience, fin mais clair :

« À part les craquettements de nos cigognes, je n’entends rien qui ressemble au contenu d’une lettre anonyme… dit-elle en posant ses seins sur la table : seins contenus dans un corsage assez audacieux pour inspirer la félicité :

« Ça me fait mal de le dire… mais c’est le fils Potard… Ulysse…

— Ulysse écrit des lettres anonymes ?

— Mais non ! Pas lui ! Cette lettre le met en cause…

— Mais dans quelle sale affaire mon Dieu !

— Il s’agit de la chambre nuptiale…

— Mais ÇA vous l’avez déjà dit !

— Hé bé le fils Potard… il l’utilise…

— ¡ No me digas ! »

La conservatrice des musées nationaux poussa un cri, mais pas un cri d’étonnement ni même d’horreur : un cri de joie comme elle n’en poussait qu’au lit si d’aventure elle le partageait. Le curé sortit la lettre de sa soutane : l’odeur du foutre s’annonçait.

« Le Potard de fils fait ces choses chez la Liliette. Signé : Rien.

— Hé putain ! s’écria toute joyeuse la Liliette. En quoi cela concerne-t-il la chambre nuptiale… ?

— C’est à cause des caméras…

— Mais qui est la femme… ? Si ce n’est pas un homme…

— On ne la reconnaît pas… On dirait qu’elle se cache… Il y a quelque chose dans ses poses de pas… de pas…

— …de pas naturel !

— Bingo ! » fit le curé qui ménageait sa monture.

Liliette était aux anges. Elle connaissait bien Ulysse. 18 centimètres sans prépuce. Et des couilles bukowskienne. Mais dans la chambre nuptiale : jamais ! Elle n’y mettait jamais les pieds. En tout cas pas dans ces circonstances. Le curé s’informait maintenant de ce qui se cachait (si on peut le dire ainsi) sous la robe et les jupons de Liliette. Il la scannait littéralement ! Et il avait l’œil. Elle se laissa observer et même se leva pour se montrer sous toutes ses coutures (si on peut dire…) Il aima ce soleil.

« Comment y entre-t-il s’il ne possède pas la clé… ? minauda-t-elle en observant elle-même la cambrure de la soutane.

— Hé mais c’est que ce doit être possible…

— Avec toutes ces caméras… !

— Si je suis bien renseigné... heu… votre chambre n’est pas surveillée, elle…

— Il pénétrerait donc dans mon logis en usant de ma fenêtre… ? La nuit, je suppose… quand je suis endormie et que je ne vaux plus rien…

— Oh ! je n’ai pas dit ça…

— Vous le savez pourtant ! Je ne vaux rien la nuit ! Et je n’arrive même pas à dormir…

— Hé bé… si vous ne dormez pas… comment ne le voyez-vous pas ouvrir la fenêtre de l’extérieur…

— Je la laisse ouverte, ma fenêtre ! Sinon j’étouffe. Surtout quand j’écarte mes jambes…

— Hé mais si vous êtes seule… quelle raison d’écarter vos jambes… ? Ainsi, ne les écartant pas, vous êtes moins susceptible de le voir se glisser dans l’ombre pour rejoindre la chambre nuptiale…

— Soyons logique, monsieur le curé : et la femme ? Vous en faites quoi de la femme ? Elle devrait elle aussi emprunter ma fenêtre… Et vous pensez que, les jambes serrées, je suis assez cloche pour ne pas m’en rendre compte… ?

— Je n’ai pas dit qu’elle passait par là…

— Et par où alors… ? »

À ce moment-là, Liliette se figea dans une attitude qui parut théâtrale à notre curé. Il n’était pas difficile de deviner que la femme en question : c’était elle !

Elle devança sa question :

« Mais pourquoi dans la chambre nuptiale ? dit-elle en soulevant sa robe sur son mollet rose à croquer. Pourquoi userais-je de cette chambre surveillée pour me livrer à des galipettes contraintes avec un homme que tout le monde connaît… ?

— On ne voit pas le visage de la femme… bafouilla le curé qui s’agitait. Et il est difficile de donner un nom à cette femme si on ignore tout de son corps…

— Ah ! Je comprends… Il faudrait l’avoir vue nue pour le lui donner, ce nom. Mais vous n’avez jamais vu de femme nue, vous… À part dans les tableaux du musée. Nous possédons une sanguine de Degas… Il n’attire pas les foules, mais certains s’y intéressent de près…

— Mais la question n’est pas là ! »

Le curé avait frappé la table de son poing déjà coloré par l’effort qu’il venait d’exercer sur sa queue. Liliette, toujours debout dans le soleil, sursauta et même pâlit…

« Que voulez-vous dire, monsieur le curé… ?

— Hé bé je dis qu’on s’en fout, de la femme ! On laisse ça à l’imagination. Mais le fils Potard se livre à des cochonneries dans votre chambre nuptiale. Et ces images qui auraient dû rester dans la boîte en sont sorties ! Et c’est moi qu’on prévient que ça va gicler ! »

Liliette, effrayé par cette imprécation d’un genre nouveau si on considère les circonstances de sa fusion soudaine, Liliette se précipita pour empêcher le curé de tomber de sa chaise. Il était maintenant sur l’herbe, tout secoué de spasmes, mais sans tragédie. Elle lui tapota les joues. On aurait dit qu’il refusait de revenir à lui. Et elle consentait à continuer la conversation à l’abri des regards :

« Ils vont se demander ce que je vous donne à boire… » dit-elle en riant un peu.

À l’intérieur, les chapeaux effrayèrent le curé qui titubait en se tenant à l’épaule nue de Liliette. Elle le poussa dans un fauteuil et remonta la bretelle de sa robe. Un de ses seins avait rougi sous le frottement de la soutane. Et la robe s’était un peu fendue, mais le curé ne sut pas se dire si c’était avant ou après. Sa main s’agitait sous la soutane, mais c’était pour la frotter sur le ventre. Liliette crut qu’il avait faim. Son père ne s’y prenait pas autrement pour l’informer de l’état de son estomac. Et elle se précipitait dans la cuisine pour mettre quelque chose sur le feu. Elle s’y connaissait. Et depuis la plus tendre enfance. Enfin, elle redressa le corps biscornu du curé :

« Je vais vous servir un petit en-cas, proposa-t-elle avec son sourire de garce. J’ai quelque chose de prêt dans la cuisine... »

Le curé fit mine de s’y opposer, au moins par politesse, car il avait très faim. Sans doute déboucherait-elle une bouteille. La cave du vieux Lili avait bonne réputation. Liliette consommait de l’homme, mais pas au point d’en vider sa cave. Le curé s’amusa à calculer cette teneur en alcool de qualité princière. Cependant, lorsqu’il se leva de son fauteuil, ce ne fut pas pour aller visiter cet antre bourguignonne : il se dirigea nettement vers la zone des chambres : il fallait d’abord gravir un escalier assez lent puis traverser un palier joliment décoré de boiseries et de tableaux de maître : ensuite on s’engageait dans un large couloir au bout duquel une baie vitrée dispensait la généreuse lumière de cette contré reculée mais favorite de Dieu si on s’y laissait bercer par ses charmes pittoresques et autres. Certes, il ignorait où se trouvait la chambre nuptiale. Il espérait sans trop y croire qu’un signal distinctif était apposé sur sa porte. Il y avait tellement de chambres qu’il ne les compta pas. Une porte était ouverte. Un coup d’œil le renseigna : c’était la chambre de Liliette. Il était parfaitement conscient que des yeux experts suivaient ses évolutions sur cette scène propice au ballet. Mais rien n’indiquait la chambre nuptiale, celle où Liliette se livrait à sa passion pour la gaudriole sans toutefois se montrer telle qu’elle était en réalité. Elle y jouait un rôle. À savoir lequel… Et le fils Potard se laissait conduire sans se douter qu’il salissait ainsi sa réputation de bedeau digne de confiance. Ah ! elle était perverse à ce point la petite !

Pour montrer qu’il était conscient de la surveillance des lieux, il salua chaque caméra. Aucun signe de réponse. Cela n’était pas prévu. Il tapota les portes sans entrer. Il examina les poignées et il eut raison : l’une d’elle était plus patinée que les autres.

Avant d’entrer, il jeta un œil dans le couloir en direction de l’escalier. Une odeur de friture montait de la cuisine : elle préparait du poisson : elle connaissait ses goûts. La bouteille serait à la hauteur. La porte grinça légèrement. Il ne l’ouvrit pas entièrement. Il vit le lit et la fenêtre aux rideaux tirés sur des volets fermés. Une lueur agitait l’ombre. La cheminée, peut-être… se dit-il. Quoiqu’en été… Il s’engagea plus loin : c’était la flamme d’une bougie : quelle idée ! Le lit présentait la toile d’un matelas qui avait fait la guerre. La poussière des meubles témoignait d’un abandon ménager regrettable vu la qualité des meubles et des tapisseries : Liliette ne conservait pas cette chambre : elle la livrait aux outrages du temps : pourquoi, mon Dieu… ?

Plus profondément, l’air devenait irrespirable, ou presque, car notre curé, poussé par la curiosité, animait sa cage thoracique de mouvements amples et bruyants. Il vit le miroir : ses fantômes : sans traces de brisures ni de caca de mouches. Était-ce la chambre nuptiale ? Il en doutait maintenant. En fait, ce qui motivait son exploration : c’était l’état d’abandon extrême de cette chambre dont la poignée était utilisée assez souvent pour exhiber une patine presque éclatante. Pourquoi ? se répétait-il en sortant dans le couloir : Liliette l’y attendait :

« C’est prêt, dit-elle simplement.

— Je vous suis ! » fit-il pour esquiver toute explication.

Mais il ne doutait pas que Liliette le charcuterait au dessert. Elle portait un bonnet de laine d’origine peut-être andine. Une flûte résonnait dans sa tête. Un tambour accompagna ses pas sur le tapis feutré du couloir et sur les marches de l’escalier, un peu glissantes. L’odeur du poisson frit envahit ses narines. Il s’attendait à un petit vin blanc pas trop sec. Ensuite, il oublierait tout ça et peut-être même s’excuserait-il auprès de Liliette. Tout ceci pour un bedeau qui n’avait pas les moyens de satisfaire une femme aussi prometteuse que Liliette !

« Comment le trouvez-vous… ?

— Excellent ! Excellent ! »

Il avala la dernière bouchée et vida son verre. Un fond rutilait encore dans la bouteille. Son œil luisait : elle le servit et fit mine de se lever :

« Non ! Non ! s’écria-t-il. Ne vous donnez pas la peine…

— Mais ce sera sans peine, croyez-moi…

— On se donne tant de peine, ma chère Liliette… ! »

Il parlait trop. Son cerveau bouillonnait (comme on dit…) Depuis qu’il ne touchait plus aux enfants, il s’intéressait aux femmes. Il ne se voyait pas en compagnie d’un homme. D’ailleurs ces enfants étaient des filles. « Oh ! il n’en faisait pas grand-chose ! avait plaidé son avocat dans la salle d’audience de l’évêché à Pamiers : il les déculottait comme s’il était un enfant lui-même, Monseigneur… » Et depuis, il ne pouvait pas rencontrer une femme ou seulement y penser sans se laisser emporter par une imagination qu’il fertilisait sur Internet. Bien sûr, il n’était jamais passé à l’acte. Et il n’était pas certain des intentions de Liliette. Il avait vidé une bouteille et, à son âge, elle s’était multipliée. Il atteignit un fauteuil. La bibliothèque se dressait derrière lui : omniprésente. Il ne savait pas de quoi la famille Lili nourrissait son intellect. Ils avaient toujours été d’honnêtes paroissiens, jusqu’à ce que Liliette atteignît l’âge de douze ou treize ans. À cette époque, le vieux monde de Lili s’écroula. Et dix ans plus tard, elle nous revenait avec un diplôme qui l’autorisait dans le domaine du patrimoine national. Revenait sans projet de mariage… Lili mourut un an après sa triste épouse et Liliette fit installer le système de vidéosurveillance comme il est dit plus haut. La vision de son corps nu sur l’écran avait tourneboulé l’esprit fragile de notre curé : il avait inventé la lettre anonyme, certes, mais pas les ébats de la conservatrice en chef avec le bedeau du village. Le secret était d’ailleurs bien gardé. Les liens qui unissaient le commissariat de police avec la paroisse Saint-Hubert étaient étroits. Il en était de même du temps où c’était la gendarmerie qui officiait en ces lieux, mais il n’y avait pas de système de vidéosurveillance à cette époque. E tutti quanti…

La vie… songea le curé en remontant dans sa bagnole : on s’attend à des virages serrés et la route n’en est pas moins droite d’un bout à l’autre de l’existence. Ah ! j’avais mis de l’espoir en Liliette ! Je m’y suis peut-être mal pris… Je ne sais pas grand-chose des femmes… ni des enfants d’ailleurs… Que sais-je de moi-même… ? Surtout depuis que je ne me branle plus dans la solitude… C’est bien pratique la soutane de ce point de vue-là ! Et Liliette a joué le jeu… je me demande comment je m’y serais pris si elle m’avait proposé le grand jeu… pas comme il faut… que dis-je : comme il convient à une femme qui sait tout de la chose en question. Une autre fois… peut-être. Sans prétexte. Pour le faire. Et si ça se fait, ce sera moins chouette que de me branler sous ma soutane en présence des femmes. N’importe quelle femme après tout ! J’ai le choix !

…

Liliette regarda la petite voiture grise du curé s’éloigner dans l’allée qui rejoint la nationale. Ce soir, elle attendait Ulysse Potard. Elle se donnerait en spectacle dans la chambre nuptiale. Ulysse se foutait du désordre et de la poussière, du manquement obscène et inadmissible à la conservation qui était, aux yeux de la Nation, le seul devoir véritable de Liliette puisqu’elle avait renoncé aux fruits du mariage et de la religion. Elle voyait moins d’hommes depuis quelque temps : Ulysse était le seul fidèle. Il mangeait comme quatre et bandait sans panne. Comme elle s’adonnait à la cuisine avec autant de passion qu’aux exploits de la chair, il la trouvait à son goût. Mais pas question de mariage ! Jusqu’au jour où il épouserait lui-même une petite conne de bourgeoise locale. Il était presque nain et difforme : il ne s’attendait pas à se mettre en ménage avec autre chose qu’une espèce de monstre. Le corps de Liliette était un chef-d’œuvre. La chance de sa vie. Il n’en aurait pas d’autre. Mais l’homme qui frappa à la porte ce soir-là n’était pas Ulysse Potard. D’abord elle ne vit que son ombre sous le porche dont la lampe avait grillé depuis longtemps : la nuit tombait : l’homme ôta un formidable chapeau qui entra dans la lumière. C’était celui de frère Jacques !

 

Note : La chambre que visita le curé n’était pas la chambre nuptiale. En effet, nous savons depuis le début que cette chambre servait de conservatoire aux chapeaux de la famille Lili. Alors qu’elle était cette chambre mal conservée, pour ne pas dire non conservée du tout ? Et bien c’était celle de Liliette ! Mais notre curé, obnubilé par sa branlette constante, avait mal visionné la vidéo de surveillance : il n’en avait relevé ni le mauvais état de conservation ni l’absence totale de chapeaux. Aussi, quand il rentra au presbytère, il se souvint de ce qu’il avait vu en marge de la scène de cul : ni chapeaux (donc ce n’était pas la chambre nuptiale des Lili) ni poussière et désordre (donc c’était bien la chambre dans laquelle il avait pénétré…) Il visionna de nouveau la vidéo : il ne pouvait pas reconnaître la chambre puisque ce n’était pas celle qu’il connaissait (succinctement toutefois) ni la nuptiale (pas de chapeaux…) Était-ce celle de Liliette ? Non : il n’y avait pas de caméras dans la chambre de la conservatrice. C’en était donc une autre : ou bien le responsable des caméras s’était foutu de sa gueule et il lui avait remis un extrait de film porno n’ayant rien à voir avec Liliette. Cependant : on y voyait bien que le personnage qui tronchait la femme (Liliette ?) était bien le bedeau de Saint-Hubert… Rendu dingue par ces réflexions : le curé sauta dans sa bagnole grise (petite, mais je m’en fous) et prit la direction de la demeure de Lili. Il voulait en avoir le cœur net, quitte à déranger Liliette dans son intimité (un paroissien n’a pas de secret pour son curé...) Comme il avait conservé le béret dont l’avait coiffé Liliette, il tenait une excuse assez bonne (sans plus) pour expliquer son retour inopiné.

 

Liliette ouvrit :

« Frère Jacques ! » s’écria-t-elle.

 

Remarque : Le formidable chapeau qui apparut alors à Liliette dans la lumière inondant de l’intérieur le porche délabré de son enfance était-il le béret, forcément formidable, qu’elle avait posé sur la tête du curé ? Ou bien ce frère Jacques était-il un autre personnage qui n’avait rien à voir avec notre curé et qui portait un chapeau de facture assez rare pour que la conservatrice s’en entichât aussitôt qu’il parut ? Que se passa-t-il sous ce porche mal éclairé lorsqu’Ulysse Potard y posa un pied aussi incertain que l’espace-temps qui le prenait à la gorge tandis que Liliette refermait la porte, emportant avec elle le secret de ses pratiques conservatoires ? Et moi… ? Moi dont je n’ai rien dit… jardinier préposé ou vagabond sans domicile fixe… je travaillais du chapeau moi aussi, mais je n’avais pas ma place dans cette histoire. Appelez-moi Ismaël. Mettons… » ô mon [

 

(13) ../..

 

VI – Branlette du privé

Suite des chapitres I.11 et II.19

1

Rappelons les faits : à la fin du chapitre I.11, Frank Chercos se lance à poursuite à la fois de Justine et de Pedro Phile en compagnie de Chico Chica. luce, qui a tué Karen, périt dans le feu. Et à la fin du chapitre II.19, Frank débarque chez maman à Rock Dream où luce a été violée. Il annonce que Justine a été assassinée. Fred et Jack ont chacun un mobile.

Mais ce n’est pas le fait important : luce, femme divorcée de Frank dans le I, n’a plus de lien avec lui dans le II. luce étant unique (axiome), on en déduit qu’il y a deux Frank : celui qui est séparé de luce et celui qui débarque à Rock Dream. Cependant, les deux Frank ont un point commun : Justine ; celle qui s’est enfuie avec Pedro Phile et celle qui a été assassinée. Or, il s’agit de la même. Car entre le I et le II, il s’est passé des choses : et nous n’en savons rien.

À ces deux Frank, il semble nécessaire d’en ajouter un troisième : celui que Fred rencontre à New Dream ; il enquête sur le passé de luce et nous révèle les minutes du procès qui a condamné luce à Bagdad.

Ces minutes, dans le manuscrit, intègrent des Lettres de Karim sous forme de branlettes. Leurs titres semblent décrire un cheminement de la pensée : l'instant, la colère, le théâtre, le bataclan (synonyme de spectacle), l'ouvrier, le baladin occidental, l'émigré, le violeur, la mémoire, l'amitié, l'épectase, le père-qui-êtes-au-ciel, les religions, le privé… autant de thèmes et de personnages négligés par la cour d’assises de Bagdad et qu’il conviendrait d’explorer pour parfaire cette enquête et la mener à son terme. Intitulons ce projet Personæ.

Ainsi, si l’enquête de Bagdad est terminée, celle qui concerne l’assassinat de Justine ne fait que commencer. Or, le manuscrit ne dit rien de ce qui l’a précédé… entre le I et le II. Projet Justine.

De plus, une autre enquête est prévue : celle qui concerne le viol de luce et l’assassinat de Charley, personnage secondaire. Aucun intérêt.

Enfin, l’enquête portant sur le meurtre de Justine : Projet X (nom du ou des assassins.)

Le projet X (polar) pourrait inclure le projet Justine, comme cela se pratique ordinairement, le lecteur découvrant les prémices du drame au fur et à mesure de l’évolution de l’enquête. Quant au projet personæ, il ne serait pas difficile d’en insérer les parties à l’intérieur même du récit. L’ensemble, parfaitement planifié, n’exigerait au fond qu’un bon talent de conteur et, à la fin, le tour est joué : on sait tout de Justine, on connaît son meurtrier et une vision du monde contemporain se profile sous le texte.

Mais est-ce bien ainsi qu’il convient de mettre fin à ce roman tout de même plus complexe qu’un polar forcément issu de l’esprit pulp ? Certes, de cette manière du reste fort honnête, la curiosité de chacun est enfin récompensée après, il faut le reconnaître, des pages et des pages d’entrelacement (étymologie d’ailleurs du mot complexe…) C’est que l’homo complexus fait figure ici d’auteur et non point de personnage comme on est en droit de s’y attendre si l’on est ce lecteur sortant tout juste des dysharmonies de l’homo absurdus qui fait encore florès dans les collèges de la nation au grand dam de la modernité ?

Ben Balada, qui avait lu tout ça dans la Presse et visionné plusieurs fois le même document télévisuel, cracha dans ses mains pour empoigner la hache qu’il venait d’affûter. À la place d’un cadavre à découper, une bûche, car l’hiver est duraille à Rock Dream. Il habitait un modeste chalet dans le voisinage de ceux qu’il appelait les toqués. Hors saison, maman vivait seule dans sa maison bâtie sur l’autre versant, après la rivière. À vol d’oiseau, ça ne faisait pas loin, mais pour s’y rendre il fallait descendre jusqu’à la rivière en empruntant une sente abrupte et une fois en bas, il fallait suivre la rive jusqu’à un pont de bois et ensuite remonter par un chemin oblique sous les arbres. Une trotte ! Ben n’y allait jamais. D’ailleurs, il n’avait rien à y faire, chez maman. Il la connaissait parce qu’ils avaient eu une enfance commune partagée entre un guet aujourd’hui disparu et une école qui propulsait les meilleurs hors du comté vers d’autres horizons plus prometteurs de plaisir, le plaisir qu’on trouve à gagner sa vie mieux que les autres, ceux qui sont restés.

maman avait longtemps vécu avec un certain Roger Russel qui avait finalement suivi les jeunes pour refaire sa vie dans le même sens. Elle y avait gagné une fille. Une autre était née d’on ne savait qui. Mais de l’automne au printemps, la maison ne contenait que le corps peut-être encore demandeur de maman qui ne signalait sa présence que par la fumée de sa cheminée et la lueur de ses fenêtres. Elle pouvait sans doute en dire autant de son voisin. Par contre, en été la maison recevait les personnages de l’existence de maman. Ben Balada les connaissait tous. Il les croisait souvent en ville où ils se ravitaillaient comme tout le monde. Certains fréquentaient les établissements de plaisir, d’autres travaillaient à l’usine. Une sorte de tribu qui s’éparpillait à la fin de l’été, sauf le Jack qui était ouvrier à l’usine de savon, mais ça, vous le savez déjà. Comme Ben était le seul à avoir une vue plongeante sur cette espèce de théâtre, on l’interrogeait souvent pour en savoir un peu plus, savoir comment ça évoluait, s’il ne manquait personne, s’il y avait du nouveau. Ça ne le dérangeait pas d’en rajouter, mais sans exagération. Il compensait les manques, soulevait des questions qui ne restaient pas sans réponse et acceptait les verres et les invitations à partager les soirées barbecue. Ben était célibataire, conscient que de l’être au fin fond du trou du cul du monde n’est pas ce qui peut arriver de mieux à un homme qui a des rêves.

Ben observait le monde à travers l’écran de sa télé. Il lisait des magazines et même quelquefois des ouvrages documentés. Mais ce qui le caractérisait le mieux aux yeux de ses concitoyens, c’était son robot, Clark. Ben n’arrêtait pas de le construire. Depuis des années. Et le robot devenait de plus humain. Forcément, avec l’avancée des technologies concernées. Du reste, Ben était le seul capable de parler cybernétique dans cette contrée vouée à la fabrication du savon et au tourisme de la pêche et de la méditation en milieu hostile. Clark parlait la langue des hommes. Il suffisait de lui poser la bonne question pour obtenir la réponse adéquate. Sinon, c’était un imbécile comme tout le monde.

Et non content d’entretenir un robot dernier cri sans subventions ni aide technique, Ben en écrivait l’histoire. Il en publiait lui-même les épisodes grâce à son équipement informatique high-tech. Ces volumes fort soignés d’aspect et d’orthographe étaient en vente chez le marchand de tout. On appelait comme ça le vieux Charley qui tenait un espace venteux et poussiéreux à la sortie de la ville. On y trouvait de tout et de rien, mais la mémoire collective avait supprimé le rien par charité.

Aussi, quand Ben apprit la mort de Charley, il se précipita dans sa boutique aérienne pour en surveiller l’entrée et le contenu. Les Aventures de Clark étaient rangées sous un appentis de tôle où Charley avait aussi élu domicile. Le shérif recommanda à Ben de récupérer ses bouquins et de laisser le reste aux éboueurs. Clark, présent comme d’habitude, en parut si désolé que le policier se laissa aller à lui adresser des paroles de consolation.

Ben remonta dans son pick-up et Clark reprit sa place du mort. Ils s’éloignèrent. Le shérif remit son chapeau sur la tête et secoua celle-ci en signe de tristesse :

« Pauvre type au fond, dit-il d’une voix éteinte.

— Qui ça ? dit l’adjoint. Ben ou Clark… ?

— J’aurais dû dire « pauvres types », mais j’ai pas osé… »

2

Dans ses chiottes, Ben ne lisait pas, façon Léopold Bloom. Il tentait de trouver dans le mur en fort mauvais état les tableaux de Léonard de Vinci. Et si une araignée se déplaçait sur le sol ou sur les murs, il en suivait les évolutions, attendant ce qui paraissait être un envol, car la lumière de la petite fenêtre rendait les toiles parfaitement invisibles. Au-dessus, à la place du toit, s’ouvraient des combles toujours agités d’oiseaux et de petits animaux. Une échelle traversait cette ouverture. La lumière descendait d’un étroit vasistas couvert de toiles d’araignée et de poussières du bois de charpente. Pendant que Ben se livrait à ces rites, Clark prenait le frais sous la véranda, car on était le matin et c’était l’été. La journée, annonçait la météo, allait battre tous les records de canicule. Clark craignait la chaleur. À cette époque de l’année, il passait la journée à l’intérieur, soit dans sa chambre où il se connectait au Monde, soit dans le salon où il se livrait à des expériences sur les qualités cryogènes des boissons que Ben ingurgitait à intervalle régulier de nuit comme de jour. Clark avait acquis une connaissance quasi universelle de la boisson. Sa mémoire phénoménale (ça n’avait pas toujours été le cas) contenait à peu près tout ce qui se fabrique de boisson dans le monde. Il commandait lui-même su Internet si le budget de Ben le permettait, ce qui était souvent le cas car Ben avait des ressources cachées et quelquefois illicites. Mais illicites façon herbe et romans interdits. Jamais rien de vraiment immoral. Ben avait adopté le principe hemingwayen du plaisir tel qu’il est décrit en une phrase tout ce qu’il y a de clair dans sa mort dans l’après-midi. Clark entretenait encore d’autres expérimentations à portée universelle, mais cela sort de notre sujet et risquerait de faire de notre sympathique narration un traité sur l’universalité de l’espèce humaine. Ajoutons pour être honnête que le cerveau de Clark avait des limites et que Ben ne les franchissait qu’en cas de progrès technologique éprouvé par d’autres chercheurs quel que soit leur nationalité et leur connaissance de la langue de Shakespeare. De la cuvette où il était assis en tailleur car il avait fini de chier, le sybarite anachorète observait sa création qu’il pouvait voir de dos à travers les meneaux de la fenêtre du salon, si on pouvait appeler ça un salon ; en effet, Ben ne recevait jamais, pas même les chasseurs avec lesquels il se divertissait souvent en période de printemps et donc avant l’été qui est une période touristique consacrée à la pêche et à ce que les pêcheurs veulent en faire s’ils ont payé pour ça.

La tête de Clark, qui était taillée dans un bloc d’aluminium irradié, s’agitait bizarrement, comme si quelque chose était en train de foirer au niveau logiciel. Cela dura quelques minutes que Ben ne vit pas passer car son esprit était déjà à l’œuvre du kernel. Puis, tandis qu’une araignée entreprenait de s’envoler du sol vers le mur de son choix, la tête de Clark pivota de manière à placer ses yeux dans son dos. Ces yeux se plissèrent un peu, question de mise au point et de diaphragme, la vitre concernée étant couverte de chiures et de poussières de pluie. Cela n’arrivait jamais, que la tête de Clark regardât ailleurs que devant elle ou raisonnablement sur les côtés du champ de vision programmé. L’anus de Ben se referma et ses couilles remontèrent sensiblement. Il décroisa ses jambes et posa ses pieds sur le sol sans se soucier du petit peuple arachnéen qui s’y livrait à ses obscures activités de vol et de graphes. La tête de Clark fit oui. Ben hésita : ce oui pouvait très bien dire non. Ou autre chose. Il avait oublié la signification du hochement. À quelle fantaisie s’était-il livré au moment de la programmer ? Il lui arrivait souvent de se divertir de cette façon. Il ne l’avait jamais regretté. Allait-il en payer le prix ce matin-là ? Sa bite en conçut une érection et le gland se frotta contre la faïence de la cuvette, signe que le cerveau de Ben entrait dans la peur. Il redoutait ces instants. Or, tout commençait par un instant. C’était le premier acte de l’action telle que se la figurait Ben Balada depuis qu’il avait donné un sens à son existence. L’instant. Celui d’une impression ou d’une intuition. Voire d’une émotion. Et s’il en croyait le propre de cette espèce de rituel, la colère suivrait. Clark devait savoir tout ça. La rotation de son cou était étudiée pour ne rien changer à l’ordonnance des connexions. Et tandis que Ben était en proie à cet instant inexplicable pour l’instant, son esprit était obnubilé par la colère qui s’en suivrait. Une colère dont la nature dépendait de l’instant ou plus exactement de ce qui provoquait cet instant. Il fallait songer à améliorer le système des signes qui faisait de Clark un chien de garde, une sentinelle capable de lancer le signal de l’instant qui précédait la colère. Mais le moment (autre temps, n’est-ce pas ?) était-il bien choisi pour se livrer à ces réflexions intenses et nécessaires ? La réponse était non, car la tête de Clark retrouva sa position frontale, privant ainsi le pauvre Ben de toute information concernant son avenir proche. Il n’avait encore rien prévu pour pallier ce défaut de transmission, mais il y songeait depuis longtemps. D’ailleurs, pour l’instant, il n’avait rien greffé dans son propre cerveau. La raison en était toute simple : Ben n’était pas chirurgien et il ne connaissait personne capable de lui ouvrir le crâne, en admettant que ce fût bien là l’endroit où greffer une puce qui du reste n’avait encore aucune existence ni même esquisse… Une ombre fut alors projetée sur la face tribord de Clark qui était tourné vers le sud.

Quelqu’un ! s’écria Ben avant même de se demander qui cela pouvait-il être.

Les chiottes étant dépourvues de porte, il sauta sur ses pieds et remonta son pantalon sans prendre le temps de se torcher ni d’essuyer sa bite dégoulinante. Comme il ne portait pas de slip pour contenir et prévenir, une tache apparut au niveau de la poche gauche. Il boutonna précipitamment sa chemise et prit la précaution de ne pas l’enfiler derrière la ceinture, dissimulant ainsi les traces de sa jouissance. Il avait le cul merdeux à cause d’une chiasse consécutive à la consommation excessive de melon. Ben adorait le melon qu’il creusait toujours consciencieusement pour y verser les charmes de son porto et les excès de son sucre. Il ne finissait jamais un repas sans cette douce ivresse. Une sieste le concluait toujours, été comme hiver.

Une fois de plus, la tête de Clark pivota, mais cette fois à l’équerre, côté bâbord où se trouvait la porte d’entrée de la cabane. Le robot s’attendait à voir sortir son créateur. Il se disposait à recevoir une directive. S’agirait-il de la colère à jouer en attendant d’assister au théâtre de ses conséquences ? Il était trop tôt pour y penser. Ben sortit des chiottes et vérifia sa tenue dans le miroir qu’il avait ramené de son service militaire. Sa tenue était loin d’être impeccable, mais personne ne se formaliserait de le voir apparaître dans ce qui pouvait être considéré comme une tenue d’été à la négligence calculée pour ne pas inviter à des convenances trop formelles. Il traversa le salon, jeta un œil sur le côté cuisine qui certes témoignait d’une louable activité cuisinière mais péchait par un désordre d’ustensiles et de crasse qui méritait depuis longtemps un rideau à effet immédiat en cas d’intrusion inattendue. Or, il n’était pas question d’intrusion dans le champ intérieur et l’attente venait de s’installer en un instant, celui que nous venons de décrire.

Tant pis pour le rideau, pensa Ben Balada en avançant sur le plancher nu mais pas inhabité. Il ou elle n’entrera pas, surtout s’il s’agit d’un touriste qui cherche son chemin. Je ne lui demanderai pas comment il l’a perdu, continua-t-il de penser en s’approchant de la porte. À quel moment la colère le saisirait-elle ? Il n’en savait rien. Tout ce qu’il pouvait se dire en cet instant, c’est qu’il se donnerait en spectacle, de façon théâtrale pour commencer. Il savait trop bien ce que cela signifiait. Clark était armé d’un révolver automatique de gros calibre. Ben avait pris cette précaution dès le début de sa création, dans la semaine même de son aménagement en ces lieux. Il tâta la poignée déjà chaude. Il faisait durer l’instant, non pas par plaisir, mais par peur. Ses fesses continuaient de se frotter mollement dans la merde et sa bite devenait froide contre sa cuisse. Il perçut le profil agacé de Clark, mais sans le voir. La vitre lançait ses aiguilles de réalité inévitable et surtout irréversible comme le temps. À qui vais-je avoir affaire ? Il ne pouvait s’agir de maman qui ne montait jamais, usant toujours du téléphone si elle avait quelque chose à demander avant qu’il n’aille aux commissions. Ses invités passaient quelquefois devant la cabane, mais sans franchir la clôture de barbelés. Ils étaient rares, les visiteurs de la cabane de Ben, toujours effrayés par l’allure martiale de Clark qui se dressait dans une attitude menaçante à leur approche. Tout le monde téléphonait pour éviter de monter et de se trouver face aux incertitudes causées par la présence inquiétante de Clark dont on connaissait pourtant les Aventures. Mais on était capable de faire la différence entre la fiction et la réalité. Dans la boutique aérienne de Charley, on achetait de la fiction et on la lisait chez soi, en compagnie ou autrement. Mais dès qu’il s’agissait de se confronter à Clark, on était en proie à une inquiétude impossible à expliquer autrement que par l’imminence d’un danger. On savait qu’on risquait quelque chose d’impossible à surmonter. On se sentait seul. Ben connaissait les moindres détails de cette angoisse. C’était des implications de la programmation, mais aussi de l’aspect de plus en plus humain de Clark. Comprenez que ce n’était pas simplement l’aspect humain qui entrait alors en jeu, mais son de plus en plus, cette évolution, cet in progress qui n’avait de sens que si on en admettait l’évidence, l’apodicticité.

Donc Ben prit le temps de goûter à cet instant. À tel point qu’il se mit à négliger l’occurrence de la colère qui s’ensuivrait. Sa bite se redressa. Il la sortit par la braguette qui était restée ouverte pour répondre aux circonstances. Un orgasme devait précéder la mise en branle de la suite. La tête de Clark pivota dans ce sens. Le témoin de situation inexplicable était allumé et sa lumière rouge sang se projetait sur les plis d’une veste entrouverte. On voyait bien la boucle de la ceinture et les plis perpendiculaires qui descendaient sur un pantalon impeccablement repassé. Il ne pouvait s’agir que d’un homme, genre représentant de commerce ou courtier en assurances. Ça n’arrivait jamais. À cause de Clark qui prévenait la maisonnée de toute circonstance de ce genre. Ce type n’avait pas conçu une inquiétude à la hauteur de l’attente du maître de maison et peut-être même de ce robot aux allures étrangement humaines, sans que le visiteur en perçût l’aspect in progress. Car pour neutraliser le système il suffisait que le visiteur fût dépourvu de cette idée que Ben améliorait sa création d’année en année. Et il s’en était passé des années ! De quoi soumettre les cerveaux des gens du coin à cette idée que Ben finirait par provoquer un film et qu’alors tout le monde deviendrait fou, poussant les autorités fédérales à intervenir au nom de la liberté et de la survie de la Nation. Le gland se gonfla subitement à l’extrême et le sperme de Ben gicla sur la vitre, car notre bonhomme s’était déplacé comme un crabe en cours d’orgasme et ne se trouvait plus devant la porte et sa poignée. La tête de l’homme insensible à l’évolution cybernétique de Clark apparut alors dans l’encadrement de la vitre. Le sperme coulait lentement, visité par les mouches. L’œil de l’homme était agacé par les reflets de métal de la joue de Clark.

3

Donc, Ben Balada n’ouvrit pas la porte. Il n’ouvrit pas la fenêtre. Sa chemise cachait la tache, ses fesses se frottaient dans la merde non torchée et sur la vitre, le sperme coulait, atteignant maintenant le meneau inférieur où il se forma en biseau, lentement. La tête de l’homme, grêlée par les reflets de la joue métallique de Clark, lesquels paraissaient comme autant d’éphélides, parlait. Les lèvres cisaillaient des mots que Ben n’entendait pas à cause du double vitrage. Comme il ne lisait pas sur les lèvres et que Clark n’était pas équipé du logiciel adéquat, le silence se mit à peser. L’homme commença à s’agiter. Il se mit à parler au robot, mais il ne connaissait pas les bonnes questions. Clark lui renvoya, en guise de réponses, des airs assez bêtes pour que l’homme cessât de l’importuner. La lumière rouge envoyait sur le visage de l’intrus les lettres c a u t i o n en négatif, en plein sur le front comme une balle héroïque sur un champ de bataille. Puis l’homme plia son index et frappa au carreau. Il avait sans doute l’impression que Ben ne le voyait pas, impression alimentée par le soleil dont les rayons frappaient la vitre obliquement. Lui-même voyait-il Ben ? Clark n’en savait rien. Et Ben pensait ainsi épuiser l’intrus qui finirait par retourner d’où il venait, sans réponse ni rien. Mais le téléphone sonna. Ben décrocha. C’était maman :

« Quelqu’un va te visiter ce matin, dit-elle d’une voix si pâle que Ben en conçut une lente inquiétude. Mais c’est peut-être déjà fait…

— Il est devant la porte, dit Ben qui maintenant tournait le dos à la fenêtre tandis que l’autre en frappait les vitres.

— Tu me demandes pas qui c’est… ?

— Il va me le dire de toute façon…

— C’est un policier…

Ben frémit de la nuque au cul…

— J’ai rien à me reprocher, dit-il fermement.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit ! Il enquête…

— Il enquête sur quoi, nom de Dieu !

Voilà la colère qui arrive… second acte de l’action en cours.

— Justine est morte…

Un temps.

Tu le savais pas… ?

Autre temps.

Je regrette de te l’annoncer comme ça… Je savais pas…

— Que me veut-il ?

— J’en sais rien. Ici, tout le monde a répondu à ses questions…

— Qui ça : tout le monde ?

— Hé bé moi-même, luce, Fred, Roger, Alice et même Jack…

— Elle est morte comment…

Il rectifie :

De quoi… ?

— Assassinée… Elle est morte assassinée… Oh Ben ! Si j’avais su…

— Si tu avais su quoi… ?

— Je ne lui aurais pas parlé de toi… C’est sorti de ma bouche…

— Tu as toujours été une pipelette…

— Plus maintenant ô Ben ! Plus maintenant ! Mais c’est revenu à cause de ses questions… Il nous a harcelés… l’un après l’autre… Même Roger y est passé. Tu connais Roger, comme il est… ?

— La colère…

— Méfie-toi de lui… C’est un malin…

— Qu’est-ce qu’il sait… ?

— Que veux-tu que ce soit… ? Il aurait fini par savoir… Je ne suis pas la seule… Tout le monde sait, ici…

— Clark le foutra dehors !

— Mais il l’est déjà, dehors ! Clark n’a jamais tué personne. Ouvre-lui ta porte. Réponds à ses questions, sinon c’est la justice qui te les posera. Et qu’est-ce que tu lui diras à la justice ? La vérité ? »

Ben raccrocha. Il n’avait jamais tué de flic. Quelques Arabes qu’il ne connaissait pas mais qui lui voulaient du mal. Mais là n’était pas la question. Le type s’impatientait. Il était temps de lui ouvrir. Il le recevrait sous la véranda, sans chichi. Rien à boire, pas de poignée de main, même s’il lui tendait la sienne. Un visage en colère, comme ça, d’avance. Avant même que le type n’ouvre sa gueule pour dire ce qu’il avait à dire. Un dialogue du genre :

« Je m’appelle Frank Chercos. Je suis détective privé. Je travaille avec monsieur Roger Russel que vous connaissez, n’est-ce pas ? J’ai quelques questions à vous poser…

— Vous n’avez pas peur que Clark les enregistre… ?

— Je n’ai pas peur des robots, monsieur Balada…

— On se connaît… ?

— Je viens passer tous les étés à Rock Dream depuis des années… On s’est souvent croisé en ville où je descends de temps en temps, le soir…

— Le soir, je me tiens ici… Seul.

— Pourtant… mais passons là-dessus. Je ne suis pas venu vous ennuyer avec ça…

— Avec quoi… ?

— N’en parlons plus, si vous le voulez bien… C’est à propos de Justine… Hem… Hum… Je pense que vous êtes au courant…

— maman vient de m’affranchir…

— Comme ça ? Au téléphone… ? Je vous ai vu téléphoner… Ça ne pouvait être que maman… Roger n’a pas pu l’en empêcher…

— Tant pis pour l’effet de surprise ! Je veux dire que vous ne me surprendrez pas. Je sais qu’elle est morte…

— Assassinée… je regrette… C’était une chouette femme… Je suis chargé de l’enquête par la famille…

— Je suis sa famille…

Clark s’agite. Ben n’a rien perdu de sa contenance habituelle quand il se trouve devant un étranger.

— Je voulais parler de l’autre famille… Hé hé ! Il faut être deux pour…

— Qu’est-ce qu’ils veulent savoir… ?

— Ils veulent… Vous ne souhaitez pas connaître le fin mot de l’histoire… monsieur Balada… ?

— Vous finirez par me le dire, je suppose… Mais je ne vous paierai pas pour ça.

— Oh mais c’est que… monsieur Balada… je suis déjà payé…

— Qu’est-ce que vous voulez savoir que je ne sais pas ? »

Voilà comment Ben inviterait Frank le Privé à s’asseoir sous le vélum de la véranda. Ni plus, ni moins. Sans boisson d’aucune sorte. Et Frank ne serait pas autorisé à allumer une clope. Il ne trouverait même pas de quoi poser son chapeau de paille. Il le garderait sur la tête. Encore heureux d’être assis à l’ombre ! Ben ne sent pas bon, mais après ? Clark sent le métal et la chaleur des circuits. Il émet un bruit de ventilateur entre deux claquements de mâchoires. Il ne parlera pas à la place de Ben. Il ne s’exprime que si on lui pose une bonne question. Frank doit en connaître quelques-unes puisqu’il est un familier de maman. Il a même peut-être lu quelques Aventures. Adventures and stories for boys. Rien pour les pisseuses. Justine ne lisait pas à l’âge où les garçons s’étourdissaient d’aventures. À l’époque, Clark était en projet. Les rouleaux de papier millimétré occupaient tous les porte-parapluies de la maisonnée. Il était bien loin ce temps, Blaise ! N’en déplaise…

« Je suis vraiment désolé, dit Frank qui n’a rien à boire ni à fumer sous ce vélum couvert de chiures de mouches et de moustiques desséchés. Je peux revenir un autre jour… La nouvelle est si proche… maman m’a devancé… J’aurais pris des gants… Vous me connaissez…

— Non ! Je ne vous connais pas. Le Frank que je connais habite un établissement spécialisé depuis longtemps. C’est comme ça que luce a obtenu le divorce.

— Mais j’en suis sorti, monsieur Balada ! J’en suis sorti…

Frank s’est levé. Il a les mains en prière, façon islam.

J’en suis…

— Je me fous de savoir d’où vous sortez, monsieur Chercos ou qui que vous soyez. Je suis natif de l’Ariège. Je connais Martin Guerre…

— Oh et puis pensez de moi ce que vous voulez ! Je m’en fiche alors… je ne suis pas venu pour ça. Je peux revenir si votre cœur a besoin de solitude après l’annonce d’une telle nouvelle…

— Non. Restez. »

Frank reste. Il ne change pas d’aspect. Il a l’air toujours aussi con. Personne ne change. Sauf les cadavres. Ben caresse l’épaule de Clark, machinalement, comme il le fait tous les jours. Il regarde les pieds de Frank. Ils sont chaussés de clarks. Amusant.

« Posez-moi les questions, dit Ben sans voir les yeux de Frank qui regardent la tache dans l’ouverture involontaire de la chemise.

— Vous êtes sûr que c’est le moment… ? Je peux revenir…

— Autant en finir maintenant… J’en ai entendu d’autres… Que voulez-vous savoir ? »

Frank pose les questions puis s’en va. Il est presque midi. Ben rentre et ferme la porte. Clark semble dormir dans son fauteuil d’osier sous le vélum qui ondule à la brise chaude du matin. Justine est morte… Première nouvelle… Ben essaya de se souvenir des questions, mais tout cela s’embrouillait. Il ne s’en inquiéta pas. Il prendrait le temps de les écouter en activant le magnétophone encastré de Clark. En prime, il pourrait entendre ses réponses. Il avait été clair. Non, il ne savait pas qui pouvait en vouloir à Justine au point de la tuer. Il ne savait rien de Fred ni de Jack sur le sujet. Justine ne se confiait pas à lui. Il ne savait pas à qui elle se confiait. Peut-être à maman… Vous lui avez posé la question… ?

— Je n’y avais pas pensé…

Crétin…

Mais je l’ai posée à luce…

— Et alors… ?

— La réponse de luce n’est pas claire…

— Qu’est-ce qu’elle a répondu… ?

— Je vous dis que c’est pas clair…

— C’est comment d’obscur… ?

— C’est moi qui pose les questions, monsieur Balada !

Pauvre type à qui l’on fait croire qu’il a les capacités et le pouvoir s’enquêter sur une mort suspecte. Ben découpa une tranche dans un morceau de viande. Elle était bien saignante et sentait la fraîcheur. Il n’avait pas encore congelé cette viande. Il s’en occuperait après le repas. Il avait l’art de toujours remettre à plus tard ce qui exigeait pourtant l’instant. Il tapota la tranche avec le plat de la lame. La colère n’était pas venue… pas intervenue. Elle attendait sans doute son heure. Frank était reparti comme il était venu : en intrus. Et sans réponses définitives. Il était revenu sur ses pas à peine de retour dans le soleil. L’herbe craquait sous ses pieds. Ben le tint à distance en sortant de la véranda. Maintenant, lui aussi subissait les outrages de la lumière. Frank ferma presque ses paupières. Elles rougissaient, traversées de pliures bleues.

« J’ai encore deux ou trois questions à vous poser, monsieur Balada…

— Revenez ce soir… J’ai rien d’important à faire ce soir…

— Je comprends… Je vous laisse à votre chagrin… en vous souhaitant le souvenir… Moi-même, quand j’ai perdu mmmmmm, le souvenir m’a sauvé du désespoir…

— Qui ça… ?

— mmmmmmm… J’étais très jeune à l’époque… Vous avez l’âge de surmonter mêmes les plus terribles épreuves…

— Ça ira, jeune homme… revenez ce soir. On en parlera. Vous avez l’air très affecté par la mort de Justine…

— Et plus encore par son assassinat ! »

4

Connard. Ben découpa une deuxième tranche dans le morceau de viande. Elle était elle aussi bien saignante et sentait cette fraîcheur qui exhale du corps de l’animal quand il a refroidi et que la tranquillité s’est enfin imposée à l’esprit. Ben tuait des animaux car il aimait leur chair. On devait dire : leurs chairs. Chacune exige ses recettes. Il cuisinait avec des légumes et des fruits si la saison le permettait. Sa fatigue aussi, que d’aucuns confondaient avec la paresse. Ben n’avait rien d’un paresseux. Ses longues journées de recherches en témoignaient, mais qui assistait à leurs péripéties ? Alors quelquefois quelqu’un de mal intentionné ou d’étranger prétendait que Ben avait l’art de ne rien faire. De loin, on ne voyait rien, à part le robot qui était assis sous la véranda. Et de près, lorsque Ben descendait pour se ravitailler et bavarder un peu autour d’un verre, on avait l’impression qu’à part écrire des Aventures, il ne se foulait pas les poignets comme tout le monde. Il vivait d’une pension de retraite, certes, mais les retraités du coin se rendaient utiles ou travaillaient à améliorer leur environnement, souvent en compagnie d’un conjoint. Ben descendait avec le robot, il déambulait avec lui dans les allées du marché et au bar, Clark se tenait dans son dos sans rien dire ni même bouger. On n’aurait pas aimé taper le carton dans ces conditions. C’est que Clark devenait de plus en plus humain. Il avait acquis le regard de l’homme. Les femmes s’interrogeaient depuis longtemps. Le robot était nu. Une surface d’acier pas même peint. Et rien entre les jambes, ni queue ni fente, pas plus que derrière. Il était difficile de savoir à quel genre appartenait sa voix. On se demandait s’il avait l’esprit d’une femme ou d’un homme rien qu’à s’intéresser à la teneur de ses réponses. Les bonnes questions figuraient dans les numéros des Aventures. On s’y référait chaque fois qu’on s’amusait à en poser les questions relatives. Et si quelqu’un de mal intentionné ou d’étranger s’avisait d’en poser une qui n’était pas prévue par les Aventures, alors Clark faisait claquer ses mâchoires d’acier zingué et son rire envahissait l’endroit où vous trouviez, que ce fût dans l’espace confiné d’un bar ou dehors en plein air au milieu des étalages et véhicules venus de loin pour le marché du samedi. On avait tout de suite remarqué le manège de celui qui se faisait appeler Frank.

On connaissait Frank depuis des années. Il arrivait avec Roger Russel et la petite Alice. Ils passaient ainsi une partie de l’été chez maman, période sans doute correspondant aux vacances de Roger qui était fonctionnaire de police ou quelque chose dans le genre. Frank le suivait partout où il allait et particulièrement au bord de la rivière où ils pêchaient souvent du lever au coucher du soleil, rouspétant après les touristes qui ne connaissaient pas cet art aussi bien qu’eux. Mais qu’étaient-ils eux-mêmes, sinon des touristes ? Mais pas comme les autres, parce que Roger avait vécu des années chez maman avec qui il avait eu une fille, Alice qu’elle s’appelait. Et puis maman était native du pays. Des générations la précédaient. Bref, Frank donnait l’impression d’avoir des problèmes avec sa tête. On ne le voyait jamais sans Roger devant lui. Il le suivait comme un chien. C’était à peu près tout ce qu’on savait de lui. Roger n’en avait pas lâché une à son sujet, ni si c’était une création de son sang ou s’il avait changé de nature sexuelle.

Et puis voilà que Charley est assassiné. Et que luce prétend avoir été violée par des inconnus. Elle avait bien précisé aux flics que c’étaient des inconnus, pas d’ici et ça ne pouvait donc pas être Johnny ni Bobby, les copains de Jack qui fricotait avec maman dans les périodes d’ennuis qui correspondaient à une baisse de l’activité de l’usine de savon où il travaillait. Cet été-là, Roger s’amena comme tous les étés depuis des années mais avec deux semaines d’avance, arrivant le lendemain du drame ou en tout cas peu après. La boutique de Charley avait été vidée par une équipe de propreté municipale et Ben Balada était venu récupérer les exemplaires des Aventures. Le terrain était rasé de frais. Il ne restait plus que le toit en tôle qui tenait sur quatre piquets. Aujourd’hui, les enfants avaient choisi cet endroit pour s’amuser. On les voyait jouer aux dominos sous la toiture ou au ballon le soir avant le coucher du soleil. Ils y auraient joué plus tard dans la nuit si l’endroit avait été éclairé. Mais ce n’était pas le cas. Et de la terrasse du bar où on picolait, on pouvait voir Ben qui se tenait debout et immobile devant ce terrain et qui fumait des clopes l’une après l’autre. On était d’avis qu’il désirait acheter le terrain où Charley n’avait pas connu le bonheur. Clark était assis avec nous, silencieux comme un cercueil parce qu’on ne lui posait pas de questions. Voilà ce qu’on pouvait dire de Ben Balada à cette heure.

Mais l’année de la mort de Charley, Roger était arrivé en avance et le Frank qu’il traînait derrière lui n’était pas celui qu’on avait connu. Il portait un costard et la cravate, jamais on ne l’avait vu comme ça. Surtout que ça tapait. Il était deux heures de l’après-midi quand la locomotive s’est mise à siffler à la sortie du tunnel. Plus une seule ombre par terre. Des rideaux raides de lumière. On ne l’a pas reconnu tout de suite. Clark était avec nous. Ben rôdait dans le coin, mais pas autour du terrain de Charley, lequel n’était toujours pas en vente à cause de complications successorales. Frank attendait près de sa bagnole écrasée de soleil. Les Russel, plus ce Frank pas comme l’autre, ne se sont pas fait prier pour embarquer et la bagnole a disparu dans la poussière. À cet instant précis, et avant tout commentaire, on savait que Frank avait changé et que Roger n’était pas mandaté pour enquêter sur la mort de Charley ni sur les violences qu’avait subi sa fille, on ne savait plus laquelle l’était parce que maman continuait de raconter des histoires on ne savait pour quelles raisons secrètes. Frank était arrivé en costard et ce fut dans cet accoutrement qu’il monta chez Ben Balada. Il n’avait pas vu que Clark le suivait. Il en faisait pourtant un drôle de bruit, Clark ! Pas de grincements, ça non ! Ben avait grandement amélioré cet aspect mécanique. Mais les nouvelles technologies l’avaient contraint à multiplier le nombre des ventilateurs et leur puissance. Ça ne sifflait pas non plus. Ça chuintait, mais avec le ronronnement de la rivière, cet inconvénient pouvait passer inaperçu, un peu comme nos conversations au bar le couvraient assez pour qu’on pût le prendre pour le silence lui-même : un mec adhérant au silence. Ou autre chose de pas sexué mais d’humain, si vous voyez ce que je veux dire…

Que s’était-il passé là-haut ? Personne ne le savait encore. Il fallait attendre en descendant des perroquets pendant que Frank montait sa carcasse endimanchée. On se marrait. Ben était du genre à piquer une colère shakespearienne si on le dérangeait sans raison. Bien sûr qu’il en avait une raison, Frank, mais c’était pas forcément la bonne. C’était le coup des questions à poser ou ne pas poser à Clark, sauf que Clark ne se mettait pas en colère. Il se contentait de se foutre de votre gueule et ça provoquait immanquablement l’hilarité générale, ce qui donne soif. Alors on a attendu.

« Et si c’est pas Frank, qui c’est… ?

— Complique pas !

— Moi je l’ai pas reconnu…

— Personne ne le connaît vraiment.

— On va peut-être plus être en mesure de le reconnaître si Ben se met en rogne !

— Qui qui l’a arrangé à ce point, Ben ? Personne… qu’on sache…

— Cette disposition baladienne est peut-être en train de changer…

— Comme il s’est peut-être passé quelque chose entre Ben et Charley…

— Des racontars ! Ben n’a jamais tué personne.

— Il a tué des Arabes…

— Et il a bien fait !

— Qui tue tuera. C’est un principe en justice…

— Comme si que tu t’y connaissais en justice hé commerçant… !

— Et il est redescendu comment, Frank… ? Vivant ? Mort ? Blessé ?

— Il avait l’air content… On est allé sur la route pour le voir passer. Pas un accroc à son costard. La cravate dans la ceinture et sa sacoche sous le bras. Il ne s’était rien passé. Il n’était peut-être pas monté jusque là-haut…

— Clark le suivait derrière la broussaille. On voyait ses clignotements, signes qu’il était attentif et qu’il avait des choses à signaler. Mais rien sur Ben. À mon avis, il était chez lui. Il ne s’était pas donné la peine de répondre aux signalements de Clark. Il ne s’était même pas inquiété. Il en avait rien foutre, Ben, de Frank et de son costard. Et Clark agissait de son propre chef, à mon avis…

— Ça n’est jamais arrivé ! Impossible ! Clark n’agit pas s’il n’est pas programmé pour le faire.

— Donc, si je comprends bien, il était programmé. Et par conséquent, Ben était au courant de l’arrivée de Frank que Clark avait précédé de quelques encablures.

— Deux, trois, pas plus… Il a beau bénéficier des dernières technologies high-tech, il ne court pas si vite…

— On ne l’a jamais vu courir… Tu l’as vu toi… ?

— Il va vite mais pas à ce point… Une demi-encablure…

— Qu’est-ce que tu connais à la Marine, toi… ?

— J’y étais !

— Bref… On ne sait pas si Frank et Ben se sont parlé.

— Vous êtes flic… ? »

Là-haut, Ben secouait la poêle où frétillaient les deux tranches de viandes, épaisses et juteuses. Il ne fallait pas dépasser le temps. Ben tâta le moelleux. Il aimait la viande à point, mais il sortit un des steaks encore saignant et le déposa dans une assiette. Ensuite il balança le steak bien cuit dans une autre assiette et il sortit avec les deux assiettes, une dans chaque main. Il n’y avait pas de table dans la véranda, juste deux fauteuils d’osier. Clark occupait le sien, celui qui portait des traces de poussières noires et légères que la brise envoyait en l’air. Ben déposa l’assiette contenant l’un des steaks sur les genoux d’acier. Il prit alors place dans son fauteuil en se plaignant de sa douleur. Clark avait appris à se servir d’un couteau et d’une fourchette, mais pour l’instant, il ne pouvait couper que la viande pas trop cuite. Il manquait quelque chose à ce mécanisme. Le même problème d’incapacité physique, et non de compréhension, affectait l’épluchage des fruits. Le fil du couteau glissait alors sur la peau et Clark s’énervait, menaçant de balancer ses couverts à travers la baie vitrée qui fermait une partie de la véranda. Ben intervenait avec la douceur requise, ménageant à la fois la susceptibilité du robot et l’intégrité de la baie.

« Patience, disait-il à sa machine in progress. Pour l’instant, il y a un problème entre ce que tu sais et ce que tu peux faire. Le logiciel est au point, ainsi que le hardware. C’est la mécanique qui cloche. Et ça, c’est pas de mon ressort. J’attends de nouvelles articulations. Je vais leur en boucher un coin. Crétins. « Ici, écrit © patrick cintas, peu de schizos, beaucoup de paranos et surtout, énormément de cons. » Jamais je ne me suis senti aussi proche d’un esprit.

— Ce n’est qu’un aphorisme, dit Clark en acceptant une bouchée prédécoupée. L’expression de la colère entre l’instant et le théâtre…

— En voilà une idée ! Ça fait french-theory. Comme si les « déficiences théoriques » d’Ezra n’étaient pas de Butor lui-même.

— Tel n’était pas le sujet de conversation entre toi et ces poivrots…

— Je n’ai pas tué Charley. luce le sait. Elle le dira au procès. Elle a l’expérience du procès.

— Chez les Arabes ! Tu parles d’une justice ! Ils t’auraient pendu à la place de Saddam si tu avais témoigné en sa faveur…

— Ne plaisante pas avec ces choses-là… La mort… »

Ben se tut en sortant un petit tournevis de la poche ventrale de sa salopette. Se penchant sur le robot sans quitter son fauteuil (il craqua), il donna quelques tours au niveau du crâne. Clark gémit. Ben se mordit les lèvres et recommença l’opération. La tête du robot fut agitée de tremblements. Le visage de Ben rougissait, mais ses mains ne tremblaient pas, l’une activant la rotation du tournevis dans un sens ou dans l’autre selon la réaction du robot, l’autre retenant son propre corps sur l’accoudoir (qui grinçait). Il reconnut à haute voix qu’il était loin d’avoir atteint l’état de perfection nécessaire. Clark avoua une douleur et accepta une nouvelle bouchée de viande saignante. Il n’aimait pas la viande saignante. Il n’aimait pas la viande.

5

Frank avait envie de chier, mais le robot le suivait, clignotant vert ou rouge selon il ne savait quelles circonstances. Un robot de cet acabit doit valoir une fortune, pensa-t-il en contractant le sphincter anal. C’est ici que ça ne vaut rien, parce que ça amuse ces culs-terreux qui n’y connaissent rien. La ruralité s’infantilise plus vite que la cité où la performance est appréciée à sa juste valeur. À une condition toutefois : rien d’écrit, car le citoyen ne lit pas. Il ne peut être interpellé que par l’audiovisuel. L’image et le son. Coupez le son du spot publicitaire et si vous n’en connaissez pas d’avance les rythmes, vous ne comprenez rien. Or, Clark a tout de l’apparence humaine et il parle. Au spectacle, il suffit de ne pas le laisser pousser hors de ses limites. Voilà comment on gagne du fric. À la manière du rappeur qui n’est ni musicien ni poète mais qui se met à la portée du client pour lui rafler son pognon. Clark s’était caché derrière un arbre. L’écorce tintait rouge ou vert. Frank n’en pouvait plus. Il avait ce problème chaque fois qu’il s’aventurait, à la montagne comme à la mer. Et il n’arrêtait pas de penser au fric qu’il pourrait arracher à la société s’il en trouvait le moyen. Il avait entendu parler de ce robot depuis des années. Chaque été depuis des années. Il l’avait observé d’assez près pour en espérer quelque chose. Au début, il était animé par la curiosité. Il n’y connaissait rien en cybernétique. Puis il avait lu une définition dans un dictionnaire que luce utilisait quand elle écrivait sur son écran : Science des processus de commande, de communication, de contrôle et de régulation dans les systèmes (machine, organisme vivant, collectivité). L’informatique est une application de la cybernétique. Tout un roman en une phrase. La phrase qui vous projette dans un fauteuil d’orchestre. Les systèmes. Voilà où se trouvaient les personnages qui se rencontraient tous les jours, même sans le savoir. Rencontres fortuites. Hasard objectif ? Ou bien c’était le vieux Ben, au nom d’ours, qui était à la manœuvre. Clark ne se montrait pas. La merde bouillonnait dans l’ampoule rectale. Le sphincter avait atteint sa limite de résistance. Je vais me faire au froc comme quand j’étais petit et que le robot n’était que le produit de l’industrie extraterrestre. Il paraît qu’il faut avoir lu ses Aventures pour poser les bonnes questions. Sinon il se met en colère et se fout de votre gueule devant tout le monde. Une farce que le vieux Ben a composée pour humilier les petits malins. Mais ici, il n’y avait personne pour témoigner. Clark est à ma portée. Mais voyons : quelle mauvaise question lui poser ? La réponse est programmée de toute façon. Quelle que soit la question. Je vais me chier dessus. Il n’y a rien de plus embarrassant que de se chier au froc. Même dans la plus parfaite solitude. Si tant est que Clark ne soit pas équipé d’un système de vidéosurveillance. Auquel cas je fournirais l’occasion d’un spectacle hilarant. L’œil de Clark projetait des films sur l’écran du bar où la crème de Rock Dream venait au rapport sans en rater une. Je prendrais un risque, même ici, en pleine nature, sans témoins du genre humain. J’ai été assez bizuté. Outragé. Mon existence de minus habens. Autre roman. C’est fou comme l’envie de chier s’introduit dans le stream of conciousness pour en changer les données ! Mais quelle est la bonne mauvaise question… ? Concentrons-nous là-dessus. Il est bientôt midi. Le vieux Ben m’en voudra si je dérange son repas. Ces vieux marins en tierra se sont construit un rituel. Pas une seconde de plus. Pas une de moins. Clark est programmé. Les bonnes questions sont l’enjeu du spectacle. Mais y a-t-il une bonne mauvaise question ? Au moins une. À part l’envie de chier. Cette immobilité ! Frank baissa son pantalon sans ménager sa queue qui bandait. Il enfouit son cul dans l’herbe folle. Heureusement pas d’orties. Il cachait son visage dans une feuille géante descendue d’il ne savait quel monstre végétal. On saura que c’est moi. Mais on ne saura rien de ma mimique au moment de chier. Je ne veux pas qu’on voie ça. Parano ou con. Je n’ai pas répondu à cette bonne mauvaise question. Ils n’assisteront pas à mon spectacle donné par un fou, a poor player. Il envoya un jet de chiasse dans les filicarias. Et rien pour se torcher. L’heure passe. Il sera plus de midi et le vieux Ben sera furieux parce que j’aurais interrompu son repas hiératique. Mais Clark lui tendra la clé contenant mon théâtre aux bois. Il me tient déjà par la barbichette. Un second jet s’appliqua en crépi sur ses chaussures de ville. La feuille géante se déplaça, sans doute parce qu’il en avait bousculé la tige. Sa propre tige entra en contact avec les sporanges du coin. Clark filmait. Quelle est la bonne mauvaise question ? Les publicitaires planchent sur le sujet avec succès. Pourquoi pas moi ? Il arracha une poignée de crosses et s’en torcha. Doigts merdeux. Je ne peux pas me présenter comme ça au vieil ours. Clark devait se marrer. Il corrigerait ces flous au montage. Le vieux Ben s’y connaissait en montage. Les pochards de Rock Dream applaudissaient ces spectacles. Clark filmant les aventures de la population à l’intérieur de laquelle des gosses se préparent plus ou moins consciemment à mettre les voiles pour de plus clairs horizons existentiels. Qu’est-ce que j’ai fui moi-même ? Une fois resserré l’anus et remonté le pantalon, il tenait son slip à la main, merdeux et froissé. Il avait fini de se torcher avec et maintenant il nettoyait ses souliers de ville. Rien sur le pantalon. Une fois de retour sur le sentier, il se sentit parfaitement bien équipé pour affronter le vieil ours. Il se remit en marche. Il longeait la rivière. Ensuite, il fallait monter. Il arriverait là-haut en nage. Clark pouvait filmer. Qu’est-ce qu’il démontrerait ? Pauvre narration pas même bonne pour le théâtre des ivrognes. Il était temps de monter. Frank coupa à angle droit à travers les fougères. Il retrouva la sente étroite. Il était déjà monté, comme tout le monde, mais pas jusqu’en haut. On s’arrêtait toujours à mi-chemin et Clark vous regardait descendre. Vous allongiez le pas pour ménager vos muscles. Vous vous dandiniez comme un pantin. Vous retourniez chez vous. Pas questions que ça m’arrive encore ! Et en se retournant pour vérifier la position de Clark, il ne le trouva pas. Il chercha entre les arbres, à l’affût d’un clignotement, mais Clark ne clignotait plus. Il était peut-être retourné au bar pour projeter le film de sa nouvelle aventure avec un plouc de l’été. On inviterait les gosses et les commères. Montons. Et qu’est-ce qu’il voit alors qu’il se retrouvait face à la pente si c’était pas ce gros malin de Clark qui fonçait tête baissée pour arriver le premier ! Frank multiplia ses petits pas. Il avançait lui aussi, moins vite, mais ça allait. Il arriverait à temps, même après Clark. Il ne regarda plus devant lui. Il voyait l’intensité de ses pas. Les souliers de ville s’empoussiéraient, se craquelaient, se déchaussaient, renâclaient. Et voilà-t-il pas que Frank tout entier bute sur quelque souche inattendue en plein milieu du chemin. Il roule sur l’épaule et tente de se remettre debout mais le voilà les fers en l’air et le visage contracté par cette nouvelle humiliation. Il rage comme s’il n’était pas vacciné. Il en a pourtant connu des accroupissements et autres postures du crève-cœur. Ses jambes refusent maintenant de le porter. Elles sont emmêlées, ô complexité native, dans les racines d’un être qui pousse sous terre. Il en crie, veut se venger, déclare la guerre puis s’étouffe et se laisse bercer par des bras qui savent dénouer même les nœuds les plus gordiens. On lui parle. Il a rencontré quelqu’un. Encore un témoin. Il ouvre les yeux, voit des objectifs en phase de mise au point, les diaphragmes en iris, le cliquètement d’une mâchoire. Il n’en croit pas ses yeux et se les frotte si durement que des doigts d’acier les retiennent avec une douceur qui n’appartient en principe qu’à la femme. Sur ce point particulier de l’analyse qu’il formulera plus tard, il était convaincu que Clark était une femme. Correction : une chose à caractère féminin. Cette douceur ! Cette attention ! Après l’avoir menacé de filmer et même de programmer le prochain spectacle de Rock Dream. Car il était dans les bras de Clark. Et Clark, qui ne devait pas être équipé du sens de l’odorat ou avait le moyen de le déconnecter de son système perceptif, Clark lui prodiguait des caresses, y compris dans l’anneau de ses doigts ou la bite retrouvait sa splendeur d’objet du désir. Frank se soumit d’abord à cette invitation au voyage. Puis il se ravisa : parano ou con, il était encore la proie du robot qui du spectacle scatophile comme prolégomènes au plaisir multimédia s’engageait maintenant dans les voies sacrées du théâtre pornographique. Frank rejeta la langue d’acier qui excitait la sienne par injection de substances stupéfiantes. Il tenta de se dégager de l’emprise du robot, mais la machine possédait toutes les ressources nécessaires pour recevoir les assauts humains et les réduire à la dimension du caprice. Clark berçait l’homme comme s’il tenait contre sa poitrine un enfant du plus jeune âge possible. Je ne m’éveillerai pas de ce cauchemar ! pensa Frank tandis que sa queue en appréciait dans la joie la plus saine les profondeurs et les promesses. Il devenait schizo, appartenant soudain à cette part hors série de l’humanité. Clark le projetait sur l’écran des meilleures productions de la Poésie. Et dans l’orchestre, une élite applaudissait, sans tapis vert ni verres tapis. L’homme était transporté ailleurs. Clark avait ce pouvoir. Encore fallait-il qu’il (elle) vous aimât comme un homme et une femme s’adonne sans retenue aux pratiques de l’amour. Frank désirait la femme. Or, cet acier n’en disait rien, à part la caresse aux finitions extatiques. Pas de seins, pas de fente, pas de cul. Rien que l’acier à toucher, l’acier en menace de fusion, l’acier transformeur. Et si c’était un homme ?

6

Ce qu’ignorait donc le vieux Ben au moment de recevoir la visite de Frank, c’est que celui-ci venait de conclure un pacte d’amour et de plaisir avec Clark. Ça change tout. On ne peut plus relire la relation de cette entrevue sans la connaissance de ce détail déterminant : Frank avait fait l’amour à Clark et Clark, en homme ou en femme, avait fait la même chose avec Frank. Quand Ben ramena les assiettes à la cuisine et les déposa dans l’évier après avoir jeté ce qui restait du steak saignant de Clark, il ne savait rien de ce que Clark avait pourtant filmé dans la perspective d’une production personnelle dans laquelle le vieil ours n’interviendrait pas. Même Frank n’était pas au courant. Dans la conversation qui avait suivi les actes d’amour réciproques et adaptés à la morphologie de chacun, Frank avait évoqué ces spectacles populaires et Clark en avait minimisé l’importance sociale. Jamais Ben n’avait cherché à humilier qui que ce fût. Les gens adoraient se donner en spectacle. Ils aimaient faire rire les autres, même à leurs dépens. C’étaient de bien gentils dépens. On levait beaucoup de verres en ces occasions de rire de soi-même et des autres. Et puis on retournait chez soi, non pas pour oublier, mais pour espérer que ça continue et que ce soit toujours aussi marrant pour tout le monde. Poursuivant cette conversation, couchés sur un tapis de fougères, Frank s’imaginant caresser la pointe d’un sein et Clark taquinant le prépuce, le robot expliqua à son nouvel amant (il y en eut d’autres) que jamais il n’avait été question de changer la nature des spectacles donnés pour la plus grande joie des uns et des autres. Les choses s’étaient installées comme ça et il n’était pas question d’en changer la nature ni la visée. Ben était d’ailleurs assez fier de cette production. Il en récoltait tous les lauriers, car les gens ne pouvaient pas imaginer qu’un robot, même de plus en plus humain, in progress quoi, pouvait être à la source, même partagée, d’un aussi bon spectacle sans cesse renouvelé et prometteur de générations enthousiastes et pleinement satisfaites. Mais Clark, en bon joueur, ou bonne joueuse, ne disputait pas cette gloire à son créateur. Ils n’en parlaient d’ailleurs jamais. Ben visionnait les disques, coupait, montait et tout ce qui n’entrait pas dans le code qu’il s’était fixé était effacé définitivement. Clark ne possédait pas le moindre script capable de retrouver ces effacements.

« Alors tout ce que tu as filmé de moi, la merde et le reste, sera effacé par ce vieux con… ?

— Il n’en restera rien, rassure-toi.

— Mais au contraire ! Je veux que ça reste. Sauf la merde, bien sûr.

— Tu monterais un film si tu pouvais en conserver les rushes ?

— On pourrait faire du fric, toi et moi. Mais pas à Rock Dream.

— Tu m’emporterais dans tes bagages direction New Dream ?

— Tu parles que oui !

— Et Ben ? Tu as pensé à lui ? Qu’est-ce qu’il deviendrait… ? Tu le tuerais… ?

— Pourquoi pas ?

— C’est ignoble !

— Pas tant que ça… Tu le tuerais toi-même. Un accident de robot. Qui en jugera alors ? C’est Ben Balada lui-même qu’on jugerait. Pas un robot !

— Mais on me détruirait comme machine dangereuse…

— Sauf si j’interviens… Fabriquons une contrefaçon !

— Tu n’arriveras jamais à construire un robot aussi génial que moi… Je veux dire que Ben est un génie… pas toi…

— Qui fera la différence ?... Je construirais un faux robot. Et je le maculerai du sans du vieil ours. Ensuite je détruirai le robot dans un légitime élan de justice.

— Tu devras alors me cacher ! As-tu pensé à ça ? Et nos films ? Comment les projeter si je suis cachée ? Quelle explication fourniras-tu à la Presse ? Et si la Justice s’en mêle ? Ô mon amour !

— Diable ! Mon scénario n’est pas au point… Vite ! Une solution ! »

Puis ils se turent. Et le vent encouragea les caresses. Et tout recommença. Enfin, Clark monta, titubant un peu, et prit place dans son fauteuil d’osier dans la véranda. Frank consulta sa montre. Il n’était pas midi. Il monta. Clark était assis dans son fauteuil d’osier. Il s’approcha. La pente était raide. Comme il ne portait plus de slip, sa bite se frottait à la doublure du pantalon. C’était loin d’être jouissif. Ça ramollissait, ça se contractait et le prépuce s’irritait. Frank gratta, remit en place, mais en vain. Ça ne se balançait pas. C’était figé. Et la doublure frottait, frottait. C’est dans cet état d’inhibition qu’il atteignit la crête où était perchée la cabane de Ben Balada. Clark était assis dans le fauteuil. Assise dans le fauteuil. Il suait. Ça dégoulinait sur ses jambes. Il frotta ses souliers de ville contre ses mollets. Clark ne souriait pas. Sa mécanique zygomatique ne prévoyait pas le sourire. Ni la grimace d’ailleurs. Aucune expression n’émanait de ce visage d’acier. Il fallait se fier aux clignotements des led. Or, Frank n’en connaissait pas encore le code qui figurait toujours à la première page des Aventures. Il s’approcha, Clark ne bougeait pas. Sa tête était pourtant tournée vers la fenêtre derrière lui. La vitre était sale. Quelque chose dégoulinait. Comme si le vieux Ben, qui cuisinait, avait jeté la sauce après l’avoir goûtée. Et elle avait souillé la vitre. Il frappa à la porte. Pas de réponse. Une led rouge s’alluma sans intermittences. Frank ne comprenait pas le message. Il n’osait plus frapper. Clark devenait obscur(e). Puis Frank traduisit : Ne le tue pas ! Il s’efforça de montrer qu’il avait compris. La led verte s’alluma. Pas maintenant ! Il n’avait pas l’intention de tuer le vieux Ben. Il venait se renseigner auprès de lui à propos de Justine qui était sa fille. Justine qui était morte assassinée. Enfin… c’était ce qu’il racontait depuis qu’il était arrivé à Rock Dream pour les vacances d’été chez maman avec Roger Russel comme mentor. Une demi-heure plus tard, alors que la conversation avec Ben Balada s’était terminée, Frank redescendit avec le sentiment que le vieux Ben n’avait pas apprécié la nouvelle de la mort de sa fille avec les gestes et les paroles qui accompagnent toujours cette révélation. Il n’avait pas tiqué, genre « Ah ouais… elle est morte… ? Assassinée ? Ben ça alors… si je m’attendais… » Aucune douleur, rien. Comme s’il n’y croyait pas. Le déni qu’on appelle ça. Ou bien il savait que Frank avait inventé cette histoire parce qu’il venait encore d’échouer au Concours d’entrée dans la police judiciaire.

7

Frank mentait quand il disait que Justine était morte, qu’elle avait été assassinée et qu’il était le privé désigné pour enquêter sur cette affaire. Ben savait qu’il mentait. Il ne savait pas pourquoi. Il ne savait pas non plus que Frank avait trouvé le moyen de se faire aimer par Clark. Il se serait demandé comment et aurait aussitôt déplié les plans du robot pour en chercher la raison. Il lui arrivait souvent de les consulter, mais jamais avec autant d’angoisse. Chaque fois qu’il avait eu à le faire, c’était parce que quelque chose clochait au niveau locomoteur ou dans la conversation convenue d’avance. Clark avait donné une réponse ne correspondant pas à la question posée comme l’indiquait le numéro des Aventures. Ou il renversait un verre et ne s’en inquiétait pas comme prévu par le programme. Des choses de ce genre.

Ce soir-là, alors qu’il attendait la visite de Frank et que Clark gisait inanimé pendant la charge de ses batteries, Ben jeta un œil sur les plans dans l’intention d’y découvrir pourquoi Frank prétendait que Justine était morte et assassinée. Mais il avait à peine déplié un rouleau qu’il se demanda pourquoi il agissait ainsi. Pourquoi la réponse se trouvait-elle dans ce plan ? Qu’est-ce que Frank avait à voir avec Clark ? Ce n’était évidemment pas dans ces plans que se trouvait la réponse à cette question. Il y avait quelque part la preuve que Frank et Justine avaient entretenu et entretenaient peut-être encore des rapports dont il restait à connaître la nature. Amour ou autre chose. Mais comment Justine avait-elle pu s’amouracher d’un dingue qui croyait dur comme fer qu’il deviendrait un jour un policier aussi célèbre que Gavin Stevens ? Il y avait autre chose là-dessous. Et ce n’était pas de l’amour. Et si c’en était pas, qu’est-ce que c’était ?

Ben Balada s’arracha un sourire. Le voilà qui devenait flic à son tour. Tout le monde veut devenir flic. Tout le monde veut écrire. Résultat : le spectacle le plus prisé de nos contemporains est l’assassinat. Il eut même envie de rire. Il ne risquait pas de réveiller Clark. Pendant les charges, il dormait, si on peut appeler ça dormir. Il y avait longtemps que Ben se laissait prendre aux pièges de l’anthropomorphisme. Il n’en nourrissait pas que son imagination. Il en peaufinait ses apparitions en compagnie de Clark… et surtout énormément de cons… Les uns s’adonnent aux plaisirs nouveaux pendant que les autres mettent en pratique les vieux principes de la joie pour repeupler le monde. Travail et liberté. Il n’y a pas d’autres mamelles, sinon l’humain est un mammifère comme les autres, tapissé de tétons. Justine n’était pas morte. Ça, Ben pouvait l’affirmer. Frank avait un pet au casque. Mais ça n’expliquait pas tout, car Justine entretenait des rapports, dont la nature restait à déterminer, avec un type qui avait un pet au casque. Ce n’était pas son genre. Ben replia les plans et les enfila dans leur tube. Frank n’allait pas tarder à arriver. La nuit tombait doucement. Les jours d’été ont du mal à entrer dans la nuit, surtout sans lune et malgré les étoiles.

Mais Frank se laissait désirer. Heureusement, Ben ne l’avait pas invité à dîner. Il avait partagé d’autres steaks avec Clark qui avait toujours des difficultés à tailler dans la viande trop cuite. Ensuite il l’avait mis à charger. Il procédait à cette maintenance tous les soirs. Clark se chargeait toute la nuit et au matin, ils partageaient un copieux petit-déjeuner. C’était comme ça tous les jours. Ben aimait cette constance, d’autant que Clark était en progrès. Il finirait par ressembler à un homme. La mort n’était pas si proche. Ben se sentait en pleine forme malgré son âge. Une prospective le donnait gagnant avant le jour fatidique. On n’y échappe pas, mais ça n’empêche pas d’y arriver en pleine forme et avec une œuvre sous le bras et même des projets. Ainsi pensait Ben Balada. Il y avait en lui un ouvrier. Il ne partirait pas sans rien laisser à l’idiosyncrasie de ses contemporains. Ou au moins de ses pairs. Il ne supportait pas le manque de ponctualité.

En toutes choses. La nuit s’empêtrait dans le noir et Frank n’arrivait pas. Il avait dû se perdre dans le noir. Un dingue ! Dans le noir. Et Justine. Ben sortit pour inspecter les alentours, des fois que Frank y eût trouvé le sommeil. Ou la mort. Le faisceau de la lampe ne révéla rien qui valût la peine d’un commentaire. Ben réintégra ses pénates. Si Frank ne venait pas, ou s’il arrivait trop tard, tant pis pour lui. Ben avait des tas de choses à lui apprendre. Et tant pis pour la vérité toujours difficile à accepter quand il s’agit de votre propre sang. Frank savait des choses dont Justine n’avait jamais parlé. Un barjot ! Un enfant ! Ben referma violemment la porte. La cabane frémit. Merde ! Il trottina dans le salon où Clark prenait la charge. À peine entré, il poussa un petit cri. Clark avait ouvert en grand la fermeture Éclair. L’enveloppe d’acier était posée sur les coussins comme un vêtement ordinaire. Ben se précipita et écarta encore l’ouverture. Il n’y avait plus rien dedans ! Plus… personne !

 

**

 

« Avez-vous déjà voyagé en France ? me demande ce type qui n’arrête pas de reluquer mes jambes.

— Non…

— Puis-je me permettre, sans redondance, de vous demander pourquoi… ?

— J’en sais rien… je sais même pas de quoi vous parlez…

— Je posais juste une question… »

Il alluma son cigare.

« J’en reviens, moi, de France… Alors je me disais…

— Qu’est-ce que vous vous disiez ?

— Des fois que vous auriez voyagé vous aussi… Paris… la Bourgogne… le Médoc… l’Occitanie… les Basques…

— Aucune idée. Je vais jamais plus loin que Short Dream.

— Short Dream… ? Jamais entendu parler…

— Un bled perdu. Mais c’est là que je vais quand je vais quelque part.

— On va à Short Dream ?

— On s’y arrête et je descends.

— Et ça fait loin encore ? »

Il m’envoya une bouffée de sa sale fumée cubaine.

« Ça fera une bonne heure dans cinq minutes, eus-je la bonté de répondre.

— Ça nous laisse le temps… »

Il soupira comme un chien qui patiente.

« Vous faites quoi comme boulot ? lui demandai-je.

— Je suis dans l’outillage…

— De précision ?

— Plutôt bricolage… la maison… tout ça… le rêve pour beaucoup.

— Vous ne voulez pas savoir de quoi je vis ?

— J’osais pas poser la question, madame… »

Voilà qu’il me traitait de dame maintenant ! Je le regardai droit dans les yeux. Il rougissait aux pommettes. Il avait l’œil larmoyant. Il ouvrit la bouche mais rien n’en sortit. Je le dis à sa place :

« Si c’est pute je retire ce que j’ai dit ! »

Je l’avais chouettement imité. Il avait une voix haut perchée malgré son gabarit. Il se mit à sourire mais rien ne sortait de sa bouche. Je continuai, allumant moi aussi un cigare :

« C’est pas du cubain mais ça se laisse fumer ! »

Cette fois, il consentit à dire un mot, un seul que je ne compris pas. Pute, peut-être. Ou autre chose. Il avait vingt ou trente ans de plus que moi. Et il avait voyagé en France. Ça ne me faisait pas marrer du tout. On arrivait à Short Dream, sauf que ce n’était pas Short Dream. Alors il saisit ma valoche et il dit :

« C’est pas Short Dream ! Si je vous ai ennuyée…

— Non, non. Vous ne m’avez pas ennuyée.

— Je ne vous ai rien dit de mon voyage en…

— Une autre fois. J’ai un rendez-vous.

— Et bien à une autre fois… peut-être… »

L’autocar a disparu au coin d’une rue. Il emportait un voyage en France. Bien sûr que j’y étais allée, en France ! Et plus d’une fois. Je ne savais même pas pourquoi je m’étais privée de le lui dire. J’étais sur le trottoir, pas plus pute qu’une autre. Je continuai mon chemin. Je n’avais aucun rendez-vous. Je n’habitais nulle part. Et je n’avais pas un rond en poche. Tout ce que j’avais, c’était l’adresse de mon copain Frank. Il écrivait. Lui aussi avait voyagé en France, mais à part le vin et les châteaux, il n’en avait rien ramené de romanesque. Il avait eu des aventures… avec des Allemandes, qu’il disait.

 

V - Nouvelles branlettes (lentes)

Petra Rufus

Au début, ce n’était qu’un jeu. Je commençais par l’appeler :

— Petra…

Et elle répondait aussitôt, se penchant à la fenêtre. J’étais déjà sur le banc. Les enfants s’étourdissaient derrière moi sous les bois d’une balançoire. Petra n’était plus à la fenêtre. Elle descendait. Je la voyais arriver de loin. D’abord sa marche souple et lente sur les marches du perron. Puis le grincement du gravier dans l’allée. Le soleil envahissait sa noire chevelure. C’était le soir que je l’appelais. Nous disposions de moins d’une demi-heure selon la saison. Puis son parfum la précédait. Je fermais les yeux.

« C’est toi, Petra ?

— Qui veux-tu que ce soit ! »

Le banc craquait. Les jambes de Petra se croisaient maintenant. Je posais une main sur son genou. Ses lèvres disaient toujours quelque chose à propos du soleil couchant, mais je ne me rappelle plus quoi. C’était il y a si longtemps !

« Si nous commencions ?

— Je suis prête.

— Tu es moi…

— Ça, je le savais déjà !

— Il est important que nous recommencions par le début.

— Mais ce n’est pas le début, je sais…

— Tu ne sais rien… Je ne t’ai jamais raconté comment j’en suis arrivé à être ce que je suis. Sans toi…

— Commence donc ! »

J’avais toujours ce désir de tout reprendre à zéro. Mais mon esprit reconnaissait que ce point de départ n’était pas le bon. Ma mémoire ne pouvait pas se substituer à la réalité. Je ne saurais jamais rien du commencement. Seule ma mère savait. Elle m’a si souvent menti !

« Pour la 346e fois, tu es moi, ô Petra !

— Je ne suis pas sûr que tu comptes bien… Mais je n’ai pas compté moi-même. Je te fais confiance…

— Qu’est-ce que tu risques ?

— De te perdre… Toi, perdu… là-bas… Jamais je ne pourrais te retrouver, même si je parvenais à ouvrir cette porte…

— Nous n’en sommes pas là. La prophétie parle de treize ans. Nous n’en sommes qu’au 346e jour. Même pas un an.

— Encore douze ! Je serai bien vieille !

— Au contraire ! En pleine maturité… comme je les aime…

— Mais ce n’est pas moi que tu aimes ?

— Il paraît qu’au bout d’un an, on n’en sait plus rien.

— Où as-tu lu cette bêtise ? J’ai lu autant que toi. Je ne me souviens pas de ce... détail… Tu inventes !

— Pendant douze ans, tu ne sauras rien de mon amour.

— Mais je n’en sais déjà rien ! Oh ! Commence, veux-tu !

— Fais fuir les enfants ! »

C’était la première condition. Alors Petra, au lieu de les épouvanter comme je l’aurais fait, leur parlait à l’oreille et ils s’en allaient tranquillement sans se retourner. Je n’ai jamais su ce qu’elle leur disait. Elle leur parlait de moi, sans doute, mais que savaient-ils de plus que moi ? Petra se rasseyait :

« Vite ! Le soleil se couche vite en cette saison. Hier, tu n’as pas terminé…

— Et je n’ai pas dormi.

— Mon pauvre Eraso ! »

Elle avait vraiment l’air de me plaindre à ce moment-là. Elle me prenait les mains et je fermais les yeux. Le voyage commençait avec le premier mot. C’était elle qui le prononçait.

Puis nous nous laissions aller. Je savais qu’on nous observait. Le soleil formait de rouges reflets sur les vitres. Je me souviens qu’une fois la brise nous a amené les odeurs de la mer. Pourquoi n’était-ce pas arrivé encore ? La mer existait-elle ? N’existait-elle que dans ma tête ? Petra fumait une cigarette, le corps appuyé sur le dossier, la tête renversée pour voir le ciel. Je baisais ce cou en attendant de le couper.

« Eraso ?

— Tu sais que je ne suis là que pour toi, Petra…

— Est-ce que cela commencera vraiment après l’hiver ? Douze ans à me demander si tu m’aimes ou si je ne suis qu’une femme comme les autres…

— Je ne partirai pas sans toi.

— Ce n’est pas une preuve d’amour…

— Tu es moi… alors que t’importe si je t’aime ou pas ?

— C’est vrai ! J’avais oublié. Veux-tu que je recommence ?

— Non. C’était bien comme ça aussi. Te souviens-tu de ce soir, quand la brise…

—… apporta les odeurs de la mer. Oui, je me souviens. Mais c’est mon souvenir, pas le tien.

— Mets-toi à ma place !

— Mais j’y suis ! Ne me demande pas…

— Tu avais promis de jouer ! »

C’est drôle, mais nous nous disputions approximativement à la sixième minute. Je ne sais pas pourquoi. Et je ne sais pas non plus qui commençait. Nous ne voulions pas nous disputer. Cependant, quelque chose se glissait dans notre conversation et l’un de nous prétendait que c’était un motif de dispute. Nous étions toujours d’accord là-dessus. Puis la septième minute nous retrouvait où le temps nous avait abandonnés. Il y avait si longtemps que je connaissais ce rivage ! Pour Petra, c’était encore une nouveauté. Il lui faudrait bien plus d’un an (ou presque) pour mesurer l’ampleur de mon imagination.

« Eraso ! J’ai du mal à jouer ce soir…

— Tu as des ennuis ?

— Des ennuis, non. Mais je me préoccupe pour mon avenir. On me propose un poste loin d’ici…

— Tu voyageras. N’est-ce pas ce que tu as toujours souhaité ?

— Voyage sans retour… On ne sait pas ce qui peut se passer.

— Les naufrages sont rares de nos jours. Tu auras des vacances. Et nous recommencerons !

— Tu seras trop vieux pour ça…

— Je suis déjà vieux… Tu as toute la vie devant toi. Je te souhaite…

— Oh ! Je t’en prie, Eraso ! Ne me souhaite rien !

— Mais tu ne sais pas ce que je veux te souhaiter !

— Laisse mes désirs voyager avec moi. »

C’était bien dit. Petra a toujours été plus douée que moi. Enfant, nous écrivions les poèmes des jours passés à se reconnaître. Elle parlait de moi, et donc d’elle. Et je parlais d’elle sans y mettre tout ce que je savais. Elle connaissait mes ruses. Nous noyions nos différences dans le plaisir. Là-bas, sous les arbres. Dans ce pays d’arbres et de ciels. Voilà comment, revenant beaucoup plus tard, je n’ai pas reconnu la maison de mon enfance. Je ne me souvenais que des arbres. Et du ciel changeant. Petra voyageait encore. Je recevais ses cartes postales. C’est bien, les cartes postales, quand on veut être économe de sentiments. Propos circonstanciels. J’étais revenu chez moi. Et bientôt, je m’y sentis bien. J’étais très vieux. Je n’avais rien fait de ma vie. J’avais servi de domestique. On m’avait récompensé. Et ici, on me respectait. Avait-on respecté l’enfant que je fus ? Qui était ces gens qui nous observaient, Petra et moi, pendant qu’elle devenait moi par jeu ? J’habitais avec d’autres enfants. Mais revenons au temps présent de cette nouvelle. Le banc. Petra et moi. La dispute interrompue par le temps lui-même. Le soleil n’allait pas tarder à se coucher derrière le verger. Petra était sur le point de me quitter. Elle revenait de loin. Ses yeux étaient fatigués. Sa bouche grise. Elle la tenait ouverte. Elle semblait avoir vieilli. Je ne lui demandais pas d’aller si loin. Pas dans ce sens.

« Je t’appellerai sur ton portable à neuf heures, dit-elle. Tu seras bien dans tes draps. Je te connais… Tu te seras donné un peu de plaisir…

— Pas tout à fait ! Je t’attendrai…

— Mange ta soupe ! »

C’était hier. Reproduction exacte d’un soir renouvelé pendant des années. Mais maintenant qu’elle avait décidé de partir (Ça y est ! C’est décidé !), elle regrettait de toujours prendre ses décisions à la va-vite.

« Un jour, ça me coûtera cher. Et ce jour est peut-être celui-ci ! »

J’en tremblais moi aussi. Les douze années ne s’étaient pas écoulées. Je relus la prophétie. Rien n’était dit sur la possibilité d’une interruption ni sur ses conséquences. Je n’ai jamais rien vu qui ne fût pas la cause de quelque malheur. Quel spectacle ! Petra pleurait.

« Pourtant, dit-elle, on ne me force pas. Voilà, j’ai envie de partir.

— Je comprends…

— Tu ne comprends rien ! C’est moi qui pars. Et parce que je le veux !

— Mais sais-tu au moins pourquoi tu le veux ?

— Tu le sais, toi ? »

Elle semblait me haïr…

« Je ne comprends plus, bafouillai-je. En ce moment, tu es moi ou… toi ?

— Tu devrais le savoir ! »

Je suis allé me coucher sans manger. Je ne l’avais même pas embrassée. Elle ne me téléphona pas. À cette époque, je ne me masturbais plus. J’avais une chambre et de temps en temps, elle la partageait avec moi. Quand partait-elle ? Je ne m’étais même pas renseigné. C’était pourtant terriblement important. Je l’appelai :

« C’est toi, Petra ?

— Qui veux-tu que ce soit ?

— Tu es couchée ?

— Je ne suis pas seule, Eraso…

— Et… il entend ce que je te dis… ?

— Il dort.

— Tu pars avec lui ?

— Demain.

— Demain ! »

Si vite ! À quelle heure demain ? Avions-nous le temps de jouer ? Je haletai.

« Eraso, calme-toi ! J’ai une mauvaise nouvelle pour toi…

— Envoie…

— Je pars avant midi… Nous n’aurons pas le temps de…

— Mais alors… c’était ton dernier coucher de soleil avec moi… Je ne me souviens plus de ce que tu disais… Petra !

— Je savais que tu allais mal le prendre, ô Eraso ! Non, je ne peux pas attendre le coucher de soleil. C’était le dernier…

— Mais tu ne me l’as pas dit ! Tu es… tu es…

— Je ne suis plus toi, Eraso… Jamais ! »

Non, ce n’est pas elle qui raccrocha. J’étais dans mon lit, dégoulinant de sueur. La fenêtre était ouverte. Depuis quelque temps, j’étais chez moi. Je commençais à peine à goûter à ce plaisir. Je me sentis seul. Encore plus seul que dans le dortoir. Jamais plus je ne tomberais amoureux.

La nuit fut, vous vous en doutez, totalement blanche. Je passai des heures à la fenêtre, voyant la cour, la balançoire, les ombres du verger au fond. La brise venait de la mer. Avec son odeur de coquillage. Le frottement des coquillages dans l’écume. Mes pieds et ceux de Petra. Qui était cet homme ?

Je sortis avant le jour. Je m’étais préparé au pire. Je respirais avec difficulté. Quelle émotion ! Mes jambes déjà vieilles avaient froid. Je marchai jusqu’à la balançoire. Puis, guidé ou pas, je n’en sais rien, j’ai pris la direction du verger. Je croquai une pomme, vite. Et je continuai. La mer était proche, je le savais. Et c’était là que je retrouverais Petra.

En effet, elle était couchée dans le sable. Son chapeau de paille voletait un peu plus loin vers les dunes. Elle ne me vit pas arriver. Ou voulut ignorer que c’était moi. Je savais que je rêvais. L’insomnie est une infidèle. Bref, la brise secouait à peine les branches des pins. On entendait siffler leurs aiguilles. Chuchotement d’ombres. On nous observait peut-être. Il n’était pas interdit d’y penser. Petra était nue.

En vérité, je ne l’avais jamais vue ainsi. Bien sûr, la nuit encore noire l’enveloppait. Les pointes de ses seins se dressaient sur fond d’écume. J’ai toujours eu un penchant pour les seins. Elle le savait. Ma main descendit sur le ventre sans provoquer le frémissement escompté. Enfin, elle parla dans la nuit :

« Veux-tu jouer, Eraso ? Nous serons deux…

— Tu sais bien que je veux être moi !

— Je pars dans trois heures… Ne perdons pas de temps.

— Attends jusqu’à ce soir !

— Les avions n’attendent pas, Eraso. Personne n’attend s’il s’agit de partir. »

Encore une belle chose de dite. Ses lèvres en étaient toutes sucrées. Je ne voyais pas la langue. Je craignais qu’on nous surprît. Elle m’avait déshabillé.

« Tu viendras peut-être me voir, toi, dit-elle.

— Je n’aime pas voyager !

— Ne dis pas de bêtise ! Tu n’as jamais voyagé. Tu ne sais pas ce que c’est.

— Personne ne sait ce qu’il sait ! »

Le couteau caressait sa gorge. Elle aimait ça. Je le savais. À l’horizon, la lumière clignotait. Je vis le premier nuage de la journée. Petra se redressa et s’assit :

« Range ce couteau, Eraso. Je n’ai pas le cœur… Je sais que tu es malheureux. Je ne recommencerai pas. Avec personne.

— Pas même avec lui ? Je ne te crois pas.

— Tu ne sauras rien si tu ne viens pas me voir, là-bas…

— Tu ne sais même pas où tu vas, Petra ! »

Non, elle ne savait pas qu’elle allait en Enfer. Elle s’était attendue à autre chose. Quelle naïveté ! Maintenant, sa gorge saignait. Son corps s’était détendu. Il faut dire qu’elle avait lutté. Elle m’avait griffé le visage. Comment expliquer ces signes au curieux d’en savoir plus ?

La mer montait. Il ne faudrait pas une heure pour qu’elle emportât le corps de Petra. Je connaissais ces horaires. Je pêche souvent par ici. Personne ne me croira si je dis que je n’étais là que pour pêcher. J’attendis dans les dunes. Le corps de Petra était caressé par les vaguelettes d’écume. Ses bras flottaient. Elle semblait faire un dernier effort pour se sortir de cette situation tragique. Tragique pour elle. Moi, j’étais heureux. Je n’avais jamais tué personne. Je savais que j’en tirerais du plaisir. C’est là une chose qu’on peut savoir avant de passer à l’acte. Et j’étais venu pour ça. Petra aussi était venue. On se passera de ses raisons. Je n’étais pas dans sa peau. Petra qui avait si souvent joué avec moi. Elle me jouait bien. Je l’admirais. Quelle comédienne ! Et c’était elle qui inventait les phrases.

« Mais parle, Eraso ! riait-elle en me secouant. Nous jouons ! Joue aussi !

— Mais je ne peux pas me parler à moi-même ! C’est trop absurde ! Tu devrais te taire, Petra. Je ne parle pas aussi bien que toi. Tu n’es plus moi quand tu parles à ma place.

— Ce n’est qu’un jeu… mais si tu ne veux plus jouer, je m’en vais !

— Ce n’est pas ce que je veux ! Tu es moi. Je te regarde.

— Je ne peux pas jouer sans parler ! Et si tu ne me donnes pas la réplique…

— Parfois, Petra, je me dis que tu n’as rien compris. Et ça me désespère. Un jour, tu iras trop loin. Et alors…

— Tu ne sauras jamais ce que tu veux ! »

Vous voyez maintenant à quel point elle se trompait. La mer l’a emportée. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’elle disparaisse dans le creux d’une vague. Une seconde après, le soleil est apparu. J’étais un assassin.

Rien n’est parfait, me dis-je en rentrant chez moi. Vous ai-je dit que j’avais un foyer personnel depuis un an ? Ou plus exactement depuis 346 jours. 347. On me loge. Mes voisins ne se méfient pas encore de moi. Ils me saluent s’ils ne peuvent pas m’éviter, mais ne suis-je pas le premier à me faufiler dans la cage d’escalier ? On m’a même surpris pieds nus sur le gravier. On a trouvé ça étrange, mais ils étaient prévenus. Ils s’attendaient peut-être à tout. Le premier curieux qui m’a adressé la parole ce matin-là voulait savoir si je connaissais Petra depuis longtemps.

« Des années ! exultai-je. L’enfance. Savez-vous qu’elle part avant midi ? Les avions n’attendent pas. Personne n’attend s’il s’agit de partir. Vous ne trouvez pas que c’est beau, ce que je viens de dire ?

— Qu’est-ce que vous venez de dire ?

— Vous n’êtes pas bien attentif pour un curieux ! J’ai dit : Personne n’attend s’il s’agit de partir. Et je vous demande si vous ne trouvez pas ça beau…

— Ça dépend où on part…

— C’est ce que je dis qui est beau ! Je me fiche de savoir ce que vous pensez des voyages !

— Oh ! Vous avez un caractère plutôt vif, monsieur Eraso ! À moi de vous poser une question…

— Je n’ai jamais eu peur des questions, surtout venant de la part des curieux…

— Où étiez-vous cette nuit… ? »

J’aurais dû répondre du tac au tac à cette question inaugurale, mais j’ai pensé prendre le temps de réfléchir avant de parler. Et avant de penser à réfléchir, j’ai eu peur. Une série d’opérations mentales qui m’ont occupé suffisamment de temps pour mettre la puce à l’oreille du curieux qui m’interrogeait. Ce n’était pas mon premier curieux. J’ai eu à souffrir quantité de curieux depuis que je sais que cette espèce existe. Et puis, n’étais-je pas moi-même curieux quand Petra jouait avec moi ? J’en savais long sur la curiosité. Cependant, celle-ci me prit de court. Et ce n’était pas faute de m’être préparé. Je me demandai où en était le corps de Petra.

« Vous n’avez pas entendu ma question, monsieur Eraso… ?

— Bien sûr que oui ! m’écriai-je comme si je retrouvais la surface de l’eau qui s’épanchait dans mon esprit. Pensez donc ! Mais…

— Mais… monsieur Eraso… ?

— N’est-ce pas une question surprenante de la part d’un curieux ?

— Je ne trouve pas, non…

— Moi je trouve ! Tout le monde sait que la nuit, on ne fait rien.

— Je ne vous demande pas… du moins pas encore… ce que vous fîtes cette nuit… mais où vous étiez quand vous le fîtes…

— Ce que je fis… Je dormais… Je rêvais… Et j’étais dans mon lit ! Où voulez-vous que je… fusse ?

— Mais je ne veux rien, monsieur Eraso… Je suis curieux, c’est tout. »

Bien sûr, Elisa était trop jeune pour être moi. Cinq ans à peine. À cet âge, j’ignorais que je n’étais pas moi. Et que je rencontrerai Petra pour jouer à mon jeu favori. Elisa était dans la cour. Je retins le curieux par le bras. Il me regarda étrangement, comme si j’allais lui faire du mal. Deux autres curieux en uniforme s’avancèrent.

« En voilà une qui m’a tout l’air d’aimer jouer, dis-je en montrant Elisa.

— Il y a longtemps que vous jouez, monsieur Eraso… ?

— Des années ! Avec Petra…

— Ah… Vous connaissez Petra Rufus…

— Elle n’est plus là pour jouer avec moi. Un voyage. Je ne la retiens pas. »

Le curieux me regardait maintenant comme si j’étais en train de me confesser. Elisa se balançait.

« Mais peu importe qu’elle ne soit plus là, continuai-je. Elle n’est pas irremplaçable, vous savez…

— Personne ne l’est, conclut le curieux.

— En voilà une chose de joliment dite, monsieur le curieux !

— Mais ce n’est pas de moi, monsieur Eraso.

— Je me disais aussi… »

 

Le Bien Nommé

Jamais je n’aurais pensé qu’une pareille aventure puisse m’arriver. Je suis comme tout le monde ; je ne prends pas de risques. À quoi bon ? L’existence est faite pour ceux qui avancent prudemment. Je ne dis pas qu’il suffit de se laisser bercer. Seuls les fils de famille peuvent se permettre de se laisser porter par les évènements. Et encore… Les choses ont bien changé. Enfin… je n’en sais rien. Je ne demande pas non plus à savoir. Je veux vivre sainement, sûrement, décemment et à l’abri de mes propres peurs. J’ai manœuvré pour ne pas dériver avec les courants contraires. Ni échouer. Je peux dire que je suis en bonne santé, que je gagne de quoi être satisfait autant par mon travail que par mes loisirs et je me sens protégé des coups portés par l’ennemi. Reste que je suis un angoissé de nature. Je m’en fais pour un oui pour un non. On me trouve trop exigeant. Vindicatif et sans émotion. Je reconnais volontiers que je n’échappe pas aux conséquences de mon comportement social. Par exemple, je n’aime personne. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas aimé. J’en suis revenu. La mort, la trahison, l’impuissance. Ah je choisis de ne pas en parler ! Je risquerais de vous apitoyer. Enfin… tout allait comme dans le moins pire des mondes quand je me suis réveillé, un matin, nu et fatigué dans une ville que je ne connaissais pas.

Comme ça. Sans explication. J’ai d’abord cru à un mauvais rêve et j’ai ri. Je touchais des murs humides et noirs de crasse et je riais. Les rues étaient désertes. Pas une vitrine sur les trottoirs. La nuit engloutissait les toits. Les fenêtres brillaient d’une lumière jaune. Personne derrière les carreaux. La chaussée ruisselait, car il pleuvait constamment. Au bout d’une heure de vaticination, j’ai voulu crier. Il y avait un poisson rouge dans un bassin. Je l’ai observé pendant une autre heure. Qu’est-ce que j’attendais ? Le matin ? C’était le matin. Je savais que c’était le matin, mais le ciel était noir de nuages. Une masse mouvante au-dessus de la tête. Je ne riais plus. Je voulais me réveiller. D’ordinaire, quand ça m’arrive, j’y parviens sans effort. Et je ris de la même façon. Je ne veux pas croire que c’est de moi que naissent ces hallucinations. Le mot est jeté : j’hallucine. J’hallucine depuis tellement longtemps que je sais halluciner. J’insiste sur ce savoir. Une parfaite connaissance des personnages et des lieux. Et les histoires reviennent toujours, à quelques nuances près. J’y pense de temps en temps dans la journée. On dit que je suis dans la Lune. Tu parles d’une Lune !

Seulement ce matin-là, pas de personnage dans les rues. Et ces murs, ce ciel d’orage, ces fenêtres sans existence ne sont pas de moi. Je ris en pensant que j’y mettrais ma main au feu. J’ai déjà vu l’Enfer de près. J’ai assisté tranquillement à la souffrance éternelle. Des visages ne m’étaient pas inconnus. Je m’en sortais parce que je n’habitais pas là. Je revenais. Un café bien corsé et le premier cigare injecté de cristaux malins. Ainsi, on me vit au travail. On ne soupçonna pas mes visions. Personne ne dormait avec moi la nuit. On me voyait assis ou debout, les yeux ouverts alors que j’hallucinais, pas bégueule, sympathique même, prudent en matière de critique et sachant ménager les contradictions. Où étais-je maintenant ? J’avais le sentiment que la réponse à cette question était : nulle part.

Les rideaux métalliques que j’explorais cachaient des vitrines. J’ai tenté d’en soulever un. Il y avait de la lumière derrière.

« Eh ! Vous ! À quelle heure vous ouvrez ! J’ai faim et soif. Et j’ai de quoi payer ! »

Ce qui était faux. Je n’avais pas un sou dans mon trou du cul. Je n’ai jamais rien mis là-dedans. J’étais complètement à poil. Comment pouvais-je espérer être compris dans ces conditions ? Mais pas de réponse. Pas de silence non plus. J’écoutais, l’oreille collée au rideau crasseux. Personne ne bougeait. Il était pourtant l’heure de sortir les tables sur le trottoir. Je connaissais ce café. Je levai la tête pour voir l’enseigne. Il n’y en avait pas. Le café que je connaissais s’appelait Le Bien nommé. On y allait une fois par semaine avec Rosa. Elle aimait patienter de cette manière, un verre de punch sous le nez, ne le buvant pas, et l’autre main tenait une cigarette. Ensuite on allait chez elle, à l’étage. Oui, c’était bien là que Rosa habitait. Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ? Je reconnus la porte. Je la poussai. L’escalier était plongé dans une totale obscurité. Impossible de voir plus loin que les premières marches. Je pouvais craquer une allumette. Rosa m’avait parlé de plusieurs incendies causés par ce simple geste. Mais la minuterie ne fonctionnait pas. Les locataires se servaient d’allumettes pour voyager dans cette ombre. Monter et descendre. Je me rappelais trois étages. Rosa habitait au troisième, à droite au bout du couloir. La porte était entrouverte. Et il y avait de la lumière à l’intérieur. C’était elle qui m’avait guidé. Je ne m’étais posé aucune question. Je me disais : Monte, elle t’attend. Mais rien ne me disait de me méfier de cette lumière. Elle était descendue jusqu’au rez-de-chaussée où je n’arrivais pas à me décider. C’était une lumière aussi faible que celle d’un phare sur l’horizon déchaîné. On avait pas mal voyagé, Rosa et moi. C’était une belle époque de joie et de plaisir. Là-bas, au soleil. La mer. Les filles qui se couchaient dans le sable. Et moi sur le rocher, à peine égratigné par les coquillages. Quand j’ai enfin poussé la porte, j’ai vu que Rosa dormait.

J’ai refermé doucement. Je connaissais les lieux. Les volets étaient ouverts. J’ai écarté le rideau. Ce que je voyais était exactement ce que je venais d’observer de près. La rue était toujours déserte. J’ai débranché le frigo juste le temps d’en sortir une bière. Elle était fraîche. Je n’avais pas besoin de cette fraîcheur. Je ne l’avais pas cherchée non plus. L’air était froid. J’avais besoin d’un café et d’un cigare. Un des miens. C’était Chico Lazaro qui les préparait. Un as du saut dans le vide, Chico. Je l’aimais aussi.

C’est d’ailleurs Chico qui m’a présenté à Rosa. Il savait qu’elle me plairait. Elle cherchait un homme. Je tombais bien. Il lui avait parlé de moi. Mes petites habitudes, mon compte en banque, ma paresse. Elle avait tout de suite aimé ces qualités.

« Il est pas bien costaud, avait-elle susurré en me regardant dans le trou de la porte.

— Il est comme il est ! fit Chico. Tu trouveras jamais exactement ce que tu cherches. On en est tous là. Dans l’approximation.

— Il a une belle gueule, ça oui ! »

Je les avais entendus. La porte s’est ouverte sur mon œil. Et celui-ci s’est collé à la bouche de Rosa. Elle l’a embrassé. N’allez pas croire qu’elle était plus grande que moi. Elle était montée sur des talons aiguilles. Et moi j’étais plié pour que mon œil atteignît le trou dans la porte. Chico m’avait montré ce trou.

« Si elle te plaît pas, dégage avant que je signe ! »

Mais elle me plaisait. C’était une belle femme. À peine plus âgée que moi. Des cheveux rouges, une peau blanche comme l’ivoire et un corps bien proportionné. J’aimais ses seins. Et sa manière de lentement croiser ses jambes, comme si elle écrasait quelque chose. Des mots. Je rêvais encore. À poil dans la cuisine, embouchant une bouteille de bière qui ne me réchauffait pas. Pas question de mettre le café sur le feu. Et puis je ne voyais rien, à part la rue dans la vitre. Toujours personne. Rosa dormait. Ou elle était morte.

Je voulais m’en assurer. Je suis revenu dans la chambre. Elle dormait. Je percevais parfaitement son haleine. Elle avait bu. On buvait beaucoup quand on se voyait. Et on fumait. Elle avait pris un sacré coup ce soir-là. Je me suis couché auprès d’elle. Elle n’a pas bronché.

À huit heures (je distinguais l’horloge sur le mur), la circulation a commencé à donner des signes de retour à la réalité. J’ai jeté un œil par la fenêtre. C’était juste un livreur. Il avait garé sa camionnette sur le trottoir d’en face. On l’entendait causer avec quelqu’un qui devait être le proprio du Bien nommé. Oui, je reconnaissais la voix de Stentor. Il était à la fois patron, plongeur et videur. Il effectuait toutes ces tâches avec une conscience de collégien soucieux de ne pas être collé le dimanche. C’était un type assez baraqué, mais court sur pattes et difforme au niveau de la poitrine. Je ne sais pas quoi… une bosse peut-être. Il paraît qu’on peut en avoir une devant. Moi, j’ai connu un bossu, mais il l’avait derrière, assez haut placée et sur le côté. Elle bougeait étrangement, comme si elle était de graisse. Je ne l’ai jamais touchée. La bosse de Stentor, si tu voulais la toucher, c’était par devant qu’il fallait le faire. Et alors c’était une autre histoire. Et elle finissait mal. Rosa riait toujours quand il s’énervait parce que quelqu’un provoquait le patron, le plongeur ou le videur. Elle avait de l’argent dans l’affaire. Et elle ne manquait pas de se servir dans la caisse si Stentor l’avait oubliée dans ses comptes. Elle ne le craignait pas. J’en avais une peur noire. Quelque chose de sale que je ne comprenais pas. Peut-être à cause de la bosse.

J’attendais donc que le jour se montre un peu plus. Il faisait encore étrangement noir dehors. Ce n’était pas normal. Il était neuf heures et il fallait faire un effort pour distinguer le mur de ce qui y était accroché. Des images soigneusement encadrées. Des chevaux et des cavaliers. Et des châteaux. Une place dans une ville cossue. Et une plage déserte avec un phare. Je connaissais cette plage. Rosa avait acheté le tableau à ce rapin. Il signait Baltazar, sans h. Il avait un sacré sens de la perspective. Comme disait Rosa, celle qu’il avait donnée à son tableau était plus réelle que l’autre, celle qu’on connaissait et qu’on avait tellement aimée. Mais pour l’heure, je ne voyais pas les images. Rien que le mur. Il paraissait aussi glauque que les façades de la rue telles que je les avais vues deux heures plus tôt. Si ce n’était pas l’Enfer, ce n’était pas le Paradis. Soudain, la lumière se répandit dans la rue à la hauteur du Bien nommé, trois étages plus bas. Stentor sortait les chaises. On les entendait grincer sur le parquet puis racler le ciment du trottoir.

Je suis descendu dans l’intention de lui filer un coup de main. J’avais besoin de m’activer. En me voyant arriver, il a fait la grimace. Il m’appelait Gandul. Il savait de quoi j’étais capable quand j’hallucinais sans parvenir à retrouver le chemin de la liberté. Lui, il voyait des serpents et toutes ces sortes de bêtes qui rampent en vous observant de si près qu’elles ont l’air de savoir ce qu’elles font. Ils ne savaient pas qui les envoyait. Et cette crapule croyait savoir ce qui m’arrivait !

« Tu n’es pas ici chez toi, Gandul, me dit-il en me menaçant de son balai. Personne t’a demandé de venir. Tu ferais mieux de rentrer chez toi.

— Je suis avec Rosa.

— Rosa ne sort pas avec des types comme toi.

— Chico pense que je suis exactement le type qui lui convient ! Elle boit trop. Un jour, elle passera sous une bagnole. Et alors c’en sera fini de nos amours !

— Ya pas d’amour entre elle et toi ! Retourne d’où tu viens ! »

Il me tourna le dos et se remit à balayer le parquet. Les chaises et les tables étaient sur le trottoir. Il n’en manquait pas. Il n’avait pas besoin de moi. J’avais une couverture sur le dos. Et j’avais chaussé les pantoufles à pompons de Rosa. Je m’assis à une table. Il eut la gentillesse de me servir un café. Il était bien chaud et corsé. Je l’avalai d’un trait. Pour le cigare, je pouvais toujours courir. D’ailleurs il ne voyait plus Chico depuis une semaine. Il était peut-être en taule.

« Je sais pas, dit-il. Pas une rumeur sur le sujet. S’il était en taule, ça se saurait. T’en sais rien, toi, Gandul ?

— S’il sait quelque chose, il en parlera d’abord à moi ! »

Ça, c’était la voix de Rosa. Stentor retourna derrière le comptoir pour préparer un autre café. Rosa était épuisée. Elle était tombée dans les pommes sur le coup de trois ou quatre heures et le type s’était barré avec la caisse.

« T’as une caisse ? fit Stentor en posant la tasse fumante sur la table.

— T’en as pas une, toi, peut-être ! Je collectionnais une partie de ma fortune dans une porcelaine en forme de chien. Je me suis fait avoir.

— Yen a des malins, dit Stentor. (Il s’était assis lui aussi) C’est peut-être Chico qui m’a lessivé la semaine dernière… Et c’est pour ça qu’ils l’ont mis en taule…

— Tu parles que tu le saurais si c’était lui ! »

Ils se sont mis à parler de choses obscures, d’argent, de morts, de pays lointains. C’était un jour d’orage. Il fallait que je rentre chez moi.

« Elles sont passées où, tes fringues ? s’étonna Rosa à qui je restituais la couverture et les chaussons.

— Tu vas pas te balader comme ça… fit Stentor.

— En plus il bande ! »

J’ai enfilé une salopette qui sentait le bouc. Rosa riait.

« Range-moi ça, hé cochon ! »

Le ciel était moins noir. La rue commençait à s’animer. J’avais quitté la terrasse pour me poster plus loin à l’angle de la rue avec une cour où jouaient des enfants. Rosa achevait son petit-déjeuner en m’envoyant des signes obscènes. Elle n’arrêtait pas de rire. Stentor me jetait un coup d’œil de temps en temps. Il avait peur que je me casse avec sa salopette dégueulasse.

« Comme ça, avait-il gloussé, t’auras l’air d’un travailleur, Gandul ! »

Il ne manquait jamais de provoquer le rire tonitruant de Rosa. Ils s’aimaient bien tous les deux, ce qui ne les empêchait pas de se truander si l’occasion se présentait. Moi, j’avais un gagne-pain régulier, avec une paye au bout du mois et des vacances l’été. Je ne connaissais pas vraiment ce monde. D’habitude, je ne faisais qu’y passer, le temps de me ravitailler. Mais cette fois-là, je ne trouvais pas le moyen de m’en sortir. Il se mit à pleuvoir plus dru. Je dégoulinais, seul sur le trottoir que les rares passants avaient subitement déserté. L’orage gronda. Voilà comment on attrape la crève.

J’ai finalement couru vers la terrasse du Bien nommé. La pluie martelait tables et chaises et, derrière la vitrine, Stentor pestait de voir son bien subir les outrages du temps. Je collai mon nez à la vitre crasseuse. Il ne s’intéressait pas à moi. Et juste au moment où Rosa m’invitait à entrer pour me mettre à l’abri, une grosse main s’est posée sur mon épaule. C’était un flic.

Rien ne m’effraie plus que les représentants de l’autorité suprême. Il me parlait et je n’entendais rien, comme si la pluie s’appliquait à me confisquer les raisons de cette arrestation. J’avais les menottes aux poignets. J’ai à peine eu le temps de voir le visage désespéré de Rosa. Stentor m’ignorait toujours, les yeux fixés sur ses tables et ses chaises qui se gorgeaient d’eau. Le flic me poussa devant lui. Un autre flic nous attendait. Je n’avais aucune envie d’entendre ce qu’on me reprochait. Je me suis laissé enfourner dans la voiture. Ils n’y avaient mis aucune violence. J’ai même eu la sensation d’une certaine douceur. Dix minutes plus tard, je montais les marches du palais. Des pas résonnaient dans le hall, mais il était désert. Il n’y avait plus qu’un flic derrière moi. Il avait l’air plus tranquille maintenant. C’était celui qui m’avait arrêté. Il avait vécu un sale moment, mais il s’en était bien sorti. Les murs suintaient. La surface d’une porte écœura le flic et il la poussa avec son bâton. À l’intérieur, les conditions d’existence n’étaient pas plus propices au bonheur. Des gens attendaient, croulant sous la crasse de leurs cheveux. Je ne devais pas avoir meilleur aspect. C’est alors que je vis que Stentor était parmi eux. Il attendait qu’on lui rende la salopette. Le flic rétorqua qu’on ne pouvait pas me présenter nu à la justice. Je poussai un râle d’étonnement.

« Vous voulez dire que je ne vaux pas mieux que ce tas de minables ? dis-je au flic qui s’attendait à une réaction de ma part et tenait le bâton au-dessus de son épaule.

— Vous l’avez bien cherché… grogna-t-il.

— Mais je suis en train de dormir !

— À d'autres ! »

Stentor riait sans émettre aucun son. Il était tellement secoué par ses nerfs qu’il était forcé de s’appuyer contre une colonne. Heureusement qu’elle était là. J’avais besoin moi aussi d’une colonne, mais le flic m’avait poussé au milieu avec les autres en me demandant de me déshabiller.

« Mais vous avez dit vous-même que je ne peux pas me présenter à poil devant le juge… bégayai-je lamentablement.

— Vous êtes assez crade et poilu pour qu’il voie pas la différence, » dit-il.

Stentor n’arrêtait pas de se marrer. J’aurais voulu le tuer. Personne d’autre ne riait de moi. Le flic était sérieux comme un pape. Il se tenait sur ses gardes. Il n’y avait pas d’autres flics. On se regardait sans oser en parler, mais une petite femme en haillons dit qu’ils n’avaient pas besoin de flics.

« Ça a toujours été comme ça, conclut-elle.

— Même que des fois, yen a un qui tente le coup, dit quelqu’un dans mon dos. On le revoit plus. Moi, ils me verront jusqu’à ce que je crève. Ya pas d’autre solution.

— C’est ça, grogna quelqu’un d’autre. Imitez-moi. Je suis le bon exemple. Ah ! Qu’est-ce que je donnerais pour pas être moi ! »

Enfin quelqu’un qui pensait comme moi !

 

Astor Pastor

Agacé, Unwin l’arrêta. « Ne multiplie pas les mystères, dit-il. Ils doivent être simples. Rappelle-toi la carte volée de Poe et la chambre close de Zangwill.

— Ou complexes, répliqua Dunraven ; rappelle-toi l’univers. »

 

« À l’heure où je vous parle, plus rien n’existe des lieux, ni des personnages ni même du temps qui contint cette nouvelle avant que je l’écrive. Nous sommes aujourd’hui, je suis Nero, auteur de ces lignes. Il est possible que ce qui suit (aujourd’hui, nouvelle, suite) n’ait qu’un lointain rapport avec ce qui s’est passé. Il est possible que j’invente. Il est possible que je sois en train de vous tromper. Et pourtant, je ne vous connais pas. Car si j’écrivais à l’attention de ceux qui m’enferment ici (là-bas pour vous), j’userais de ruses éprouvées afin de les convaincre de ma raison. Mais je ne recherche pas la liberté. Je l’ai perdue. Et je ne veux pas perdre le temps qui me reste à vivre en lente élaboration d’une défense. Je ne leur offrirai pas sur un plateau le procès de mon moi. Ils ont déjà œuvré au diagnostic qui me condamne à mourir ici.

Si j’écris pour vous, c’est parce que vous pouvez me comprendre. En tout cas vous me lirez. Vous existez parce que vous êtes à l’extérieur du cercle. Je vous propose d’en être la tangente. Vous n’entrerez jamais, pas plus que je ne sortirai. Ainsi, nous ne nous rencontrerons jamais ! »

 

Tel était le contenu de la lettre que Canovas reçut le 13 avril 19… Il venait de me proposer de la lire. C’était le genre de lettre qu’il recevait au moins une fois par semaine depuis qu’il publiait des nouvelles et des poèmes dans la célèbre revue littéraire Astor Pastor. Il faut dire que cette collaboration inespérée marquait pour lui le début de la fin d’une longue misère. Il avait dû son état de mendicité permanente à un seul entêtement : écrire. Et il écrivait tous les jours depuis quarante et quelques ans. Désormais, il pouvait compter sur un revenu et ainsi ménager la compassion de ses amis. En vérité, il y avait plus de deux ans que sa vie avait changé. Et comme son nom apparaissait chaque semaine au sommaire d’Astor Pastor, il inspirait l’envie plus que l’admiration. Et il était l’objet de canulars, de critiques violentes, de menaces même. Il ne s’en formalisait pas, car il écrivait sous un pseudonyme.

Mais le temps de cet anonymat était compté. Les lecteurs avaient hâte de le voir, de l’entendre et de le toucher. Depuis six mois, il vivait dans l’angoisse. Le directeur de la publication d’Astor Pastor le pressait presque tous les jours de se soumettre aux feux de la rampe. Et Canovas, qui était un homme à la santé plus que délicate, s’était remis à boire. Plus d’une fois j’ai dû le coucher. Notre conversation au coin du feu avait pris fin avec son sommeil… ou sa perte de connaissance. Il se laissait glisser dans son fauteuil, le verre valsait sur l’épais tapis qui réchauffait nos pieds et j’attendais d’être sûr que le sommeil l’eût vaincu pour le soulever d’un seul bras, l’emporter dans sa chambre et me servir de mon autre bras pour actionner la multitude d’interrupteurs qui bornaient cet étrange parcours. Ensuite, je le laissais seul, car notre homme était célibataire et il n’avait pas encore les moyens d’un domestique.

Les choses ne se passèrent pas autrement au soir du 13 avril. Dix minutes après m’avoir confié la lecture de cette lettre, il s’était endormi alors que j’étais loin d’avoir conclu mes propres explications. Qui était Nero ? Et s’il était enfermé comme il le prétendait, comment avait-il trouvé le moyen d’expédier cette lettre ? Ces questions primaient le contenu que je n’avais pas relu. J’en étais à spéculer sur sa personnalité, son état de santé et la qualité du dispositif d’enfermement. Canovas m’interrompit plusieurs fois pour affirmer que le contenu de la lettre était autrement important. Il fallait, selon lui, sauver cet homme. Et il comptait sur moi pour mener l’enquête, car l’enveloppe ne témoignait d’aucune expédition par voie postale. Elle avait été déposée dans la boîte aux lettres de mon ami par une main complice impossible à identifier. Canovas s’enfonça alors dans un état d’ébriété tel que je dus le coucher. Mais je ne refermai pas sa porte sans avoir empoché la lettre de Nero. J’hésitais encore, je dois le dire, entre le goût de Canovas pour l’enquête et mon penchant pour d’autres énigmes relevant cette fois de la narration considérée comme un pur divertissement.

Je rentrais chez moi. Il était minuit. Je dois dire que j’avais moi aussi abusé de cet armagnac au goût de Pyrénées. La tête me tournait. Je ne suis pas un grand buveur, mais depuis que Canovas offre la bouteille, et que par conséquent je ne suis plus contraint d’amener la mienne au coin de son feu, je me laisse aller à ce qu’il faut bien considérer comme un abus. J’ai même l’impression d’abuser de mon ami, comme il l’eut de profiter de ma prodigalité au temps de son paupérisme têtu. Mais nous avions vidé sa bouteille et j’en ramenais une autre, vite débouchée. Je passai donc le reste de la nuit à imaginer les conditions dans lesquelles notre Nero consumait ses jours. Et à force d’y penser, je m’éloignai du personnage tel qu’il se présentait dans sa lettre, sombrant alors dans le plus regrettable mélodrame. J’en étais donc à l’invention des personnages secondaires ou environnants quand Céline frappa à la porte. Il était six heures du matin.

J’ouvris. La belle ne s’était pas coiffée. Son visage était froissé par le coussin. Elle avait jeté sur ses épaules l’épais manteau de laine mérinos et de peaux de chiens que je lui avais offert en témoignage de mon chagrin. Nous étions séparés depuis près d’un an. Notre enfant était-il mort ? Je tombai à genoux sur le paillasson. Et j’avais les doigts sur mon épaule droite quand je compris enfin ce qui l’amenait à une heure aussi inappropriée. Canovas s’était suicidé en se jetant dans la rue. Il va sans dire que son appartement était situé au septième étage d’un immeuble des quartiers mal fréquentés de notre bonne ville. En effet, il n’était pas encore assez riche pour se permettre un déménagement dans un endroit conforme à son nouvel état social. Il avait certes fait tapisser les murs et les planchers, rénové la salle de bain et posé des rideaux fins aux fenêtres. Il n’en restait pas moins que l’une d’elles, comme les autres, s’ouvrait sur sept étages de hauteur et que le trottoir était pavé à l’ancienne. Il n’avait pas manqué le panneau d’interdiction de stationner, lequel l’avait coupé en deux parties inégales. J’en fis immédiatement un personnage de la nouvelle que j’étais en train de comploter sur la base de la lettre de Nero. Céline, qui n’avait pas changé au point d’espérer me retrouver dans un état différent de celui dans lequel je me désespérais au moment de notre séparation, renifla négligemment le goulot de la bouteille et la reposa sur le guéridon où je pensais l’avoir oubliée. J’étais effondré. Et mon fauteuil me contenait tout entier.

Nous prîmes sa voiture. Elle conduisit sans respect, violant même le droit d’un piéton qui faillit bien en rester là pour toujours. Mais je ne disais rien. Céline a toujours eu ce caractère emporté qui est à l’origine de toutes nos disputes. Le moment était mal choisi pour tenter de moraliser ses mœurs pressées. Nous arrivâmes au pied de l’immeuble où Canovas avait vécu de bons moments et où sa gloire était finalement née. Une forte secousse indiqua que nous étions en partie sur le trottoir. Je descendis donc d’une voiture oblique. Cet effet de la conduite de Céline changea mon apparence aux yeux d’un policier qui entreprit de venir vers nous, mais la jambe de Céline l’invita à plus de compréhension. Oui, nous étions des proches de la victime.

« Ah mais c’est que ce n’est pas une victime, monsieur ! Vous avez mal compris. Monsieur Canovas s’est jeté délibérément par la fenêtre. Voilà le résultat… »

Canovas gisait sous une couverture dorée. Une main s’accrochait encore à la réalité, mais la flaque de sang dans laquelle elle baignait chassa toute spéculation narrative de mon esprit, d’autant que Céline me demandait de la porter dans mes bras pour gravir les sept étages menant à l’appartement de Canovas. Je l’ai déjà dit : je suis fort, bâti comme un Maciste. Et elle était nue dans le manteau. Elle avait un fort désir de se donner en spectacle. Je la soulevai et, la serrant comme un bien précieux, j’entrai dans le vestibule. Glascar ne fut pas étonné de nous voir. Enfin… il s’attendait à nous voir, car c’était lui qui avait téléphoné à Céline, mais la voir dans mes bras conféra à son visage un air d’incrédulité que je pris pour une offense. Je haïssais Glascar. Peu importe pour quelles raisons. Je n’écris pas un roman, n’est-ce pas ?

« Il n’y a pas d’ascenseur, dit-il derrière nous, car je gravissais rapidement et apparemment sans effort un escalier capable de couper le souffle au meilleur des poètes de la nation.

— Pipi n’en a pas besoin ! » gloussa Céline en caressant mes joues.

Pipi, vous l’avez compris, c’est moi, ou plutôt c’est mon diminutif le plus commode, car je me nomme Pierre. J’ai participé aux Jeux olympiques sans remporter aucune victoire, ce qui ne diminue en rien mes compétences en matière de force pure. Le cerveau suit.

« Ça devait arriver, haletait Glascar. Le succès. Il lui est tombé dessus sans crier gare. Et il s’est mis à boire…

— Ah pardon ! Il buvait déjà ! » m’exclamai-je.

J’entrais ainsi en délation. On allait me poser beaucoup de questions, car c’était moi qu’on voyait sur les plateaux où la promotion de Canovas avait pris des proportions invraisemblables. Je ne pouvais pas voir la tête de Glascar. Il soufflait derrière moi au niveau de mes mollets. Un rapide calcul vous permettra de savoir à quelle distance exacte. C’est une question pythagoricienne. [Ici, le lecteur prend un morceau de papier et, d’une main malhabile, trace une coupe transversale de l’escalier, me place sur les marches du haut, le mollet alerte et, imprimant à la pointe de son crayon un mouvement descendant, trouve la bouche de Glascar au niveau de mes mollets, donc à une distance respectable. Cela dans le cas où un autre lecteur, moins informé de la chose littéraire, s’imaginerait que j’avais la bouche haletante de Glascar collée à l’un de mes mollets.]

Au septième étage, on se bousculait. Un homme en uniforme nous parla dans la langue de Shakespeare. Depuis qu’on leur donne des cours, ils ne savent plus à quels saints se vouer. Je répondis dans la langue de Rabelais, marquant ainsi péremptoirement mon mépris pour celle du cloporte propagandiste Molière. Il en fut étonné. J’étais donc français, mais un de ceux qui s’y connaissent. Cela s’entendait. Il me félicita et me prit par la main que je n’occupais pas à tenir mon ancienne compagne. Nous atteignîmes ainsi le paillasson de Canovas sur lequel, quelques heures plus tôt, je m’étais essuyé les pieds pour ne pas emporter la suie de sa cheminée dans un monde qu’il ne connaissait plus depuis longtemps, mais qui était le mien. Ça se compliquait.

« Au poil, me dit le policier et je déposais Céline sur le paillasson.

— Je n’entre pas, dit-elle. À quoi bon ? Il n’y est plus. »

Le policier ne savait plus s’il devait en rire ou en profiter pour se poser des questions sur les qualités qui l’avaient amené à endosser un uniforme alors que la plupart des êtres sensés pensent plutôt à multiplier les détails de leur apparence. Il n’en parla pas. J’avais saisi un mouvement à la surface de ses lèvres, sans doute animée par quelque chose de plus profond que cette peau couperosée, mais il se tut et nous poussa à l’intérieur malgré les objections de Céline. Il me tendit un verre propre. J’allais trouver l’attention obligeante quand il m’a dit, répétant deux fois encore le propos car j’hésitais devant l’absence de bouteille :

« Nous avons trouvé vos empreintes sur ces verres là. »

Il désigna les deux verres dans lesquels Canovas et moi avions bu dans la soirée. Céline s’étonna et recula en refermant son manteau.

« Tes empreintes ? dit-elle d’une voix éteinte. Mais qu’est-ce que tu as donc fait pour que tes empreintes figurent au sommier… ?

— Je t’expliquerai ! »

Je n’avais rien d’autre à dire. Et surtout, il était trop tôt pour établir le rapport existant entre le suicide de Canovas et la lettre de Nero. Mais pour l’heure, je passais pour un instrument, voire pour l’utilisateur de cet instrument. Le visage de Céline s’était éclairé.

« Tu ne m’as pas tout dit, fit-elle en arrondissant ses grands yeux bleus.

— Il va avoir le temps d’en parler, dit le policier qui avait l’air de s’amuser. Je l’embarque. Mais avant, comment expliquez-vous la présence de cet individu dans la chambre du mort ?

— Nero ! » m’écriai-je.

Et je tombai à genoux sur la mollesse du tapis Ikea. C’était un aveu. Enfin, chacun en interpréta le contenu à la mesure de ses soupçons. Je voulais dire que je connaissais Nero, d’une certaine façon. Céline m’avait toujours soupçonné de manigances visant à m’ouvrir les portes d’une carrière littéraire. Et le policier en savait encore plus. Nous entrâmes dans la chambre.

« Connaissez-vous cet homme ? demanda le policier.

— Non, répondis-je, pensant que c’était à moi qu’il adressait cette question.

— Oui, » dit fermement Nero.

Ce ne pouvait être que lui. Le policier se gratta les cheveux. Perplexe, Céline s’était assise au bord du lit. Celui-ci n’avait pas été défait. Nero se tenait debout, le dos au miroir de l’armoire.

« Voyons, voyons… dit le policier. Vous, Pierre Astor… C’est votre nom, n’est-ce pas… ? Dit…

— Pipi !

— Vous ne connaissez pas cet homme, mais lui vous connaît. Est-ce que c’est la preuve de ma capacité à comprendre les choses les plus simples si j’affirme que l’un de vous ment ?

— Et quelle preuve ! » s’écria Céline.

Nero me regardait en souriant. C’était un homme d’apparence distinguée, un de ces hommes qui a appris à se tenir devant les autres et qui se laisse sans doute aller aux pires comportements quand plus personne n’est là pour témoigner de sa perversité. Il avait le visage glabre, l’œil volontaire, la bouche légèrement entrouverte. Il était à peu près de ma taille. S’il n’y avait pas eu un miroir derrière lui, je l’aurais facilement pris pour mon reflet. Cette ressemblance turlupinait Céline qui nous observait alternativement en se mordant les lèvres. Par contre, le policier ne paraissait pas frappé par cette possibilité. Il était trop engagé à découvrir la vérité, c’est-à-dire le mensonge de l’un et la confiance qu’il avait déjà en l’autre. Il avait sans doute entretenu une conversation avec Nero et celui-ci l’avait nourri de son talent à faire passer des vessies pour des lanternes.

« Mais, fit Céline presque câline, qu’est-ce qui vous fait penser que Canovas a été poussé dans le vide ? En d’autres termes, que nous avons affaire à un assassinat… ?

— Ceci, madame ! »

Il exhiba alors une enveloppe qui, je le craignis, contenait une lettre. Une autre lettre. Nero en était-il aussi l’auteur ? Ou bien Canovas avait-il écrit à Nero pour se plaindre de moi ? Et maintenant Nero apportait à la Justice la preuve de ma perversité supposée. Car nous n’en sommes qu’aux hypothèses. Il y avait deux lettres et j’en possédais une. J’en parlais à l’oreille du policier qui, aussitôt que j’en eus terminé, envoya une estafette à mon domicile. Il ne lui fallut pas un quart d’heure pour revenir avec la lettre de Nero. Je vous prive du contenu de ce quart d’heure car, n’est-ce pas, je n’écris pas un roman. Le policier lut la lettre. Et quand il eut achevé sa lecture, il regarda Nero. Celui-ci n’avait pas bougé. Il ne frémissait pas. Le policier était visiblement impressionné par cette fermeté digne d’un autre policier.

« Vous reconnaissez votre écriture, monsieur Pastor ? »

Je me dressai alors sur la pointe des pieds pour protester vivement :

« Mais ce n’est pas Pastor ! Je connais très bien Pastor. Nous éditons une revue. Depuis des années ! Celui-ci s’appelle Nero. Il est l’auteur de cette lettre. Et cette lettre l’accuse !

— Elle ne t’accuse pas non plus, Astor… dit Nero.

— Elle n’accuse personne, déclara le policier dans une langue digne de Molière en personne. C’est du charabia. Quant à vous, monsieur Astor, je m’étonne que vous prétendiez que ce monsieur Pastor, votre associé, est en réalité ce Nero qui signe cette lettre de sa main. Nous avons analysé ladite écriture. Elle n’est pas la vôtre, monsieur Astor, ni celle de monsieur Pastor et pas du tout celle de monsieur Canovas. Alors à qui appartient-elle ?

— À moi, peut-être… » fit Céline.

Elle s’amusait. Le policier lui conseilla d’exercer ses talents ailleurs. Pourtant, à y bien réfléchir, l’écriture de Nero pouvait bien être celle de Céline. Fallait-il la trahir ? Elle descendit les escaliers sans mon aide. Nous étions quatre dans la chambre : Nero, moi-même, le policier sceptique et l’estafette essoufflée. Si cette navrante histoire devait se conclure, l’endroit était idéal : tranquille, modeste, avec un lit moderne et une armoire assortie exhibant un miroir sur l’une de ses deux portes. Je ris et m’exclamai entre deux éclats :

« Il ne manquerait plus que quelqu'un — mais je ne sais pas qui — se cachât dans cette armoire !

— Ou sous le lit… fit Nero. Mais notre ami Canovas n’a pas utilisé cette fenêtre. Le lit n’étant pas défait, on peut supposer qu’il n’est pas entré dans cette chambre. Il est resté dans le salon. Or, Astor prétend qu’il l’a couché et bordé. Et c’est la fenêtre du salon qui a servi à expédier notre talentueux ami sur le trottoir où il s’est écrasé comme un fruit… tombé de l’arbre ou… cueilli et jeté avec le ver qu’il contenait… »

Cette déclaration jeta un froid glacial dans cette pièce à demi éclairée où ronflait un radiateur de chauffage central. Canovas avait enfin eu les moyens de s’y connecter. Pendant longtemps, il avait supporté l’hiver sans trouver les moyens de se chauffer. Il lui arrivait de jeter un peu de bois dans la cheminée du salon. Et devinez qui montait ce bois après l’avoir payé ? Pastor n’avait-il pas critiqué ma générosité à l’égard de celui qu’il considérait comme un écrivain de troisième rang ? Il l’aurait laissé crever si je ne m’étais pas interposé entre sa haine du pauvre et ses prétentions à publier une littérature de haut vol. Et voyez ce qui est arrivé. La « petite littérature » de Canovas avait enfin trouvé un public. L’argent entrait à flots. Céline avait même trouvé le futur appartement qui abriterait le nouveau couple que Canovas formait avec elle depuis six mois. L’estafette, qui ne retrouvait toujours pas son souffle, poussa un soupir de soulagement. Le policier frappa dans ses mains.

 

Michel de la Patience

Nous étions installés à l’orée d’une forêt sans doute si immense qu’il n’était pas raisonnable de s’y aventurer au-delà du fleuve. Depuis deux ans, nous nous en tenions à cette prudence. Si le gouvernement avait projeté d’aller plus loin, nous n’étions pas désignés pour accomplir cette tâche dangereuse. Notre rôle se limitait à observer la plaine. Bien sûr, une équipe surveillait nos arrières, à savoir la limite de cette forêt et certains de ses membres n’hésitaient pas à aller pêcher dans le fleuve. Ils avaient d’ailleurs construit une baraque sur le rivage. Je m’y rendais quelquefois, bien que je ne fusse pas affecté aux opérations externes. Je m’occupais du fonctionnement des turbines à l’intérieur de notre installation. Les interventions sur les dispositifs fluviaux n’étaient pas de mon ressort. Je menais une existence tranquille. N’étant pas occupé à des travaux scientifiques ni militaires, je consacrais mes loisirs à la lecture, me limitant en général à la poésie pour laquelle j’éprouve une espèce d’amour filial. Il faut dire que je n’ai pas connu mes parents, que j’ignore totalement ce qu’ils furent ni même s’ils sont encore. Je porte le nom d’un mois : Juillet. Je suis aussi un fils de l’été. Mais c’était un été tempéré par la latitude. Ici, la forêt est terriblement humide et la plaine est pratiquement un désert. J’ignore tout des raisons qui ont poussé notre gouvernement à financer une pareille opération. D’ailleurs, on ne me demande jamais rien en dehors de ma fonction. Je me sens si seul ici que je n’ai pas réussi à me faire des amis. Je n’approche que les femmes dans la seule intention d’en jouir, ce qui arrive assez souvent. J’ai même eu une aventure de plusieurs mois avec notre chef de département. Elle n’était pas faite pour l’amour, mais j’en eus beaucoup pour elle sur le plan physique. Elle me prenait pour un fou et, ma foi, cette disposition particulière n’avait pas l’air de lui déplaire. Elle aimait observer de près mes érections, comme si cette simple turgescence pouvait relever du mystère. Je n’en savais rien moi-même, évidemment, mais tout de même… Bref, nous nous la coulions douce. Nous n’avions aucun incident sérieux à déplorer depuis deux ans. Ainsi, les chances d’en éprouver un augmentaient chaque jour. Et bien, contre toute attente, j’en ai conçu de l’angoisse. Cela m’a pris en pleine nuit. J’étais seul. Et j’ai su que cette attente bizarre n’était rien d’autre que de l’angoisse. Je n’en ai parlé à personne mais, dès le lendemain, alors que je n’avais pas retrouvé le sommeil et que le système de surveillance avait sans aucun doute détecté cette anomalie individuelle, j’ai regardé les autres en tentant de déceler les signes d’une détresse sur leurs visages résolument fermés. J’ai perdu tout le bénéfice de cette dure journée. Heureusement, on ne me demanda rien. On m’ignora comme dans la plupart des jours. Et je retournai dans mon monde avec une appréhension qui déclencha mille fictions. Je nouais mes draps autour de ce corps qui semblait me fuir. Pas un cri. Il valait mieux. Mais je savais que le système était en alerte individuelle. Je m’appelle Señal. Je suis d’origine argentine. Ce qui ne veut pas dire grand-chose quant à la véritable nature du sang qui coule dans mes veines.

Nous étions en juillet. Je fêtais mon anniversaire avec le système qui m’invita à choisir entre deux paquets-cadeaux. L’un était plus petit que l’autre, mais je ne me rappelle plus lequel était plus pimpant. Je me serais cru le soir de Noël. Je m’étais installé à une table isolée du réfectoire, comme d’habitude. Je ne fréquentais aucune femme depuis la fin du printemps. Et je n’en cherchais plus, ménageant ainsi un espace de repos dans ma frénétique activité sexuelle. J’étais seul à table, contre une grande baie vitrée derrière laquelle la forêt exhibait de courts et verdoyants taillis. Je me suis connecté pour commander. L’écran a tout de suite émis la fameuse chanson en usage. Happy… J’ai écouté jusqu’au bout. Plus loin, quelques usagers levaient leurs verres en attendant que je lève le mien. Puis ils ont renoncé à participer au rituel. L’écran n’avait pas prononcé mon nouvel âge. Une bougie flambait à sa surface. On aurait dit une vraie. Je soufflai dessus, elle s’éteignit et le repas réservé aux anniversaires arriva sur un chariot. Je voulais exprimer le bonheur, mais le cœur n’y était pas. Le système profitait de cet évènement pour tester mon niveau de désespoir. Je n’allais pas tarder à être licencié. Et je ne savais pas si je devais considérer cette perspective comme une nouvelle chance ou comme une condamnation. J’ai avalé les plats dans l’ordre. C’était délicieusement cuisiné. L’illusion était parfaite. Je répondis oui à la dernière question et l’écran s’éteignit. Je ne sais plus si j’ai choisi entre le grand et le petit (cadeau). Il était tout juste l’heure de reprendre le travail.

Ce n’était pas vraiment un travail. On pourrait considérer que j’avais beaucoup de chance de ne pratiquement rien faire de la journée. Je vérifiais les rotations, les translations et tous les mouvements qui animaient cette machinerie que j’étais bien incapable de comprendre. Je suivais une procédure. Une clé de contrôle témoignait à la fois de mon assiduité et de ma capacité à résoudre les incidents mineurs. Je m’attendais, comme tout le monde, à une avarie d’importance. Mais ce n’était pas cette perspective qui m’angoissait. Je pris le temps d’aller aux toilettes, de me laver le visage, de recoiffer ma tignasse et de refaire le pli de mon pantalon. Dans le miroir, j’étais toujours moi-même. Je n’avais pas changé. Rien dans mon apparence ne permettait de soupçonner un désordre intérieur. Par contre, le système devait être en train de travailler pour élaborer un diagnostic. Ici, on ne connaissait pas de diagnostic qui ne supposât un renvoi immédiat sans possibilité de contradiction. Toute la justice était contenue dans le cœur de l’ordinateur central. Encore un organe du corps collectif que j’étais bien incapable de comprendre. J’essayais de ne pas y penser.

Je ne sais pas si ce détail peut vous paraître important : je venais de fêter mes 46 ans. Ni jeune, ni vieux. Et toujours seul. Avec, en prime, une angoisse naissante. Je devais (c’était mon devoir) en informer le service d’hygiène. Je m’accordai un délai. J’ignorais si le système était conçu pour patienter dans ce genre de circonstance. Il pouvait très bien décider d’une contention sanitaire pendant la nuit. Le lit (le mien et ceux des autres) était équipé d’un mécanisme constitué de deux bras d’acier capable de vous immobiliser un hercule. Je supposais que tout était prévu pour une injection adéquate. On pouvait ainsi se retrouver à l’infirmerie en attendant de subir de plus sérieux outrages médicaux. Mais cette nuit-là (je ne dormais pas), il n’y eut pas de contention, ni d’injection. Une sonde explora mon intérieur pendant une heure. Elle avait pénétré l’anus très délicatement, au point que je crus pendant un moment que je me livrais moi-même à un attouchement. Il n’était pas question de s’indigner. On pouvait vous licencier pour moins que ça. Et je n’y tenais pas pour l’instant. Pourquoi partir sur une décision du système alors qu’on avait la liberté de le faire volontairement ? Je le laissai donc accumuler les informations me concernant. Cela dura plus d’une heure. J’avoue que je ne fus pas mécontent d’en tirer un certain plaisir et que j’en profitais pour me caresser. Je n’allais cependant pas jusqu’à éjaculer. J’avais l’esprit en proie à cette étrange mâchoire constituée en haut d’une angoisse muette et en bas de cette espèce de bonheur extatique qui s’empare de moi quand je défie l’autorité. Mais je reste prudent. Inachevé. Et, contre toute attente, je trouvai le sommeil.

On avait introduit un corps étranger dans le mien, chimie ou mécanique intégrée, je n’aurais su le dire. Je me sentais mieux, signe que le système avait décidé de me guérir plutôt que de me licencier. Le matin me parut radieux. On me vit avaler un café en en commentant les saveurs tropicales. Je caressai un chat, donnai du pain aux oiseaux du patio, félicitai une fille pour sa beauté indigène… Bref, je donnais tous les signes du bonheur. Il valait mieux pour moi. Au fond, il ne s’était rien passé. Je pouvais retourner à mon ennui relatif, me bercer d’illusions et attendre que les dieux eussent achevé de mettre au point le plan qui aboutirait inexorablement à la destruction de notre complexe militaroscientifique.

Ce matin-là, les turbines ronronnaient comme le chat qui s’était installé sur mes épaules. N’était son poids, qui valait bien deux fois celui d’un chat ordinaire, il était doux et chaud, câlin, il semblait m’aimer et je m’amusais de cette naïveté animale qui semble avoir oublié que je suis capable de tuer. Loin de moi cette idée. Je comptais bien l’adopter pour meubler ma solitude. Et quelques jours plus tard, alors que je partageais avec lui une certaine familiarité, pour ne pas dire plus, on vint me chercher. Voilà ce qui était arrivé :

Félix Lacalo, ingénieur agronome spécialiste des maladies tropicales de la fleur odoriférante, était sorti pour cueillir des champignons vénéneux.

« Il est mort ! m’exclamai-je.

— Non… Enfin si, mais pas à cause des champignons. Est-ce que vous voulez voir le film enregistré par les caméras de surveillance ?

— Je veux bien mais… je ne suis pas un spécialiste… Est-ce que par hasard vous ne vous trompez pas de destinataire ? Je suis le préposé à la surveillance des turbines…

— Adam Lala ? Ça alors ! s’écria mon visiteur. Je ne pensais pas te retrouver ici ! »

Cette personne apparemment saine d’esprit exprimait une joie si sincère que je regrettai tout aussi sincèrement de ne pas me souvenir d’elle…

« Mimi la Patte douce… le collège Principal… à Muñoz… années 198… »

Sa tête ne me disait vraiment rien. Il s’amusait de mon effort sans me le reprocher. Il attendait patiemment que le passé refît surface. Mais rien ne troubla cette eau croupie depuis longtemps.

« On s’aimait bien, allez, Adam Lala ! Ça te reviendra. Après tout, on a le temps. Alors… tu veux toujours voir le film… ?

— Je ne suis pas sûr d’être la personne qualifiée…Relisons ton ordre de mission…

— Il n’y en a pas. Le Chef m’envoie sans rien pour le prouver. Et je ne crois pas me tromper en frappant à ta porte.

— Pourtant… »

Voyons, me dis-je. Félix Lacalo. Adam Lala (c’est bien moi). Mimi la Patte douce, un surnom. J’avais bien fréquenté le collège Principal de Muñoz. Mais jamais on n’avait fait appel à mes compétences pour examiner un film issu du système de surveillance. Je ne connaissais pas Félix Lacalo.

« Rappelle-moi ton nom… dis-je en me levant à peine.

— Michel de la Patience. Pipeau de la promotion. Tu te souviens ? »

Je me souvenais surtout d’avoir été le seul pipeau. Mais ce Michel de la Patience n’appartenait sans doute pas à ma promotion.

« Que oui ! s’exclama-t-il. Et c’est moi qui ai remporté le pompon. Pas toi, hé oublieux ! »

Je n’étais peut-être déjà plus moi, ce qui expliquait ma confusion. C’était une des caractéristiques du traitement que le système m’appliquait en ce moment même. Il était vain de vouloir en savoir plus. Je me levai complètement.

« Allons voir le film. »

On voyait d’abord Félix Lacalo entrer dans le champ de la caméra, un chapeau sur la tête, muni d’un bâton et un panier d’osier pendant à son bras droit plié. Il avançait dans les herbes hautes sans se soucier de ce qu’elles pouvaient cacher. Elles ne cachaient sans doute rien, sinon il aurait fait preuve de prudence. Il avançait résolument, comme quelqu’un qui va se payer du bon temps. Les premiers arbres déployaient leurs branchages compliqués à une centaine de mètres. Il devait encore traverser une zone caillouteuse où il n’avait aucune chance de rencontrer un champignon. Personnellement, je me serais méfié des serpents, mais l’homme marchait face à la forêt, décidé à s’y aventurer. Il n’irait pas plus loin que le fleuve. Il n’irait pas jusqu’au fleuve. Pour quoi aller sur ce rivage ? Il n’y avait plus de champignons dans cette zone couverte d’un léger tapis de mousses et d’arbrisseaux. Il allait disparaître dans la forêt, trouver ce qu’il cherchait et revenir comme d’habitude, joyeux d’avoir passé un bon moment avec les arbres, la végétation parasite et les animaux haut perchés. Je ne connaissais pas cette manœuvre, mais il en avait souvent parlé, car il la répétait au moins une fois par semaine. Je le connaissais donc. Or, je venais de prétendre le contraire. Mon interlocuteur changea d’aspect. Il avait maintenant affaire à un menteur et non plus à un ancien camarade de promotion. Je changeais de statut. Il ralentit le film.

« C’est maintenant que ça se passe, » dit-il en tournant un bouton.

Félix marcha plus lentement, moins sûr de lui. Il avait vu quelque chose dans l’herbe.

« Première question, dit Michel de la Patience : Qui a mis cette chose dans l’herbe ?

— Je dirais le contraire : Quelle est cette chose ?

— Mais ce n’est pas le contraire ! »

Gros plan. On voyait l’herbe penchée, l’ombre de cette chose et le cou tendu de Félix Lacalo qui se penchait lui aussi pour l’observer.

« Ou lui parler, » suggérai-je.

Michel de la Patience ralentit encore le défilement des images. Il allait arrêter le film sur l’une d’entre elles, la plus significative. Et j’avais quelque chose à voir avec ce qu’elle contenait. J’anticipais à raison. Je ne voyais pas d’autres motifs de me mêler à cette étrange histoire.

Cependant, il accéléra et le film se bloqua sur l’image d’un mort étendu dans l’herbe, qui n’était autre que Félix Lacalo. Je savais déjà en entrant dans la salle de surveillance sécuritaire que Félix Lacalo était mort. Il était même mort empoisonné par un ou plusieurs champignons vénéneux. Mais Michel de la Patience avait prétendu que les champignons étaient étrangers à cette mort.

« Tu as été trop vite, lui reprochai-je. Nous ne l’avons pas vu cueillir les champignons.

— Il n’en a pas cueilli. C’est ton imagination qui te suggère cette hypothèse. Et le système se demande pourquoi…

— Mais la mémoire m’est revenue maintenant ! J’ai connu un Félix Lacalo. Je ne m’en souviens pas très bien. Parle-t-on de deux personnes différentes portant le même nom ? Tout est possible…

— Il s’agit bien de CE Félix Lacalo, celui que tu connais, il n’a pas cueilli de champignons et tu sais pourquoi…

— Ah mais bien sûr ! Que je suis distrait ! Je suis en traitement, comme tu le sais. Oui, oui ! Il n’y a pas de champignons dans l’herbe. Il n’a donc pas pu en trouver.

— Et pourtant il est mort…

— Il y avait un serpent ! »

En prononçant ce mot, j’ai tout de suite eu la sensation que j’allais passer aux aveux. Quoi de plus répugnant qu’un serpent ? Ainsi, les images accélérées me concernaient. Je voulais en savoir plus.

« Par contre, dis-je en regardant mon interlocuteur dans les yeux, je ne me souviens d’aucun Michel de la Patience… Pas dans ma promotion. Et j’en fus le pipeau.

— Non ! C’était moi, le pipeau. Tu le sais très bien !

— Mais c’est impossible ! Incohérent ! Inimaginable ! »

Mes nerfs lâchaient. Que m’avait donc injecté ou implanté le système en se servant de mon trou naturel ? Où était le chat ? Michel de la Patience rembobina. L’écran montra l’herbe haute au premier plan, la zone caillouteuse, le taillis court et les premiers arbres. Aucune présence animale. Félix Lacalo recommença, comme un acteur. Il me sembla même qu’il cherchait à améliorer cette deuxième prise. Ce serait peut-être la bonne. Mais il n’en mourrait pas moins. Il fallait oublier les champignons, leur venin et le serpent. Il n’y avait personne d’autre dans le plan.

« Mais hors champ ? demandai-je, anticipant sur le procès.

— Tout le champ est balayé par les caméras. Il ne manque pas un millimètre carré à l’enregistrement global. Nous savons tout.

— Mais je voudrais savoir moi aussi ! Où est le chat ?

— Il n’y a pas de chat, tu le sais bien. Les gens comme toi sont capables d’ajouter des détails pour détourner l’attention. Tous les ajouts ont été supprimés. Il reste l’essentiel.

— Comment y a-t-il pu avoir deux pipeaux à cette promotion ? On n’a jamais vu ça…

— En effet. »

Tout le film se déroula sans modification de la vitesse de défilement. On revit le moment où Félix Lacalo se pencha dans l’herbe. L’ombre était immobile. Il était impossible de me reconnaître. La définition de l’image n’était pas à la hauteur de mon crime. Michel de la Patience recherchait mes aveux. Il ne les trouverait pas. Mais pourquoi prétendait-il appartenir à ma promotion et en avoir été le pipeau à ma place ? En quoi consistait cette stratégie policière ? Le film s’acheva, le corps de Félix Lacalo était toujours mort. Comment espérer une résurrection après le plan précédent. Il montrait comment il avait perdu la vie. Il ne mangeait aucun champignon. Aucun serpent ne surgit de la profondeur des herbes. Seule l’ombre pouvait expliquer cette mort. Avait-on procédé à l’autopsie ?

« Le légiste pense qu’il s’agit d’une mort naturelle… avoua tristement Michel de la Patience. Ce qui ne donne pas un sens à cette ombre.

— Elle ne me ressemble pas… souris-je.

— Pourtant, tu connaissais Félix Lacalo. Et tu n’as jamais été pipeau de ta promotion.

— As-tu seulement fréquenté le collège Principal, monsieur de la Patience ? »

Il ne me restait plus qu’à visionner les autres bobines, celles qu’avaient enregistrées les autres caméras. On ne m’y verrait certainement pas, puisque j’étais dans celle que nous venions d’analyser. Voilà pourquoi Michel de la Patience s’était limité à me confronter à cette seule bobine. Il ne savait rien d’autre. Il savait peut-être tout de la relation que j’avais entretenue avec Félix Lacalo, je mentais, pourquoi pas, au sujet de mon statut de pipeau, mais rien ne me désignait comme le responsable de ce meurtre, le premier dans l’historique de notre station. Il y en a eu d’autres, mais à la suite du traitement contre l’angoisse, j’ai dû accepter de remettre ma démission au système, de sorte que je ne suis pas en mesure de vous raconter la suite de cette histoire. Tant pis pour vous. ¡Vayan con Dios !

 

Momie

Si Dieu est, alors il est grand. Et s’il n’est pas, nous avons intérêt à en faire notre juge. Voilà ce que j’ai retenu du catéchisme républicain occidental. Et c’est à l’âge canonique requis que j’ai renoncé à être entendu. Plongé depuis des années dans un silence obstiné, je n’use même pas des urnes. J’ai cessé de fréquenter le café, je ne me connecte pas, je lis et je dors très mal. Si vous êtes celui ou celle qui entre dans ma demeure désormais funèbre, vous trouverez mes pilules dans le tiroir de ma table de chevet, au-dessus du pot. Excusez-moi d’avance de vous obliger à vider celui-ci une dernière fois.

Nous étions un lundi. Et cette histoire s’est déroulée pendant les jours de cette semaine, jusqu’au dimanche dont je ne pourrai pas vous parler. Je préfère m’en tenir à ces six jours. Pour le lendemain, vous inventerez ce que vous voulez, sans doute en fonction de ce qu’exige le protocole éditorial en vigueur. J’ai rédigé la présente nouvelle le samedi, occupant ainsi le dernier jour de mon existence à ce que vous voudrez bien considérer comme mon œuvre. Dix pages. Et ce sera tout, ô dernière servante.

Je dormais, fait rare. Et je fus réveillé par trois coups secs frappés sur ma porte. J’habite à l’étage, dernier appartement à droite et au fond. Ce long couloir feutré aux odeurs d’encaustique et de salpêtre se termine par une fenêtre jamais ouverte. Ses carreaux, parfaitement briqués à l’intérieur, sont noirs de crasse dehors. Et cet extérieur n’est rien d’autre qu’un profond patio. La pluie y forme d’étranges sonorités, gouttes froides sur le zinc et les carreaux, ruissellements intempestifs, chats rapides mais moins que les oiseaux s’ils ne dorment pas sur les cordes à linge.

Je n’y ai pas cru. Avait-on frappé sur cette porte depuis dix ans ? Jamais. Je vous dis que j’étais seul. Je sortais rarement et toujours la nuit. J’aime les poubelles, les femmes seules et les volets mal fermés. Je tentai alors de me rendormir. Folie ! Je ne me rendors jamais. Et les trois coups se répétèrent. Comme au théâtre. J’attendis les derniers, ceux qu’on ne compte jamais. La mort. Je me sentis très vieux. Malade même. Je n’avais jamais pensé quitter ce monde autrement. Et ce n’est pas faute d’avoir maintes fois tenté de me jeter sous les roues d’une voiture filant au bout de la nuit, seul et inexplicable véhicule de l’inconnu qui œuvre pour ne pas être reconnu. Trois coups. Encore !

Je me levai. Contre la porte, je retins ma respiration. Si c’était un être vivant qui frappait dessus, il respirait lui aussi. La multitude d’étages l’avait essoufflé. Je le connaissais peut-être. Le passé n’a-t-il pas la manie de frapper aux portes mêmes les plus oubliées ? Je dis :

« Qui êtes-vous ? »

La respiration se transforma en mots. J’entendis :

« Il faut que je vous parle. C’est important. »

Peut-on commencer une histoire de meilleure façon ? Mais qu’est-ce qui était important, moi ou cet inconnu présent ou passé ?

« Je ne connais personne, grognai-je.

— Moi, vous me connaissez…

— Ainsi vous surgissez du passé ?

— Du passé et du futur. Il faut bien que le présent existe, sinon… serions-nous ?

— Il est bien tôt pour philosopher, mon ami… Et puis je n’ai pas assez dormi.

— Vous dormez tout le temps ! Si nous buvions un verre, vous et moi ?

— C’est lundi. Antoinette ferme le lundi. Je n’irai pas plus loin que cette rue.

— J’ai apporté une bouteille. »

J’ouvris. Personne. Le couloir était plongé dans l’obscurité, excepté le mur d’en face qui recevait ma lumière. J’étais victime d’une farce. Il y avait longtemps qu’on ne m’avait pas malmené. Je tentai d’y voir, mais même le patio était noir. Je refermai ma porte et me recouchai. La colère m’envahissait. J’avais besoin d’une colère depuis longtemps. D’une vraie colère, celle que provoquent les autres. Mais qui était cet autre ? Il m’avait parlé, s’était presque fait reconnaître. Mes draps s’humidifiaient. J’attendis.

Et je fis bien d’attendre, car on frappa encore. Trois coups. Théâtre. Je ne rêvais pas. Je collai mon oreille contre le vernis moisi de ma porte. On respirait. Je voulais le surprendre. Il ou elle. Était-ce une voix féminine que j’avais écoutée avec cette triste attention qui caractérise mes moments d’hésitation, poussé par le démon de l’indétermination ? J’ouvris. La porte m’échappa et alla rebondir contre le mur, provoquant la chute d’un morceau de plâtre. Je fis un pas cette fois. Mon pied toucha une surface dure. Je vis alors que quelqu’un était assis sur mon paillasson. Il me tournait le dos. Le crâne était chauve. Je reculais d’un pas, celui que je venais de faire. Ma voix tremblotait :

« Mais enfin ! m’écriai-je, pour qui vous prenez-vous ? »

Drôle de question posée à quelqu’un qui ne se prenait pas pour quelqu’un. Il ne me répondit pas. Je dis « il » à cause du crâne. L’homme assis sur mon paillasson et qui me tournait le dos ne répondit pas. Alors je dis :

« Répondez ! Ou… »

Ou quoi ? Je n’avais pas le choix. C’était lui qui répondait ou pas. La balle était dans son camp. Moi, je ne pouvais que refermer la porte. Mais ne l’avais-je pas déjà fait ?

« C’est… c’est inconcevable ! » fis-je pour me donner une contenance (comme on dit dans les romans policiers qu’on ferait mieux d’appeler romans rhétoriques en attendant de ne plus les appeler du tout). Je l’enjambai. Ma foi, s’il était bien assis et parfaitement chauve, il avait aussi les jambes croisées en tailleur et il était vêtu d’une sorte de toge. Ses mains reposaient sur ses genoux. Il regardait devant lui. Je veux dire qu’il ne leva pas la tête pour me regarder dans les yeux comme je le souhaitais. Je frappai du pied. Le plancher en fut ébranlé. Il aurait pu me dire : « Chut ! Vous allez réveiller tout l’immeuble ! » Ou répéter : « Vous voulez voir la bouteille ? » Je frappai encore le vieux plancher. J’avais bien vu ce qui se passait quand on frappait le plancher sur lequel cet homme était assis. Il tombait en poussière.

Je reculai, demeurant toutefois dans la lumière. L’ombre, de chaque côté, préfigurait l’Enfer. Je n’avais pas le choix. C’était l’Enfer ou l’Enfer. À gauche, je descendais par le vide vertical du patio. À droite, par l’escalier, mais sans voir où je mettais les pieds. Cet homme n’était pas un homme. À première vue, c’était une momie. Ou un objet vendu par un magasin de farces et attrapes. Non, ce n’était pas un produit de mon imagination. Il me vint heureusement à l’esprit que si j’employais encore le truc du coup de pied sur le plancher, histoire de vérifier ma thèse, je réveillerais quelqu’un qui mettrait fin à l’illusion en arrivant sur moi avec une lampe torche (la minuterie était en panne depuis des années, faute d’ampoules). Voyons…

Cet homme n’avait pas pu peser plus de soixante kilos. Aujourd’hui qu’il avait perdu toute son eau, il ne devait pas faire plus de 12 ou 15 kilos. Je pouvais donc le soulever. Il laisserait sur le paillasson une poussière significative de son passage. Mais qui songerait ici à la balayer ou à se préoccuper de savoir pour qui je me prenais. Je le pris par-dessous les épaules. On appelle ça aisselle. Je le sais maintenant, mais je l’ignorais au moment d’entreprendre ce bizarre transport. La poussière s’éleva jusqu’à ma bouche. Tout craquait. Je me précipitai, quitte à briser le charme. Je le déposai sur la table qui, par miracle, était débarrassée. Je revins à la porte, arrachai le paillasson à la crasse qui le retenait au plancher, virevoltait pour balayer celui-ci avec la plante de mes pieds, puis avec les paumes de mes mains. Je refermai. Je fis face. L’homme ne semblait pas avoir souffert des faits que je venais de provoquer sans en mesurer les probables conséquences. La poussière retombait lentement. Il était temps de se poser des questions. Je m’assis. Mais au lieu de réfléchir, je m’adressai à la momie :

« Qui es-tu ? »

Je sais. Ce n’était pas une question à poser à une momie. Mais je ne pus m’en priver. Mon cerveau réclamait une scène. Il avait envie de jouer. Influence des trois coups répétés je ne sais plus combien de fois. Je crois même que je ne les ai pas tous mentionnés ici. Bref, je m’approchai pour tenter de reconnaître ce qui restait de ce visage. Il appartenait peut-être à mon passé. Sa perfection dans le genre momie me permit d’éliminer la thèse des farces et attrapes. Il n’en restait donc qu’une : c’était une momie.

Ce visage m’était inconnu. En fait, c’était n’importe quel visage. Le mien, peut-être. Qui sait ? Je n’avais rien à boire et, comme je l’avais dit à la momie, Antoinette fermait le lundi et… mais qui avait parlé ? Cette courte et insensée conversation remettait sur le tapis la thèse du magasin de farces et attrapes. Cette momie ne pouvait pas parler, à moins d’un tour de magie inconnu de moi. Elle contenait un dispositif sonore comme les poupées de mon enfance. Les poupées de ma sœur. Je crois que ma mère les achetait pour je fiche la paix à ma sœur. Mais revenons à notre momie. Je n’avais pas de temps à perdre. Si je voulais retrouver le sommeil, il fallait que j’éclaire cette énigme de ma propre lumière. D’un geste prompt et précis, je plongeai ma main dans cette poitrine, sachant que le tissu ni les os n’opposeraient une résistance. Et en effet, je rencontrai quelque chose de dur. Je le ramenai. J’eus l’impression d’un long voyage. Je ne revenais jamais parmi les miens sans la preuve de mon aventure. C’était un cœur.

Oui, j’avais déjà commis ce geste fou. En imagination, je crois. Et c’était bien un cœur. Cœur rime avec sœur. Donc, cet homme de poussière et de cuir fragile avait vécu. Je revenais à la seule thèse possible. Mais alors, qui avait parlé ? On ne parle pas avec le cœur. Oups ! Quelle bêtise dis-je ? Mais je suis un homme d’esprit. Quelqu’un avait parlé. Et ce ne pouvait être cette muette momie.

Voilà qui remettait en lice la thèse de la farce. C’était une vraie momie. Et « quelqu’un » l’avait déposée sur mon paillasson. Qui étaient ces deux êtres ? Le mort et le vivant ? J’étais promis à des tourments sans nom. Si la momie était inoffensive, l’autre pouvait revenir. Avec une autre momie, autre chose ou seul. Pourquoi ? Imaginez le flux qui traversa ma conscience. Mais ceci n’est pas un roman. Je ne vous en prive pas, mais permettez-moi, comme on dit en bon castillan, d’aller au grain. Cette histoire ne faisait que commencer. Et en effet, à neuf heures, alors que le jour était levé depuis deux heures, on frappa à ma porte. Je crus défaillir. J’en perdis l’équilibre et m’écrasai littéralement sur mon unique tapis. Un mètre plus loin et je me cassais le nez sur le dallage dur du coin-cuisine. Trois coups identiques aux précédents. Deuxième acte, me dis-je. Les bonnes tragédies en comportent trois. Je ne savais rien de ce qui allait m’arriver, mais j’en possédais le temps. Quant au lieu, je vous l’ai déjà dit : j’étais chez moi. Que restait-il à mettre en scène ? Nous étions deux personnages, si l’on veut bien considérer la momie comme un personnage. Ne l’avait-elle pas été en tout cas ? Un mort demeure un vivant tant qu’il trouve sa place dans l’existence des autres. Mais ce troisième personnage, qui était-il ? Le livreur de momies. Je n’avais pas bu. Antoinette fermait le lundi. Et la momie ne contenait aucune bouteille. Je l’avais fouillée avec soin. J’ouvris la porte. Le couloir était éclairé par la lumière du jour venant de la fenêtre donnant sur la cour. C’était un homme comme vous et moi. Je pris un air digne des circonstances. J’ignorais si nous nous donnions en spectacle, mais ce n’était pas impossible. De nos jours, on a du mal à échapper à la dictature des réseaux. Je dis :

« Vous venez chercher votre momie, I presume… ? »

L’homme, qui était ordinaire, ce qui ne laissa pas de m’étonner, fit non de la tête. Parlait-il habituellement ?

« Ce n’est pas votre momie ?

— Je ne suis pas venu pour ça…

— Alors je n’ai rien à vous dire ! »

Et je refermai cette porte. Il y avait de la poussière partout. Elle s’éleva nerveusement quand trois autres coups furent frappés. Si on n’était pas au théâtre, où étions-nous en train de vivre nos derniers instants de promesses non tenues ? J’ouvris.

« Vous m’avez parlé d’une momie, dit l’homme (car c’était encore lui. Qui d’autre ?)

— Je ne vous ai pas parlé !

— Ah pardon ! Je vous ai entendu. Vous avez parlé d’une momie. Et bien qu’elle ne m’appartienne pas, c’est elle que je suis venu chercher.

— Vous livrez des momies ! Drôle de métier ! J’en connais de plus… de plus…

— Monsieur ! Je suis policier. Serviteur, monsieur ! »

Merde. Des ennuis en perspective. Je pouvais espérer m’en sortir indemne si la conversation avait continué comme suit :

MOI — Mince alors ! Mais oui, monsieur. C’est bien à moi qu’on a livré par erreur une momie. En fort mauvais état d’ailleurs. J’ai cru de mon devoir de la mettre à l’abri. Par contre, elle a complètement empoussiéré mon petit intérieur. Mais bon… je suis beau joueur. Je vous la rends. Je suppose que vous agissez au nom du livreur ou en celui du destinataire. Tout cela ne me regarde pas. Je serai discret, rassurez-vous. Une précision : elle n’était pas emballée. N’allez pas croire que j’ai voulu voir ce qu’il y avait dedans… Dedans quoi ? Mais dans l’emballage, monsieur ! Il n’y en avait pas. On voyait que c’était une momie. Et quand on n’a aucun désir d’en employer une à meubler son intérieur, on en prend soin jusqu’à ce que le mystère s’éclaircisse. L’est-il assez pour que mon nom ne soit pas publié… ?

Mais il faut croire que je ne craignais pas de m’embarquer dans une sale histoire. Je me dressai sur la pointe des pieds, comme un général de petite taille :

« Il n’y a pas de momies chez moi, monsieur ! Je le saurais. Qui vous l’a dit ?

— Mais vous-même, monsieur. Il n’y a pas cinq minutes de ça…

— Vous avez mal entendu. Votre oreille n’a pas saisi la négation à laquelle je vous invitais. Vous vous trompez de porte…

— Certes non ! Il s’agit bien de cette porte. Et de vous. Je vous reconnais. Veuillez me rendre cette momie. J’agis selon la procédure des plaintes ordinaires. Si vous persistez dans votre attitude, nous passerons à celle des plaintes extraordinaires. Des années de prison, monsieur ! »

Je comprenais que j’allais trop loin. On ne pousse jamais le bouchon sans prendre le risque de dénaturer le vin. Je n’agissais pas comme un plaisantin, mais comme un voleur. Je voulais garder cette momie. Je considérais qu’elle m’appartenait. Peut-on concevoir plus triste folie ? J’insistai :

« Votre momie m’est une parfaite inconnue. Je vais me plaindre. Ordinairement ou extraordinairement, c’est mon conseil qui en décidera. »

C’était dit. J’avais franchi la limite au-delà de laquelle il n’est plus permis de se rétracter. La patience du policier connaissait cet usage. Il se renfrogna. Il avait d’épais sourcils.

« Puisque vous le prenez comme ça, dit-il d’une voix sereine et presque moqueuse (il savait qu’il était vainqueur et que je me montrerais moins arrogant une fois la sentence prononcée), je vais vous confronter au témoin…

— Au témoin ! Il y a un témoin ! Mais, monsieur, vous n’avez pas joué fairplay ! Ah si j’avais su qu’il y avait un témoin, je… je…

— Il est trop tard. Suivez-moi ! »

En fait, on me poussa. J’entendis les craquements de la momie qu’on replaçait sans doute dans son emballage. Je ne l’avais pas déballée. J’avais entendu une voix. Je n’avais rien fait de mal jusqu’à ce triste mensonge. Je ne comprenais plus pourquoi je tenais tellement à conserver cette momie. Il ne m’était jamais arrivé une telle chose…

« Vous avez pourtant arraché le cœur de votre mère…

— Elle était morte ! J’étais enfant ! Je voulais savoir ! »

Mouais… La pièce où commença le troisième et dernier acte de la tragédie portant mon nom était un bureau de fonctionnaire. On lia les menottes à ma chaise. Un policier tenait ses mains suspendues au-dessus d’un clavier, les yeux fixés sur l’écran qui éclairait son visage couperosé. On entra. C’était le policier du deuxième acte. Il céda le passage à une jeune femme que j’aurais bien violée. Elle portait une robe printanière comme je les aime, légère et courte. De blonds cheveux coulaient sur ses épaules nues. Le policier lui offrit une chaise. Elle montra ses jambes, cambra ses reins… Le grand jeu, quoi. Une poupée.

« Est-ce que vous avez vu la momie sur le paillasson de ce monsieur ? » demanda le policier.

Le clavier crépita. Le disque dur ronflait.

« Oui, dit-elle. J’habite deux portes plus loin. J’avais ouvert à cause du bruit de pas.

— On marchait donc ?

— C’est ce que j’ai entendu.

— Pouvez-vous évaluer le nombre de personnes qui marchaient ? Vous ne les avez pas vues marcher… ?

— Non. Quand j’ai ouvert la porte, j’ai vu la momie assise sur le paillasson de ce monsieur…

— Il n’y avait plus personne dans le couloir…

— Personne. Ensuite ce monsieur a ouvert sa porte.

— Était-il surpris ? N’est-on pas surpris chaque fois qu’une momie s’assoit sur votre paillasson ?

— Ah pardon ! m’écriai-je. Une momie ne s’assoit pas. Celle-ci était en position assise avant d’être déposée sur mon paillasson. Vous l’avez vue s’asseoir peut-être ? »

J’avoue que ça m’embêtait de parler comme à une si jolie fille, mais je devais penser à moi, à mon avenir, à ma liberté. Elle ne m’avait pas regardé. Le policier avait l’air satisfait. Il l’était depuis qu’il avait compris que je ne pourrais pas gagner. N’avait-on pas trouvé la momie dans mon appartement ? La procédure extraordinaire autorise la fouille des lieux. Ah si je m’en étais tenu à l’ordinaire. Mais il était trop tard pour reculer.

« Que s’est-il passé ensuite ? poursuivit le policier.

— Ce monsieur a rentré la momie chez lui.

— Vous en êtes sûre ?

— J’ai des yeux pour voir !

— Quel rapport entretenez-vous avec cette momie ?

— Aucun ! »

Le policier flatta longuement l’épaule nue de la témoin. Elle frissonna, mais elle obtint sans difficulté la permission d’allumer une cigarette et aussitôt son visage reprit des couleurs. Je l’impressionnais. Elle avait demandé au policier s’il n’était pas prudent de déménager après un pareil témoignage. Elle n’avait jamais été impliquée dans un trafic de momies. Elle ne savait même pas que ça existait. Le policier n’arrêtait pas de caresser cette épaule qui frissonnait toujours, mais pour d’autres raisons.

« Ce monsieur n’a jamais agressé un être vivant, dit-il toujours satisfait. On ne l’a jamais pris qu’à entretenir des rapports malsains avec les morts.

— Vous me rassurez ! »

Ce que voulait dire le policier, c’est que j’allais déménager. En tout cas, je ne rentrerais pas chez moi. Elle, par contre, le pouvait. Elle sortit en se dandinant. Le policier sortit dans le couloir pour la regarder s’éloigner. Puis il rentra, ferma la porte et s’assit sur la chaise encore chaude.

« Il faut vous soigner, me dit-il. Vous n’êtes pas dangereux, je le sais. Mais avez-vous pensé à l’outrage que vous commettez envers cette ancienne civilisation dont les descendants sont si pauvres qu’il leur arrive de trahir leurs morts les plus anciens ?

— Si Dieu est, alors il est grand. Et s’il n’est pas, nous avons intérêt à en faire notre juge. Voilà ce que j’ai retenu du catéchisme républicain occidental… »

 

Noms et Pays

Une cinquantaine de personnes entouraient le prisonnier. Il avait les mains liées dans le dos et attendait que le meneur décide de son sort. Celui-ci agitait un couteau. Dans le ciel, le soleil formait un halo blanc au contour rougeoyant. Une rumeur descendait de la colline où ce tribunal s’était formé sans doute spontanément après la capture de celui que je devais moi aussi considérer comme un criminel. J’arrivais tout juste en compagnie du maire, un vieil ami, de sa femme et d’un étranger qui parlait une langue que je ne comprenais pas. Il s’adressait toujours à la femme du maire et celle-ci traduisait, prenant le temps d’expliquer les expressions idiomatiques. Plus bas, la mer montait. On voyait des traces de pas disparaître dans l’écume des premières vaguelettes. Quelques promeneurs déambulaient sans se soucier de ce qui se passait au-dessus d’eux. Pourtant, un homme allait mourir.

L’étranger était très bavard. Il racontait qu’ils avaient le même problème dans son pays. Les mineurs volaient dès que leurs surveillants tournaient le dos. Alors on tuait les voleurs et les surveillants. L’exploitation de ce minerai exigeait une grande discipline de la part de tous les échelons de l’entreprise. Celui qui ne comprenait pas cette nécessité n’avait rien à faire dans le pays. Soit il partait avant d’avoir des ennuis suite à un vol, soit il était tué pour servir d’exemple. Ainsi, on allait vite. On était riche maintenant. Personne ne se plaignait. On importait des produits de luxe. On n’avait pas le temps de tergiverser sur des questions de justice. Le plus simple était de se débarrasser des parasites.

L’étranger paraissait fier de venir d’un pays qui pouvait donner de gratifiantes leçons au nôtre. Il était peut-être venu pour ça. Le maire l’écoutait avec attention. Il était responsable de cette mine. Si les nouveaux règlements étaient appliqués, il allait risquer sa vie tous les jours à cause des voleurs. Ceux-ci devaient être éliminés avant de passer à l’action. « Je vous montrerai ce qu’il faut faire, » répétait l’étranger et la voix de la femme du maire semblait s’éteindre au fur et à mesure de la leçon. Moi, je n’exerçais aucune responsabilité dans ce pays. Je n’y étais que résident. Je travaillais pour la Presse étrangère et ne colportais que les bonnes nouvelles, à croire qu’il n’y en avait pas d’autres.

Il faut dire que je me la coulais douce. J’habitais à proximité de la mine, mais assez loin pour ne pas avoir à en supporter le bruit et la poussière. Le vent soufflait dans le bon sens, continuellement. J’aimais le vent. Il m’épuisait avant la fin de la journée et alors je me laissais porter par l’alcool et le rêve jusqu’à trouver le sommeil. Je suis un grand rêveur.

Chaque matin, je piquais une tête dans la mer. Je nageais aussi loin que possible, puis je me laissais emporter par le courant. Il me déposait à deux kilomètres de là, sur une plage bondée de touristes. Je vidais un verre ou deux, répondais à quelques questions au sujet de mon dernier article, puis je rentrais à pied en prenant les chemins intérieurs. Quelquefois, Gisèle me ramenait à bord de sa voiture de sport, un petit coupé rouge qui vrombissait comme un insecte. Ensuite on se vautrait dans mes draps et on finissait la matinée chez Arthur qui gère un petit restaurant dans une crique isolée qui lui appartient. Calas, le maire et malheureux époux de Gisèle, était déjà attablé. Et bien beurré. Il se faisait un sang d’encre depuis qu’on lui avait annoncé le risque qu’il prenait à conserver son poste. Il n’avait pas vu les choses arriver. Je lui en avais pourtant parlé, car j’avais voyagé dans cette zone, à des milliers de kilomètres à la ronde. Il ne m’avait pas cru. Et maintenant, il se demandait comment il allait résoudre ce nouveau problème. Des problèmes, il en avait eu de toutes sortes, et il les avait tous résolus. C’était un homme intelligent capable de mépris, le profil idéal pour piloter ce genre de projet inhumain. Il était parfaitement au courant de mes relations avec Gisèle, mais elle avait des tas de relations. Cela aussi constituait un problème, ou plutôt un tas de problèmes, mais ce n’était pas des problèmes urgents. Il pouvait remettre leurs solutions à plus tard. C’était exactement ce qu’il faisait. Notamment, s’il partait, mais rien n’était encore décidé, il partirait sans Gisèle. Il me la laissait. Il la laissait à tous ceux qu’elle mettait dans son lit. Voilà comment il était, Calas.

L’étranger s’appelait Hector. Je ne me souviens plus de son nom de famille. C’était un nom à consonance espagnole. Hector Perez ou Hector Moreno. C’était un type qui avait l’habitude de regarder la réalité en face. En conséquence de cette redoutable clairvoyance, il ne mâchait jamais ses mots. J’aimais bien ce que je considérais comme une qualité. Il n’était pas grand, mais ses épaules témoignaient d’un entraînement physique régulier. Il avait des yeux noirs cernés de noir, une peau mate et couverte de poils durs et ras. Il avait tapé dans l’œil de Gisèle. Je m’en foutais.

Les promeneurs de la plage tenaient un concile. Ils avaient reculé ensemble sur le sable et maintenant ils montraient quelque chose dans la mer. J’essayais de voir moi aussi mais à part les vagues et quelques épaves de bois, il n’y avait rien de particulier sur l’eau. Un jour ordinaire. Sauf pour eux. Ils insistaient, reculaient ensemble, montraient et n’arrêtaient pas de parler. Si le vent avait soufflé de la mer, on les aurait entendus. Mais je n’entendais que la voix d’Hector et celle de Gisèle qui traduisait, de plus en plus secouée par ce qu’Hector disait. Je suis descendu. Je voulais savoir.

« La mer monte, me dit un des touristes en avançant de quelques pas.

— Normal, dis-je en riant. C’est l’heure. Vous ne consultez pas la carte des marées chez Arthur ? Vous n’êtes pas d’ici…

— Non. Mais c’est étrange… Elle n’arrête pas de monter. On ne l’a pas vue descendre depuis hier.

— Vous n’avez pas bien regardé. »

J’étais fier de ma réponse. Je suis remonté. De l’autre côté, le contremaître était en train d’ouvrir le ventre du voleur. Il prenait son temps, le sadique. L’autre hurlait comme un cochon. Tout le monde attendait. Gisèle dit, épouvantée : « Et s’il n’a rien volé ? » Hector répondit que quelqu’un l’avait vu voler la pépite. Dans ce monde organisé pour l’efficacité, personne n’avait intérêt de mentir, à moins d’être un voleur. On éventrait les voleurs parce que c’était là qu’ils cachaient le produit de leurs larcins. Ils avalaient les pépites en espérant que personne ne les avait vus. Le voleur avait fini de crier.

« Ils en font quoi, des pépites ? demanda ingénument Gisèle.

— Après les avoir avalées ? » dit Calas à peu près sur le même ton.

Il était vert. Sans doute se voyait-il crevé comme un chien, le ventre ouvert et dépossédé. S’il mourait un jour, ce serait juste après le voleur. On amena le surveillant. Il n’eut pas le temps de plaider. Sa tête vola en éclat. Le coup de fusil se répercuta dans les dunes. Les touristes levèrent la tête. Je les saluai.

« On ne verra rien de plus, dit Calas. Allons boire un verre chez Arthur.

— Non, dit Hector dans notre langue. Je vais aller faire un tour à la mine. Je veux m’assurer que la pépite est entre de bonnes mains.

— Voilà ce qu’ils en font, » dit Calas à Gisèle.

Hector partit en trottinant. Gisèle et Calas m’attendaient près de la voiture. Mais en bas, un touriste me faisait signe de descendre. Encore cette histoire de mer qui monte et qui ne descend pas. J’avais envie de l’envoyer balader, mais c’était une femme. Il s’agissait d’autre chose. Je dis à mes amis :

« Partez. Je vous rejoins. Je vais piquer une tête.

— À cette heure-ci ! » se plaignit Gisèle.

Mais Calas était au volant. Il démarra en trombe, soulevant un nuage de poussière. C’était la poussière de la mine, pas du sable. Je descendis.

« Une longueur, dis-je à la femme qui m’admirait.

— De quoi parlez-vous ? s’étonna-t-elle comme si elle ne m’avait jamais admiré.

— On nage jusqu’à ce rocher et on revient. Ensuite, je vous amène chez Arthur. Vous ne voulez pas connaître mes amis ? »

Elle avait autre chose en tête. D’ailleurs, les autres touristes s’étaient approchés. Je n’étais plus seul avec elle. Encore cette histoire de marée folle.

« Écoutez, les amis, dis-je comme si je donnais un cours à des crétins. La mer, c’est fait pour monter et descendre. Vous n’avez aucun souci à vous faire…

— Oui mais si elle ne descend pas… ? »

Moi qui croyais avoir répondu à la question… Je considérai alors le bord de l’eau. Il atteignait le tapis de galets. Jamais la mer ne montait aussi loin, j’étais d’accord là-dessus. Je ne pouvais pas affirmer le contraire, car plusieurs des touristes venaient ici depuis des années. Ils étaient censés savoir de quoi ils parlaient. Je n’avais pas la tête de l’emploi. Personne ne me croyait. Mais au fait, qu’est-ce que j’avais dit exactement ? Une mouette me regardait, juchée sur un rocher. Elle aussi considérait l’eau avec un drôle d’air. De quoi me faire passer pour un idiot.

« Attendons encore un peu avant de rentrer, proposa la femme que je comptais embarquer dans mon beau navire.

— C’est le seul moyen de nous donner raison, dit un des types qui l’accompagnaient jalousement.

— J’ai autre chose à faire, dis-je d’un air désolé. Mes amis m’attendent chez Arthur. »

Je suis donc allé chez Arthur. Pour aller plus vite et ménager mes mollets, j’ai traversé la mine. Les deux morts gisaient l’un contre l’autre sous le panneau où était peinte la sentence qui les avait condamnés à mourir avant d’avoir été prononcée. J’ai trouvé une voiture un peu plus loin. L’ingénieur rentrait chez lui. Il me déposerait chez Arthur, mais il ne s’y arrêterait pas. Il avait assez bu pour la journée. Des fois, il buvait vite et ensuite il devait se priver. Il avait un budget limité et pas une seule dette. Bon.

« Je vous ai vu discuter avec le maire, me dit-il en agrippant le volant à deux mains. Pensez-vous qu’ils vont élargir la question de la responsabilité aux cadres ?

— Je n’en ai pas entendu parler… je ne suis pas concerné.

— Il y avait aussi ce type venu de l’étranger. C’est lui le porteur de mauvaises nouvelles, hein ? On ferait peut-être bien de s’en charger avant d’y passer nous aussi.

— Ça ne changerait rien. Les lois sont internationales. C’est juste un pédagogue.

— Comme si on avait besoin de savoir pourquoi on meurt ! »

Chez Arthur, Calas dormait sur la table, la tête dans son assiette. Il était vraiment désespéré. C’est dans ce genre de situation qu’on commet les erreurs qui vous privent de la compagnie des hommes. Gisèle était bien partie aussi. Elle m’a entretenu sur le même sujet. J’en avais marre de parler de la mort. Moi, je faisais ce qu’on me disait. Voilà comment je profitais de la vie.

« Jusqu’au jour où ce que tu fais comme on te dit ne sera plus au goût du jour, fit Gisèle en éclatant en sanglots.

— Tu m’aimes à ce point là ? »

Voilà comme je la sors de la tristesse quand ça lui prend. Et c’est tous les jours. De ça aussi j’en avais par-dessus la tête. Je me suis envoyé une côte de bœuf à moi tout seul. Et bien arrosée. J’allais retrouver le bonheur quand la touriste réapparut. Elle était toujours aussi belle. Et obstinée.

« La mer est montée jusqu’au blockhaus, dit-elle.

— Elle n’est jamais montée jusque-là, dit le type qui était derrière elle. Je peux en parler : je viens ici depuis plus de vingt ans.

— Vous voyez, » dit la femme.

J’avais envie de la gifler rien que pour lui apprendre à ne pas gâcher mon bonheur d’être un homme comme les autres, mais tous les autres étaient là. Ils avaient envahi l’allée entre les tables et Arthur se faisait du souci. Il me regardait, les coudes sur le comptoir. Il me connaissait. Je lui ai fait deux ou trois chèques suite à un excès de mauvaise humeur passé sur des imbéciles, ou ce que je considérais comme des imbéciles. Il ne voulait pas savoir ce que signifiait pour moi le mot imbécile, mais il savait les reconnaître.

« Il faudrait prévenir les autorités, dit quelqu’un.

— Mais c’est lui, l’autorité, dit la femme en montrant le corps inerte de Calas. Il n’est pas en état de l’exercer.

— Il n’est pas le seul à avoir de l’autorité ici, dis-je comme si j’en savais plus que les autres sur ce sujet délicat. J’en connais un qui ne demande qu’à exprimer sa haine pour le genre humain…

— De qui parlez-vous ? » me dit un homme, peut-être toujours le même.

Je leur parlais d’Hector. Je savais où le trouver. C’était un homme très autoritaire. Il venait de procéder à l’exécution d’un voleur et de son surveillant.

« C’est sans aucun doute l’homme que vous recherchez.

— Conduisez-nous ! »

Arthur me fit signe que je devais obéir, sinon il s’en mêlait et me jetait dehors lui-même. En plus, cette histoire de mer qui monte et qui ne descend pas amusait follement Gisèle. Et elle avait envie de voir comment Hector se sortirait de ce problème complètement stupide. Il n’y avait rien de prévu contre la bêtise. Du moins, ce n’était pas de son ressort. Il faudrait alors chercher un spécialiste de la bêtise.

« J’en connais un justement, dit-elle en me montrant du doigt. Dites donc… Si on s’adressait directement à lui sans perdre du temps avec Hector qui n’y connaît rien non plus en marée ? »

Personne ne prêta attention à ces propos d’ivrogne. Il y avait trois ou quatre voitures dehors. Je me suis laissé faire. Le hasard a voulu que je me retrouve assis contre la femme à qui je devais cette aventure. Elle conduisait. J’étais à la place du mort. Ça promettait. Gisèle avait disparu, mais j’entendais son rire de dingue. La soirée ne faisait que commencer. Oui, on était déjà le soir. Le temps passait à une drôle d’allure. Hector nous a reçus dans le bureau du directeur de la mine. On y mettait une sacrée pagaille. Il écouta la thèse d’une mer qui monte et qui ne descend pas sans interrompre ses divers défenseurs qui se relayaient sans prendre le temps de souffler. Enfin, un silence marqua la conclusion définitive : la mer montait sans descendre.

« Je vous crois, dit Hector. Et si je vous dis qu’il y a une explication à ça… ?

— Le réchauffement climatique…

— Froid ! Une autre hypothèse ?

— La fin du monde. Le noyau terrestre se dilate. J’ai lu ça quelque part…

— Vous avez mal lu. Alors… ? Langue au chat ? »

Il avait un air menaçant maintenant. Et pas l’air de plaisanter. Même Gisèle, qui était complètement paf, comprenait qu’on avait poussé le bouchon au-delà des limites admises par une pratique judicieuse de la patience des autorités. Je l’ai attrapée par le bras avant qu’elle ne s’envole avec les autres pour servir de cibles aux chasseurs locaux et, une fois dehors, je lui ai demandé comment on faisait pour voler une voiture. Elle savait. On est rentré chez moi. Et là, sur la terrasse où elle se déshabillait pour tourner la page et commencer le chapitre suivant, j’ai vu que la mer avait recouvert le blockhaus. Ce n’était jamais arrivé, foi de voyageur. À cette heure-ci, la marée n’aurait pas dû dépasser le rocher d’en face qui servait de repère au pêcheur. On n’assiste pas à ce genre de spectacle sans se poser la question de savoir pourquoi. Gisèle était nue dans le hamac, un verre à la main pour continuer le voyage en bonne compagnie. J’ai descendu quelques marches. Il y avait un tas de mouettes sur les flans des dunes, toutes tournées vers la mer. L’odeur des corps qu’on brûlait dans le four crématoire de la mine tournoyait dans l’air sans les déranger. D’habitude, c’était au-dessus de la mine qu’elles voltigeaient. Il y en avait des centaines, immobiles et silencieuses. J’ai commencé à croire à cette histoire. Et au lieu de finir la nuit avec Gisèle, je l’ai écrite, cette histoire, et voilà ce que ça donne : « Une cinquantaine de personnes entouraient le prisonnier. Il avait les mains liées dans le dos et attendait que le meneur décide de son sort. Celui-ci agitait un couteau. Dans le ciel, le soleil formait un halo blanc au contour rougeoyant. Une rumeur descendait de la colline où ce tribunal… »

 

Factotum

Il est arrivé quelque chose d’étrange à Cadis, la ville où ma famille réside depuis le grand Siècle. Ce fut un port de la plus grande importance en ces temps où la conquête de l’inconnu promettait une évangélisation universelle. Aujourd’hui, nous recevons quantité de touristes plus attirés par notre soleil et nos plages de sable blanc que par notre passé finalement impérial et donc peu apprécié des amoureux de la paix. Notre maison, celle de mon père qui la reçut de mon grand-père et ainsi de suite, élève son honnête façade sur la grande Promenade dont le quai est aujourd’hui le port d’attache d’une multitude de commerces florissants, dont celui que j’ai l’honneur et le plaisir de piloter. Je vends de tout. Ma femme, Erica, s’occupe du client. Moi, je ménage comme je peux nos relations avec les fournisseurs et autres maîtres de la balance nécessaire. Nous logeons au-dessus, sur trois étages convoités. Nous n’avons pas d’enfants, pas de domestiques non plus. Mais nous employons à la tâche le plus fameux factotum de Cadis, Arapeta. Demandez-lui ce que vous voulez, il le fait. Dans les limites de ce qu’on peut imaginer comme travaux ménagers, bien sûr. Avec quelques extensions dans les domaines des techniques domestiques plus pointues que la lessive ou le briquage des sols. Mais ce qui caractérise le plus Arapeta, c’est son amour infini pour la pêche. Il possède même une barque. Je pourrais vous raconter comment il l’acquit, mais nous sortirions de notre sujet, ce qui ne convient pas aux bonnes conversations. Limitons-nous à évoquer la chose étrange que je vous signalai plus haut.

Arapeta prenait la mer tôt le matin. Il était le premier à secouer l’air tranquille de la ville par l’explosion d’un pétard qui eût tout aussi bien démoli un moteur. Je ne sais pas où il les achetait, ces pétards, mais ils n’ont rien à voir avec cette histoire qui n’est pas une nouvelle de ce genre. Loin de là ! Une fois le moteur parti, en principe à la première sollicitation (imaginez l’état de mon sommeil si ce n’était pas le cas), il prenait le chenal de travers, entrait dans un boyau vert adjacent et filait vers la baie des Morts. C’était là qu’il œuvrait. Plus personne ne s’y aventurait. Non pas que nous soyons superstitieux (allons donc !), mais il n’y a plus de poissons dans ces eaux vertes que des rochers moussus fendent de leurs têtes noires et pointues. Je ne crois pas y avoir jamais vu d’oiseaux, signes que l’endroit, s’il n’est pas maudit, ne vaut rien pour la pêche.

Ce matin-là, Arapeta avait un client. Il lui arrivait de temps en temps d’embarquer un touriste curieux de voguer sur ces eaux plutôt que de les observer à la jumelle depuis la chambre de son hôtel. Pourtant, celui-là ne projetait pas de s’en laisser conter par l’imagination documentée d’Arapeta. Il voulait pêcher. Arapeta l’avait fort honnêtement prévenu, mais le gaillard, seulement vêtu de son maillot de bain et portant son attirail sur le dos, ne voulait pas en démordre. C’était un équipement de plongée sous-marine. Or, la présence d’une algue bien verte dans ces eaux condamnait l’observateur sous-marin à n’y voir que du vert. Et pendant ce temps, racontait Arapeta qui avait un sens inné du comique, lui buvait du rouge. Le touriste, en mettant le pied dans la barque, remarqua les fortes dames-jeannes qui tapissaient le gaillard d’avant. Arapeta leva l’ancre, montrant ses muscles d’acier qui, une fois de plus, brillèrent dans la lumière rasante du soleil levant. Il se levait à peine. Arapeta en fit une plaisanterie que le touriste, un certain Oblago, ne comprit pas. Il réglait ses manomètres en tapant dessus. Arapeta ouvrit les gaz à fond et la barque, le nez en l’air et la poupe au ras de l’eau, s’engagea dans le boyau déjà vert qui menait directement à la baie des Morts, la bien nommée. Cette particularité géologique devait son titre à un lointain naufrage. Plus de cent touristes y avaient perdu la vie ou, comme on dit ici, gagné la mort. Avant ce triste évènement, la baie ne portait pas de nom. On l’appelait la baie, tout simplement parce qu’il n’y en avait pas d’autres à des milles de là. Après ce tragique naufrage, l’eau a été envahie par des algues microscopiques vertes aux propriétés inconnues pour l’instant malgré les recherches universitaires en cours. Même les poissons ont foutu le camp. Mais, selon certains plongeurs, le fond recèlerait des trésors du genre minéral. Depuis que l’un d’eux était remonté avec une pépite, le nombre de plongeurs attirés par cette aventure avait sensiblement augmenté. N’allez pas croire qu’ils se bousculaient. En général, une fois au milieu de la baie, ils ne plongeaient pas. Et ceux qui avaient plongé revenaient bredouilles. On ne retrouva jamais le premier plongeur, celui qui avait trouvé une pépite. Heureusement pour lui. Ce qui ne m’avait pas empêché de rebaptiser notre vielle boutique (anciennement La sirène) en La pépite du plongeur fou. Une fameuse idée car, n’est-ce pas, si tout le monde sait ce qu’est une sirène et par conséquent ne cherche pas à se renseigner (ce qui est bon pour le commerce), ne pas poser la question de savoir qui était ce plongeur, pourquoi il était fou et à quoi ressemblait cette pépite — faisait de vous un client pas ordinaire du tout. Mais là, je m’éloigne du sujet de notre conversation qui, si vous le souhaitez, pourra faire l’objet d’un débat quand j’aurais donné le signal de la fin de l’histoire, laquelle correspond à la fin d’Arapeta lui-même.

Personne ne sait ce qui s’est passé là-bas ce matin-là. Le fait est qu’Arapeta rentra sans son touriste. Madame Oblago attendait anxieusement sur le quai. De loin, elle vit bien que monsieur Oblago n’était plus dans la barque. Or, elle avait vu celle-ci prendre le chemin de la baie des Morts. C’était d’ailleurs là que son mari voulait plonger. Ils s’étaient disputés à ce sujet, car madame Oblago croyait que la rumeur reposait au moins sur un fond de vérité, ce que monsieur Oblago n’entendait pas. Il était parti de mauvaise humeur. Et depuis, elle pleurait, arpentant le quai en parlant de malheur. Il était arrivé. Elle s’effondra dans un tas de cordages et il fallut deux hommes solides pour l’en dépêtrer tellement elle s’y accrochait. Plus loin, Arapeta racontait « comment ça s’était passé » :

« Bien. Comme d’habitude. Il a plongé et il n’est pas remonté.

— C’est tout ? dit le capitaine du port.

— J’ai attendu une heure. Il avait une heure d’air comprimé. Je ne pouvais tout de même pas m’inquiéter avant !

— Tu aurais mieux fait, dit le capitaine. Je doute qu’il remonte jamais par ses propres moyens. Où en est la marée ? »

La discussion continua en termes techniques qu’Arapeta n’était pas en mesure de comprendre. Il connaissait la mer, mais de manière intuitive. C’était l’expérience qui l’avait formé, pas les discours. Il consulta sa montre. Et fit signe au capitaine, qui ne lui accorda pas son regard, qu’il avait rendez-vous sur un chantier pour des travaux d’assainissement. Il mit son baluchon sur l’épaule et, jetant un œil sur la barque qui était bien amarrée, il se dirigea vers la Promenade, car il avait soif. Mais quand il arriva sur la terrasse du Papagayo, on l’y attendait. Il dut raconter.

Arapeta aimait raconter. Il aimait mentir ou, si aucun mensonge ne lui venait à l’esprit, il mettait tout son amour pour la littérature dans l’invention de la vérité. On lui reconnaissait ce talent. Il but abondamment et remis son rendez-vous à plus tard.

Mais quand il arriva chez lui (il habitait dans une ruelle du vieux quartier), un policier l’attendait dans le hall d’entrée de l’immeuble. Il se regardait dans le grand miroir qui accompagne toujours les locataires et les visiteurs quand ils rentrent, sortent ou s’arrêtent pour faire autre chose. Arapeta sut tout de suite que c’était un policier. Un de ceux qui agissent en vêtements civils, avec leur arme de service sous l’aisselle. Eut alors lieu le dialogue suivant :

« Monsieur Arapeta… ?

— Lui-même. Je vous salue.

— Je vous salue moi aussi… J’ai…

—… « quelques questions à vous poser »… C’est toujours comme ça que ça commence dans les romans policiers.

— Ceux que vous lisez… parce que les autres…

— Vous avez raison. Je vais lire les autres… mais m’en laisserez-vous le temps… monsieur… ?

— Gracet. Je suis…

— Posez donc votre deuxième question…

— Madame…

— Oblago, I presume… ?

— Madame Oblago porte plainte pour…

— Homicide. Mais ce n’en est pas un.

— C’est un accident, je sais, monsieur Arapeta. Mais madame Oblago…

— Si vous n’avez pas d’autres questions…

— Venez me voir demain matin à huit heures au bureau de…

— Je ne peux pas ! J’ai un rendez-vous avec…

— C’est une convocation. »

Gracet disparut. Son image persista pendant une bonne minute dans le miroir. Vous ai-je parlé du miroir ? Celui qui accompagne toujours les locataires et les visiteurs… Bon alors continuons. Monsieur Oblago gisait par le fond…

 

*

 

Non ! La baie des Morts n’existe pas. On vous a fait une blague. Vous savez (non, vous ne le savez pas), ici on s’ennuie tous les jours que Dieu fait (il paraît qu’il ne peut pas les défaire, mais tout le monde n’est pas d’accord là-dessus). Plus de pêche, plus de touristes, plus rien que nous. Ceux qui sont restés. J’ai été le premier surpris par l’arrivée de monsieur Oblago. Il existe, lui ! Enfin… il a existé. Et je ne sais pas si quelqu’un se souvient de lui. Il n’y avait pas de madame Oblago. Il est arrivé seul à bord d’une voiture décapotable, une sportive avec des roues à rayons chromés. Il n’y avait personne sur ce qui reste de l’ancien quai. Personne, à part moi. Je calfeutrais ma vieille barque. Il n’y a pas de moteur dedans. Donc pas de pétard. Et je ne sors pas tous les matins. Pour quoi faire ? Pêcher ? Il y a encore du poisson, c’est vrai. Et même trop pour les quelques bouches que je dois nourrir. Mais ici tout le monde préfère la viande. Vous voyez les moutons là-haut ? Oblago les avait longuement observés avant de descendre de sa voiture pour me demander si j’étais disponible. Comme si je ne faisais rien de toute la journée ! S’ennuyer ne signifie pas qu’on se tourne les pouces. Avec deux femmes, six gosses et un vieillard à nourrir, vous pensez si je glande ! Regardez-moi. Est-ce que j’ai l’air d’avoir à peine quarante ans ? Et quand vous verrez mes femmes, vous comprendrez aussi. L’une a trente ans et l’autre à peine vingt. Il n’y a guère que le vieillard qui fait son âge. Oblago voulait plonger quelque part au large de la crique où plus personne ne ramasse les coquillages. Je lui ai demandé s’il avait lui aussi entendu parler du galion espagnol. Il a tout de suite compris que je badinais. Mais je n’avais pas à m’en faire pour l’équipement. Il avait tout ce qu’il fallait pour plonger à cent mètres et plus. Nous, à l’époque, on plongeait en slip avec un masque et un tuba. Je n’ai jamais chassé, mais mon père possédait un trident. Je le lui ai montré, des fois qu’il ait envie de l’acheter pour décorer un mur. Il l’a regardé sans le toucher. Ce qui l’intéressait, c’était l’état de la coque. Il me félicita pour le bon entretien. Est-ce que je pouvais être prêt pour dans deux jours ? Je lui ai dit que oui. Ça valait la peine comme travail, je vous prie de le croire. Il m’a payé d’avance. Le lendemain, je l’ai cherché pendant deux heures. Je savais qu’il était mort. Mais pas de traces de cet hurluberlu. Je ne savais même pas ce qu’il cherchait. J’ai fouillé dans la boîte à gants de sa bagnole et j’ai amené ça au bureau de police. Gracet, qui est un lointain cousin, m’a regardé d’un air étrange. Il me dit :

« On a un cas similaire… Ça s’est passé l’an dernier. T’es pas au courant ? »

Je me fiche des nouvelles du pays. Les uns vivent bien, les autres mal. Les détails ne me passionnent pas. Un touriste était mort l’année dernière en plongée. Mais pas comme on vous l’a raconté. La seule chose de vrai dans ce récit à la noix, c’est mon nom, Arapeta. Et celui-là était mon cousin germain. Seulement il n’est plus là pour vous le dire. Il s’est suicidé tellement on l’a emmerdé après cette histoire. C’est Gracet qui me révéla deux choses ce jour-là, le jour où je lui ai remis les papiers d’Oblago trouvés dans sa voiture : 1) le type qui était mort noyé l’an dernier s’appelait aussi Oblago ; 2) mon cousin germain s’était suicidé parce qu’on l’accusait de l’avoir noyé. Je n’en revenais pas. Gracet m’a demandé d’attendre. Il envoya quelqu’un pour voir la voiture d’Oblago. Moi, je suis resté assis dans le bureau pendant une heure. Je savais que les ennuis ne faisaient que commencer. Deux Arapeta et deux Oblago. Gracet voulait comprendre ça. Il est revenu au bout d’une heure avec des nouvelles. Il dit :

« Je ne sais pas si tu me racontes des histoires, Arapeta, mais on n’a trouvé aucune voiture.

— Vous avez pas demandé à ma femme ? Elle vous le dira !

— Tu n’es pas marié, Arapeta… Il n’y avait personne là-haut. Et ta barque est échouée depuis l’an dernier. Tu n’en feras plus rien. »

On m’a changé de pièce. Celle-là était à peine meublée : une table, une chaise. Rien d’autre. On m’a apporté à manger. Je savais qu’il faisait nuit parce qu’il y avait un vasistas. J’avais fini de manger quand ils sont entrés avec ce boutiquier, le gérant de La pépite du plongeur fou. Il n’est pas marié lui non plus. Et le fou, c’est lui. Pour la pépite, il ne l’a pas encore trouvée. Gracet tenait une chaise. Il la posa en face de celle que j’occupais, de l’autre côté de la table. Ce type s’appelait Pepito. Vous comprenez ? Il faut comprendre : le fou du plongeur fou. Et sans le plongeur, parce qu’il n’y a pas de Baie des Morts. Des histoires, tout ça. Cependant, d’après Gracet, il y avait deux morts : Oblago et Oblago. Était-ce la même personne ? Il n’était pas idiot de penser que le premier Oblago ne s’était pas noyé, contrairement à ce qu’avait dit mon pauvre cousin Arapeta qui s’était contenté, le plus honnêtement du monde, de témoigner de ce qu’il avait vu : un type plonger et ne pas revenir. On pouvait supposer qu’au lieu de remonter à la barque de mon cousin, il avait filé à l’anglaise par la côte. Pour quelles raisons ? Personne ne le savait. Il n’y avait pas de madame Oblago. Ni même une Erica dans le lit de Pepito. Tout ça, c’était peut-être compliqué, mais c’était du flan.

On est parti sur cette hypothèse : mon Oblago, s’il existait (sa bagnole n’avait plus d’existence officielle), était en fait le même que le premier. Mais pourquoi était-il revenu ? Il ne revenait pas exactement au même endroit mais, dit Gracet, il est allé chez un autre Arapeta.

« Il aurait été voir mon cousin s’il avait été encore de ce monde, suggérai-je.

— Ne l’a-t-il pas supprimé pour l’empêcher de témoigner d’un détail… ? dit Pepito qui commençait à s’intéresser à l’affaire, sans doute pour alimenter sa collection de contes destinés à épater les touristes.

— Mais quel détail… ? dis-je d’un air pensif. J’ai beau me secouer les méninges, je ne vois pas de détails dans le genre.

— Mais tu n’es pas le bon Arapeta ! gloussa Pepito.

— Vous commencez à me les casser tous les deux ! » grogna Gracet.

Pepito n’avait pas mangé depuis le matin. On lui apporta de la soupe, parce que j’avais englouti tout le reste, pain y compris. Il rouspéta, mais il avala jusqu’à la dernière goutte. Et sans se gêner pour faire des bruits incongrus. Je ne suis pas comme ça, moi. Je me tiens devant les autorités. Je ne suis plus moi-même. Gracet réfléchissait sans cesser de nous écouter. Et je me demandais s’il arriverait à comprendre que Pepito et moi nous ne parlions pas des mêmes choses. On n’a jamais été d’accord. Et j’ai toujours envié sa chance d’héritier. Il aurait pu se contenter d’être un rentier, mais non ! Monsieur Pepito voulait faire comme son père : vendre des babioles et des bobards aux touristes. Qu’est-ce que mon cousin leur trouvait, à ces gens-là, pour rester vivre avec eux ?

Le lendemain, il fallut se rendre à l’évidence : Oblago était introuvable. On avait ratissé la zone. Si je disais vrai, le corps ne pouvait que dériver vers la Baie des morts, là où l’eau est verte à cause d’une invasion d’algues microscopiques. Elle existait donc, cette baie ! Mais j’avais tellement l’habitude des mensonges de Pepito que je n’y croyais plus. Je veux dire qu’un tas de choses du genre m’étaient sorties de la tête. Gracet reconnaissait qu’Oblago avait peut-être encore filé.

« Et les papiers ? dis-je comme si je venais de comprendre. Ils ne disent rien, les papiers ?

— Pas de voiture, pas de papiers, » fit Gracet.

Il semblait découragé. Depuis un an que durait cette drôle d’affaire, il passait pour le dindon d’une farce de mauvais goût. Mais comment penser que ce pitre de Pepito en était l’inventeur ? Il inventait, certes, mais pas à ce point-là. Quant à moi, j’avais des excuses. La solitude m’avait réduit à l’état animal. Je ne savais même pas qui me donnait à manger. Chaque jour, sur la table pourrie de ma baraque, je trouvais un bol de soupe, un morceau de pain, un verre de vin et du tabac. Je m’en contentais. Alors vous pensez si j’ai sauté sur l’occasion quand Oblago (je ne savais pas que mon cousin avait eu affaire à lui un an plus tôt) m’a proposé de l’emmener au large. Il voulait plonger. II avait ses raisons. Et s’il m’a joué un tour, j’ai plutôt intérêt de me mettre à l’abri. Je ne tiens pas à finir comme mon cousin, assassiné alors que tout le monde prétend qu’il s’est suicidé. Je n’ai aucune raison de me suicider. Je me demande pourquoi Oblago ne s’en prend pas au propriétaire mythomane de La pépite du plongeur fou. Après tout, c’est lui qui a inventé cette histoire. Je le crois capable d’imaginer mon suicide. Je ferais peut-être bien de le tuer avant. Qu’en pensait Gracet ?

 

Dans et hors la Nuit

Certains vont en prison parce qu’ils ont tenté d’échapper à la misère ou à l’injustice avec les moyens de ceux à qui ils doivent leur triste situation. Ce n’est pas mon cas. J’étais plutôt verni. Pas plein aux as, mais à l’abri du besoin. Seulement voilà, j’avais de l’ambition. Et je voulais me donner les moyens de nourrir mon appétit. Jusque-là, rien que de très conforme aux usages en vigueur. Mais un plan mal ficelé a abouti à la confiscation de ma liberté et de mes biens mal acquis. Ces années de privation m’ont rendu amer. Je n’ai tué personne.

À peine sorti des murs, j’ai récompensé mon attente par quelques jours de fête. Sans exagération. Je m’étais même limité à un budget sans répercussion sur ma véritable situation financière. En théorie, tout allait pour le mieux quand j’ai éprouvé l’ardent désir de revoir Nicole. Je savais que je ne pourrais pas me passer d’elle longtemps. Six jours de bacchanales n’avaient pas réussi à me raisonner. Nicole était l’amour de ma vie. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Je l’ai toujours aimée. J’étais même allé en prison pour la sauver. Et depuis cinq ans, je n’avais plus de nouvelles de cette garce. Mais quand je suis sorti, je suis tombé sur Gatard. Il était toujours actif. Et libre comme le vent. Il m’a tout de suite parlé de Nicole. Il savait où j’en étais. Il m’a donné son adresse. Un long voyage presque au bout du monde. Je l’ai remercié et je suis allé fêter ça avec des inconnues.

Je suis arrivé par le train, sans un sou en poche. Je n’avais jamais imaginé ce genre de paysage. Je n’avais jamais cru aux décors de cinéma. Des cailloux à perte de vue. La gare était en bois vieux de cent ans au moins. J’étais seul au milieu de nulle part. Et pourtant, c’était à cet endroit que Nicole était venue jeter l’ancre.

Il y avait un cheminot dans la gare. Je suis entré. C’était une sorte de hangar poussiéreux. Un type en salopette balayait la poussière qui tombait de la charpente. Je lui ai demandé s’il connaissait Nicole. Il m’a dit oui et s’est remis à balayer sans s’occuper de moi. Je lui ai alors demandé s’il savait où elle habitait et il a encore dit oui. Il ne me restait plus qu’à me renseigner sur le moyen d’y aller sans crever de soif pendant le voyage. Le mot soif a éveillé un tas de souvenirs en lui. Mais j’étais à sec de ce côté-là aussi. Je suis sorti.

J’ai marché au moins une heure. Sans montre au poignet et sans repaire sur l’horizon, il était difficile de mesurer le temps. La nuit s’est mise à tomber. Il a fallu qu’un chien me réveille. Je dormais en marchant. En même temps, une lumière pisseuse m’a ébloui. C’était Nicole qui m’éclairait le visage. Et elle insistait, parce qu’elle ne voulait pas croire ses yeux. J’avais besoin d’une douche et d’un repas sans sel. Elle était heureuse de me voir. Oui, exactement comme si j’étais son père et qu’elle m’avait cru mort.

N’allez pas croire qu’on a couché ensemble ce soir-là. J’étais venu en partie pour ça. Et pour lui régler son compte. Mais je tombais mal : son mari était en voyage d’affaires. Il devait rentrer le soir même. Je ne savais pas si je devais la croire. J’ai attendu. Et le téléphone a sonné. C’était lui. Il avait raté le train. Il ne rentrerait que le lendemain. Avant midi. Ça me laissait le temps de respirer, sinon j’aurais précipité les choses. Je me connais.

Ensuite on a passé une partie de la nuit sous la Lune, assis sur la terrasse avec un verre dans la main. On avait un tas de choses à se dire, mais bien sûr on n’a pas parlé de ce qui était important. Elle aurait dû avoir peur. Oui, j’avais vu le vieux Simon à la gare. J’avais même parlé avec lui. Il me reconnaîtrait si je tentais quelque chose. On a fini par aller se coucher. Elle dans la chambre nuptiale. Et moi dans le salon. La maison était à la mesure d’un couple. Ils n’avaient pas prévu de faire des enfants. Qu’est-ce qu’ils foutaient dans cet endroit perdu ?

Je n’ai pas vraiment fermé l’œil. J’avais entendu la clé tourner dans la serrure de sa chambre. Ça ne m’a pas vraiment rassuré. Elle pouvait encore profiter de mon sommeil pour m’expédier en enfer où j’ai ma place réservée. Je me suis levé avec le soleil. Elle a dormi jusqu’à midi. Elle est sortie sur la terrasse où je vidais une deuxième bouteille depuis mon arrivée. Elle s’est tout de suite inquiétée parce que Gégé n’était pas là.

« Il a encore raté le train, » dit-elle en s’enfilant le premier verre de la journée.

Elle était peut-être mariée. Pendant qu’elle préparait le repas, j’ai fait le tour de la maison pour voir si je ne trouvais pas la preuve d’une présence mâle. Les hommes laissent toujours des traces, surtout s’ils résident de façon permanente. J’ai trouvé un vieux fusil dans le garage, des outils aux manches patinés et des godasses de géant. J’étais convaincu. Ou alors, c’était une mise en scène. Mais quand aurait-elle trouvé le temps de l’installer ? Il y avait un Gégé dans la maison et il était en voyage d’affaires. Et il était une heure de l’après-midi. Gégé avait raté le train. Elle téléphona vingt fois. À qui ? Je n’en sais rien. Au vieux Simon sans doute. J’aurais dû le siphonner celui-là, pensai-je en me mettant à table.

« Je vais devoir te laisser seul, dit-elle. Gégé a eu un accident.

— Ah ouais ? Merde !

— On lui a coupé un doigt.

— Il s’infectait ? Il fait chaud là où il fait des affaires ? »

Je ne sais pas pourquoi je posais toutes ces questions. Gégé était en panne dans un hôpital avec une avarie manuelle. Je pouvais la tuer maintenant et esquiver le vieux Simon si je partais dans l’autre sens. Il pouvait se passer pas mal de temps avant qu’on me cueille. Mais avant, je devais m’assurer que je ne partirais pas les mains vides. J’avais pris goût à la fête. Et je savais ce que ça coûtait. Plus cher qu’avant qu’on m’enferme. L’inflation.

Le train était à cinq heures. Si elle attrapait la correspondance à K*, elle serait à l’hôpital avant la fermeture. Elle coucherait dans la chambre de Gégé qui était sous morphine. Je ne savais pas que ça faisait aussi mal de perdre un doigt. Elle ne m’avait pas dit comment il l’avait perdu, ni si on l’avait retrouvé. Et je m’en foutais. Il était bientôt deux heures. Je disposais de moins de trois heures pour lui tirer les vers du nez, la descendre et prendre le fric dans sa cachette. Moins une heure que j’ai consacrée à la réflexion. Je ne voyais plus très clair dans mon projet. Il avait pris une drôle de couleur.

« Tiens ! fit-elle dans mes pensées. C’est Gomez. Il vient s’assurer que personne m’a violée. Gégé le tuerait !

— Qui c’est Gomez ? m’écriai-je en bavant dans ma barbe.

— C’est le shérif. Ohé, Peter ! »

Un shérif. Il y avait longtemps que je n’en avais plus vu un de près. Il arrivait sur sa moto. Il sembla s’approcher prudemment. Nicole lui cria que j’étais son frère. Et je n’ai rien dit pour le détromper. Je ne savais pas où elle voulait en venir, ni ce qu’elle s’était imaginé. Il est descendu de sa moto et s’est installé à table sans demander la permission. Il était chez lui. On a parlé du sang qui coulait dans mes veines, de ce pays qui n’était pas le mien et d’un tas de petites choses qui me poussaient sûrement dans les cordes. Je l’avais à l’œil. Puis Nicole a eu une idée :

« Dis donc, Peter…

— Ouais…

— Si tu m’amenais à la gare ? Ça évitera à mon frangin de me porter sur son dos. C’est qu’il est pas costaud ce petit ! »

On avait aussi parlé du doigt de Gégé. Et donc Peter a répondu sans hésiter. Il m’a regardé comme si j’avais quelque chose à ajouter. J’étais calme comme une bombe qui n’attend que son minuteur pour exploser. Nicole a levé une jambe de danseuse nue et Peter a mis les gaz. Je les ai regardés s’éloigner dans la poussière. Les cheveux de Nicole resplendissaient dans le soleil torride de cette après-midi d’été. Je n’avais même pas pris le temps de respirer. J’étais presque mort. Un verre m’a remis les idées en place : J’étais venu pour rien. Je ne savais même pas où était le pognon du ménage. Ni s’il y en avait. J’avais la clé de la maison, mais Peter Gomez coucherait peut-être avec moi pour en savoir plus sur mes intentions. Il se doutait déjà que Nicole et moi nous n’avions pas la même maman. Et c’est comme ça que j’ai laissé pisser l’après-midi. À sept heures, j’étais saoul. Et à dix, Peter n’était toujours pas là. Je m’étais fait des idées sur ses intentions. Ça m’arrive.

Avant de m’endormir, je me suis dit qu’il devait y avoir du gibier dans les coteaux avoisinants. Je suis retourné dans le garage. Le fusil était en état. J’avais même une gibecière en prime. J’ai rentré tout ce matériel dans la maison et je suis allé me coucher dans la chambre. Les draps avaient l’odeur de violette de Nicole.

Si vous aimez les récits de chasse, vous n’avez pas frappé à la bonne porte. De toute façon, je suis rentré bredouille. L’air était frais et le jour à peine levé. Il ne m’a pas fallu des lunettes pour voir la moto de Peter rutiler dans les premiers rayons. Il l’avait garée devant la maison. J’ai armé le fusil, comme ça, instinctivement. Et je me suis approché de la maison sur la pointe des pieds. Ce n’est pas Peter que j’ai surpris. Il était dans le garage avec deux autres types. Et ces deux types creusaient le sol avec des pelles. Un corps gisait au fond du trou. Un grand type. Et il ne lui manquait aucun doigt. Peter les a recomptés deux fois.

« Vous voulez compter vous aussi, me dit-il.

— Ça va, dis-je. J’ai compté en même temps que vous.

— Deux fois ?

— Plutôt deux fois qu’une… »

La suite est un roman judiciaire. J’en ai vu de toutes les couleurs. Rien à voir avec la grisaille des maisons d’arrêt. J’ai vécu avec plus dur et plus vache que moi. J’ai payé le prix fort, mais heureusement sans bavure. J’avais près de soixante-dix ans que je suis sorti avec un bracelet à la cheville. Nicole devait en avoir deux de moins. Dire que je lui devais mon existence ! Enfin, ce qu’un pauvre type comme moi pouvait en penser et en dire si on le lui demandait. Et je me suis remis en route. Adieu bracelet et promesses de bonne conduite.

Le vieux Simon était mort depuis longtemps. Mais il y avait toujours quelqu’un pour balayer. C’était une femme de l’âge du Simon que j’avais connu. Elle était aussi bavarde. Je connaissais la suite de l’histoire, mais j’avais envie de l’entendre de la bouche d’un autochtone. À deux pas de la gare, il y avait une rue, des maisons et des gens qui ne s’intéressaient pas à moi. Je n’avais plus l’âge d’inspirer les bonnes questions. Et à part ma fugue, je me conduisais encore comme un honnête homme. Je me suis installé devant un verre. Toute ma vie foutue à cause d’une garce. Et c’était tout ce que j’avais à dire. Il y en a qui ont rendu des services à la société, même pas grand-chose, et qui peuvent crever sans avoir honte d’eux-mêmes. Je ne parle pas de ceux qui s’élèvent au-dessus des autres. Je n’en connais pas. Mais moi, pauvre type. Rien à dire. Plus qu’à attendre. Pourtant, j’en voulais encore à Nicole. Je voulais la détruire. Et je savais où la trouver.

Elle n’avait pas vraiment changé. De loin, elle avait conservé son allure féline. Mais de près, sa peau ressemblait à celle d’un vieux sac qu’on ferait mieux de mettre au rebut si on ne veut pas perdre son contenu pendant le transport. Je pensais à ça parce qu’elle ne m’avait pas reconnu. Elle ne soupçonnait rien. Elle me prenait pour un vagabond. Elle est entrée dans la maison et, une minute plus tard, tandis que je regrettais de ne pas entrer moi aussi pour l’empêcher de s’emparer d’un fusil, elle est ressortie avec une assiette et un verre. C’est drôle de se retrouver en face de quelqu’un qui ne vous reconnaît pas. Surtout si on est venu pour tuer, pour tenter d’effacer le passé de cette sordide façon. Je n’effacerais rien, je le savais. Au contraire, j’ajouterais un épisode, peut-être l’avant-dernier avant une exécution capitale. Elle n’avait pas de fusil dans les mains et je considérais ce détail comme la preuve qu’elle ne me reconnaissait pas. Mais comment aurait-elle agi si elle m’avait reconnu ? Comment réagirait-elle dès que je me serais fait reconnaître ?

J’ai avalé le contenu de mon assiette sous son regard compatissant. Elle est même retournée dans la maison pour remplir le verre. Et j’ai attendu encore avec l’idée qu’elle me mentait et qu’elle allait revenir avec un fusil à la place du verre et du plomb pour remplacer le vin qui me montait à la tête. Et je demeurais immobile, comme si j’étais venu pour crever de cette façon, de ses mains et parce que c’était ce qu’elle avait décidé. Ou alors elle avait téléphoné à Peter Gomez et il viendrait pour me ramener d’où je venais.

Le deuxième verre était encore meilleur que le premier. Je pouvais comprendre pourquoi j’attendais : je n’avais que mes mains pour tuer. Mais comment expliquer son attente ? À quel moment me demanderait-elle de partir ? Me tirerait-elle dans le dos ? Elle n’était plus toute jeune elle non plus. Elle aurait du mal à descendre les marches de la terrasse et en même temps viser et tirer sur ma vieille carcasse. Voilà à quoi je pensais en avalant le deuxième verre. Et je ne savais toujours pas si elle m’avait reconnu. En plus, je commençais à apprécier la situation. Soit elle en savait plus que moi, soit je repartais sans rien changer.

Peter Gomez n’est pas venu. Nicole n’a pas pointé son fusil sur moi. J’ai décliné son offre de coucher dans le garage, à l’endroit même où elle avait enterré le corps de Gégé. À cette époque, elle n’avait pas prévu ma visite. Elle avait changé ses plans. Et elle avait réussi à convaincre mes juges. Et maintenant, alors que le soleil déclinait sur les coteaux, je ne savais toujours pas ce qu’elle avait dans la tête. Mes mains tremblaient. Je me suis éloigné sur la route. Elle a longtemps laissé la porte ouverte pour m’éclairer. Puis je suis entré dans la nuit.

 

Clavileño

Trente ans et plus que je n’avais pas revu mon unique frère. Il avait réussi dans la vie. Notre père m’a répété cette nouvelle à la veille du jour de sa mort. Je me souviens du regard éperdu de ma mère en entendant ces mots. J’étais venu pour faire comme les autres. Et je n’ai plus revu le vieux. Je crois qu’il est mort dans l’après-midi. On mangeait des pommes, Lucile et moi, dans le verger familial. Il n’était plus question de revoir ce corps, malgré les yeux fermés. On a subi les rituels et on est rentré chez nous.

Ce n’était pas aller bien loin, mais j’ai eu l’impression d’un voyage. Je ne les reverrais plus. C’était décidé. Ma mère pouvait crever de chagrin. Mon frère pouvait me maudire. Tous les bruits pouvaient courir sur mon compte. Je m’en moquais. J’avais envie d’être seul. Lucile m’a quitté six mois après.

Alors ce jour-là, je craignais de la rencontrer chez mon frère. Ils avaient continué de se voir et d’entretenir des rapports amicaux. Edith, la femme de mon frère, était la sœur de Lucile. Je n’en savais pas plus. Mon frère m’avait écrit une longue lettre pour me dire qu’il était sur le point de découvrir le secret de la vie éternelle. Il voulait m’en faire profiter. Cela devait rester un secret de famille. Nous construirions un empire secret. Nous régnerions sans que personne n’en sache rien. Il fallait donc signer un pacte. Adrien ne voulait pas me priver des avantages de la principauté. Il était, cela va sans dire, le premier de ces rois empereurs. Il avait même déjà conçu le blason de cette unique dynastie : un glaive ou un poignard était planté dans le sable jaune. La formule héraldique était illisible. En effet, l’écriture de cette lettre, au début très soignée avec des pleins et des déliés à l’ancienne, prenait vite une allure de traces de pattes de mouche. À la fin, les mots avaient laissé la place à un filet d’encre.

J’aurais dû éprouver de la compassion. Ou la joie du vainqueur. Et me soucier de l’héritage qui me revenait toujours. J’en avais laissé la jouissance à ce frère qui occupait un « poste » dans l’administration de je ne sais quelle autorité suprême. J’ai remis la lettre dans son enveloppe sale et je suis sorti pour prendre l’air. Le canal était gelé. L’herbe craquait sous mes pieds. J’aime les bruits de la solitude, surtout quand on s’en va. Je n’irais pas bien loin, comme d’habitude. Le chemin de halage disparaissait dans l’ombre d’un pont. J’ai fait demi-tour.

J’ai réservé ma place de voyageur le soir même. L’excitation provoqua des soliloques qui me privèrent de sommeil. Le lendemain matin, épuisé par ce combat contre les forces de la joie (finalement), je suis monté dans un train en partance pour les lieux de mon enfance. J’ai voyagé en compagnie d’un chien et d’une dame qui aimait ce chien plus que l’humanité qui s’était montrée injuste envers ses inventions. Elle me récita un de ses poèmes. Je la félicitai, rendant ainsi hommage à tous les vivants de ce monde.

Edith m’attendait sur le quai. La neige tombait à petits flocons et s’accumulait sur son chapeau en forme de plat avec un oiseau rôti dedans. Je dus embrasser ses joues froides à travers le tulle noir qu’elle ne souleva pas de crainte d’exposer ses joues à la froidure. Elle était toute de noir vêtue. Je crus que mon frère était mort. Elle leva la main et la secoua en signe de saturation nonchalante. Nous entrâmes dans sa petite voiture sans volant et nous laissâmes transporter jusqu’au château.

Rien n’avait changé. On avait même retouché mon portrait pour le vieillir, car j’étais encore adolescent quand j’entrepris de fuguer. Nous gravîmes les marches du perron, elle devant. Elle avait conservé son popotin de cocotte. Je n’y avais jamais touché. Le hall d’entrée était parcouru de tous les courants d’air imaginable. On ne chauffait pas cette partie de la demeure, car on n’y habitait pas.

« Mais j’ai voulu te montrer que rien n’a changé. »

Nous n’empruntâmes pas le grand escalier qui se divise de chaque côté d’une statue de Minerve. Une porte dérobée nous avala. Je suivais toujours, ma valise à la main. Nous marchions sur un tapis déroulé tout le long d’un couloir sans fin, celui de nos jeux périlleux du temps où nous ne savions pas que nous finirions par nous haïr. Nous ne touchâmes pas le fond de cette espèce d’abîme. Un rectangle de lumière nous invita à bifurquer à angle droit. Et cette porte se referma derrière moi. L’homme qui tenait encore sa poignée était mon frère, le grand Adrien VIII, car sept autres avaient vécu avant lui, sans toutefois dépasser l’état de baron.

Trente ans de plus s’étaient accumulés sur cet homme court sur pattes, étroit dans le sens des épaules et fort épais de profil. Il ne me ressemblait pas. Nous nous reconnûmes sans inspirer aucun bonheur à Edith. Elle était plongée dans le bocal de l’angoisse. Qu’allait-il se passer ? La conversation que nous avions entretenue dans la voiture m’avait informé qu’elle ne savait rien des projets impériaux d’Adrien. Elle se limitait à apprécier les progrès de sa folie, laquelle se traduisait en général par des comportements « clownesques ». Je n’en savais pas plus. Adrien m’embrassa. Je dus me pencher pour recevoir ses lèvres juteuses. Il profita de cette posture pour me souffler à l’oreille quelques conseils concernant le comportement que je devais adopter pour ne pas trahir sa croissance historique. Edith ne serait jamais reine.

« Le repas est servi, » dit-elle en trottinant sur les chevrons de chêne qui s’employèrent à nous accompagner de craquements sinistres. La salle à manger m’éblouit. Une orgie de lumière descendait du plafond. Edith me prit la main pour m’aider à trouver la table. Elle tremblait moins. Je perçus même une pointe de bonheur dans sa voix. Et au moment où mes fesses atteignaient enfin une surface dure et stable, celle d’un coussin de conception monarchique, je sus que je venais de m’asseoir à côté de Lucile.

Ses cuisses m’apparurent d’abord, saintement jointes à la sortie d’une robe aussi courte que possible. Elle me proposa sa main, car elle n’était pas encore tout à fait assise, une chose qu’elle pouvait encore faire sans l’aide de personne, ce qui n’était plus mon cas depuis longtemps hélas, Edith l’avait discrètement compris. Étions-nous heureux de nous revoir ? Je demandais à Edith s’il n’était pas possible de diminuer l’intensité de la lumière… C’est impossible, Adrien se perdrait alors dans la nuit qui affectait son regard depuis aussi longtemps que mes jambes me fuyaient. Je ne constatai aucun signe de décrépitude chez ces deux femmes. Au contraire, bien que vieillies comme il convient, elles ne connaissaient pas les limites imposées aux autres. Nous dînâmes en silence jusqu’au dessert. Adrien jubilait sans ruptures excessives. Seul le bruit de sa fourchette troublait nos consciences. C’était la première fois de ma vie que je voyais un fou. Il y a un rapport de perception entre la folie et la guerre : on n’en est généralement informé que par l’intermédiaire du spectacle médiatique. Et on en sait rarement plus, même si on lit beaucoup en dehors des heures occupées à faire comme tout le monde. Au fond, je m’étais approché de plus près pour améliorer ma connaissance du phénomène. Mais ce ne fut pas à l’instigation d’Edith, fait qui ne laissait pas de m’intriguer. Pourquoi était-ce Adrien lui-même qui m’avait attiré au balcon de son spectacle grotesque ? La suite de cette histoire allait m’en dire plus sur ses intentions.

Au dessert, comme je l’ai dit, les langues se confrontèrent soudain dans une foule de débats dont pas un ne m’éclaira sur autre chose que l’hypocrisie de la situation. Edith délirait à propos de la politique du gouvernement en matière d’éducation, Adrien parla chaleureusement des enfants qu’elle ne lui avait pas donnés et Lucile voulait savoir si j’avais enfin trouvé le bonheur, chez une femme ou ailleurs. Je me taisais, ce qui finit par se remarquer.

« Il tombe de sommeil, expliqua Edith en nouant sa serviette.

— Ah non ! s’écria Adrien. J’ai quelque chose à lui montrer. Trente ans sans se voir, vous pensez !

— Mais ne peux-tu pas attendre demain ? dit Edith qui commençait à débarrasser le couvert.

— Nous partons ce soir ! » déclara mystérieusement mon frère.

Edith versa précipitamment une goutte de son excellent calva dans mon verre encore vide, je l’avalais sans mesure et, poussé par le ventre d’Adrien, j’entrai le premier dans son cabinet particulier. Ce que je vis alors m’étonna un peu : un cheval de bois (du moins supposai-je qu’il s’agissait d’un cheval) trônait sur ses quatre solides pattes au milieu de la pièce, éclairé de face par le rougeoiement nerveux d’un feu de cheminée. Il était composé de planches et de liteaux arrachés à des caisses d’emballages comme il en existait dans notre enfance. On voyait nettement des brins de paille dorée ici et là dans les jointures. L’ensemble témoignait d’un bricolage indigne même du plus mauvais menuisier. Mais c’était un cheval. Il s’appelait Clavilègne et avait échappé aux pages circulaires du fameux don Quichotte. Je comprenais cela. Je dus pourtant m’asseoir dessus. Et comme il y avait de la place pour deux, Adrien prit les rênes. Le sommeil venait de m’abandonner sur les rives mal fréquentées de la réalité.

« Sans lui, dit mon frère en éperonnant les côtes de l’animal, je ne pourrais pas entrer dans mon empire. »

Je considérai alors le feu dans la cheminée où le bois démontrait ses qualités de combustible.

« Je l’ai construit en suivant les plans du rituel, continua Adrien. Tu vas être le premier, après moi, à mesurer la puissance de ce nouvel ordre de l’univers. »

Je me penchai alors sur l’épaule de mon frère. Il était plus petit que moi. Je n’eus donc aucun mal à m’assurer que le dispositif émergeant entre les deux oreilles du cheval n’était qu’un inoffensif bout de bois cloué sans ménagement d’ailleurs, car il était tordu et sa tête penchait elle aussi. Cependant, Adrien en actionna le mécanisme impossible. Le cheval n’attendit pas mes observations pour commencer à activer ses pattes, son cou, son museau et sans doute sa queue qui était, si j’avais bien regardé avant de me retrouver en selle, une serpillière dérobée au service. Je compris que l’intention de l’animal, encouragé par les cris de guerrier d’Adrien, était de traverser le feu pour nous conduire directement en Enfer, le seul empire que je pouvais envisager en attendant de meilleures informations sur la nature exacte de la maladie mentale qui affectait le cerveau de mon frère. Je tentai de mettre pied à terre, ne songeant qu’à me mettre à l’abri de ce que je considérais comme une tentative d’assassinat. Adrien m’en voulait à ce point. Je n’avais pas réussi, moi. Et je n’avais pas goûté aux poisons de la servilité patriotique. J’étais un homme libre. Il m’avait condamné à mourir avec lui.

Mais malgré mes efforts, mes cris et mes larmes, le cheval de bois entra dans le feu. La cheminée tout entière explosa. Un formidable vacarme envahit tout l’espace où nous galopions de concert. Le magma s’écartait pour former un chemin d’acier tandis que les sabots marquaient le rythme préliminaire d’une aventure qui n’en était qu’à son commencement. C’est en tout cas ce que je dis maintenant que je l’ai vécue.

Enfin, nous atteignîmes ce que mon frère appela l’Aleph. J’avais oublié qu’il avait nourri son adolescence des délires métaphysico-poétiques de l’Argentin. Le cheval stoppa net. Il s’immobilisa. Il redevint cheval de bois. Adrien remit le clou en place car, pendant toute la durée de ce voyage hors du temps (hum…), il l’avait tenu en l’air comme le cavalier brandit un glaive. Le feu s’éloignait lentement, élargissant le cercle concédé à notre empire. Nous mîmes pied à terre. L’Aleph n’était pas une sphère. Ce n’était rien, mais ce n’était pas non plus le produit de mon imagination. Ce n’était pas une suggestion. Je ne dormais pas. Je n’étais pas ivre. Le cheval paissait l’herbe brûlée.

« Mais… murmurai-je pour ne pas être entendu, où sont les gens ?

— Pour l’instant, ils sont dans l’Aleph. Ils n’en sortiront que quand j’aurais achevé de structurer mon empire. Les mots n’y suffiront pas. Ni ton témoignage.

— Je suis curieux de voir ça… Et tout aussi curieux de savoir ce qu’Edith a mis dans mon dernier verre…

— Du calva de quarante ans d’âge, rien de plus. En quantité si infime qu’elle n’expliquera jamais ce que tu vis en ce moment. Je ne suis pas fou. »

Vu de ce côté du monde, il ne l’était sans doute pas. Et si je l’étais, j’espérais que ça ne durerait pas longtemps. J’avais une terrible envie de sauter Lucile. De la sauter encore et encore. À l’infini. J’arpentai les lieux, mains dans le dos.

« Il est où, ton Aleph ? demandai-je car je n’avais pas perdu mon esprit de contradiction systématique, raison principale de notre vieux différend.

— Il n’est pas. Il existe seulement. C’est difficile à comprendre, mais tu ne seras prince qu’à la condition d’intégrer cette propriété unique au monde : Ne pas être et exister.

— Je n’ai jamais été fort en apagogie, tu le sais…

— Alors tu ne baiseras pas Lucile par le cul ni par ailleurs ! »

Le cheval, à ces mots, dressa son fier cou de bête surnaturelle. Il me regardait. Allait-il se transformer en tigre ? Ne dit-on pas que les tigres sont de papier avant de devenir de vrais tigres environnés de jungle ? Et, pour conclure cette urgente réflexion, ne tire-t-on pas le papier du bois dont était fait le cheval cervantesque avant de devenir mon cercueil ? Mais comment fuir si le feu reculait pour démontrer que l’infini existe bel et bien ? Je tombai à genoux dans la cendre qui recouvrait le sol, sans doute celui de la cheminée, car il était impossible que nous ayons dépassé cette réalité tangible. Adrien posa une main sur mon crâne velu :

« Ce n’est pas la folie qui te guette, Antoine, dit-il entre deux bouffées. Nous avons attendu toute notre vie, moi réussissant, et toi échouant, afin que ce moment prenne enfin la forme de l’espace où nous serons roi et prince. Enfantons ! Nous sommes les élus de la perpétuité ! On ne coupe plus les têtes aujourd’hui. On les remplit jusqu’à ce qu’elles débordent comme le vase de la patience. »

Il se jeta alors lui aussi dans l’herbe noire et la cendre, mais pas à genoux. Il tomba sur le dos, car il voyait le ciel alors que mes yeux me disaient que ce trou gigantesque n’était autre que le conduit de la cheminée et que cette fumée était encore composée des atomes de nos corps respectifs. Il arracha ses vêtements sans aucune considération morale. Il était laid, mal foutu et sa verge était trop petite pour n’avoir jamais participé à la création d’une suite à sa propre histoire. Mes enfants, je les avais semés dans tous les coins possibles du monde. Je m’étais multiplié dans l’échec. Et sa réussite le condamnait à l’exemplaire unique, sans espoir de série.

Le cheval s’approcha. Il nous lécha le nez et les parties et, tandis que mon sexe se dressait, pénétrant le conduit de la cheminée, il baissa la tête pour qu’Adrien puisse manœuvrer le clou. Ce qu’il fit. Alors le feu s’éteignit. La fumée emporta ma semence. Le cheval s’immobilisa. Adrien jeta sa couronne dans la cendre.

« Me crois-tu maintenant ? dit-il d’un air à la fois triste et satisfait.

— Je ne crois que ce que je vois.

— Tu ne changeras donc jamais ! »

Nous rejoignîmes ces dames dans le salon où elles patientaient, le nez dans une tasse de tisane apaisante. Lucile avait croisé ses formidables jambes dans les coussins et Edith en vantait doucement la jeunesse. Il était impossible que je ne susse pas avec qui je souhaitais coucher ce soir. Nous reprîmes la conversation où nous l’avions laissée.

 

*

 

Mon frère est mort à peu de temps de là. Je n’assistai pas à ses pompes. J’étais en voyage ou en fuite à l’autre bout du monde. Lucile m’envoya un message. Je répondis que je n’avais pas l’argent d’un tel retour au pays. Elle ne répondit pas. Edith me laissa tranquille. Et je rencontrai Eva. Au bout d’une semaine de conversation, elle me confia, car je m’étais ouvert à elle sans retenue, qu’elle avait vécu la même aventure avec sa sœur. Il y avait des années de cela. J’exprimai alors mon regret de ne pas l’avoir rencontrée à ce moment-là. Comment aurais-je vécu celle que m’avait imposée Adrien ? Nous aurions peut-être cherché à lui ravir sa couronne. À cette remarque, le visage d’Eva s’éclaira comme si je venais de prononcer une parole magique. Connaissait-elle d’autres personnes dans notre genre ?

« Non, dit-elle en souriant. Mais je connais des gens dans le genre de votre frère et de ma sœur. Nous sommes deux maintenant. Mais avons-nous la force de nous confronter à l’une de ces réalités ?

— Peut-être est-il plus prudent d’attendre de tomber sur des gens de notre genre. Ne dit-on pas que plus on est de fous, plus…

— Allons donc ! Vous voulez partager notre amour ! Mais je vous veux pour moi seule. Désormais, c’est avec moi seule que vous ferez des enfants. Et je ne veux rien savoir de ceux que vous avez déjà faits. »

J’ai finalement réussi. Eva était riche, très riche. Grâce à elle, je me retrouvais au sommet de l’échelle sociale. Certes, on me trouva étrange quelquefois, car il m’arrivait d’évoquer mon frère Adrien, mes enfants naturels, mon goût pour la beauté et ma tendance tout aussi naturelle à ne pas me mêler des affaires des autres. Et dans les moments de mélancolie, je me demandais si Édith avait remisé Clavilègne au grenier ou si elle l’avait jeté au feu. Lucile n’en savait rien.

 

De livre, nada

En principe, le personnage frappe à la porte du château pour demander de l’aide. Sa voiture est en panne ou il s’est perdu en chemin. Parfois, c’est un jeune du village qu’on envoie chez le comte pour le servir. Ou une jeune paysanne aux avantages en pleine croissance. Toutes les variations sont possibles. On peut même multiplier les personnages, les faire tomber du ciel, ouvrir une tombe maudite, subir des phénomènes liés au temps, à l’inconnu ou à d’autres rigueurs de l’imagination. Toute la fiction a rassemblé ses membres pour ne rien perdre de l’introduction au cannibalisme, au vampirisme et à toutes les calamités qui éloignent l’esprit des zones plus saines de la raison.

Me trouvai-je là par hasard ? J’étais assis sur un tapis moelleux, le dos au feu tumultueux d’une cheminée qui consommait des troncs entiers. La pièce était haute et sans limites visibles. Ses vitraux, haut placés, témoignaient d’une nuit noire. La table était dressée. Une volaille fumait, répandant une odeur de champignons cueillis sous les arbres de la forêt. Je savais que les arbres avaient abrité mon voyage et que ce chemin montait dans la neige et le vent. Mais personne n’était assis à cette table. Deux chaises étaient tournées vers moi. On avait poussé l’attention jusqu’à remplir mon verre, un cristal ciselé aux saignées si profondes qu’il me semblait voir mes propres cicatrices. Je devais avoir lutté. Mes bras se souvenaient de violents efforts et mon esprit bataillait encore dans une contrée hostile où des chevaux labouraient la terre de leurs lourds sabots. Je cherchai le livre. Il n’y avait pas d’autre explication.

Mais de livre, nada. Je me relevai, éveillant de vieilles douleurs. Je n’avais plus l’âge des combats. Un miroir ou la surface nue d’un bouclier me renvoya l’image d’un vieil homme à barbe grise. Oui, c’était moi, mais avec quelques décennies de plus. Je m’appuyais sur une épée au fer aussi large que mon bras. La pièce où je cherchais à me reconnaître était vaste. Le feu y entretenait une chaleur discrète et des courants d’air la traversaient. Je réprimai en vain ces frissons. J’avais faim.

La table était généreuse. On n’avait rien oublié de ce que j’aimais : viandes, vins, pains et fritures de poissons et de crustacés. L’eau me vint à la bouche. Je m’assis et, juste au moment où je portais l’écume du vin à ma bouche, une voix prononça mon nom :

« Arthur Lalilalo ? Je vous souhaite la bienvenue. Vous êtes le premier arrivé. Avez-vous procédé à cette injection ? Vous sembliez en avoir besoin. Mais je vous trouve maintenant prêt à partager ce repas avec nous… »

Un homme était assis au bout de la table. Je pensai tout de suite au comte Dracula. J’en avais vu de toutes les formes et couleurs, des draculas. Je vidai mon verre. Le vin ne tarda pas à me monter à la tête. Je n’entendis pas la suite du monologue de celui que je devais désormais considérer comme mon hôte. Un jet de sang sortit de sa bouche et remplit un autre verre qui se trouvait de l’autre côté de la table, en face de moi. La comtesse y trempa ses blanches lèvres. Elle ne dit rien, mais ne cessa pas de sourire pendant que je mordais avidement dans une cuisse à la peau croustillante comme le papier de mes songes les plus fous. Sa poitrine nue ne se soulevait pas. Une pierre précieuse pendait entre les seins.

« Arthur ! »

Je sortis ainsi de mon rêve. Cette fois, l’éclairage était électrique. Et toute la pièce se révéla. Le feu de la cheminée était un artifice. Il éclairait le visage d’une femme penchée sur lui comme si elle cherchait quelque chose dans ce dispositif lumineux. Elle avait ainsi acquis une immobilité qu’il m’était impossible d’imiter. Pourtant, je m’y appliquais, ce qui provoquait autour de moi de petits rires gênés. J’étais un homme sans passé. Celui-ci m’avait-il été confisqué ou bien l’avais-je perdu pour une autre raison ? Est-il possible d’être si on n’a pas été ?

« Vous semblez très éprouvé, me dit Octave. Vous devriez vous coucher.

— Votre chambre est prête, ajouta Sonia. J’ai pensé à la couverture chauffante. Et aussi au verre d’eau mentholée. Vous trouverez des cigarettes dans le tiroir de la table de chevet. Voulez-vous que je vous montre le chemin ?

— Prenez encore une pilule, cher ami, dit Octave. Le docteur dit que vous en avez besoin. Demain, vous irez mieux et nous retournerons à la morgue. La justice a absolument besoin de votre témoignage.

— Quel est le mystère ? » balbutiai-je d’une voix éteinte.

Sonia s’était approchée de moi. Elle m’offrait son bras. Elle portait une robe de soirée percée d’un triangle isocèle à la hauteur du nombril. J’avais déjà vu ce symbole quelque part. Signe que le passé ne m’avait pas totalement oublié.

« Je vais d’abord reprendre un peu de ce porto, prétextai-je. Je ne trouverai pas le sommeil si je ne l’appelle pas dans sa langue. Comment l’ai-je apprise ? Mystère !

— Si vous le souhaitez, dit Sonia, je peux vous l’injecter directement dans une veine…

— Sonia a été infirmière lors de la bataille de Colvaro. Vous pouvez lui faire confiance, » dit Octave qui me servit quand même un généreux porto.

Je n’avais jamais entendu parler de Colvaro, mais c’était peut-être là que j’avais vu le triangle au nombril. Et c’était celui de Sonia. Elle préparait une seringue. Je crains les piqûres. Comment aurais-je pu participer à un combat si une aiguille avait le pouvoir de m’effrayer ?

« Relevez donc votre manche, Arthur…

— Mais je suis nu ! Ils m’ont pris tous mes vêtements au tribunal…

— Vous vous souvenez du tribunal, Arthur ?

— Je crois que c’est lui qui se souvient de moi. Je suis son passé.

— Nous en reparlerons demain. Après la morgue. Sans vous, ils ne peuvent rien contre vos ennemis…

— Je les ai vaincus avec une aiguille ! »

Je ne sentis pas la piqûre. Ils enduisent l’aiguille d’une substance antalgique dont les effets s’ajoutent à celui du porto.

« Qu’est-ce que je vais devenir ? » pleurnichai-je soudain.

Je trempai la nappe de brûlantes larmes. J’éprouvais un véritable chagrin. Il y avait une raison, comme la perte de quelqu’un. Qui était la femme qui n’avait pas bougé ? Le feu artificiel illuminait son visage sans expression. Sa bouche était crispée pourtant, mais sans influence sur l’ensemble du visage qui demeurait indifférent à ce que cherchait ou voyait son regard.

« N’oubliez pas votre canne, Arthur, dit Octave. Et ôtez vos chaussures pour bien sentir le plancher sous vos pieds. Personne n’éclairera ce chemin si vos yeux ne veulent pas voir. Vous allez dormir comme jamais vous n’en avez rêvé. »

Qu’est-ce que c’était que ce charabia ? Qu’était-il arrivé pour qu’on me traite de cette façon ? Même les paroles manquaient de sens. Ma voiture était-elle tombée en panne ? La pluie tourmentait-elle ces murs ? Cette femme m’accompagnait-elle ? Il était impossible que je fusse tombé du ciel. Cela n’arrive jamais.

« Un pied après l’autre, conseilla Sonia.

— Je vais le soutenir sous les aisselles, proposa Octave.

— Je m’en sortirai bien toute seule. J’ai l’habitude.

— Comme vous voulez, Sonia. »

Ils possédaient le passé. Maintenant, je savais que Sonia avait l’habitude de moi. Elle n’entretenait aucun rapport intime avec Octave. La femme qui regardait le feu était peut-être son épouse. La femme de Dracula. La comtesse. Allais-je partager mon lit avec Sonia ? Elle semblait nue dans cette robe agile comme un animal nocturne. Mais ne me vouvoyait-elle pas ? Moi, l’ouvrier de mes heures. Moi qui me savais seul. Inaccessible même. J’étais l’invention d’un livre. Voilà pourquoi le passé avait déserté ma mémoire. Il était parti avec mes souvenirs. Le passé a-t-il un nom ? Et que se passe-t-il quand on le prononce ? Prononcer un nom, c’est appeler celui ou celle qui le porte.

« Sonia !

— Ne parlez plus, Arthur. Cela ne vous sert plus à rien. C’est fini.

— Mais demain, à la morgue, il faudra bien que je dise ce que je sais…

— À mon avis, Arthur, vous ne savez rien. Alors vous vous tairez…

— Promis ! »

Était-elle sortie ? En tout cas, la porte s’était refermée. J’avais tendu l’oreille pour entendre ses pas sur le tapis du couloir. Mais rien. Elle était assise dans le noir, hors de ma portée. La veilleuse ne trahissait pas sa secrète présence. Une lumière bleue comme le repos nécessaire. Pas une mouche dans ce rayonnement. J’agitai un mouchoir. Mais il n’en devenait pas bleu. Je n’étais pas en train d’imaginer que je m’imaginais comme l’avait prétendu ce stupide docteur. Heureusement pour eux, eux tous, mes jambes n’étaient plus en mesure de me transporter. Je me contentai de rejeter les draps au pied du lit. Personne n’y trouva à redire. J’étais peut-être seul en effet.

« Sonia ! »

Je n’avais jamais parlé aussi bas. Encore une trace du passé. Cette voix-référence qui mesure la mienne maintenant que je ne suis plus ce que j’étais. La lumière de la nuit entrait par la fenêtre. Celle-ci était fermée. Les rideaux pendaient de chaque côté comme deux hommes morts. Le ciel me parut infini malgré la complexité de ses ombres. Je sais que la complexité finit l’infini. Il n’y a rien d’absurde dans ce monde qui est complexe ou cruel selon les phases de son histoire. Je suis né de ce livre. Je l’ai écrit. En un temps où j’étais moi-même.

« Arthur… Tu parles en dormant…

— Je ne dors pas, Sonia. Je savais que tu n’étais pas sortie. Qui es-tu ?

— Je voudrais dormir. Cette journée m’a épuisée. Tu es le seul à pouvoir éclaircir ce mystère, Arthur.

— Quelqu’un est-il mort ? »

Pas de réponse, preuve que je venais de toucher la surface du passé. Je la voyais onduler comme l’eau. Les têtards pullulaient. Sonia était là avec moi, les jambes repliées sous elle, attendant que je remonte le bocal.

« Je vais te faire une autre injection, Arthur…

— Tu n’en feras rien ! Je te… tuerai !

— Arthur ! J’ai entendu ! »

C’était la voix d’Octave. Il était dans la chambre lui aussi. Mais sa voix l’occupait tout entière. Impossible de la situer. Il pouvait être n’importe où dans l’ombre. Je ne me battrais pas dans ces conditions. L’aiguille perça ma peau, une veine, ses liquides m’envahirent. Cette fois, la dose était puissante.

« Es-tu Hélène ? dis-je à la nuit de la fenêtre. Je me souviens d’une Hélène…

— Tu te souviens de tous les noms, Arthur. Mais ce ne sont que des noms. Tout le monde les connaît. On peut en dire des centaines sans respirer. C’est fou ce qu’on retient sans le vouloir. Alice. Renée. Claire. Patricia. Rolande. Dolores. Vas-tu passer la nuit à réciter ce chapelet interminable ? Ce ne sont pas des moutons ! »

Et pourtant j’ai fini par m’endormir. Encore un trou de mémoire. Un rayon de soleil m’a réveillé. Il réchauffait mon visage comme me le racontait le dernier rêve. J’ai ouvert les yeux sur la fenêtre. Le temps était printanier. Mais mon corps ne répondait plus à ma volonté. Personne n’était là pour me dire ce que j’avais à faire. On avait parlé de la morgue. Mais de quel mort ? J’ai rassemblé toutes mes forces pour m’asseoir dans le lit. J’imagine que ce travail contre moi-même m’a pris une bonne heure. Les coussins luttaient eux aussi. Je les enfonçais à coups de poing. Des plumes volèrent. Quant aux cigarettes, il y en avait dans le tiroir de la table de chevet comme me l’avait dit Sonia. J’en ai allumé une. Mon avant-bras était parsemé de piqûres bleues. J’avais dû leur en faire voir de toutes les couleurs. Je me connais. Je suis têtu comme un âne. C’est ce que je voulais dire en parlant de ces têtards avec Sonia, cette nuit. Elle avait quitté sa chaise pendant mon sommeil, sans doute à l’instigation d’Octave. Le matin, tout le monde se réunissait dans la cuisine. Décidément, le temps était si beau qu’il n’était plus question d’introduire des vampires dans les pages du livre qui m’enfantait.

La fenêtre était maintenant tout éclairée. Il y avait un échafaudage dont les poutres portaient la trace de mains. Je me souvins qu’Octave avait entrepris la restauration du château, ce qui expliquait cet échafaudage, sinon j’aurais perdu le fil de mon récit. Il avait tant souffert par le passé ! Ces trous de mémoire avaient fini par devenir un océan d’oubli. Voilà comment je voyageais. Il n’y a pas de mystère. Pas de monde parallèle. Personne d’autre ne connaît cette terre. Nous sommes seuls.

Voilà comment les idées me venaient et voilà à quoi je les utilisais. Il me fallait recommencer. Pour ça, quelques feuilles de papier et un crayon. Rien de plus. Et le silence nécessaire de l’infini. Les personnages viennent alors à moi, têtards des flaques d’eau après l’orage. Je commençais par arranger les coussins dans mon dos. Et voilà qu’au moment de me sentir parfaitement bien, la porte est secouée par un formidable coup qui l’ébranle pendant plusieurs secondes. Le bois en a craqué comme le cou d’un pendu. Ma tête a heurté le dossier du lit en réponse. J’étais à moitié assommé. Puis paralysé parce que le silence était revenu. On entendait les oiseaux, c’est dire ! La porte avait l’air intact. Elle avait sans doute souffert à l’extérieur, mais je n’étais pas qualifié pour en juger. Pendant ce temps, mon mégot creusait les draps entre mes cuisses. Je crachai dessus pour éteindre cette promesse d’incendie. C’est alors que j’ai vu ce qui se passait sous la porte.

Le sang était d’un rouge parfait. Je n’en aurais jamais imaginé de plus rouge. Il s’épanchait doucement sur le tapis. La flaque se répandit le long du mur adjacent. Une quantité de sang telle que je ne pouvais plus douter de son origine. Une tête avait explosé contre la porte. Elle s’était ouverte comme un fruit et maintenant le sang s’écoulait, poussé par les battements du cœur encore vivant. Je surveillai la vitesse d’épanchement, car je savais qu’une fois le cerveau mort, le cœur cesserait de battre. Et alors la mort aurait accompli son œuvre. J’essayais de me réconforter en me disant que c’était peut-être le chat qui, au cours d’un exercice de défoulement, s’était projeté contre la porte, brisant son crâne de verre. Mais la quantité de sang était incompatible avec un si petit organisme. Quelqu’un était mort.

Le silence était rouge. Un effet du levant, rien de plus. Qui était mort ? Sonia ? Octave ? Cette femme dont je ne connaissais pas le nom ? Il n’y avait personne d’autre au château, du moins à ma connaissance. Étais-je le suivant sur la liste ? Le deuxième ? Mais un autre bruit épouvantable m’ajouta en troisième place. Les murs en avaient vibré. Nous n’étions plus que deux. L’assassin et moi. Une pareille force ne pouvait être que celle d’un homme. Octave. Qui était-il ? Pourquoi était-ce justement dans son château que je me remettais d’un accident apparemment cérébral ? Et cette cinquième personne à la morgue ? Morte elle aussi. Je jetai un regard désespéré sur ce que je voyais de l’échafaudage à travers les carreaux de la fenêtre. Je pouvais m’enfuir si je trouvais la force d’exécuter cette dangereuse acrobatie. Avais-je été un acrobate dans le passé ? Un acrobate devenu écrivain… Cela s’est déjà vu. Mazer ibn Kalouf de Grenade par exemple. Je connaissais sa Qasida du bonheur retrouvé presque par cœur. Ses vers magnifiquement rimés revenaient me hanter. Mais dans quelles traductions ? Pas le temps d’y penser !

Je bondis hors du lit comme le tigre malade de la peste. La fenêtre fut vite ouverte, mais non sans provoquer un tremblement de la paroi. J’enjambai le rebord sans difficulté. La peur me donnait le style d’un décathlonien. Je sentais ces substances irriguer mes vaisseaux, mes fibres et jusqu’à la moelle de mes os. L’échafaudage tremblait sous mes pieds. Il n’était pas solidement arrimé aux pierres ancestrales de ce mur haut comme une falaise normande. Je commençais ma descente en me fiant à mon instinct d’acrobate. J’avais le sens de la hauteur ou je ne l’avais pas. C’était le moment de mesurer mes compétences en matière de fuite. Je glissai le long de plusieurs poutres avant de m’immobiliser, pétrifié par une peur immémoriale. La paume de mes mains secrétait le gras du suicide. Je n’avais plus de prise. Je coulissais. À l’instant même où je faillis perdre conscience de la situation, mon pied se posa sur une surface dure qui n’émit aucun son. J’ouvris les yeux. Je vis plusieurs choses, comme il est normal d’en voir quand elles se compliquent : d’abord un visage, que je reconnaissais, puis la base de la fenêtre que je venais de franchir fort inconsciemment, enfin, sous ce visage, le corps d’Octave qui se dressait sur la pointe de ses pieds pour permettre à ses solides mains d’empoigner ma chemise. Ah si j’étais tombé, ce n’eût été que de la hauteur d’un homme de la taille d’Octave.

Une fois en bas, c’est-à-dire les pieds dans la plate-bande qui fleurissait sous la fenêtre, je me mis à brailler comme un comédien qui a perdu son texte. Octave, debout devant moi, les mains dans les poches, m’écoutait sans broncher. Je savais qu’il n’utilisait pas d’arme pour tuer ses victimes. Il les projetait avec force contre des surfaces dures où leurs crânes éclataient. En même temps que je lui faisais savoir que je n’étais pas dupe, je reculais le long du mur, sous l’échafaudage où de joyeux ouvriers s’agitaient en nous observant de haut. George et Renaud arrivèrent sur ces entrefaites. J’avais gagné.

Octave n’en ramenait pas large. Il avait toujours les mains dans les poches, à croire qu’il allait changer de modus operandi. Je prévins mes amis de se préparer à intervenir. Désormais, me sauver, c’était aussi pour eux se tirer d’une mauvaise affaire. Mais je ne parvenais pas à les convaincre. Ils se laissaient influencer par ce que je ne savais plus. Je les poussais alors sans ménagement à l’intérieur du château, par la porte principale. Ils riaient comme des petits fous. Et comme le rire est transmissible par voie orale, je riais moi aussi, ce qui amusa Octave. Il nous suivit.

Nous montâmes à l’étage où étaient les chambres à coucher, et notamment la mienne. Le couloir était parcouru d’ouvriers pressés. Il y avait un attroupement à la hauteur de la porte de ma chambre, penché sur le cadavre de je ne savais pas qui encore. J’ouvris ce mur de salopettes sans ménager les susceptibilités. Un pot de peinture rouge était tombé d’une échelle, avait violemment heurté la porte et, le couvercle n’ayant pas résisté à la pression exercée sur le bidon, la peinture s’était répandue jusque sous la porte. Octave déclara qu’il ne trouvait pas ça aussi amusant que je l’étais. George et Renaud l’approuvèrent bruyamment en réclamant un verre. Sonia arriva avec sa petite boîte contenant le nécessaire à injection. Et la femme dont j’ignorais l’identité ne bougea pas un poil de sa porcelaine. Voilà comment je suis revenu à la vie. Le rire est le seul véritable orviétan.

Nous passâmes à la morgue pour la reconnaissance du cadavre. C’était bien un accident. Le médecin légiste était formel. Je pouvais passer du rire aux larmes en attendant que le rideau tombe enfin sur cette imposture littéraire.

 

 

 

Les quatre filles du docteur Hupanart

Elle n’était pas encore faite pour l’amour, mais promettait, comme disait son père, Balthazar Hupanart. Elle était couchée nue sur le dos à même la table de la salle à manger où nous nous étions réunis pour écouter et apprécier la nouvelle proposition du maître des lieux, Hupanart lui-même. Une légère toison rouge ornait le bas ventre, si légère que la fente laissait voir des lèvres tout excitées par les regards. Les seins s’arrondissaient sur une poitrine haletante. Je perçus le frémissement des membres, surtout aux épaules. La situation de ce corps livré à l’observation tenait à la fois du plaisir et de l’inquiétude. Je m’abandonnais à quelques pensées parallèles quand Hupanart, parlant pour ne rien dire, désigna du bout de sa baguette les endroits du corps de sa fille dont il était particulièrement fier, car ils étaient tout ce qu’elle avait hérité de sa défunte mère. Il ne dit pas « de mon épouse regrettée, » ce qui en choqua plus d’un. Et ce n’était pas tout :

« J’en ai trois autres, messieurs, » dit-il comme si nous ne le savions pas.

Je les avais si souvent reluquées de ma fenêtre que j’étais en mesure de les différencier même nues. Le jardin de Hupanart jouxtait le mien. Ils (nos deux jardins) descendaient vers la rivière qui alimente ici les enfances depuis toujours. Je vivais seul et désœuvré dans ma triste demeure. Je n’avais plus personne. Cette rue parallèle à la rivière (elle en suivait la timide courbe jusqu’à se jeter dans un fleuve) contenait à peu près tout ce que j’entretenais de relations. J’avais grandi avec tout le monde. J’avais compté les disparitions, les désertions et même les trahisons. J’avais, si on peut dire, l’étoffe d’un romancier. Mais je n’écrivais pas. J’attendais qu’une des filles du docteur Hupanart fût en âge de faire l’amour. La plus vieille, si on peut dire, n’avait pas seize ans. Celle dont nous appréciions en connaisseurs les promesses esthétiques en avait quatorze ou peut-être moins. Ces messieurs exhibaient la bosse de leur pantalon sans y toucher. Il était temps de passer à table.

Hupanart exhaussa alors un grand couteau de cuisine et le planta dans la poitrine de l’enfant. Curieusement, elle ne broncha pas. Nous nous regardâmes : était-elle déjà morte ? Qu’est-ce que c’était que ce mannequin si parfait qui, certes, ne saignait pas, mais paraissait en tous points conforme à l’idée que nous nous faisons de Lucille ?

« C’est du gâteau ! » exulta le docteur en tranchant nettement un sein.

Il le dévora aussitôt sous notre regard incrédule. Deux ou trois d’entre nous caressèrent prudemment les cuisses, puis ils se léchèrent les doigts. C’était bien du fondant. Je m’écriai :

« Une œuvre d’art ! »

On me regarda comme si je venais de prononcer une bêtise aussi grosse que mon ventre. Mais où était Lucille ?

« Voilà ce que je vous propose, mes amis… » commença Hupanart.

Nous nous assîmes après lui. Nous posâmes nos mains sur la table sans toucher à la pâtisserie. Lui seul mâchait. Nous étions tout ouïe, et pas que tout ouïe.

« Mes filles, dit le docteur, sont quatre comme vous le savez. Elles sont le spectacle de mon jardin, surtout autour de la piscine… »

Nous protestâmes.

« Si, si… Ne dites pas le contraire. Elles se donnent en spectacle et vous n’attendez que ça. Particulièrement notre ventru… »

Je rougis.

« Voici ce que je vous propose, » répéta le docteur.

Des cigares s’allumèrent.

« Mes filles, messieurs, se cachent… »

Nous ne comprenions pas.

« Je veux dire, messieurs, qu’il s’agira pour vous de les trouver… »

Nous commencions à comprendre.

« Elles se cachent… balbutiai-je, certes… mais quel est le périmètre des recherches ? Vous savez que je ne m’éloigne jamais de notre chère rue. Et je ne m’aventure pas plus loin que la rivière…

— Mais vous n’aurez pas à sortir de la maison, lourdaud ! »

Moi qui commençais à rêver de les poursuivre dans les prés et les vergers qui limitaient notre rue… Nous avions souvent joué à nous poursuivre. Ma corpulence naturelle prêtait à rire. Elles ne s’en privaient pas. Mais Lucille eut dix ans et nos fêtes disparurent comme par enchantement.

« Vous voulez dire que vous livrez vos filles aux recherches de sept hommes qui ne demandent qu’à retrouver le goût de l’enfance avec leurs langues d’adultes ? C’est en effet du meilleur goût ! Je m’inscris !

— Pensez-vous qu’un seul d’entre nous voudrait échapper à ce doux supplice ?

— Si… Moi ! »

Ce jeu ne me disait rien. Je fis la moue, n’osant toujours pas, à l’instar des six autres, toucher au gâteau. Hupanart était étonné par mon comportement.

« Vous avez une explication…? me demanda-t-il.

— Où voulez-vous qu’elle se cache ? grognai-je. Dans une armoire ? Dans la cheminée ? Derrière une cloison ? Sous le parquet ? Allons donc, messieurs ! Ce jeu ne durera pas cinq minutes…

— Gros comme vous êtes, vous aurez le temps d’y perdre votre souffle… »

L’assertion n’était pas fausse, en vérité.

« Il y a de cela, avouai-je, mais ce n’est pas tout…

— Parlez ! rugit le docteur.

(Je ne sais pour quelle obscure raison, il avait besoin de sept hommes pour mener à bien son expérience dont l’hypothèse échappait sans doute à nos esprits plutôt enclins à réviser nos leçons d’amour.)

— Qu’est-ce qu’on gagne ? » roucoulai-je.

Mes six compagnons d’aventure éclatèrent d’un rire franc, mais pas dépourvu d’exigence. Le docteur s’était levé. Il occupait un bout de la table, ce qui me fit tourner la tête vers l’autre bout : le couvert y était mis, mais personne n’y était assis. Qui était ce huitième personnage ? Et à quel moment interviendrait-il ? Je vous l’ai dit : j’ai une âme de romancier.

« Si j’ai bien compris, dit l’un de nous car le docteur se taisait, il y aura deux perdants. Je m’explique : nous sommes six, elles sont quatre…

— Vous ne pensez tout de même pas… ! s’écria quelqu’un. Jamais je n’ai touché à un enfant ! De ma vie !

— Pourtant, dit le docteur sans élever la voix, votre dossier dit le contraire…

— Nos dossiers ! » nous écriâmes-nous d’un seul haut cri d’indignation.

Nous nous étions levés. Nos chapeaux étaient presque sur nos têtes. Et que dire de nos pardessus ? Le docteur souriait. Il nous fit signe de nous rasseoir et fit passer la bouteille. Elle fit deux fois le tour, mais je n’y touchai qu’une fois. Nous étions pris au piège. Il ne s’agissait pas de se laisser mener par le bout du nez. Où le docteur avait-il l’intention de nous mener ? N’avions-nous pas toujours évité la prison ? Et même l’humiliation publique ? Nous étions plongés dans un profond silence. La bouteille était vide. Hupanart en ouvrit une autre. Et nous recommençâmes. À ce train, calculai-je, je buvais deux fois moins que les autres mais, après cinq ou six tours (je ne sais plus), j’avais vidé le contenu d’une bouteille, ce qui est beaucoup, même pour un géant de mon espèce.

« Soit ! dis-je en serrant les dents. Nous jouerons. À votre guise, mon cher docteur. Ainsi, vos filles… Je devrais dire vos enfants… sont cachées dans cette maison… ? Nous ne nous égaillerons pas dans le jardin, ni dans la piscine…

— Je vais même vous donner le plan des lieux, dit le docteur d’un air satisfait. Je dois jouer franc-jeu.

— Mais enfin, dit quelqu’un, quelles sont vos intentions… ? Nous ne vous devons rien et, que je sache, aucun d’entre nous n’a jamais touché à vos filles qui, j’en suis sûr, sont aussi pures que…

— Je ne vous parle pas de pureté, moi ! éclata le docteur devenu tout rouge. J’ai sous le coude de quoi vous envoyer en Enfer ! L’Enfer sur terre, messieurs ! Le pire des enfers que l’esprit n’a jamais conçu. Que diriez-vous d’un engagement ad vitam aeternam dans nos troupes coloniales ?

— Nous n’avons plus de Colonies ! rouspéta le mieux informé d’entre nous. Et nous n’avons plus l’âge de jouer avec des armes…

— Le gros est jeune, lui… »

Quelqu’un avait dit ça. Ou je l’avais entendu. Peu importe. Il y avait cependant un hic dans le projet du docteur Hupanart : je n’avais jamais touché à une de ses filles et même jamais à un enfant. Il devait bien le savoir. Alors… me dis-je avant de risquer de me tromper, qu’est-ce qu’il attendait de moi ? Je suis assez gros pour porter ses quatre filles sur mes épaules. Et sans perdre haleine comme le prétendait je ne sais plus qui. Certes, le vin m’avait troublé les sens.

« Finissons ce repas, » dit le docteur alors que nous ne l’avions pas commencé.

Et nous nous jetâmes sur le gâteau dont il ne resta plus rien en moins de temps qu’il en faut pour le redire.

 

*

 

L’ami à qui je racontais cette médiocre aventure m’avoua qu’il avait du mal à en avaler le contenu à son avis peu crédible. Je lui demandai de m’en signaler les défauts. Ainsi, si sa critique était pertinente, je ne lui en raconterais pas la suite. Il bougonna.

« Achevez-la plutôt, dit-il. Ma critique ne serait pas complète sans votre propre conclusion.

— Vous oubliez, cher ami venu de loin pour savourer les fruits de mon expérience…

— …ou de votre imagination…

— Même toutim ! Faites confiance à mon génie. Vous oubliez, disais-je, qu’en interrompant le cours de la narration, vous en êtes devenu un personnage…

— Je ne vois pas les choses comme ça ! Vous vous défilez ! Votre histoire, véridique ou inventée, est une chose. Et l’opinion que j’en ai en est une autre ! Nous n’avons jamais procédé autrement. Ne mélangeons pas les genres. Continuez plutôt… »

 

*

 

Nous étions sous la table quand le jeu commença. J’avais la conscience tranquille, comme je l’ai dit. Je ne sais pas pour les autres. Et j’étais trop ivre de boisson et de sucre pour évaluer leur degré de culpabilité et me laisser convaincre par ce qu’il en résultait de conviction et de scepticisme. On me tira par les pieds. Tout le monde était prêt. Le docteur Hupanart nous compta, pointant le doigt sur nos poitrines oppressées par les commencements anarchiques de la digestion. Le compte y était. Qu’avait-il craint, ce vieux pervers qui soumettait ses propres enfants à une expérience pour le moins scandaleuse, surtout pour moi qui n’avais jamais fauté de cette horrible manière ? Nous échangeâmes des regards inquiets. La question était-elle de savoir par où commencer ? Le docteur étala le plan de la maison à l’endroit même où le gâteau avait subi nos assauts. Les lieux étaient beaucoup plus complexes qu’il y paraissait à première vue. Deux sous-sols et pas moins de trois étages au-dessus du rez-de-chaussée où nous nous trouvions. Le tout sur cent cinquante mètres carrés, soit neuf cents mètres carrés à explorer. S’agissait-il de se partager la tâche ? Autrement dit, formions-nous une équipe ? La question, que je posai, fit sourire le docteur et interloqua mes six compagnons.

« Je crains que ce ne soit chacun pour soi, dit quelqu’un. Nous finirons par nous battre. Je n’ai jamais séjourné en prison, mais je sais que c’est comme ça que ça se finit.

— Vous êtes bien pessimiste, Arthur !

— Ou vous en savez déjà trop… Si nous commencions sans nous bousculer ?

— Nous avons six niveaux et nous sommes sept !

— Huit avec moi ! » s’exclama le docteur.

Il tapota la surface tendue de mon ventre.

« Neuf ! » dis-je pour plaisanter, mais je ne fus pas compris.

Nous nous bousculâmes. Quelqu’un roula dans l’escalier qui menait aux étages. Prévenant, j’avais emporté un morceau du plan, ce qui n’échappa point à la vigilance accrue du docteur. Il me suivit. Avait-il lui-même abusé de ses enfants ? Son épouse était-elle morte de chagrin ? L’avait-il assassinée ? Je consultai mon morceau de plan. C’était le côté Nord du deuxième sous-sol. Dans l’escalier, je dépassai ce vieil Arthur qui se plaignait d’une vive douleur aux genoux. Le docteur me suivait toujours. Arrivé au deuxième sous-sol, il actionna l’interrupteur.

« Le Nord, me dit-il, c’est par là…

— Je vous crois ! » haletai-je.

Arthur nous vit disparaître dans l’ombre. Il ne nous revit plus jamais.

 

*

 

« Vous ne vous attendiez pas à celle-là, hein, mon ami ?

— Je m’attendais à ne pas m’attendre à quelque chose que vous êtes le seul à connaître… J’avoue que ce genre d’énigme me fatigue. Je pensais m’enfoncer avec vous dans les parages inspirants de la perversité…

— Votre critique me descendra le moment venu, dis-je. Vous savourez déjà cet instant…

— N’en croyez rien ! Je ne me décide jamais tant qu’on ne m’a pas révélé le pot aux roses. C’est bien souvent décevant… J’espère que le vôtre…

— En vérité, au moment d’abandonner Arthur à la souffrance de ses genoux, j’étais loin de m’imaginer que…

— Dites-le ! Inventez si vous voulez ! Ne me laissez pas dans ma souffrance !

— Vous riez… Vous avez raison de vous amuser de mon innocence…

— Innocence ? Rien ne dit que vous n’aviez jamais…

— Jamais ! Je dus m’en expliquer…

— Au deuxième sous-sol, côté Nord… I presume… »

 

*

 

C’était l’endroit rêvé pour y entretenir une énorme chaudière. Je compris instantanément que le docteur y avait enfourné ses quatre filles. Il s’assit sur un bidon et m’invita à prendre place sur un chaudron renversé. Il allait me faire des confidences. Mais croyez-vous que je frémisse à l’idée de recevoir ces ignobles aveux ? Pas du tout. Je pensais aux six autres.

« Quel est votre projet, docteur ? dis-je de ma voix la plus claire. Je veux voir les os. Il doit rester quelque chose de ces quatre corps…

— Prenez la pelle qui est là et fouillez le feu qui est en train de s’éteindre…

— Ils sont en train de fouiller les armoires, les cloisons, les parquets…

— Je sais ! Je sais ! Mais comme je vous l’ai dit, ils ne trouveront rien.

— Sauf si Arthur a trouvé la force de nous suivre ici… Il aura entendu vos aveux et remontera pour en informer les autres.

— Pauvre gros idiot ! Ils ne le croiront pas. Savez-vous ce que c’est que de désirer un aussi bel objet que le corps d’un enfant ?

— Vous savez bien que non… Qu’attendez-vous de moi ? »

 

*

 

« Ce serait donc là le nœud de votre histoire ? me dit mon ami. Au fait, avez-vous déjà touché à un enfant, oui ou non ? Soyez sincère avec moi…

— Le docteur Hupanart savait bien que non.

— Vous vous fichez de moi ! Ce serait là, d’après vous, la raison qui a fait de vous son confident ?

— Vous oubliez que les six n’avaient aucune chance de trouver les corps tant désirés…

— Et Arthur ? Avait-il entendu les aveux du docteur ? Êtes-vous revenus sur vos pas pour le retrouver et, éventuellement, le faire disparaître ? C’est facile… au deuxième sous-sol, sans doute secret, d’une aussi grande demeure.

— Plus tard, beaucoup plus tard, quand je me suis mis à écrire cette sinistre histoire, j’ai pensé comme vous. Et j’ai écrit plus de dix histoires sur le même sujet. Sans en tirer aucune satisfaction. La vérité n’avait rien de romanesque.

— Vous allez me décevoir… »

 

*

 

Il faisait encore chaud dans la chaudière.

« Le feu est éteint depuis une bonne semaine, me dit le docteur. Mais attention tout de même à ne pas poser le pied sur de la braise. Ces feux ne meurent jamais tout à fait. Signes avant-coureurs de l’Enfer. Tenez ! Est-ce un os ?

— Je crois… C’est horrible ! m’écriai-je sans oser y toucher.

— Il est encore tout chaud.

— Pourquoi les avoir réduites en cendres ? C’est stupide. C’est bon, la chair humaine. Surtout à cet âge. Vous auriez pu en conserver dans votre congélateur. Vous avez un congélateur ?

— Trop petit… Ah ! Si vous aviez été là !

— Je ne suis pas comme ces vieux cochons, moi ! Au fait, que deviennent-ils ? Avez-vous prévu de les… » 

Je fis le geste, sous le menton, grimaçant comme si je me suicidais. Le docteur n’avait pas envie de rire. Il se baissa plusieurs fois pour ramasser dans la cendre ce qui semblait être des fragments d’os calcinés. Il les observait attentivement à la lumière de la lampe que je tenais au-dessus de lui. Je suis un ogre. Je dépasse de plusieurs têtes le genre humain. Et c’était à moi qu’il se confiait, reconnaissant qu’il était la cause d’un gâchis. Comment allait-il expliquer la disparition de ses filles ? Les vacances d’été se terminaient. On les réclamerait à l’école. Je m’inquiétais. Ma lampe tremblait.

« Ils sont six, dit le docteur. Ils agissent comme des criminels, laissant leurs traces dans toute la maison. Ils soulèvent les lames de mes parquets, crèvent mes cloisons, balancent mon linge dans les airs. Comment expliqueront-ils cela à la justice ?

— Je comprends ! Mais… »

Oui… Mais. Ou plutôt : Et. Et moi dans tout ça… ?

« Vous êtes le seul à connaître la vérité, fit le docteur comme s’il avait tout dit.

— Je suis bien d’accord, bredouillai-je (pas tranquille du tout), mais à quoi cela sert-il que je la connaisse, cette vérité ? On m’interrogera…

— Certes. Vous raconterez une histoire. N’avez-vous pas une âme de romancier ? »

Ayant prononcé cette sinistre vérité, il se mit à fouiller les cendres avec plus de conscience. Il remplit ainsi le sac de toile que je tenais dans l’autre main.

« Qu’allons-nous faire de ces os ? demandai-je d’une voix d’enfant.

— Ils ne les trouveront pas.

— Pourtant, arguai-je, il ne serait pas mauvais que la justice trouvât aussi ce genre de trace. D’ailleurs, leurs mains, à la différence des nôtres, ne porteront pas de traces de cendre…

— Laissez-moi faire ! »

Je me tus, bien décidé à inventer autre chose pour me tirer de cette affaire. Mais il n’est jamais facile de penser en même temps à deux choses de nature aussi distincte que le mensonge du criminel et l’invention du romancier.

 

*

 

« Que s’est-il passé ensuite ? » me demanda mon ami maintenant aussi angoissé que moi.

Je fondis en larmes.

 

Le point Mort

Nous commençâmes par mettre Julien à l’abri. Nous l’avions beaucoup aimé. Il était temps de ne plus éprouver aucun sentiment pour lui. Je comprends l’horreur que je vous inspire en ce moment, au moment de vous raconter les choses telles que je les ai vécues. Je ne peux évidemment pas m’exprimer au nom de Thérèse.

Je n’évoquerai pas non plus les raisons de notre commune décision. Je suppose que vos enquêteurs se sont déjà chargés de remuer cette boue que vous appelez notre passé. À vous d’expliquer, et à moi de raconter, quitte à contredire vos conclusions. Après tout, vous n’avez que des hypothèses à soumettre à votre expérience judiciaire, tandis que ma narration se fonde exclusivement sur des faits. Quant à savoir pourquoi j’en tire un plaisir esthétique, c’est encore votre affaire et celle de la société qui alimente vos inventions de justice et de paix.

Thérèse et moi n’avions pas connu la paix. Nous nous sommes rencontrés au cours d’une querelle qui agitait nos entourages respectifs. Fatigués par ces argumentations de haine, il y avait longtemps que nous ne nous battions plus. Nous assistions ensemble aux disputes, à une distance respectable des coups et des invectives. Assis l’un près de l’autre sur le mur qui séparait les propriétés de nos familles, nous n’échangions pas nos raisons, de crainte d’y trouver le prétexte d’une autre dispute. Nous n’étions animés que par le désir d’en finir avec ce désordre continuel qui empoisonnait notre existence d’enfants rêveurs.

Je sais aujourd’hui qu’il n’y a rien de moins prometteur qu’un rêve d’enfant. Rien n’est arrivé comme nous l’espérions. Nous nous étions mis d’accord sur ce qui avait quelque chance de nous réunir, physiquement ou autre. Les différences, sans doute nombreuses, ne pouvaient que nous séparer. Aussi nous contentions-nous de parler peu, de baiser beaucoup et de ne rien dire de ce que nous pensions des autres. Ainsi naquit Julien, tête blonde aux yeux verts.

Nous n’eûmes pas le temps de l’éduquer. Un an après sa naissance, Thérèse prononça le mot suicide et je lui donnai raison. Nous n’avions plus rien à espérer de ce monde, pas même un enfant hors du commun. Nous l’abandonnâmes aux soins d’une institution religieuse. J’avoue que je n’éprouvai aucun sentiment en plaçant le couffin dans la niche prévue à cet effet. Je refermai la porte et n’attendit pas que, de l’autre côté, on mît en route la procédure de charité ou de devoir civique. Thérèse m’attendait dans la voiture garée de l’autre côté du parc que je dus traverser de nouveau sous la Lune. La nuit était déserte.

Thérèse avait tracé la route et calculé le temps nécessaire pour atteindre le point Mort. Il était trois heures du matin. C’était l’été. Nous attendions ce moment depuis décembre dernier. Semaine de Noël au Jour de l’An. Nous l’avions passée dans le plus grand silence. Bien sûr, l’idée de manger Julien avait traversé nos esprits. Mais avant de le manger, il était nécessaire de le tuer, ce qui nous parut ignoble. Nous attendîmes la fin de l’hiver, traversâmes le printemps dans la plus grande morosité et enfin l’été arriva, éclatant de lumière. La mer était tranquille. Le ciel dangereux, mais en attente. Thérèse savait distinguer ces signes temporels. J’y étais moins sensible.

C’était fait. Julien était entre de bonnes mains. Il ne se souviendrait de rien. Il apprendrait peut-être le suicide de ses parents, mais toute cette histoire aurait le goût d’un mauvais roman. Il n’en tournerait pas les pages, m’avait assuré Thérèse. Il lui ressemblait tellement !

Elle conduisit jusqu’au port de plaisance où nous avions amarré notre barque. J’avais tout préparé dans l’après-midi. Le moteur, les rames, les couteaux. Pourquoi deux couteaux ? Allez savoir ce qui se passe dans nos têtes quand nous connaissons la fin de l’histoire. Nous n’embarquions pas de provisions comme d’habitude. Marcel, le gardien factotum, nota ce détail dans un coin de sa mémoire de futur témoin. « Ils n’allaient pas à la pêche, dira-t-il. Comment imaginer que… » Par contre, j’avais pris la précaution de doubler la quantité d’essence. On ne sait jamais avec la mer, les courants contraires, le mauvais temps…

Thérèse gara la voiture à un bon kilomètre du quai, en bordure de la plage. Pendant qu’elle manœuvrait, phares éteints, pour dissimuler la voiture, ce qui retarderait l’enquête (disait-elle), je contemplai la mer sous le ciel d’argent, puis l’ombre qui écrasait les villégiatures alignées sur les pentes. C’était le monde que j’allais quitter pour toujours. Ne plus revenir. Cette idée me donna enfin le frisson. Je tenais encore à la vie, je le savais. Thérèse coupa le moteur. J’étais collé à mon siège du mort, incapable de penser à autre chose qu’aux rares plaisirs dont l’existence m’avait quelquefois gratifié. Thérèse ouvrit ma portière. Elle était pressée.

Nous prîmes le chemin de la plage. Il n’était pas éclairé. Le sable nous condamnait au silence. J’eus envie de faire l’amour, mais Thérèse me parla de la mer telle qu’elle serait à l’endroit où nous nous rendions. Il ferait jour. Elle n’aimait pas les accouplements cachés. Bien sûr, personne ne nous verrait baiser au fond de la barque, une minute avant de mettre fin à nos existences par égorgement. Je tiendrais le couteau. Elle fermerait les yeux pour ne plus me voir. Et le sang jaillirait. Ensuite, moi… seul… au milieu de la mer… et le soleil comme de signe de vie… Savait-elle que je ne la suivrais pas ?

Arrivés à l’entrée du port, il fallut se tapir dans l’ombre pour observer la ronde de Marcel. Nous avions répété cette scène la veille. Et maintenant, Marcel recommençait exactement le même rite. Il apparaissait entre les ombres, tout de blanc vêtu. Cette alternance persistait encore dans mes yeux quand nous nous approchâmes de la barque. Thérèse me donna un bouchon d’aguardiente. Ce n’était que le deuxième. Elle m’embrassa longuement, du bout des lèvres. Il n’y avait pas de temps à perdre, mais Marcel déambulait de l’autre côté du port, entre les voiliers mis à sec. Le vent agitait les agrès.

Elle décrocha le bout. Je donnai le premier coup de rame en direction de l’horizon. La barque fila en silence, tout droit. Un deuxième coup de rame l’accéléra. De l’endroit où il était en ce moment, Marcel recevait le reflet triangulaire de la Lune à quelques mètres de notre trajectoire. J’avais bien calculé. Le temps, le triangle, la lumière d’argent. C’était ça, la vie, après tout. Thérèse me tournait le dos, les mains accrochées aux filins, debout face à l’horizon. Qu’est-ce que j’avais aimé ce corps !

Je lançai enfin le moteur. Maintenant, bercé par la cadence des explosions, tout se taisait. Le soleil allait se lever. Thérèse se retourna pour m’annoncer cette nouvelle. Elle avait vu le premier rayon, autre signe de vie. Elle paraissait presque joyeuse. Puis elle s’assit, laissant sa blonde chevelure au vent. À partir de ce moment, elle devenait le capitaine de notre modeste embarcation. Elle seule savait où se trouvait le point Mort.

Elle l’avait observé une première fois dans son enfance. Je n’étais pas loin. Nos familles, fidèles au rituel de la confrontation, ne quittaient pas les lieux et se laissaient envahir par la horde des touristes sans rien changer à leurs manies. Nous descendions sur la même plage. Il n’y avait pas long à parcourir. Une fois traversée la promenade, contournées les installations portuaires, la plage orientale, comme nous l’appelions, recevait nos mises en scène du quotidien sans jamais influer sur ses dramaturgies. J’attendais Thérèse, assis sur un rocher dont la pointe noire entretenait un constant ballet d’écume. Je pouvais nager jusque-là. Elle allait toujours plus loin. Et de temps en temps, elle disparaissait. Je l’ai souvent attendue plus d’une heure. Une heure comptée au rythme des vagues qui battaient les flancs du rocher, m’assourdissant, voire m’interdisant de m’entendre l’appeler. Il y avait quelque chose d’inquiétant dans ces cris inaudibles. J’avais l’impression de céder une part de moi-même au mouvement de la mer qui revenait à l’assaut du rivage, puis s’éloignait encore pour reprendre le souffle dont elle me privait. Thérèse revenait alors. Sa tête surgissait de l’écume. Je croyais la voir saigner, mais c’était la couleur des algues qui expliquait cette joie sans retenue. Je plongeais et, à l’abri d’une anfractuosité sonore, nous parlions de nos rêves. À ceci près que le point Mort n’en était pas un.

Ma faible constitution physique et, je dois l’avouer, la peur que m’inspirait cette eau, m’interdisaient de suivre Thérèse dans son périple vers le point Mort. Je la voyais s’éloigner, disparaître, revenir. Je ne pouvais pas en savoir plus. Alors c’était elle qui parlait. Et je l’écoutais pour la croire. Mes rêves, par contre, ne semblaient pas l’émouvoir. Ces histoires grotesques de monstres destructeurs ne l’amusaient pas autant qu’elles m’effrayaient. Je voulais en savoir plus, mais pour cela, il eût été nécessaire de la suivre. Mais la suivre comment ? Je n’allais jamais plus loin que la première tasse. La houle me terrorisait. Thérèse passait dessous. Le point Mort demeura pour moi un mystère jusqu’à cette nuit qui devait être la dernière de mon existence de poète raté. Le soleil se leva.

Thérèse avait les yeux fixés sur la boussole. Son bras corrigeait le cap que j’impliquais au gouvernail. Nous ne parlions pas. Je consultais nerveusement ma montre à chaque correction de la trajectoire. Le temps ne passait plus aussi vite que pendant la nuit. Le doute me titillait, à propos de l’existence du point Mort. Au fond de la barque, les deux couteaux tressautaient comme des poissons à l’agonie. Le ronflement du moteur invitait au sommeil. Thérèse dut me secouer l’épaule plusieurs fois. J’avais toujours manqué de patience.

Il était midi quand elle déclara que nous étions arrivés. Le soleil nous cuisait. Je buvais à la gourde. Elle me le reprocha, mais ne tenta rien pour m’empêcher de boire. Comment tuer si on n’a pas trouvé le moyen de dépasser l’état normal par quelque artifice éprouvé ? Elle se caressa longuement le cou. L’heure était arrivée. Je coupai le moteur et jetai l’ancre flottante. J’étais épuisé.

« Regarde ! » s’écria-t-elle.

Ma foi… ce que je vis fit mieux que m’étonner. Je crus voir passer, à peine sous la surface de l’eau, un poisson particulièrement métallique. La lumière tombait verticalement. Mais ce poisson supposé ne bougeait pas. J’étais fasciné par ce métal. Bientôt, il fut réduit à un volume ne dépassant pas le diamètre d’une perle. Sa luminosité en fut accrue. Thérèse était penchée elle aussi. Elle ne cessait de répéter qu’elle avait raison et que j’avais toujours eu tort de douter de son témoignage et par là même de sa raison. Je ne trouvai pas la force de la persuader du contraire. Je l’avais toujours crue, du temps où je l’attendais, sur le rocher battu par l’écume ou en tout autre endroit favorable à nos recherches. Mais nous atteignions maintenant le point final de notre rencontre et je commençais à peine à penser que c’était moi qui l’avais perdue, cette raison sans laquelle il n’est pas possible de vivre avec les autres. Avais-je franchi cette limite, comme j’allais dépasser celle que la mort m’imposait depuis si longtemps ? Était-ce le point Mort, cette perle métallique aux promesses infinies ?

« Je l’ai trouvée par hasard, dit Thérèse. Je nageais. Tu sais comme j’aime nager. Non, tu ne sais pas. Il faudrait me suivre pour ça. Peur ou méfiance ? Je ne t’ai jamais jugé, sache-le. Et je suis venue jusqu’ici sans toi. Maintenant que je le vois d’ici, à travers la surface de l’eau, je comprends son pouvoir de fascination. Je l’ai toujours approché sous l’eau, les yeux baignés de cette lumière solaire qui semble trouver son origine en lui et non pas dans le ciel. La nuit, il ne remplace pas la Lune. Je suis venue aussi la nuit, mon cher Adolphe, mais tu ne m’attendais pas alors. Si je t’ai bien compris, la nuit s’occupe de tes rêves. Tu es un enfant. C’est pour ça que je te confie le couteau. Le sang coulera dans cette eau. Il rejoindra la lumière. Je ne suis pas folle. »

Je n’en étais pas si sûr. Il me semblait émerger lentement d’un cauchemar, mais à côté de la puissance métallique du point Mort, la lame des couteaux me parut dérisoire. Je saisis l’un des manches. Son cuir me pénétra. Aussitôt, Thérèse ne cacha plus qu’elle était déjà morte de joie. Elle délirait.

« Rejoignons-nous dans l’eau, Adolphe ! »

Et, nue, elle plongea. Sa blancheur disparut pendant une longue minute. Le point Mort, perle rare, n’avait pas frémi. Il n’appartenait pas à ce monde, à cette eau. Ici, deux espaces se rencontraient. Thérèse n’avait secoué l’eau que de celui auquel nous appartenions encore. Je commençais à me déshabiller quand elle reparut, éclaboussant ma poitrine où le sel se mit aussitôt à cristalliser. Que ramenait-elle de ces profondeurs ?

« J’ai touché le fond de notre tombe, Adolphe, riait-elle. Un sable si léger qu’il trouble la surface.

— Mais… hésitai-je encore, la perle… euh… je veux dire… le point Mort…

— C’est ici que nous mourons tous, dit-elle en évacuant un peu de sa joie.

— Comment le sais-tu ? Qui te l’a dit ?

— Personne ! Le hasard m’a menée jusqu’ici. Le hasard seul ! Viens ! Sous l’eau, cette merveilleuse perle ne ressemble plus à la densité du soleil. C’est la mort.

— J’emporte un couteau, oui ou non ? » lançai-je.

J’étais prêt à plonger. Le couteau étincelait. Le visage de Thérèse était grêlé de ces reflets. La lumière s’y décomposait. J’avais encore du temps à perdre. Elle s’impatienta. Je plongeai. Plouf !

Les yeux fermés (ils ne supportent pas le sel), je glissai contre le corps de Thérèse, saisissant quelques poils au passage de son entrejambe. Mes pieds touchèrent le sable. Il était habité. Ces petits êtres dérangés coururent sur moi. J’avalai de l’eau. Mais la bouche de Thérèse me sauva de la noyade. Nous refîmes surface. Elle me tenait sous la nuque, rieuse et menaçante. Plus loin, le point Mort lançait maintenant des étincelles de feu qui s’éteignaient dans le nuage de sable tournoyant.

« Tue-moi ! »

Il n’était plus question d’amour, ni physique ni autre chose. Elle plaça elle-même la lame sur son cou. J’avais affûté ces lames. J’en connaissais le fil pour l’avoir éprouvé sur la pulpe de mon pouce. Qui allais-je tuer ?

Je n’eus pas le temps de répondre à cette question. Le sang s’épancha dans l’eau. Le corps échappa à mon emprise, car je m’y accrochais comme à une bouée. J’allais le rejoindre dans l’abîme. J’avais perdu le couteau. La barque s’éloignait, poussée par la brise. Un vol de mouettes s’était immobilisé au-dessus de moi. Pas un nuage dans le ciel.

Pourtant, je ne coulai pas à pic comme s’y était préparée ma bouche. Je ne tardai pas à m’apercevoir que c’était sous l’effet du point Mort. Il s’était approché de moi. Il était impossible que je fusse à l’origine de ce mouvement. Le monde auquel j’appartenais était immobile. Je venais de le tuer. Il n’était pas autre chose qu’un mort. Maintenant, c’était l’autre monde qui se mettait en mouvement. Et pourquoi ? Mais pour me sauver !

Je le vis en transparence et, sans lui appartenir, je me déplaçai avec lui. Je ne sais pas combien de temps dura cette espèce de voyage extraordinaire. Peut-être rien, si le temps meurt avec nous. Est-il donné à tout homme de franchir cette limite ? J’étais vivant. Et je n’avais pas l’intention de mourir. Il y avait bien un moyen d’expliquer la mort de Thérèse autrement que par ce que je viens de raconter. Sinon, que pouvais-je espérer de la mer ? Je remis le moteur en marche. Le point Mort s’éloigna. Je ne le quittai pas des yeux. Il disparut. Ou la perspective le réduisit à un point imaginaire. Qui sait ?

J’atteignis le port de notre chère cité balnéaire à la fin de l’après-midi. La foule qui se pressait sur le quai m’attendait. Personne ne songea à me rejoindre. Pourtant, j’avais ralenti le moteur. Il était encore possible que cet attroupement fût étranger à mon histoire, mais en principe, à cette heure, le quai était presque désert, seulement traversé par la patrouille des militaires qui veillaient à notre sécurité. Seul un évènement exceptionnel pouvait justifier ce changement des habitudes. Et plus je ralentissais, plus il y avait de monde. Il semblait que la nouvelle de mon retour se répandît. Rien à la surface de l’eau n’expliquait mieux ce fourmillement que le retour au bercail que je m’imposais dans la seule intention de tout expliquer. J’avais eu tout l’après-midi pour y penser et je m’étais arrêté à la version la plus conforme à ce que je savais de la réalité, celle que je suis en train de vous raconter et à laquelle je vais bientôt mettre un point final en attendant que vous preniez la parole au nom de la société. Ma barque aborda le ponton dont la surface affleurait la surface de l’eau. On me lança une corde que j’enfilai lentement dans l’œil de ma proue. J’avais encore besoin de réfléchir. Avouerais-je qu’en ce moment même, au moment d’en finir avec cette histoire, mon esprit veut retourner dans le champ des possibilités afin de mettre toutes les chances de mon côté ?

Un bras me hissa sur le plancher du ponton. Je regardai cette foule d’yeux qui submergea ma patience. Je ne comprenais pas. Allait-on enfin me demander où était passée Thérèse ?

« Mon pauvre Adolphe… »

On me plaignait ! Je dus me laisser emporter. Je gravis les marches de l’escalier sans les toucher. On me déposa toutefois sur le bitume du quai. Il était encore fumant de toute la chaleur de la journée. Les visages grimaçaient. Un prêtre s’approcha. Je me crus à l’agonie. Je faillis tomber sur les genoux, mais on me retenait.

« C’est terrible, me dit le prêtre en étreignant mes propres mains. Julien… »

Mon corps se tendit comme un arc.

« Quoi Julien ! m’écriai-je.

— Suis-moi, mon fils… »

 

*

 

ADOLPHE — Vous connaissez la suite… Julien avait été mangé par ce maudit séminariste. Et l’Église me demandait d’accepter l’idée d’un chien. C’était pire ! Julien mangé par un chien ! Ah ! Je préférais, et de loin, l’hypothèse du séminariste ! Étais-je revenu de cet éprouvant voyage au cours duquel Thérèse perdit sa précieuse vie pour excuser un séminariste mangeur de chair humaine ? Allons, voyons ! Laissez ce chien en paix ! Et confiez-moi son destin. C’est la vie qui m’attend désormais. Au revoir, monsieur le juge…

LE JUGE — Adolphe…

ADOLPHE (timide) — Je vais faire pipi… Je reviens tout de suite.

(Il tend ses mains et le gendarme n’en libère qu’une.)

LE GENDARME — Pour ça, une seule main suffit. (Se tournant vers le juge) Quelle imagination, hein, monsieur le juge ! On vous avait prévenu…

 

Équinoxe

Je ne connaissais pas cet endroit. Clara venait de précipiter notre voiture dans le parapet. Deux touristes chinois avaient cru périr. On les entendait se plaindre. Une cloison nous séparait. Un policier allait et venait entre les deux pièces, les bras chargés d’une documentation s’épaississant au fil de ses investigations. Clara fumait, le regard perdu à la surface d’un mur étrangement nu. Elle n’avait rien dit depuis qu’un fonctionnaire avait pris nos empreintes. Il avait laissé un cendrier sur le bureau contre lequel nos genoux éprouvaient par avance la dureté de la loi protégeant les citoyens, les touristes et les migrants des excès de vitesse. Pour les os trouvés dans la malle, je n’avais pas eu d’inspiration et n’avais par conséquent rien proposé à la curiosité des autorités judiciaires. Clara avait haussé les épaules, posé ses doigts encrés sur le formulaire et demandé un cendrier. Dehors, des gens s’étaient attroupés pour commenter non pas l’accident, qui n’avait pas d’intérêt, mais la découverte des os humains dans la malle de notre voiture. C’était même de petits os.

Ils étaient contenus dans un sachet de plastique transparent. Le policier m’avait demandé si c’était les os d’un défunt que l’administration des pompes funèbres m’avait remis après le séjour nécessaire à la décomposition complète des chairs. Clara avait répondu affirmativement. Le fonctionnaire demanda le document correspondant à cette démarche somme toute ordinaire. Et il était sur le point de s’apitoyer quand je dus avouer qu’un tel document n’existait pas. Ses deux sourcils se soulevèrent.

« En vérité, dis-je pour atténuer les effets du mensonge que je venais de proférer à la face d’une administration étrangère à ma citoyenneté, nous avons trouvé…

— Tu ! s’écria Clara.

— …j’ai trouvé ces ossements sur la plage…

— Quelle plage ? » dit le fonctionnaire.

Avant de vous raconter la suite de cette histoire, il est utile que je vous informe des faits qui ne l’auraient pas enfantée si Clara avait respecté la vitesse imposée par la loi et la prudence.

 

*

 

Nous avions passé de merveilleuses vacances chez notre ami Retard (lui qui ne l’était jamais). Son épouse était (et est toujours) une charmante et jeune fille rencontrée dans des conditions qu’il ne m’appartient pas de juger, d’autant que nous nous éloignerions de notre sujet (l’enfant et ses os). Il y avait longtemps que Retard pensait à nous inviter. Il avait retardé (et oui) ce moment à cause de la jeunesse et du charme de Bianca qui, soit dit en passant, me tapa tellement dans l’œil que j’en perdis l’usage. Ah ! Ah ! Heureusement, j’en ai deux. Enfin… le genre de blague qui ne m’avantage pas, surtout aux yeux de Clara qui regrette toujours de m’avoir épousé pour ma fortune. Retard était (et est encore) un vieux gâteux qui me devait de n’être pas resté le pauvre minable qu’il était avant de me rencontrer. Il était temps qu’il nous invitât à partager un peu de son temps. Clara le trouva tellement charmant (lui aussi) qu’elle me reprocha de lui avoir menti. Nous nous disputions, le soir même de notre arrivée, quand Bianca se cassa une jambe en sautant dans la piscine. Retard la sauva de justesse. Nous passâmes le restant de la nuit à l’hôpital, car Bianca était entre la vie et la mort. À cause d’une jambe cassée… allons donc !

Je me suis endormi dans la salle d’attente. Et quand je me suis (enfin) réveillé, le soleil était levé, certes, mais l’hôpital me sembla désert. Ou plutôt déserté, car j’y avais rencontré beaucoup de monde dans la nuit. Et la jambe de Bianca n’y était pour rien. Un orphelinat avait brûlé dans la soirée. Le désordre qui s’ensuivit s’interrompit brusquement, ce qui explique mon endormissement. Par contre, ce qui ne s’expliquait pas, c’était la disparition de Clara qui, en principe, s’accroche à mes basques pour ne pas perdre de vue les paramètres de mes dispositions bancaires. Comme il n’y avait personne à l’accueil, je suis sorti. À mon grand étonnement (car je n’avais pas encore fini de m’étonner), le parking était lui aussi vidé de sa substance. Je m’aventurai alors vers l’entrée de l’établissement. Étonnant ! Le gardien de la guérite avait lui aussi disparu.

Je ne tardais pas plus longtemps à m’apercevoir que tout le monde avait disparu.

Je passais sous la barrière. La rue était déserte. Les rideaux tombés. Les feux au rouge. Et, au-dessus des pâtés de maisons, un nuage noir et immobile s’élevait dans le ciel. Ce devait être, pensai-je, la fumée de l’incendie. Je traversai la rue. Il ne me fallut pas trois minutes pour arriver sur les lieux de la catastrophe et, ô soulagement, tout le monde était là.

Je n’avais jamais vu autant de monde se bousculant dans un espace aussi étroit qu’une ruelle sans trottoir. Des camions y stationnaient pare-chocs contre pare-chocs. C’était les pompiers. Et les lances crachaient leur eau sur l’incendie qui faisait rage. Ce bruit épouvantable de flammes, d’écroulements, de cris et de commentaires faillit bien me rendre fou. Les corps qu’on extrayait maintenant des cendres et des gravats étaient morts et même plus. Les vivants, dont certains devaient être morts à cette heure, je les avais supportés pendant la nuit. Je veux dire pendant que Bianca luttait contre la mort à cause d’une jambe cassée. Ce spectacle, c’était plus que je ne pouvais supporter de la part de son médiocre inventeur. J’ai toujours haï ce dieu ignoble qui ne sauve que les veinards. Retard en avait eu, de la chance, de trouver une créature aussi agréable que Bianca ! Moi, je me contentais de Clara. Et j’ignorais pourquoi elle me contentait. Je devais couver une maladie héréditaire.

Je me suis donc éloigné de ce chaos. Je n’avais qu’une idée en tête : retrouver Clara et fuir cet endroit de malheur. Pour aller plus vite (car j’aime que les choses soient bien faites), j’ai coupé par d’autres ruines. Elles ne fumaient plus. C’était le moment d’en profiter. Et c’est en traversant ces ruines que je suis tombé sur ce squelette.

J’ai hésité. Je ne suis pas anatomiste. J’étais bien incapable de distinguer un squelette humain de son équivalent canin ou autre. Cependant, le crâne me disait que je ne me trompais pas en pensant qu’a priori il avait l’air d’avoir appartenu à un être de mon espèce. Et je voyais bien que cet être, tout humain qu’il fût, était de petite taille. En d’autres circonstances, j’aurais parié pour un nain. Et j’aurais passé mon chemin sans m’interroger sur son destin. Seulement voilà : l’orphelinat avait abrité des enfants. Qu’il y eût un nain parmi eux relevait d’une probabilité si infime que je pouvais en négliger la pertinence. Je mis donc les os dans ma poche (une grande poche que j’emporte toujours avec moi).

Je retrouvai Clara sur le port, car c’était le seul endroit que la fumée de l’orphelinat n’avait pas empuanti de son odeur de chair brûlée. Bianca était morte.

« On ne meurt pas pour une jambe cassée, objectai-je. Elle devait avoir autre chose.

— Retard est désespéré, me dit Clara sur le ton qu’elle adopte quand la victime du désespoir a déjà reçu une preuve de ses sentiments.

— Il l’a tuée, fis-je en guise de seconde objection.

— Ne raconte pas n’importe quoi ! Nous sommes des étrangers ici ! »

Où était passé Retard ? Pouvions-nous retourner chez lui, où nous avions nos affaires ? Les siennes ne nous regardaient pas. Clara s’énerva :

« Il est à la morgue avec des policiers, avoua-t-elle.

— Qu’est-ce que je te disais ?

— Tu ne m’as rien dit du tout ! Nous sommes des étrangers ! »

Sa nouvelle rengaine. Bientôt, elle allait me reprocher d’avoir accepté l’invitation de Retard à coucher chez lui au lieu de profiter des tarifs avantageux de l’hôtellerie locale. Mais elle avait un plan.

« Tu iras récupérer nos affaires et la voiture pendant que je m’occuperai d’autre chose… dit-elle en me câlinant.

— Mais de quoi donc veux-tu t’occuper ?

— Ça ne te regarde pas ! »

Voilà comment je me suis retrouvé chez Retard, la poche pleine d’os d’enfant. La maison était vide. Retard n’emploie pas de domestiques à demeure. Je fis le tour de la propriété pour m’en assurer. Je ne tenais pas à agir sous le regard d’un témoin. Bien sûr, je n’avais pas l’intention de commettre un quelconque délit. J’allais repartir avec nos deux valises après avoir récupéré nos brosses à dents dans le cabinet de toilette qui nous avait été affecté. Ce que je fis avec une célérité exemplaire. Mais, allant de pièce en pièce (la maison de vacances de Retard est un château), je suis tombé sur des objets m’appartenant. Je ne me souvenais pas de les avoir donnés à Retard. Il s’agissait de deux peintures très artistiques de Gérôme Grand, une sculpture réaliste de Galli représentant un cul, un pistolet 7.65 de marque Le Français, un tabouret qui avait connu les fesses d’un conférencier de renom et de quelques autres pièces de valeurs dont je vous passe l’inventaire. Et au fur et à mesure que j’avançais dans ce musée consacré à mes possessions oubliées (je l’avoue), la moutarde me montait au nez. Je décidai d’enterrer les os que j’avais dans la poche dans un coin du jardin d’agrément. La suite, j’en faisais mon affaire.

Je posai les valises par terre en attendant. Clara aussi attendrait. Je ne lui devais rien après tout. Je me mis à la recherche de la cabane à outils. En fait de jardin, celui-ci avait la dimension d’un parc. Aveuglé par ma soif de vengeance, et mesurant à quel point j’avais eu de la chance de trouver des os, d’enfant par-dessus le marché, je me retrouvai dans un endroit qui me sembla d’emblée mystérieux et dangereusement conçu. C’était un espace artificiel. Je ne m’attendais pas à retrouver la nature chez cet arriviste de Retard, d’autant que je le soupçonnais d’avoir mal agi envers Bianca. Je fis le tour de ce jardin géométrique qui me parut constituer l’ébauche d’un labyrinthe. Et je me pris au jeu.

Me voilà arpentant ce gazon, enjambant des ébauches de buissons, sautant par-dessus des plants en croissance, foulant des ornières, traversant des croquis de branches formant des figures… Je devenais fou. Et tout ça, parce que j’avais eu le temps de tomber amoureux de Bianca. Enfin… de la forme exceptionnellement féminine qui portait ce nom et que je désignais comme telle dans mes rêves les plus récents. Je sortis de ce piège sans plus attendre.

Je débouchai sur une plage. Une récente marée d’équinoxe avait encombré l’espace entre les dunes de monceaux de branches, d’épaves méconnaissables, de cadavres d’animaux et d’un tas d’objets ayant appartenu à des êtres humains tels que bouteilles, boîtes de conserve, poupées de plastique, pneus, cageots, cages d’oiseau. Je dus me servir de mes mains pour gravir puis redescendre des monticules désastreux. La mer, enfin, caressa mes pieds fourbus et blessés. Le soleil tapait dur.

Ma poche n’avait pas perdu ses os. J’avais manqué de m’en servir pour piéger Retard. C’était idiot. Ils ne me seraient plus d’aucune utilité. Je pouvais les abandonner sur place. Ils ne dépareilleraient pas. Et il se trouverait toujours quelqu’un pour en expliquer la présence sur ces lieux. Ensuite, une enquête témoignerait qu’ils appartenaient à un des orphelins. Et la question alimenterait maints ouvrages de spéculations judiciaires. Autant de promesses qui ne m’intéressaient pas. Mon échec devant Retard s’en trouvait grandi. D’un geste aussi brusque que mes pensées du moment, je nouai la poche comme si j’étranglais Clara elle-même.

Elle m’attendait près du port. Je revenais sans voiture et sans valises. Et avec une poche à la main. Elle regarda, incrédule, son renflement.

« Tu as mis quelque chose dedans ? » fit-elle.

Elle allait se moquer de moi, mais son sens des réalités reprit le dessus et elle me demanda d’expliquer, logiquement si c’était possible (elle en doutait), l’absence de voiture et de valises. Plus loin, Retard se rongeait les ongles. La mort de Bianca me revint en mémoire. Et pendant que Clara harcelait mon dos, je m’approchai de lui. Il avait vraiment l’air malheureux.

« Je ne sais pas quoi dire, balbutiai-je. C’est tellement inattendu…

— Tu ne veux pas savoir de quoi elle est morte ? »

La voix de Retard était aussi tranchante que le couteau que je rêvais de lui planter dans le cœur. Il n’y avait pas trace de larme dans ses yeux. Il m’offrit une cigarette.

« La dernière, dit-il. Après, je m’arrête. Tu ferais bien d’arrêter toi aussi. »

Clara s’interposa. Elle était changée en furie. L’œil en feu, la dent dehors, une ride barrait son front.

« Nous rentrons, dit-elle. Félix a fait une bêtise. »

Retard ne cacha pas son étonnement et recracha le filtre qu’il avait gardé un instant entre ses dents. Félix, c’est moi. Je n’avais pas fait de bêtise, à part les os que j’avais dans la poche. C’est toujours ce que prétend Clara quand elle en a marre de s’ennuyer. Je deviens son prétexte. Retard était prêt à gober cette absurdité. Je me fâchai :

« On ne meurt pas d’une jambe cassée, grognai-je. À moins d’une hémorragie…

— C’est de ça qu’elle est morte, fit Retard. J’avais oublié le mot. Ils m’ont tout expliqué en détail. C’était horrible. Vidée de son sang !

— C’est pas comme ça qu’on devrait mourir, » fit tristement Clara.

Je secouai la poche. Pourquoi ? Je sentais qu’on allait me demander des explications.

« Qu’est-ce que t’as mis dedans cette fois ? » dit Clara d’un air résigné.

Elle était prête à tout entendre.

« Des coquillages, dis-je.

— Quoi ! T’as été sur la plage ! Avec le bordel de l’équinoxe ?

— C’est vrai, quoi, Félix, dit Retard. L’équinoxe… »

Voilà comment j’explique la tête qu’elle a faite au commissariat, deux heures plus tard, quand le flic a répandu le contenu de la poche sur son bureau.

« Voyez-vous, me dit-il (la nuit tombait et Clara n’était plus dans le bureau), je vous crois quand vous me dites que ces os, vous les avez trouvés sur la plage. Mais l’équinoxe n’explique pas tout. Ce n’est pas l’équinoxe qui les a transportés de l’orphelinat à la plage. Jamais, de mémoire d’homme, on a assisté à ce genre de phénomène.

— Vous n’allez tout de même pas me croire capable de ramasser des os à l’endroit même où quatre-vingt-trois orphelins ont péri dans les flammes ! Vous allez aussi m’accuser d’y avoir foutu le feu, à cet orphelinat de malheur ! »

Le policier me comprenait. Il comprenait tout le monde. Il était né pour ça, comprendre les autres. Et il valait mieux qu’il comprît. Sinon il agissait sans comprendre. C’est comme ça que, dans toutes les sociétés humaines, on en arrive à enfermer les incompris. Est-ce que j’étais un incompris ?

« Maintenant, me dit-il, parlez-moi de votre ami Retard.

— Si vous voulez savoir pourquoi il a tué cette chère Bianca, je n’en sais rien moi-même !

— Elle est morte suite à une hémorragie. Vous savez comment on provoque une hémorragie ?

— On casse la jambe dans une piscine…

— En effet… Il n’y avait pas de sang ailleurs. Pas de traces de dispute non plus.

— Des ecchymoses ?

— Non. Pas une seule. Le fémur a volé en éclat. Retard prétend qu’elle a sauté du plongeoir.

— Nous dormions, Clara et moi… »

Le policier me regarda comme si Clara lui avait dit le contraire. J’étais dans un sacré pétrin. Les os, Bianca… Je n’avais rien inventé. Tout ça m’était tombé dessus alors que j’étais en vacances. Il est vrai que des vacances avec Clara...

« Qu’est-ce qui vous a réveillé ? demanda le policier qui reprenait le cours de notre conversation dans le seul but d’interrompre mes réflexions. Le cri ? C’est le cri qui vous a réveillé ?

— Sans doute…

— Votre épouse dit qu’il n’y a pas eu de cri. Logique, non ? Bianca a sauté, sa jambe a heurté le bord de la piscine et elle s’est enfoncée dans l’eau…

— Alors c’est Retard qui a crié… Il a toujours eu une voix de femmelette…

— Vous ne l’aimez pas beaucoup, votre ami Retard… »

Je n’allais pas dire le contraire. Je souris. Le policier parut satisfait.

« Et votre femme, Félix… Elle l’aime beaucoup…

— Aimer Retard ? m’étonnai-je. Elle n’aimera jamais personne.

— Mais elle aime l’argent… Aimer l’argent, c’est aimer celui qui en a. Retard a beaucoup d’argent…

— Ah ! Vous vous trompez, monsieur ! Retard est en retard sur moi. »

Le policier ne rit pas. Je ne suis pas le plus amusant des hommes.

« Vous voulez dire que Retard, continua le policier, est moins fortuné que vous… ?

— Clara le sait bien. Pourquoi l’aimerait-elle ?

— Parce qu’il est plus riche que vous… Ou plus… »

La voix du policier resta en suspens. Il savait que je ne ferais pas étalage de la haine que Retard m’inspirait depuis longtemps. Après tout, il n’y avait que ces os qui m’accusaient. Et de quoi ? D’un moment d’égarement. Une petite folie d’essence équinoxiale. Il fallait en rire. Et non pas me mêler aux exploits criminels de mon ami Retard qui était seul sur le grill. À moins que Clara ne dormît pas ce soir-là.

« Pourquoi tuer Bianca ? » pensai-je tout haut.

Il y avait un moment que le policier était à l’écoute de mes pensées. Il m’offrait des cigarettes. Le cendrier débordait. Ma mémoire était-elle en possession d’un détail déterminant ? Ce détail contre les os. Je m’en tirerais à bon compte. Et je retournerais au bercail sans Clara... Cette seule idée m’épouvantait. Je n’envisageais pas une existence sans elle. Je me fichais de ce qu’elle avait comploté avec Retard. Je n’en étais pas la victime après tout.

« Imaginons, dis-je au policier (ou le pensai-je seulement), que je n’ai pas trouvé ces maudits os. Quelle serait ma situation aujourd’hui ? De quoi témoignerais-je ? À charge ou à décharge… C’est Clara qui a imaginé ces vacances. Pour quelles raisons ? Je n’en sais rien. Je ne me suis pas posé la question. Revoir Retard… Après tant d’années passées à le haïr. Je ne peux pas dire maintenant que le désir de vengeance s’était dissipé avec le temps. J’ai bien projeté d’enterrer ces os dans son jardin. Mais si cet orphelinat n’avait pas brûlé, où les aurais-je trouvés ? Ou qu’aurais-je trouvé pour alimenter mon projet ? J’ai suivi Clara par curiosité. J’avais ce besoin inexplicable de me confronter à la possibilité d’une vengeance. Mais je n’ai jamais été qu’un enfant. Clara vous le dira. Je n’étais pas venu pour me battre. Tenez ! Dès que j’ai vu Bianca, j’ai pensé à la séduire. C’était improbable, je le reconnais. Un vieux débris comme moi. Mais ne suis-je pas plus riche que Retard qui est aussi un déchet ? J’étais aveuglé par la haine, monsieur le policier ! Je n’ai rien vu. Ah ! Comme je regrette de ne pas vous être utile ! Retard enfin condamné ! Et par la justice ! À mort ! Enfin ! Ah ! Je me fiche de savoir pour quelles raisons ! Mais par pitié, ne me prenez pas ma Clara ! Je ne survivrai pas à cette intolérable solitude. Ou plutôt oui, je survivrai. Je mourrai lentement, dans la plus horrible des souffrances. J’ai besoin de Clara. Rendez-la-moi ! Par pitié ! »

 

*

 

« Monte ! Je conduis. Je m’en souviendrai, de ton Retard et de sa poule ! Je me demande ce qui me retient de ne pas leur parler de ta petite manie… Des os ! Des os d’enfants ! Les enfants du monde ! Il en meurt des milliers chaque jour. De quoi nourrir les malades comme toi. Allez monte ! On rentre à la maison ! »

 

La sixième fête

Ma haine n’a jamais provoqué de drame. Enfin… pas que je sache. Et pour couronner ce règne absolu, j’aime sans excès. Cependant, je ne suis pas indifférent à ce qui m’est étranger. Ni haine, ni amour pour ces détails venus d’ailleurs. J’en suis le spectateur attentif et discret en attendant de pencher d’un côté ou de l’autre de mon système affectif. Clamonte me reprochait d’intellectualiser mes impressions. Il me conseillait l’esthétique, pensant que je donnais trop à la morale. Mais il était bien le seul à qui je confiais mes hésitations. Peut-être parce que je l’aimais. Les autres, Sossey et Gromel, je les haïssais. Et pourtant, nous nous réunissions le plus souvent possible pour échanger nos résultats et nos perspectives. Sossey était un voyageur. Gromel un sédentaire. Cela se passait chez Clamonte. Sa maison jouxte la mienne. J’ouvrais le portail dans la haie qui sépare nos jardins. Je crois que ce portail m’appartient, mais je n’en suis pas sûr. Clamonte le sait, je n’en doute pas. Il sort à la fenêtre quand le portail grince. Il se penche au-dessus d’une triste jardinière dont je n’ai jamais identifié les fleurs. Par paresse. Je ne monte jamais à cet étage. Il y entretient un bureau. Sossey ne manque pas d’y séjourner pour consulter des livres. Gromel et moi en profitons pour boire un verre, tournant le dos à une exposition de tableaux de peintures qui tapissent un mur. En face de nous, une très lumineuse baie vitrée ouvre ses battants sur le jardin qui descend. On aperçoit quelquefois le jet d’eau intermittent d’une fontaine qui a les pieds dans l’eau d’un bassin peuplé de poissons. Plus loin, les crêtes d’un bois se laissent caresser par une brise constante. Je ne connais rien de plus morose que ce paysage. Pourtant, Gromel en vante ce qu’il appelle sa tranquillité. Il vit dans un appartement. Une seule fenêtre s’ouvre sur l’extérieur. C’est un patio, sorte de puits venu du ciel. Il s’y jetterait s’il ne tenait pas tant à la vie à cause d’un enfant qu’il nourrit de loin. Il a peut-être d’autres enfants. Cette simple évocation le plonge dans une tristesse d’ivrogne. Il possède le visage le plus meurtri que je connaisse. Pourquoi le hais-je ? Pour ce qu’il est. Il ne m’ennuie pas, certes, mais je l’accuse de malheur. Un malheur qui n’affecte pas que sa personne, si j’ai bien compris ce qu’il me raconte depuis des années. Encore faut-il que Sossey interrompe notre conversation. Il descend l’escalier avec un livre à la main, le doigt entre les pages. Il a trouvé une réponse. Il ne cherche rien d’autre. Et il se promet d’aller vérifier. Ce sera un voyage plein de nouveautés inattendues. Il se jette dans un fauteuil pour commencer à en préparer les étapes. Nous l’écoutons, nous le haïssons et nous buvons, Gromel et moi.

Vous avez sans doute remarqué, si je puis dire, l’absence de femmes dans ces lieux. Ne cherchez pas dans l’ombre, il n’y en a pas. Ni ombre (Calmonte déteste ça), ni femmes. Elles existent, je ne le nie pas, mais à l’extérieur de ce havre. Elles n’entrent pas. Nous les aimons, mais uniquement pour les haïr, dit Calmonte qui est le maître des lieux et qu’à ce titre nous ne contredisons pas. Si une cinquième personne est invitée, c’est un homme. Jeune de préférence. Bien fait. Naïf si possible. Nous conservons ces os comme des pièces de musée. Nous avons d’ailleurs procédé à plusieurs agrandissements depuis vingt et quelques ans. Il est maintenant question de communiquer avec ma propre maison. Deux murs suffiraient à protéger nos activités de la curiosité du voisinage. Un couloir que nous pourrions couvrir d’une toiture. Ce n’est qu’un projet, mais le spécimen que nous attendons cette après-midi sera le dernier si nous ne commençons pas ces travaux dès son exécution.

Le corps humain est composé de viandes dignes d’êtres cuisinées, de déchets bons pour nourrir les animaux ou la terre et d’os destinés à compléter notre musée.

Les rôles sont répartis ainsi : l’invité est la victime ; Gromel le cuisinier ; Sossey le boucher ; Clamonte le jardinier ; et moi, Edgar, le tueur.

Je ne me souviens plus comment fut décidée la répartition des rôles. Nous nous y tenons depuis le début. Sossey ramène un invité trouvé dans un lointain pays ; je le tue ; personne ne me demande comment ni n’assiste à l’exécution ; Sossey sépare le bon grain de l’ivraie ; Clamonte s’occupe de cette dernière selon des processus inconnus de nous ; et Gromel ouvre ses livres de cuisine pour y trouver l’inspiration. Nous buvons beaucoup.

L’invité ne peut en aucun cas appartenir à la gent féminine. Cette particularité procédurale relève de ma seule exigence. Est-ce que je refuse de tuer une femme ? Ou bien est-ce que je me limite à ne tuer que des hommes ? La raison et la méthode sont de mon ressort. Je ne demande pas à Clamonte de m’expliquer comment les tripes sont transformées en engrais. Les astuces culinaires ne m’intéressent pas, pas plus que l’anatomie qui passionne Sossey. Ainsi, chacun construit son ouvrage à l’abri des influences.

Je ne peux pas parler pour les autres. Je n’entre jamais dans la cuisine où Gromel et Sossey se livrent à leurs exploits. Je me demande tout de même ce qui peut bien se passer entre eux, d’autant que Clamonte n’attend pas en dehors de la cuisine. À un moment donné, ils s’y trouvent tous les trois. Le corps, c’est Sossey qui vient le chercher dans la chambre d’exécution. Sossey est un athlète. Les voyages l’ont construit tout en muscles. Il met le corps sur son épaule, sort de la chambre où je savoure encore mon acte, entre dans la cuisine. Il découpe, partage, Clamonte emporte les déchets et Gromel range les morceaux selon leur destination culinaire.

La cuisine connaît trois personnages : Gromel, Sossey et Clamonte.

La chambre d’exécution, trois : encore Sossey, l’invité et moi-même.

Enfin, la salle à manger nous réunit, mais après les faits. Ce qui s’y passe n’a aucun intérêt.

Voilà les trois points sur lesquels je bâtis, deux ou trois fois l’an (cette fréquence dépend de Sossey), la même histoire. Je n’en change pas. Et, le soir, au coin de la cheminée ou sur la terrasse à la lumière d’un lampion, mes amis (que je hais) apprécient mes progrès en matière de narration. Nous en sommes, à l’heure où je vous parle, à soixante versions exactement. Nous avions prévu de fêter ça. C’était donc la sixième fête.

 

*

 

La nuit tomba enfin. Chaque fois, je crains que mes amis ne me jouent un mauvais tour. Je les ai entendus en parler il y a de cela dix-huit ans. Je ne sais plus lequel des trois proposa aux deux autres d’imaginer ma tête si Sossey ramenait une femme au lieu d’un homme. Ils avaient joyeusement ri de cette plaisanterie sans lendemain. Mais elle ne m’avait pas amusé. Je savais que je courais un risque. Et depuis, avant chaque festin, l’angoisse se saisit de mon esprit tourmenté et fait de moi une victime de mes propres fantasmes. J’en rêve souvent. Clamonte est le témoin de mes cris. À peine vingt mètres séparent nos murs. Il doit nourrir les autres de ces nuits blanches. Ils se téléphonent, je le sais. Moi, entre les festins, je ne vois que Clamonte. Et encore, je l’approche rarement. S’il frappe à ma porte, je prétexte une quelconque indisposition. Car entre les festins, je travaille mon texte, je compare les versions, je les superpose pour n’en faire qu’un, ce seul texte dont je sais qu’il existe, mais que je n’ai pas encore trouvé. Et quelquefois, quand j’ai trop bu pour me raisonner, une femme entre dans la chambre où j’attends un homme. Voilà mon autre texte. Et toutes ses versions parasites. J’entre en conversation avec elle, ou je fuis. J’entre dans la cuisine où mes amis (que je hais) rient comme des fous heureux de m’avoir enfin joué le tour qui change la procédure dont je suis le seul auteur. Ils ne connaissent pas ce texte. Mais n’en ont-ils pas établi un autre ? Cet autre texte que je ne connais pas et qui est le troisième.

Il ne manquerait plus que je ne tue pas la femme. Elle serait alors l’auteure d’un quatrième texte, lequel ne connaîtrait que les variantes produites par la procédure judiciaire qu’elle aurait initiée. Ou bien elle garderait le secret, multiplierait les textes, s’en servirait comme moyen de chantage… Je serais mort avant. Suicide.

Mais depuis le premier invité, aucune femme n’est entrée dans la chambre. Elle est ou elles sont entrées dans mon esprit, parasitant ma perfection formelle. Et elles menacent de le faire dans la réalité s’il est vrai que mes amis se moquent de moi sans oser aller plus loin que cette sinistre malice.

Comme il eût été plus simple d’agir seul ! Plus net. Plus clair. Parfait même ! Mais je ne voyage pas. J’ai peur de l’eau et des airs, peur de la vitesse, des séries qui menacent les procédures. Je ne connais rien à l’anatomie des bouchers. Ce découpage me fait horreur. J’en perdrais la raison. J’aime le supplice, pas les pompes funèbres ! Quant à cuisiner, je n’y songe même pas. Ce travail de composition, d’attente, de mesure, de présentation n’est pas fait pour plaire à mon impatience. Clamonte a tout de suite compris ma déroute. À l’époque, je consultais sa sagesse. Sa famille occupait cette grande maison depuis des générations. Mon père acheta la maison voisine, beaucoup plus modeste de dimension et d’allure, pour abriter nos vacances de petits bourgeois parisiens. Je connus Clamonte à l’âge de dix ans. J’étais déjà un mordu de narration. Il était adulte, étudiait l’esprit au fil de je ne sais plus quelle discipline universitaire. Il m’a pris sous son aile.

Ma souffrance, à cette époque, était visible. Mon père en avait honte. Il préférait l’exposer aux discrétions de la campagne plutôt qu’aux exubérances de la mer, laquelle était suiveuse, pour ne pas dire soumise. Oh… pardon… je parlais de ma mère, bien sûr. J’étais fils unique. Mes parents n’avaient que moi à montrer pour participer aux exploits de la nation. Cette campagne allait me détruire avant l’adolescence. Suicide. J’y songeais déjà. Un plongeon dans la rivière. On racontait des histoires de noyés. Je ne me souviens plus des détails. La rivière formait un étang sous les ormes. Et là-dessous, les courants étaient de parfaits tueurs. Il suffisait de plonger. J’y jetais des branches, des cadavres d’animaux, mes vêtements quelquefois. Cela tournoyait pendant une minute, minute d’angoisse et de plaisir, puis cela était englouti comme dans un trou. C’était toujours possible. À tout moment. L’été, quand nous revenions pour me voir grandir et que Clamonte écoutait mes histoires. Plus tard, il fit venir Sossey et Gromel. Je ne sais plus dans quelles circonstances. Aujourd’hui, ces deux personnages font irruption dans ma mémoire. J’avais leur âge. Et tout a commencé.

Oui, mes parents n’étaient plus de ce monde quand j’ai exposé les détails de la procédure à mes amis de circonstance. La précision, la répétition et le danger de l’inattendu alimentaient notre angoisse. À chacun la sienne. Je ne peux pas parler pour les autres. À mon avis, Clamonte se contentait de nous observer. Après tout, il se limitait à récupérer les déchets pour les mettre à fermenter dans sa petite usine à compost. Il n’y a là rien de pervers. Il ne courait le risque que de la réprimande de la part d’éventuels procureurs. Par contre, les rôles de Sossey et de Gromel appartenaient de plus près à mon invention. L’un cuisinait ce que l’autre avait découpé. Il y a loin entre un grossier compost et un plat digne de la meilleure gastronomie. Mais Sossey, encore lui, entretenait des liens avec ces deux destinations : le composteur et le fourneau. Comme il était le lien entre la cuisine et la chambre d’exécution où j’étais le bourreau. Curieuse géométrie, tout de même… Ce Sossey m’intriguait plus que les deux autres. Il était partout.

Et à la fin (si je puis dire), nous nous retrouvions à table. Gromel cuisinait tellement bien qu’il était impossible de ressentir du dégoût pour ces chairs rôties, bouillies, frites, braisées et que sais-je encore. Ainsi s’achevait notre réunion… Que non !

Il s’agissait maintenant d’alimenter notre musée. L’estomac était bien garni, certes, et bien arrosé, mais les os attendaient qu’on en fît quelque chose. Ils constituaient la trace visible de notre œuvre commune. Les conserver, c’était perpétuer notre génie. Or, un génie sans témoin n’en est pas un.

Gromel proposa qu’on fît visiter le musée déjà bien fourni à l’invité dont les os y trouveraient leur place. L’idée ne me plaisait pas autant qu’à Sossey. Je dus m’expliquer, car Clamonte ne disait rien. En effet, dis-je, ce qui caractérise un témoin, c’est son témoignage. Or, si vous le tuez avant qu’il témoigne, qu’est-ce qu’il est ? Mon objection ravit Clamonte qui applaudit. Pour l’instant, conclut-il, le musée demeurerait un secret entre nous, ses seuls témoins donc. Et gare à ne pas se saouler en dehors de ces murs. Plus tard, le dernier d’entre nous ouvrirait enfin ces portes pour révéler la portée de l’ouvrage. Il attendrait la mort des trois autres avant d’être emporté par la justice des hommes. Et, continua Clamonte, le musée serait détruit, les squelettes enterrés et nos âmes maudites. Resterait la légende. Qu’exigions-nous de plus de nos imaginations ?

Mais, comme je le signalais plus haut, il ne fallait pas chercher le défaut de cette construction ailleurs qu’en moi-même. Une femme suffisait à en détruire la structure. Et non pas pour réduire à néant le projet, ses personnages et ses traces, mais pour en changer le sens. Nous vivions sous cette menace. Mes amis avaient beau s’amuser de mon angoisse, il n’en restait pas moins que leurs rires n’apportaient aucune solution au problème. Au bout de cinquante-neuf squelettes, nous angoissions tous les quatre avec la même intensité. Les uns étaient fiévreux, les autres presque morts, chacun voyait son aspect et son être profond modifiés par le risque. Le soir du soixantième, étais-je le seul à songer au suicide ?

J’y pensais tellement que j’entendais la rivière. Elle semblait m’appeler. Nous étions assis dans le salon, buvant avec la retenue que nous nous imposions avant le début de la procédure. Nous attendions le coup de sonnette de l’invité. Il arrivait par le train de neuf heures douze. Pour tromper l’adversaire, il serait habillé en femme.

 

*

 

Clamonte ouvrit la porte. Il était près de neuf heures trente. On entendit le taxi s’éloigner. Nous nous levâmes pour accueillir notre invité. En principe, celui-ci demandait à se débarrasser de sa robe, de sa perruque, de ses faux cils et du maquillage qui avait féminisé son visage. Vous vous demandez ici qui était l’auteur de cette transformation. Évidemment, nous ne comptions pas sur l’invité lui-même pour procéder à cet ouvrage qui exige du talent. C’est le talent du professionnel ou celui de la femme qui a acquis ces nécessaires connaissances du tracé et du cosmétique. Confiez-moi le maquillage de votre visage et vous verrez à quel point je n’y connais rien. Gromel, gros patapouf, est bien trop maladroit pour vous transformer en femme digne de ce nom. On ne travaille pas le visage d’un homme comme un plat de nouilles. Sossey a beau se vanter d’avoir des dispositions pour le dessin, il ne dessine, j’en suis témoin, que des animaux. Et encore, des fauves de la jungle. Nous ne tenions certainement pas à effrayer les voyageurs du train transportant notre victime. Clamonte sait manier la bêche et même le ciseau d’ébéniste, mais de là à appliquer ces techniques à un visage… Il fallait donc que nous fissions appel à un cinquième acolyte.

Et comme il nous avait semblé plus facile de trouver une femme pour jouer ce rôle, Célesta entra dans notre existence par cette porte étroite. Je ne sais plus lequel d’entre nous la nomma ainsi. Et l’équation s’imposa : un invité, une Célesta. Mais n’allez pas croire que nous doublions ainsi le nombre des squelettes, car les Célesta disparaissaient dans la foule l’une après l’autre. D’ailleurs l’idée de les faire assassiner par un sixième rôle effleura nos esprits, mais uniquement pour les amuser. Alors, me demanderez-vous, qui tuait les Célesta ?

Vous surprendrais-je si je vous avouais que je n’en savais rien. Et je ne le sais toujours pas. J’avais beau être l’inventeur du rituel, j’en ignorais toutefois tous les tenants et aboutissants. D’ailleurs l’angoisse liée à la femme m’interdisait de dépasser les limites de mon imagination. J’étais terrorisé à l’idée de voir entrer une femme dans la chambre d’exécution, mais la question des Célesta ne me procurait aucune inquiétude. Allez donc expliquer ça à votre reflet dans le miroir !

Revenons à notre soixantième soirée… Ai-je dit que l’on sonna ? C’était elle. Enfin… lui. Clamonte ouvrit, comme c’était l’usage. Il voyait une femme, sachant que c’était un homme. Et celui-ci, toujours troublé par son déguisement, demandait le cabinet de toilette. Il avait une valise à la main. Elle contenait ses habits d’homme.

Moi, j’étais assis à un endroit précis du salon. J’en avais même vérifié plusieurs fois le point de vue. Il donnait sur le hall d’entrée qu’il réduisait, à cause des murs, à un étroit passage dans lequel la femme apparaissait, toujours très belle, sa valise au bout du bras, montrant ses dents d’homme passablement honteux. Clamonte avait pour mission de s’écarter afin de ne pas me priver de cette vue, sinon je piquais une crise (ce qui n’est jamais arrivé). Mais ce soir-là, contre toute attente, l’invité ne demanda rien, il ne portait pas de valise, mais un sac à main, et il entra dans le salon. Je m’écriai, fou d’angoisse :

« Célesta ! »

 

La poupée

J’avais trouvé le pied droit. Il était enfoui dans le sable derrière un grand rocher. Ce rocher, que je pouvais voir de la maison, était toujours dans l’ombre. Quand Peter a lancé le jeu, j’ai tout de suite pensé à ce rocher. Le matin, une femme nue s’y exposait, à l’abri du soleil qui se levait sur la mer. Je l’observais à la lunette jusqu’à ce qu’elle parte. Elle semblait alors plonger dans l’ombre derrière le rocher. Je ne la revoyais plus de la journée. Personne d’autre que moi n’avait observé ce phénomène. J’avais posé la question à tout le monde, mais d’une façon détournée. Personne n’avait jamais rien vu sur ce rocher. La possibilité d’un animal n’inquiéta personne. Il n’y avait pas d’animal dans la maison. Et aucune autre maison à moins de dix kilomètres. Peter a lancé le jeu vers dix heures du matin. La femme avait quitté le rocher depuis trois heures. Je me levais chaque matin à six heures. J’étais seul dans ma chambre. Sabrina la quittait vers quatre heures. Elle y était entrée à deux. Peter s’absentait de minuit à six heures. Il travaillait au casino, à vingt bornes d’ici. Je me demandais tous les soirs ce que Sabrina pouvait bien fabriquer de minuit à deux heures, mais je comprenais qu’elle revînt dans sa chambre une heure avant que Peter ne rentre. Une heure, ce n’est rien. Mais deux…

Les couples s’égaillèrent aussitôt que Peter lança le jeu. Il avait démonté la poupée la veille avant de partir au casino. Une tête, deux bras, deux mains, deux jambes, deux pieds. Le tout articulé. Neuf pièces en tout. Nous étions dix en comptant Peter. Et Sabrina ne jouait pas. Après tout, il n’était pas interdit de revenir avec plus d’une pièce. J’avais trouvé le pied droit. Il était onze heures et des poussières. Les traces de pas remontaient la dune entre les herbes. Je les suivis.

Arrivé au sommet, je n’avais plus qu’à descendre de l’autre côté. On voyait la route plus loin. Je m’attendais à tomber sur des traces de pneus. Les pas étaient réguliers. Ils appartenaient à une seule personne. Donc, la femme que je voyais tous les matins. Elle était seule. Je dus marcher une bonne heure en direction des montagnes. De temps en temps, les traces disparaissaient, mais elles réapparaissaient plus loin et je les suivais obstinément. Je dus traverser la route et m’aventurer dans le désert. Je n’étais pas vêtu pour les grandes randonnées sous le soleil. Il allait être midi. Là-bas, on devait me chercher. On m’avait vu gravir la dune après le rocher. Je leur avais même adressé un salut. Ils pouvaient être à ma poursuite en ce moment. Je m’en fichais.

J’abandonnais le pied sur un talus. Je le retrouverais au retour. Personne ne vient jamais par ici. La femme était peut-être une de ces visions qui empoisonnent mon existence depuis que j’ai eu peur, un jour, à Paris. Je ne suis pas retourné en France. J’étais guide touristique. En attendant mieux. Mais après l’attentat, j’ai trouvé un emploi au service de Peter, ce qui m’a éloigné. Je vis très bien ici. Je m’occupe de la maison. Peter me laisse sa bagnole, un buggy. Je l’entretiens aussi. J’aime la solitude. Quand ils seront partis, à la fin de l’été, me dis-je, j’éclaircirai cette histoire de femme sur le rocher. Je savais que je ne la trouverais pas. Mais à qui appartenaient ces pas ?

Je suis rentré à la tombée de la nuit. Je me suis fait engueuler par Peter parce qu’il manquait un pied à la poupée de Jenny, une morveuse de huit ans qui me déteste. Il était trop tard pour aller le chercher. On irait le lendemain en buggy. Jenny adorait le buggy. Elle aimait le buggy, les casquettes et les lunettes de soleil. Je ne savais rien de plus à propos de cette gosse, sauf qu’elle appartenait à Sabrina et que Peter s’en méfiait. Depuis un an que je les connaissais, les Bradley, je ne m’étais pas intéressé à leur intimité. Sabrina était entrée dans mon lit sans m’en demander la permission. Ça m’ennuyait pour Peter qui était un brave type. Il avait perdu un bras dans l’attentat. Et autre chose de plus précieux.

Mes excuses ne suffisaient pas. Jenny m’a jeté la poupée à la figure et elle s’en est pris une sur la sienne. La main de Sabrina est leste. Jenny s’est mise à pleurer et on est monté se coucher. Peter n’a même pas pris le temps de nous inventer un nouveau jeu. Ses amis adoraient jouer. Je ne les connaissais pas. Ils étaient fascinés par cet attentat et Peter exhibait son moignon. Moi, j’avais eu peur. Rien d’autre. Et j’avais pris des photos. Je ne les ai montrées qu’une fois. C’était des flics que j’avais photographiés. Des flics aux visages tendus. À ce moment-là, la peur était en train de ravager mon esprit. Et je ne sais pour quelles raisons profondes, je ne m’étais intéressé qu’aux visages des flics. Je ne savais vraiment pas expliquer pourquoi. Les amis de Peter trouvaient ça bizarre, mais la peur ne s’explique pas aussi facilement qu’un bras coupé ou une paire de testicules emportés avec ce qui va avec. C’était il y avait un ou deux ans. Ou plus. Peter ne voulait pas mesurer ce temps avec moi. Il hurlait de douleur pendant que je photographiais les flics. Et il ne savait toujours pas ce qu’il devait penser de mon comportement.

Le lendemain, la femme est à l’heure. Je la regarde dans ma lunette que je tiens d’une main et de l’autre je me caresse. En bas, Jenny attend dans le buggy, assise au volant comme un garçon. Cette nuit, Sabrina n’est pas venue. Peter a finalement renoncé à aller au casino. Alors forcément, j’ai de l’énergie à revendre. Je ferais peut-être mieux de courir jusqu’au rocher en prenant soin de me dissimuler derrière le talus. Cette femme peut courir plus vite que moi. Je ne la rattraperais pas si c’est ce qu’elle veut. Voilà ce qui me traverse l’esprit pendant que cette morveuse de Jenny m’empêche de jouir. J’abandonne et je range la lunette. De toute façon, la femme est partie. Plus tôt que prévu. Je descends.

Jenny est à la place du mort. Elle a attaché sa ceinture. Elle sait ce qu’elle veut. Je m’apprête à prendre le volant quand elle se met à gueuler qu’elle n’a aucune envie de se laisser conduire par moi. D’après elle, je ne suis pas assez doué pour ce genre de conduite.

« Parce que tu comptes conduire ce bolide… ? éructai-je.

— Peter prend le volant. Pas toi !

— Et c’est qui qui sait où il est, ce maudit pied ?

— Je m’en fous du pied ! T’iras le chercher à pied. Ça t’apprendra ! »

J’étais sur le point de lui en mettre une quand Peter est arrivé. Il me dit :

« Va chercher le pied, l’ami. J’emmène cette conasse en ville pour remplacer la poupée. Quelqu’un lui a mis le feu cette nuit… »

Il me regarde comme si c’était moi.

« Pourquoi j’irais chercher le pied si cette foutue poupée n’existe plus ? grognai-je.

— Parce que tout ça, c’est ta faute ! » hurle la morveuse.

Peter rigole et se met au volant. Il va impressionner la petite par un démarrage sportif. Elle serre les dents et sans doute les fesses. C’est fou ce qu’on a envie de chier quand on a peur. Les flics me regardaient comme s’ils me plaignaient. J’ai mis du temps à entendre les cris de Peter. Il était ficelé sur un brancard et un flic ou autre chose lui injectait des liquides dans l’autre bras. Il me parlait de Sabrina. Elle l’attendait à l’hôtel. S’il avait su, il ne serait pas venu. J’ai eu l’inspiration d’aller pisser parce que le concert m’ennuyait.

« Hé ! dit Peter en lançant le moteur. N’oublie pas le pied. Tu trouveras peut-être une explication à ta vision. On ne sait jamais… »

Et les traces de pas ? Je ne lui en parle pas. Je vais finir de me branler entre les cuisses de Sabrina. Si les autres m’en laissent le temps. Le matin, ils engouffrent des tonnes de pancakes et des mètres cubes de café au lait. Ça leur prend une bonne demi-heure. Baiser sous l’influence d’un tel vacarme n’est pas ce que je connais de mieux en matière de plaisir, mais il faut que je libère mes neurones de cette emprise. Ensuite, je réfléchirai.

Je traverse la salle à manger. Ils sont tous là. On m’interroge :

« Ya pas de jeu ce matin ?

— Peter est allé en ville pour acheter une poupée…

— Quelqu’un l’a brûlée, on sait…

— Et ça ne peut être que l’un d’entre nous…

— Mais c’est pas nous ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! »

Bref. Sabrina est à la cuisine. Dans la poubelle, la poupée. Calcinée jusqu’à l’os. Rien ne m’accuse. C’est con, les gosses. Ça peut vous foutre en l’air votre vie d’adulte. Sabrina n’est pas disposée.

« Tu vas chercher le pied ? dit-elle sans se retourner.

— Pour en faire quoi ? Je voudrais bien qu’on m’explique…

— Au fond, il n’y a que toi que ça arrange, cette histoire de pied et de poupée en feu…

— Ah ouais… ? Et c’est qui qui va avoir une poupée toute neuve ? Moi, peut-être ?

— Oh ! Tu es odieux ! »

Je ne le suis pas. Je ne me fatiguerais jamais de Sabrina. Elle est mon type, si je peux dire. Entre la beauté canon et le bien ordinaire. Mais Peter est encore vivant. On ne meurt pas de mutilation. La preuve. Ou alors, comme dit la chanson du poète français : faut qu’ça saigne !

« Bon ben j’y vais, dis-je en m’enfilant une crêpe et une gorgée de café brûlant juste derrière.

— J’espère que tu vas le retrouver… Il y a eu du vent cette nuit…

— Je sais… J’ai pas dormi…

— Il n’y a personne, là-bas. Des animaux, peut-être. Mais les bêtes ne s’intéressent pas aux pieds des poupées.

— Tu deviens obscure, ma chérie… »

Je sors de la cuisine. Elle me rattrape, m’enfonce ses ongles dans la chair et me siffle :

« Ne m’appelle pas comme ça ici ! Ya du monde ! »

Il y a longtemps que j’ai renoncé à comprendre les femmes. Je me demande si je vais prolonger mon séjour paradisiaque. Je retournerais où ? D’où je viens ? Ah j’ai trop peur ! Je ne suis pas prêt. Et je ne connais pas d’autres pays. Je n’ai jamais voyagé. Peter m’a emmené dans ses bagages. Et me voilà. Cette histoire de vision me tarabuste. Elle m’enquiquine même. Je veux en avoir le cœur net. Et je me remets en route. Mais cette fois, force m’est de constater qu’il y a deux traces. Deux traces humaines.

Je me jette par terre, dans la poussière, pour mesurer les différences. Il s’agit peut-être d’une superposition. Le vent a-t-il vraiment soufflé cette nuit ? Ou était-ce une métaphore ? Avec Sabrina, je me perds toujours en chemin. Les traces de gauche sont différentes. Plus larges. Plus profondes. Ce sont celles d’un homme. Et cet homme, ce n’est pas moi. Hier, j’ai bien pris la précaution de marcher sur le talus. Et c’est dessus que je retrouve le pied de la poupée.

Pourquoi revenir ? Cette fois, je me suis habillé en explorateur et j’ai emporté de l’eau et des galettes. J’ai un chapeau sur la tête et des godasses aux pieds. Sabrina m’a observé tout le temps que j’ai mis à disparaître derrière les dunes. Elle en parlera à Peter. Quand je suis seul, je me balade à poil. Mais je ne peux pas à cause de Jenny. Peter s’en fout, mais Sabrina a de la pudeur une idée vieillotte. Pourtant, de là à m’habiller comme si je partais au bout du monde… C’est peut-être là que je vais.

 

La faille

L’accès à la maison était rendu impossible par la faille. Elle était apparue dans la nuit précédant notre arrivée. Personne ne nous avait prévenus. Nos vacances étaient compromises par un phénomène géologique sans doute ordinaire. Mais nous n’en avions pas connu de tels dans la région. Pas de mémoire d’homme en tout cas. Les autorités avaient bouclé le périmètre. Seuls quelques ingénieurs arpentaient le bord du gouffre.

« Si vous le souhaitez, me dit l’un d’eux, je peux vous y amener (il parlait de la maison). J’emmène une équipe de l’autre côté. Nous passerons par le lac.

— Vous pourrez apponter chez nous, proposai-je. Et même vous y installer. J’irai sans mon épouse. Juste le temps de jeter un œil sur la maison. Elle a dû souffrir. Je suppose que la secousse a été puissante.

— Pas du tout ! Les gens disent qu’ils n’ont rien ressenti. Ils se sont réveillés comme d’habitude. Ce sont des pêcheurs qui se rendaient au lac qui ont découvert la faille. Je vous remercie pour l’hospitalité.

— Je suppose que vous avez toute latitude pour réquisitionner… »

L’ingénieur sourit. Je n’aimais pas son visage. Il me rappelait d’anciennes gravures qui avaient empoisonné mon enfance. Je le suivis. Gisèle était déjà montée dans la chambre. Je n’avais pas l’intention de rester à la maison. Et je ne m’attendais pas à être autorisé à y aller. Qui me ramènerait ? La question ne fut pas posée. L’équipe dirigée par l’ingénieur passerait plusieurs jours de l’autre côté. Un ouvrier qui revenait du lac parla des mesures qu’il y avait faites. D’après lui, le niveau de l’eau n’avait pas changé. Il avait vu la maison. Et le ponton. L’ingénieur lui parla de moi et, deux minutes plus tard, j’étais assis au fond d’une embarcation dont le moteur pétaradait. L’ingénieur resta debout pendant la traversée, observant le rivage avec des jumelles. L’ouvrier tenait des plans roulés sous son bras. Lui aussi observait, la main en visière. Il devait être midi.

« Nous y voilà ! » lança l’ingénieur.

Je me levai. Un homme arrivait sur le ponton. Il jeta une corde que l’ingénieur saisit. Quelqu’un me souleva. J’enjambai ainsi le plat-bord et me retrouvai sur le ponton.

« Vous êtes marié ? me demanda l’ingénieur.

— Depuis trente et quelques ans…

— De la bouteille !

— Je bois aussi. »

Il rougit. Nous marchions côte à côte. Je tenais la clé comme un cierge. La porte était déjà ouverte.

« Ils l’ont enfoncée, dit l’ingénieur. Nous paierons les dégâts. »

Il me tapota l’épaule, souriant toujours.

« Enfin, précisa-t-il… ceux causés par notre intervention. Pour le reste…

— Je comprends. »

En vérité, je me fichais de ce qui était arrivé à la maison. Sa cave était vidée depuis longtemps. Et puis la faille était d’un intérêt autrement important. L’ingénieur me permettrait peut-être de m’en approcher.

« Y a-t-il de la lave ? demandai-je sur le ton de l’écolier qui souhaite qu’il y en ait.

— Non, dit l’ingénieur. Je sais que je vous déçois. Je suis comme vous.

— Il y en a peut-être au fond… On ne sait jamais jusqu’où ça peut aller, ces choses…

— Vous vous y connaissez ?

— Non, mais je lis beaucoup.

— Pour étudier ou pour vous divertir ?

— Cela m’amuse. »

J’aurais pu ajouter que j’étais un enfant, malgré mes cheveux gris. Il m’aurait cru. Lui non plus n’avait pas l’air d’un enfant. Son visage trahissait une certaine dureté de caractère. Il en avait vu d’autres. Nous entrâmes dans la maison. Rien n’avait bougé. Des ouvriers se restauraient dans l’escalier. On tira la chasse des cabinets du rez-de-chaussée. Un homme en costume de ville apparut, les mains humides. Il leva la main pour saluer l’ingénieur et s’approcha en se dandinant. Il avait l’air heureux. Je l’étais moi aussi. Il m’adressa un joyeux clin d’œil.

« C’est le propriétaire de la maison, dit l’ingénieur.

— Fameux waters ! s’écria l’homme. Et il y a de la lecture. »

Il avait emporté un magazine. Il dépassait d’une de ses poches. Je reconnus un numéro de Passé et Présent. Il n’avait pas terminé l’article de Frédéric Hamstel sur les animaux des profondeurs. Sa lecture avait été interrompue par la voix de l’ingénieur.

« Pour le linge de maison… commençai-je.

— Ne vous inquiétez pas, dit l’ingénieur. On ne touchera à rien. Je vais donner des consignes. Voulez-vous qu’on vous ramène une fois que vous aurez fait ce que vous avez à faire... ? 

— Je pensais pouvoir m’approcher du gouffre… Je ne sais pas si…

— C’est dangereux, dit l’homme en costume. Deux hommes de perdus déjà… »

L’ingénieur pâlit. Ma curiosité venait d’atteindre son paroxysme. Une goutte de sueur perla sur ma joue. Je l’effaçai d’un geste rapide.

« On m’avait dit que rien ne bougeait plus, dit l’ingénieur.

— C’est exact, dit l’homme. Tout est calme maintenant. Mais ce matin, Grossard et Berlon sont tombés dans la faille, entraînés par un éboulement.

— Merde ! » fit l’ingénieur.

Il se dirigea vers une table où des ouvriers consultaient des plans. J’entendis les mots « Grossard… Berlon… » L’homme en costume alluma une cigarette.

« Il va falloir déguerpir, dit-il d’un air satisfait. En vérité, Grossard et Berlon n’ont pas glissé. Quelque chose est sorti de la faille et les a emportés.

— Un animal ?

— Un gaz plutôt. Les témoins parlent d’une sorte de flamme. Mais elle pouvait très bien sortir de la gueule d’un dragon ! »

L’homme éclata de rire. Il écrasa sa cigarette sur mon tapis persan. L’ingénieur revint vers nous. Il avait entendu les témoignages. Ces deux hommes avaient échappé à la mort. Ils nous regardaient maintenant. Ils avaient l’air d’avoir vu le diable en personne. Ils étaient penchés avec les autres sur les plans étalés. L’homme en costume alluma une autre cigarette.

« Vous les connaissiez ? demanda-t-il à l’ingénieur.

— Je connais tous mes hommes.

— Il y aura d’autres pertes si on s’attarde ici. »

Il me tapota encore l’épaule.

« Vous pouvez dire adieu à votre belle maison. Et à tout ce qu’elle contient. Sauvez ce que vous pouvez sauver, mais que ça contienne dans vos poches. »

Il s’éclipsa. L’ingénieur grogna sans me regarder. Il me fit signe de le suivre. Dehors, les hommes commençaient à s’organiser. Ils avaient installé des tentes, des générateurs, des réservoirs et des véhicules traversaient mon gazon en y laissant la trace de leurs chenilles. Un autre bateau venait d’arriver. L’ingénieur sourit.

« Celui-ci est pour vous, dit-il. On y embarquera tout ce qui vous tient à cœur. Mes hommes vont se charger de la manœuvre. Pendant ce temps, approchons-nous de la faille. C’est bien ce que vous voulez, non ? »

Je ne désirais rien d’autre en ce moment. Voir cette ouverture qui avait avalé deux hommes qu’on ne reverrait plus. Nous montâmes dans le bois. Les véhicules y avaient creusé de profondes ornières, mais il n’y avait plus personne là-haut. Le temps de l’observation était passé. Sauf pour nous. Nous atteignîmes la crête. Le sol était boueux. L’ingénieur me proposa ses épaules, car j’étais en habit de ville. Il était chaussé de grosses bottes de cuir. Je les entendais chuinter dans la boue.

« Qu’est-ce que vous voyez ? me dit-il.

— Il me semble que la lave est en train de monter !

— Vous comprenez pourquoi il faut se tirer d’ici ? »

Mais au lieu de retourner sur ses pas, l’ingénieur entreprit de descendre vers la faille. Il n’y avait plus personne de ce côté. Tout le monde avait fui. La lave était montée tandis que l’ingénieur et moi traversions le bois. De l’autre côté, des ombres s’agitaient. Elles ne tardèrent pas à s’éclipser. Il allait se passer quelque chose de terrible. C’était la panique. Du côté de la maison, les moteurs ronflaient à plein régime. L’ingénieur descendait toujours. C’était un homme solide. J’étais assis sur ses épaules, comme un enfant, et je me retenais à sa mâchoire inférieure. La chaleur devint suffocante. Je vis le bouillonnement. C’était ce que l’ingénieur voulait voir aussi.

« Je n’en ai jamais vu d’aussi près, dit-il.

— Jamais je n’aurais imaginé une pareille fusion ! »

Nous cessâmes de parler pour écouter le grondement. La terre vibrait à peine. Je voyais les feuillages frémir. Je tapais alors sur le front de l’ingénieur.

« Laissez-moi descendre !

— Descendre où ?

— Je veux juste poser les pieds par terre.

— Vous ne savez même pas qui je suis…

— Quel rapport ? »

 

Fuite éperdue dans le labyrinthe de la cité

Felicia de Lima fêtait ses cinquante ans. Le carton d’invitation précisait que la tenue de soirée était de rigueur. Heureusement que je connais Hector suffisamment pour lui demander de me prêter la sienne. Et par chance, il n’était pas invité à l’anniversaire de Felicia. Il ne la connaissait que de nom. Il m’avoua même qu’il n’avait jamais vu ses films. Le costume était un peu grand. Je n’avais pas l’autorisation de le faire retoucher. Ma voisine Sandra O’Cologne s’y connaissait en retouche. Je lui expliquai que je n’avais aucune envie d’avoir des histoires avec Hector Fruñaz qui est un écrivain bâti comme un bûcheron. Elle me fit entrer chez elle et me déshabilla.

[Ici, une scène pornographique.]

En moins de temps qu’il en faut pour le dire, le costume était parfaitement ajusté à ma petite, très petite taille. Sandra adore les enfants. Comme il n’était pas question de tout recommencer le jour venu, j’ai dormi trois nuits dans le costume.

[Ici, l’histoire des épingles dans le lit.]

Le jour est enfin arrivé. Je sonne à la porte. Une domestique m’ouvre. C’est une jolie personne venue d’ailleurs. Elle est grande, potelée et montre ses genoux.

« Bonjour, dis-je un peu ému, je suis Paco Ruiz de la Tortoleta, poète. Je viens pour les cinquante ans.

— Vous devez vous tromper d’adresse, monsieur. Nous n’avons pas ça ici. »

Je m’étonnais.

[Ici, le répertoire complet de mes étonnements. Le lecteur en choisira un.]

« Mais j’ai reçu le carton ! m’écriai-je.

— Nous n’en envoyons jamais, monsieur.

— C’est bien ici qu’habite mademoiselle Felicia de Lima… ?

— Habitait, monsieur.

— Elle a déménagé ?

— Elle n’est pas morte non plus.

— Mais alors… où habite-t-elle ? »

La porte se referma. Je suis retourné chez Hector Fruñaz pour lui expliquer ma situation. Il me fit asseoir pour avoir le temps de se gratter le front, pensivement.

« Ma foi, finit-il par déclarer, si elle n’a pas déménagé et qu’elle n’est pas morte, c’est qu’elle se fout de toi.

— Mais pourquoi ? Je l’aime !

— Voilà la raison. Je m’en doutais, figure-toi. Il m’est arrivé la même aventure avec Noelia Semper Recubans. Tu sais… ?

— Non… Je ne sais pas…

— Elle fêtait aussi un anniversaire, mais elle était beaucoup plus jeune à l’époque. Aujourd’hui, elle est plus vieille que Felicia de Lima. Ce qui n’arrange pas les choses…

— Je ne comprends pas…

— Cette histoire ne te servira à rien. Rends-moi mon costume. »

[Ici, on compte les épingles sur la table. 384.]

« Le compte y est ! Ouf ! » jubilai-je.

Je ne m’étais jamais senti aussi heureux. Ce fut donc Sandra O’Cologne qui me raconta une histoire :

« Cayetano m’avait invitée à son quinzième anniversaire. J’en avais douze. J’étais encore vierge. J’ai mis ma plus belle robe et j’ai pris le taxi. Quand je suis arrivée chez Cayetano… Cayetano Romero Romero… il n’y avait personne que lui. Il avait quelque chose à me montrer. Nous descendîmes à la cave. La chose, comme il l’appelait, n’était pas ce que j’avais d’abord pensé et… espéré. Il souleva une dalle et cette chose se mit à briller. Je reculai en lui demandant s’il savait ce que c’était. J’espérais même qu’il ne le sût pas. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Mais il me répondit sans hésiter que cette chose, c’était tout ce qu’il savait. Je me suis mise à rire et, pour lui montrer que je n’étais pas du tout impressionnée, je me suis baissée pour ramasser la chose. J’ai prudemment approché ma main, car en principe, ce qui brille dans le noir peut aussi bien brûler. Mais c’était froid. Je l’ai donc empoignée. »

Sandra s’interrompit. Elle me regardait comme si elle ne me voyait pas. J’attendais la suite de cette histoire pour le moins mystérieuse mais, au bout d’une longue minute

[Ici, toutes les longueurs de minute au service du lecteur pressé.]

je compris que cette histoire n’avait pas plus de fin que le comportement de Felicia de Lima n’avait d’explication. Je posai les 384 épingles sur la table.

« Il en manque une, » fit Sandra et je compris ce qu’elle voulait dire.

Comme j’étais presque nu

[Ici, une scène pornographique.]

maintenant que je n’étais plus en possession de biens ne m’appartenant pas,

[le costume d’Hector Fruñaz et les épingles de Sandra O’Cologne…]

je pouvais rentrer chez moi sans avoir rien à me reprocher. Mais j’avais conservé le carton d’invitation de Felicia. Comme y figurait son numéro de téléphone, à tout hasard je l’appelai. Elle me répondit !

[Ici, de nouveau le catalogue de mes étonnements.]

« Paco Ruiz de la Tortoleta ! s’écria-t-elle. Si je me souviens de vous ! Mais votre fils aussi se souvient de vous ! Il y a vingt ans qu’il attend de savoir s’il vous ressemble, car voyez-vous, ce n’est pas à moi qu’il ressemble. Et comme vous vous en doutez déjà, ça lui pose un problème. Je vous invite à prendre connaissance de ce problème !

— Mais alors… pour les cinquante ans… ? »

Elle raccrocha. Il fallait maintenant qu’Hector me racontât son histoire avec Noelia Semper Recubans. Je frappai à sa porte. Une domestique

[Ici, la même domestique qui ouvrit la porte de Felicia de Lima.]

m’ouvrit. Je ne la reconnus pas. À quoi bon ? J’étais déjà désespéré.

« Monsieur désire ? dit-elle d’une voix étrangement sucrée.

— Je ne désire rien, dis-je gravement. Je ne suis pas venu pour ça. Veuillez informer monsieur que Paco Ruiz de la Tortoleta souhaite s’entretenir avec lui de mademoiselle Noelia Semper Recubans.

— Vous tombez bien ! Il est justement en conversation avec elle ! »

À peine annoncée cette bonne nouvelle, la domestique me poussa sans prendre le soin de me débarrasser de mon pardessus mouillé par la pluie qui tombait dehors. Dans le salon, Hector prenait le thé en compagnie d’une petite vieille rabougrie qui aurait pu être sa grand-mère. Je m’inclinai cérémonieusement.

« Le poète Paco Ruiz de la Tortoleta, » annonça la domestique d’une voix qui n’était plus sucrée.

[Ici,…]

Hector se leva de son fauteuil pour m’accueillir à bras ouverts.

« Tu tombes bien ! grinça-t-il. Noelia vient d’expirer ! »

La domestique poussa un cri d’horreur alors que ce n’était pas le moment de s’émouvoir. Il fallait agir. Je posai ma bouche sur celle de Noelia. Elle était bouchée !

« J’ai essayé moi aussi, dit Hector. Rien à faire. Appelons un médecin pour le constat.

— Mais si c’est votre faute… ? argua la domestique.

— Dans ce monde détraqué par les horloges, dit Hector comme s’il sombrait soudain dans la folie, nous ne sommes responsables de rien. Tout juste si on peut s’accuser de vouloir vivre encore ! »

[Ici, ma fuite éperdue dans le labyrinthe de la cité.]

 

*

 

Commentaire de Félicien Rosée, professeur près la Sorbonne (ou près de la Sorbonne, ce qui revient au même, au fond) :

 

Le récit dont nous venons de donner lecture est l’œuvre du poète allemand Paco Ruiz de la Tortoleta. Nous connaissons tous la poésie de cet illustre représentant du post-modernisme à la mode et particulièrement son Ode au Point Crucial. Il n’est pas bête de préciser que ce conte est le premier et le dernier que notre poète écrivit et par conséquent le seul, l’unique, l’exemplaire. Son final est fameux : la fuite éperdue du poète dans le labyrinthe de la cité. Métaphore dans laquelle il n’est pas difficile de rencontrer toute l’œuvre de ce poète décidément bavard quand il se tait. Nous l’avons connu. C’est-à-dire que nous connaissions Hector Fruñaz, bûcheron de l’écriture narrative qui transforma la forêt amazonienne en champ de blé camusien. La belle âme que je connus ! J’arrivai à Buenos Aires par un beau jour d’hiver. Voilà comment on passe par-dessus les saisons. Il me reçut dans son chorizo qu’habitait aussi une domestique exemplaire de la beauté féminine réduite au service de la littérature. Malheureusement, je ne peux pas vous en dire plus. Hector venait de publier son fameux Retour du retour qui fit couler de l’encre dans nos veines jeunes alors, mais de cette jeunesse qui sait déjà tout et qui s’attend au lieu d’attendre comme cela se faisait avant qu’on naisse. J’allais devenir le traducteur de cet ouvrage incomparable tellement il est original. Il était évident que j’avais besoin, pour mener à bien ma lourde tâche, de quelques précisions sur le fond. Je n’y étais pas encore allé, mais j’avais bien l’intention de le toucher à pleines mains.

« Connais-tu Paco Ruiz de la Tortoleta ? me demanda soudain mon ami Hector.

— Ma foi non !

— Un poète qui vient décrire son premier et dernier récit.

— Suicide ?

— Que non ! Il veut vivre. Et il vivra plus longtemps que vous et moi réunis. Sa Fuite éperdue dans le labyrinthe de la cité est en train de tournebouler les esprits bien au-delà de nos tragiques frontières. Il faut que tu le lises, mon ami ! »

Ce tutoiement me charma. Quant au titre d’ami, il me transporta aux nues où je n’étais jamais allé faute d’un véhicule aussi flatteur. Nous frappâmes à la porte de Paco Ruiz de la Tortoleta. Il ouvrit lui-même. Je crus voir un enfant. Mais c’était un homme d’âge mûr. Il était en deuil.

« Felicia vient de mourir, dit-il en pleurant alors qu’il ne me connaissait pas. Mais… ah ! c’est plus fort que moi !... je préfère ça à un déménagement ! »

Le tercet frappa mon esprit aux aguets :

 

Felicia vient de mourir !

Mais… Ah ! c’est plus fort que moi…

Je préfère ça à un déménagement !

 

Je tombai à genoux, ému jusqu’à la pointe de mes cheveux que j’ai pourtant rares et si fins qu’à une certaine distance on peut me croire complètement chauve.

« Poète ! m’écriai-je. Comment ai-je pu t’ignorer, ô moi l’incorrigible ignorant de la Sorbonne qui ne m’en veut pas ou pas encore ? »

L’émotion dont Paco Ruiz de la Tortoleta avait fait preuve baissa d’un cran. Il jeta un regard interrogatif à Hector Fruñaz. Cela voulait-il signifier qu’il m’accordait plus d’importance qu’à cette Felicia de Lima que je connaissais parce qu’elle jouait nue dans des films intellos ?

« Relevez-vous, mon ami… »

Deux amis ! Et à Buenos Aires ! Vite, je veux lire maintenant et ici cette Fuite éperdue dans le labyrinthe de la cité.*

 

*

 

Ce qu’ignorait Félicien Rosée avant de mourir d’un arrêt card iaque en plein milieu de sa conférence, c’est que Paco Ruiz de la Tortoleta écrivit une suite à sa Fuite éperdue dans le labyrinthe de la cité. Comme vous vous en doutez, il en confia la primeur à son ami de toujours, le narrateur taillé comme un bûcheron, le célèbre et fourbe Hector Fruñaz. Celui-ci lui conseilla de ne pas publier cette suite qui pouvait être erronément considérée comme la solution de ce qu’elle prétendait suivre. Paco Ruiz de la Tortoleta ne s’en formalisa pas. Il abandonna même le manuscrit chez son ami qui le rangea soigneusement dans ce qu’il appelait ses Archives volées.

Alors évidemment la question se pose de savoir comment ce manuscrit est aujourd’hui entre mes mains. La réponse est simple : si je ne l’ai pas volé, j’en ai hérité. Qu’il me soit toutefois permis (que je sois un honnête voleur ou un avare repenti) de vous en proposer une traduction. Je m’appelle Hector de Lima et, tout compte fait, je ne suis pas le fils de Paco Ruiz de la Tortoleta comme le prétendait ma mère. Voici :

Quelqu’un, quelque jour, comprendra-t-il mon angoisse ? Je suis né pour écrire. Et je ne fais rien d’autre. Je ne sais pas qui m’aime ni si je l’aimerais si d’aventure il m’était donné de vérifier cette hypothèse. Telle est ma solitude. Je n’en connais pas d'autres. Je ne me souviens plus si c’était encore le jour ou si la nuit était déjà tombée. Je courais. Je savais que j’allais vers la ville. Et non pas en ville comme disent les banlieusards ivres de consommer leurs économies et leur crédit. On aurait pu me croire nu si j’avais parlé. Je pris le métro. À qui parler ? Ces visages ne m’inspiraient pas, pas même celui d’une adolescente qui pleurait en comptant ses cigarettes. Je l’ai fuie elle aussi. J’ai contemplé les roues, acier contre acier, mais sans me décider. J’ai laissé assez d’argent pour qu’on m’embaume à mes frais et ma niche est prête à recevoir cette apparence vidée à odeur de cuir et de cire. Il n’était pas question d’arriver en morceaux à la morgue. Mon testament est assez clair sur ce point.

La nuit s’acheva. Le jour apparut dans un trou grillagé. Je me hissais sur un corps endormi pour vérifier que cette ouverture fermée donnait bien à l’extérieur. En effet, la chaussée m’offrit sa pluie et ses pas pressés. Je voulais sortir maintenant. Le corps bougea sous mes pieds. Il était temps de retourner à la réalité et de ne plus chercher à prendre la véritable mesure de cette nuit. Je suivis un autre corps qui se déplaçait, me sembla-t-il, dans la bonne direction. Nous gravîmes maints escaliers, en descendîmes d’autres et finalement, je mis le nez dehors. Ma cicérone s’éloigna au fil d’un long trottoir qu’elle semblait connaître par cœur. J’entrai dans un café.

Il était désert. Pas un client. Personne pour servir. Pourtant, l’odeur du café était prégnante. Je m’installai au comptoir et épluchai un œuf. Je le salai, le poivrai, le croquai lentement… Je me sentais… comment dire ?... normal. J’avais même envie de l’écrire. Hélas, je n’avais pas emporté mon carnet. Pas de crayon non plus. Je pris une serviette et écrivit en creux avec un ongle que j’affilai avec les dents. Il est bon d’être seul dans ces moments-là. Mais je ne le restai pas longtemps. Un gros homme apparut. Il sentait le vin, la moisissure et le charbon. Je lui montrai les coquilles d’œuf. Il les avait déjà vues. D’un signe, je désignai le percolateur. Il comprit. Et après un incroyable vacarme de vapeur sous pression, la tasse glissa sur le comptoir, la soucoupe, la cuillère, le morceau de chocolat noir, un sucre enveloppé…

J’écrivis tout cela. Je ne saurais vous en donner la raison, mais je me sentais moins bête. Pas plus intelligent. Simplement moins bête. Et je l’écrivis comme je l’écris maintenant. L’homme grogna. Ce grognement était une manière de me proposer la consommation d’un croissant tout chaud. J’écrivis que j’acceptai cette offre. L’homme grogna encore et rapetissa lentement. Il descendait dans la cave. Je me penchai par-dessus le comptoir pour observer cet appareillage. En même temps, l’odeur de la moisissure, du vin et du charbon, peut-être aussi des toiles d’araignée, me titilla les narines. J’écrivis. J’écrivis.

Je n’avais pas de quoi payer, mais j’écrivais avec une joie claire et surtout nouvelle. Je compris qu’on peut devenir fou, à cause du monde, mais qu’il n’est pas impossible de devenir sain d’esprit après avoir été fou. Grâce à qui ? À quoi ? Je n’en sais rien. Je ne dis pas que je ne voulais pas le savoir. J’en crevais d’envie. Mais cette envie me comblait, en tout cas pour l’instant. Et je l’écrivis. Avec mon ongle. Sur des serviettes. Des dizaines de serviettes que j’enfermais dans ma poche, car je savais que cette accumulation provoquerait le tenancier de cet établissement placé sur ma route par je ne sais qui, je ne sais quoi. Tiens, me dis-je, s’il revient, je lui demanderai un crayon. J’en avais vu un sur son oreille. Il me le prêterait s’il avait fini de s’en servir. Ou il en possédait un autre. J’emporterais cet autre et des dizaines d’autres serviettes pour aller écrire sur les quais, à l’ombre d’une péniche. C’était un grand moment que je vivais là. J’étais fou sans doute. Je ne me souvenais pas d’avoir vécu autrement. Et là, dans ce café d’un autre temps, je devenais sain d’esprit. Comment chanter cela ? Le raconter, c’est facile, la preuve ! Mais le chanter. Redevenir poète après l’avoir été. Retrouver la folie sans être fou. Une folie saine d’esprit. Je devais un café, un œuf cuit dur et un croissant. Les serviettes étaient gratuites tant que le tenancier ne fouillait pas mes poches. Comment payer le crayon si je ne payais pas le reste ? Comment sortir d’ici ? Retour de l’angoisse.

Et là, accoudé au comptoir qui me retenait, le nez dans ma tasse vide, je me rendis compte que si tout avait changé en effet, il n’en était rien au moment d’arriver à la fin de l’histoire. Je me souvins de Felicia de Lima et de tous les autres. Je n’avais jamais rien achevé avec eux parce que j’étais fou. Et maintenant, mon histoire était sans issue non pas parce que j’étais sain d’esprit, mais malgré cette nouvelle hygiène. Je n’avais pas changé de forme.

Cette forme, le tenancier la déforma quelque peu. Nous ne discutâmes pas longtemps. Il m’arracha ma veste en prenant soin de ne pas la déchirer, me confisqua ma montre, mes chaussures et ma ceinture en peau de crotale. Presque nu, je protestai. Je payais cher un bien maigre petit-déjeuner. Il trouva alors les serviettes dans la poche de la veste. Il les froissa dans sa grosse main poilue. Je vis ma première œuvre de rescapé de la folie piétinée par ses gros souliers qui sentaient le vin et le fromage. Mais ce que j’ignorais encore à ce moment-là, c’est que ces serviettes étaient en train d’irriter fortement le troquet. Passe le café, semblait grogner son gras menton, passent aussi les œufs durs, les croissants et le reste ! Mais les serviettes ! Ah ça non ! Et sa grosse main s’abattit sur ce qui me restait de conscience de la réalité.

 

*

 

Suite (auteur anonyme) :

 

« Monsieur Paco Ruiz de la Tortoleta ! Je suis désolé… Quelle confusion, ¡Dios mío ! Je vais être la risée de toute la gent littéraire de Buenos Aires ! C’est un malentendu. Laissez-moi réparer le mal que vous a fait cet ignoble, ce crasseux, cet indélicat roturier de la vinasse ! Dans quel état il vous a mis ! Ah ! Je ne sais même pas à qui annoncer cette odieuse nouvelle ! Monsieur Paco Ruiz de la Tortoleta ! ¡Poeta Paco Ruiz de la Tortoleta ! Ne me laissez pas seul face aux gens de Lettres ! ¡Compasión ! ¡Compasión ! »

Ainsi s’exprimait le commissaire Pablo Ruiz Ortega de la Basoch. Son désespoir n’atteignait pas la hideur des murs de son bureau. Il s’était jeté dans le seul fauteuil disponible, car Paco Ruiz de la Tortoleta gisait dans l’autre, plus confortable et surtout moins taché. Le poète semblait dormir. Il ronflait même sous une courtepointe que mademoiselle Espiñaza, la secrétaire (63 ans) avait empruntée aux voisins du dessus, de tranquilles commerçants qui n’avaient rien à se reprocher. Tout avait été tenté pour réveiller Paco Ruiz de la Tortoleta. Une voiture l’avait trouvé sur le trottoir en face d’un café aussi minable que peu fréquenté. Le tenancier avait avoué une colère subite. Il parlait de serviettes et d’un crayon que, soi-disant, le poète avait voulu lui voler, blessant ainsi le roturier pavillon de son oreille d’usage. Ce personnage violent et repoussant avait subi tous les outrages autorisés par la loi en cas de molestation d’une personnalité nationale. La question était donc réglée de ce côté-là. Ensuite, le commissaire Pablo Ruiz Ortega de la Basoch avait pensé qu’il serait facile de convaincre le poète de ne pas ébruiter l’incident, ceci pour le bien de la nation tout entière. Mais Paco Ruiz de la Tortoleta ne voulait pas, ou ne pouvait pas se réveiller. Il dormait comme un enfant. Pablo Ruiz Ortega de la Basoch ne l’ayant jamais vu d’aussi près, il lui trouva une certaine ressemblance avec sa propre personne. Mademoiselle Espiñaza était aussi de cet avis. Même taille, même profil, le regard, les mains… Elle avait fait le tour complet des deux hommes sans les déshabiller. Elle épongea enfin son front étoilé de noires verrues.

« Est-ce possible ? » murmurait le commissaire.

La secrétaire était assise sur ses genoux et répétait sans se lasser que tout était possible à Buenos Aires, exactement comme rien n’était nouveau à Paris.

« Paco Ruiz… Pablo Ruiz… Selon les usages espagnols, nous avons le même père, murmurait encore le commissaire. J’en aurai le cœur net ! »

Laissant le poète sous la garde de mademoiselle Espiñaza, il filait vers le casino. Il y avait foule sur le perron, comme il s’y attendait. Il n’hésita pas à affronter les critiques.

« Le poète Paco Ruiz de la Tortoleta se porte à merveille, dit-il en souriant de toutes ses dents. Mademoiselle Espiñaza s’occupe de lui…

— Hourra ! » s’écria d’un seul homme cette foule lettrée jusqu’au bout des ongles.

Le commissaire profita de cet enthousiasme pour atteindre le bureau des archives. Oscar Malaguña dormait, la joue tendrement posée sur un manuscrit in progress. Le commissaire prit bien soin de ne pas le réveiller, car Oscar Malaguña n’aimait pas les flics. Le moment était mal choisi pour se soumettre à un sermon en hendécasyllabes. Le commissaire ouvrit la porte de l’antre où dormaient les précieuses données de la poésie argentine. Il ne lui fallut pas une minute pour mettre la main sur le dossier Paco Ruiz de la Tortoleta. La première page était claire : Diego Ruiz était bien le père commun du poète et du commissaire. Quant aux deux Espagnoles qu’il avait aimées, elles étaient retournées dans leur pays. On n’avait plus jamais entendu parler d’elles. Pablo eut un vertige. Oscar Malaguña, fort comme un Turc, lui évita de donner de la tête contre le bord d’une étagère. Pablo bafouilla, car il était pris en flagrant délit d’enquête personnelle, ce qui est interdit par la loi argentine et même quelquefois sévèrement puni. Mais Pablo pouvait avoir confiance en Oscar qui fit une photocopie du document.

Paco avait retrouvé ses esprits en l’absence de Pablo. Il faut dire que mademoiselle Espiñaza, qui se prénommait Gabriela, y avait mis du sien. Pablo les trouva dans les bras l’un de l’autre, nus et couverts de sueur. Il n’attendit pas pour s’écrier d’une voix mi-figue mi-raisin :

« Paco ! Connais-tu bien don Diègue ?

— À deux pas d’ici je te le fais savoir ! »

Il n’y eut pas de combat, ce qui eût ravi Gabriela déjà fort en train. Une heure plus tard, le trio prenait un verre chez Hector Fruñaz. Il manquait deux femmes pour que le compte y fût.

« Qu’à cela ne tienne ! » déclama l’écrivain-bûcheron.

Et la nuit se termina dans la plus grande confusion.

P. R. C.

 

*

 

Félicien Rosée ne mourut pas sur son pupitre. Son agonie fut longue et douloureuse. Il eut des visions. À deux doigts de la mort, sur son lit d’hôpital à Paris, il voulait encore savoir. Il enquiquina l’infirmière toute la nuit. Au matin, il était mort sans avoir compris.

Le Monde.

 

*

 

[Ici, enterrements des personnages qui ont trouvé la mort au cours de ce récit.]

 

*

 

Lorsque je proposai à mon éditeur, Patou de la Rubanière, de remettre de l’ordre dans cette histoire afin de pouvoir la proposer à tout le monde sans exception, il se recula dans son fauteuil, mit ses pieds sur sa méridienne et posa sa tasse de café froid sur son tabouret. Il en prit le temps, veux-je dire, car il n’était pas très chaud. J’attendais son verdict une cigarette aux lèvres, formant des ronds de fumée comme il sied à l’inventeur de nouvelles formes d’expression littéraire. Le soleil tomba :

« Vous n’avez pas plutôt un labyrinthe sans fuite, sans perdition et sans cité ? me demanda enfin Patou.

— Un labyrinthe labyrinthe ? couinai-je, un peu surpris par cette critique à peine voilée. Vous n’êtes pas sans savoir qu’un tel labyrinthe n’est qu’un labyrinthe.

— Je me demande si on ne ferait pas mieux de s’en contenter…

— Supprimez les personnages tant que vous y êtes !

— Je ne sais pas… J’hésite… Cette histoire d’un type qui se fatigue l’esprit à trouver la sortie et se fait bouffer par un taureau carnivore… ça ne me parle pas.

— Mais ce n’est pas du tout ça ! Le personnage fuit. Il le faut bien. Et il se perd, sinon ça ne sert à rien d’entrer dans le labyrinthe.

— Oui, certes… Mais pourquoi une cité ? Pourquoi pas une forêt ? Une planète ? Un for intérieur ? Une occasion de se taire ?

— Je ne parle que de ce que je connais !

—Vous êtes le spécialiste de Paco Ruiz de la Tortoleta, je sais… Sinon vous aurais-je sollicité ? Tout le monde (et vous savez l’importance que j’accorde au monde) veut savoir où se trouve Paco Ruiz de la Tortoleta. Et non pas où vous le cherchez.

— C’est un plan que vous voulez.

— Voilà ! Un plan. Et l’endroit où notre poète ne fuit plus, parce qu’il ne peut pas aller plus loin, — ne se perd plus, parce qu’il est arrivé — et où il meurt, parce que toute existence a une fin. Nous voulons, le monde et moi, tout savoir ! Or, vous ne satisfaites pas notre légitime curiosité. Nous ne savons plus où nous en sommes. »

Je suis sorti du bureau de Patou de la Rubanière sans un contrat en poche. En passant devant le Panthéon, j’ai eu une pensée émue pour Paco Ruiz de la Tortoleta. Il avait vécu pour rien, à l’instar du commun des mortels. Et pourtant, il avait connu l’expérience du labyrinthe. Mais comment savoir où il en était maintenant ? Il m’aurait fallu entrer moi-même dans cet instrument de torture poétique. Or, je ne suis que le traducteur des douleurs occasionnées par la connaissance. Et comme vous le savez, d’une langue à l’autre, on perd beaucoup… Et il est rare qu’on s’y retrouve.

 

Le choix de Jadis

À Razio (Okola), la Station de Regroupement n’est constituée aujourd’hui que du Service des Autels. Tous les autres services ont disparu ou ont été transférés. Moi, Jadis, je suis resté à Razio, non pas parce que j’aime cet endroit, mais parce que je travaille au SA. Chaque jour, sauf le dimanche, je parcours la contrée (Okala) dans un rayon de cent kilomètres. J’emprunte les routes officielles pour ne pas tomber entre les mains des rebelles. En dix-huit ans de carrière sans avancement, j’ai vécu quelques incidents, dont un a failli me coûter la vie. Si vous vous demandez pourquoi je suis célibataire, renseignez-vous : les chauffeurs et autres convoyeurs sont émasculés dès leur plus jeune âge. Je n’ai pas choisi. On a choisi pour moi. Je hais mes parents. Et d’ailleurs je ne les ai plus revus depuis qu’on m’a confié un volant. De temps en temps, un citoyen de Layo (mon village natal), embauché par le SA, cherche à sympathiser avec moi, mais ça ne dure pas plus que le temps pour lui de m’informer de l’état des biens de ma famille. Tous mes frères sont mariés et ont des enfants. Sans moi, sans le prix payé par l’État, ils n’auraient pas trouvé de femmes et pourriraient en ce moment au fond d’une mine. Ils m’envoient des cartes postales. Je n’y réponds pas. Je vis constamment avec la rage au cœur. Et je ne peux pas rencontrer une femme sans éprouver de désir. Heureusement, les journées de travail sont longues et épuisantes. Rouler sur ces routes vieilles de plus de cent ans n’est pas de tout repos. À trente-trois ans, j’ai l’air d’un vieillard. Dos rond, bras douloureux, je marche en crabe, évitant le voisinage. C’est comme ça que, ce matin du 12 avril 2346, je suis arrivé à Rala, à trente-cinq kilomètres de Razio. J’ai tout de suite trouvé la maison.

Il faut dire que ce n’est pas grand, Rala. Une vingtaine de baraques en adobes, deux rues en croix et une usine de récupération au bout de l’une d’elles. Rue 1, rue 2. La maison de Silvia était au 4 de la rue 1, celle qui conduit à l’usine. Je me suis arrêté au milieu de la chaussée. Pas de trottoir, pas de rigole, une terre battue qui sent la merde et un éclairage à l’huile. Le jour se levait. Toutes les fenêtres, une par façade, étaient éclairées. Je pouvais voir des corps immobiles derrière les carreaux, mais pas les yeux. J’ai frappé à la porte du 4. Une femme en chemise de nuit m’a ouvert. Je me suis présenté, tendant le document officiel.

« On vous attendait, dit-elle en m’invitant à entrer. On est levé depuis trois heures du matin. Silvia n’a pas dormi. Je lui ai donné un somnifère, mais vous pensez si elle l’a avalé ! Elle avait trop peur de ne pas se réveiller à l’heure. « Mais puisque je te dis que je dormirai pas ! » lui criai-je alors que je tombais de sommeil. Elle a peut-être bien fait de pas dormir, au fond. Imaginez si vous étiez arrivé pendant notre sommeil… Vous avez pris un café ce matin ? La route est longue. Silvia est sous la douche. Asseyez-vous. »

C’est toujours comme ça que ça se passe. Les gens sont doux, sympathiques, ils ne vous en veulent pas. On leur enlève leur fille, la plus belle de la maison et même du village. Il en naît une tous les six mois dans la contrée. Les familles sont tenues de signaler les signes de beauté. Elles reçoivent des instructions une semaine avant le mariage. Personne ne peut dire qu’il n’était pas au courant. Je n’ai jamais vu le cas d’ailleurs. Tout se passe bien. Mais comme on sait que je suis eunuque, on me regarde comme si c’était moi la victime. Sur quels critères se base-t-on pour décider d’émasculer un fils ? La misère. Il devait y avoir au moins une famille de ce genre à Rala. Ce n’était pas le cas de celle-ci. L’intérieur était coquet, sans décoration excessive. Et le café était national, chaud et parfumé. On avait le temps, Silvia et moi. Je n’avais rien d’autre à faire ce jour-là : ramener Silvia au SA et rentrer chez moi. Je pouvais prendre le temps de la connaître. Des filles, j’en ramenais une ou deux par semaine, quelquefois le même jour. Sinon, je transportais des soldats et des fonctionnaires, sans savoir pourquoi ils se déplaçaient. C’était rarement des femmes et si c’en était, elles n’avaient rien de féminin. Mais au moins une fois par semaine, je connaissais l’amour. Elle était assise à côté de moi sur la banquette et je conduisais, bavard et menteur. Je voulais la faire rire. J’adore le rire des jeunes filles. Je m’imagine que c’est ce qu’elles font au lit si on est à la hauteur. Et je les taquine, dos d’âne et nids-de-poule ! J’en rêve toute la nuit. Je ne souhaite à personne de se réveiller avec rien dans la main. Exactement rien.

La femme allait et venait entre la salle de bain et le salon où je buvais mon café. Elle revenait juste pour me demander de patienter. C’est comme ça que ma tension montait. Je sentais la rougeur de mes joues. Heureusement, on était au printemps, sinon j’aurais sué. Un type, dont on sait qu’il n’a plus rien pour aimer les femmes, ni seul ni avec elles, qui rougit, qui sue et qui boit son café en s’en mettant sur la chemise, voilà à quoi je ne voulais pas ressembler. J’ai remarqué la perruque sur un sac pendant que la mère fouillait dans une armoire dont elle extrayait des couleurs en rouspétant parce qu’aucune ne convenait au teint délicat de sa fille. Elle aurait tenu sa langue si elle avait été pauvre comme nous l’étions avant que j’entre au SA. Je ne me risquais jamais dans ce genre de conversation. Je m’en tenais aux apparences. Chacun son rôle ou son travail. Chacun sa chance. La perruque bougea.

Il y avait aussi des rats chez nous, sans doute plus que dans cette maison somme toute assez confortable et agréable d’aspect. La perruque se secoua, éparpillant une poussière jaune. Je ne me levai pas. Ce n’était pas mon affaire. Je regrettais seulement qu’un aussi chouette intérieur abritât aussi des rats. Il n’y avait rien à faire contre cette invasion. Les autorités avaient épuisé tous les recours possibles. Mon père était piégeur. D’autres se servaient d’un fusil. Le poison était interdit suite à un accident de masse. Sinon, il fallait accepter de nourrir ces visiteurs indésirables qui finissaient par s’installer et même prendre de la place. On se poussait, comme disait ma mère. Et mon père travaillait la nuit dans son lit pour inventer de nouveaux pièges, ce qui était une manière de rêver, car l’État était généreux avec les inventeurs. Moi, je me demandais ce qu’ils avaient fait de mes testicules et de mon pénis. Je ne connaissais personne dans mon cas, hors de la sphère professionnelle. Il était inutile de poser des questions à des gens qui n’avaient pas l’intention de parler d’une chose qui me concernait d’aussi près.

Des rats, il devait y en avoir plein le sac sur lequel la perruque était agitée de spasmes. Il s’est déplacé vers moi. Ou vers la table. Les rats, à l’intérieur, produisaient une espèce de langage. Je distinguais nettement les sujets des prédicats. Ce sac couvert d’une perruque s’adressait à moi pour me demander quelque chose. La femme revint encore de la salle de bain où la toilette de Silvia s’éternisait.

« Elle veut du café, me dit-elle à toute hâte car elle avait les bras chargés de couleurs. Elle aime le café. »

Elle réussit, malgré le tas de linge qui lui montait sur les épaules, à saisir le dossier d’une chaise.

« Tiens, Mémé, assieds-toi. Le monsieur vient pour Silvia.

— J’avais compris, » dit le sac.

La femme lui servit (avec quelle main ?) un café dans un bol. Les mains du sac s’en emparèrent. La femme avait disparu avec son linge quand les mains reposèrent le bol. Il était vide. Un visage de momie me regardait.

« J’ai été sibylle moi aussi dans le temps, dit cette bouche noire. Un type dans votre genre est venu me chercher. Ça ne vous gêne pas si j’ai dit « dans votre genre » ? Mais peu importe ce que vous êtes, ce que vous possédez ou pas et ce que les autres pensent de vous. Vous ne vivrez pas assez longtemps pour comprendre. J’étais vraiment une jolie fille. Ça vous en bouche un coin, pas vrai ? »

Je ne répondis pas. Je pensais encore que les sibylles étaient sacrifiées sur le Grand Autel de la Nation. Je n’avais jamais assisté à ces égorgements, mais j’avais vu le sang sortir du Grand Mur. Nous nous prosternions alors. Et je me prosternerais en voyant couler le sang de Silvia. Il était rare que je manque une cérémonie. La vieille grignota longuement un gâteau.

« Vous avez déjà acheté une fiole ?

— Non, jamais. Je ne crois pas à ces choses. C’est du sang. Un jour je comprendrai pourquoi il coule. Je n’ai que trente-cinq ans.

— Vous n’en aurez pas cinquante. Et vous ne comprendrez jamais. N’achetez pas ces maudites fioles. Elles ne feront pas repousser ce qui vous manque. Ça vous manque, hein, garçon ? »

Il était impossible de voir si cette vieille se moquait de moi. Son visage était mort. Il y avait sans doute longtemps qu’il ne souriait plus. Il n’exprimait plus rien depuis longtemps. Voilà ce qui arrive aux sibylles qui survivent à la cérémonie. Celle-ci devait avoir au moins mille ans. Silvia ne pouvait pas échapper à la mort rituelle. Elle conserverait à jamais sa beauté. En tout cas, si la sibylle disait vrai à mon sujet, je me souviendrais pendant quinze ans du beau visage de Silvia. Les sibylles ne se trompaient jamais. Et je n’avais pas encore vu le visage de Silvia. La vieille se resservit du café. Elle l’avala encore d’un trait.

« Vous vous appelez Jadis, n’est-ce pas ? me dit-elle.

— C’est mon nom…

— Celui qui vint me chercher portait aussi ce nom. Vous vous appelez tous Jadis. L’État aime les métaphores. Et les inventeurs de métaphores. Voyez ce qu’il entasse dans le Panthéon. Des moralistes. C’est bon pour l’idéologie nationale. Et voyez à quoi il condamne les sibylles que le couteau du prêtre a épargnées.

— Mais pourquoi épargner celle qui veut se donner à la Mort ? Je n’ai jamais posé la question… »

Je tremblais de la poser maintenant. C’était comme boire un verre de vin en service. La vieille s’amusait de ma naïveté. Son visage n’exprimait toujours rien, mais elle était secouée d’un petit rire discret.

« Et c’est maintenant que vous la posez, cette question si importante…

— Je n’ai jamais rencontré de sibylle… Je veux dire que jamais une sibylle…

— Calmez-vous, jeune Jadis ! Nous sommes seuls, vous et moi. Je peux tout vous dire si vous êtes venu pour ça.

— Mais pas du tout ! Je suis en service ! Consultez ma fiche. Je l’ai remise à votre…

— Mon arrière… arrière… arrière… On n’en finirait pas. Évitez de la nommer. Appelez-moi Sibylle. Nous nous ressemblons toutes. Il serait plus juste de dire que nous finissons par nous ressembler.

— Vous n’avez pas répondu à ma question… Pourquoi… ? »

La chaise sur laquelle était assise la sibylle se couvrait lentement de poussière, cette poussière jaune dont les paillettes s’incrustaient dans mon uniforme. Était-ce de l’or ? On parlait beaucoup d’or dans les temples de la Nation, mais il était interdit d’y pénétrer. Nous nous agenouillions devant le mur.

« Et le sang coule par un petit trou, dit la sibylle. Tel est le destin des jeunes beautés de ce monde. Elles irriguent les rigoles de la Cité. Et les fioles contenant leur sang se vendent à prix d’or. Nous n’avons jamais chassé les marchands. Nous avons le commerce dans la peau.

— Mais je ne suis pas marchand ! Je conduis…

— Je sais à quoi tu emploies ton temps, Jadis. Mais n’as-tu pas toujours voté pour des marchands ? Loin de tout socialisme…

— Répondez à ma question ! »

Je venais de perdre… mon sang froid. La sibylle ricana sans retenue. Ainsi agissent ceux qui savent. Et nous, nous attendons. Mais qu’est-ce que j’attendais, à part Silvia qui allait être sacrifiée sur l’Autel de la Nation ? Admettons que je tombe amoureux d’elle pendant le voyage… Je tombe toujours amoureux des jeunes sibylles que je mène à l’autel de toute façon. Jamais aucune n’a été épargnée par le couteau. À moins que…

« À moins qu’il ne s’agisse de sang de bœuf, dit la vieille. Ou de mouton. Ou d’un condamné à mort… Ainsi… »

J’entendis sa langue humidifier ses noires lèvres.

« Ainsi, les bordels de la Nation ne manquent jamais de chair fraîche ! »

J’étais stupéfait. Mais, cette poussière, était-ce de l’or ?

« C’en est, dit la vieille. Tu peux en emporter si tu veux devenir riche. C’est toujours ce qui se passe quand un homme de ton espèce rencontre une vieille sibylle sans emploi. Je suis ta chance en quelque sorte. »

Je réfléchis.

« Je ne veux pas de ton or, dis-je enfin. Si c’est de l’or, ce dont je doute. Je ne cherche pas l’or du temps.

— Je sais ce que tu cherches, mais j’ignore ce qu’ils en font. Ce n’est pas à une sibylle que tu dois demander ça. »

Elle réfléchit à son tour.

« Au fait, finit-elle par dire, je ne sais pas ce que deviennent les castrateurs. Je n’en ai jamais rencontré. Nous autres, les sibylles, nous ne fréquentons que les prêtres et les marchands, sans compter leurs domestiques fonctionnaires, politiciens et autres personnages du spectacle national. Je ne saurais te renseigner, pauvre Jadis. »

Elle épousseta mille paillettes d’or qui se répandirent dans toute la pièce.

« Nous non plus nous n’avons pas besoin de cet or, dit-elle. Nous cherchons autre chose. Et nous ne le trouvons pas.

— Savez-vous au moins ce que vous cherchez ?

— Tu as un avantage sur nous, eunuque. »

La femme sortit de la salle de bain. Elle avait l’air soulagé d’en avoir fini avec les préparatifs. Cependant, Silvia demeurait invisible. Je m’étais levé, secouant mes paillettes. Le salon était saturé d’or. Le soleil agitait ces petites crispations de l’air.

« L’or ne l’intéresse pas, dit la vieille. Jadis n’a pas changé.

— C’est comme ça que je l’aime, » dit une voix douce qui venait de nulle part.

La femme fit un pas de côté. Sa grosse carcasse s’immobilisa. Silvia me regardait comme si c’était à elle de me juger. Je m’avançais, prêt à prononcer la sentence. J’avais tiré le formulaire de ma poche. Je ne procédais jamais autrement. Je devais paraître insensible à la beauté. Je balayai encore des paillettes qui s’accrochaient obstinément à mon costume. Je n’avais jamais failli. Dieu sait si j’en avais rencontré de ces beautés qui vous laissent sans voix ! Mais je devais reconnaître que ces rencontres n’avaient jamais été précédées de l’intervention d’une vieille sibylle momifiée et vivante. Ma mémoire n’avait pas retenu l’image d’un sac couvert d’une perruque poussiéreuse. J’aurais forcément remarqué cet objet étrange. Non, me dis-je, je n’aurais rien remarqué du tout. Si la vieille sibylle ne m’avait pas parlé, jamais je n’aurais pris un vieux sac couvert d’une perruque pour autre chose qu’un vieux sac couvert d’une perruque. En général, je n’accorde aucune importance aux détails intérieurs. Je respecte strictement la procédure. Or, ce matin-là, j’avais accepté d’attendre que Silvia perde mon temps dans la salle de bain. Il est vrai que je n’étais pas pressé. Le suis-je quelquefois ? On me laisse toute latitude pour régler l’usage de mon temps pourvu que je ramène la jeune sibylle avant la fermeture du Temple. Mais ce jour-là, mon temps avait changé de nature. Je craignais maintenant une espèce de complot. Les trois femmes m’entouraient. Elles étaient assez fortes pour m’empêcher de faire mon travail. Était-il temps de lire la sentence ? Le formulaire était dans ma main. Je mis mes lunettes sur mon nez. La vieille, environnée de paillettes toujours plus scintillantes, s’approcha de moi. Elle sentait le café. Je compris que je recevais son haleine. Je ne pouvais pas reculer, car le mur était derrière moi. Pourquoi reculer d’ailleurs ? Est-ce qu’on me menaçait ?

« As-tu conscience, Jadis, me dit la vieille sibylle momifiée, que jamais plus l’occasion ne te sera offerte de devenir riche et donc puissant ? Je peux te citer maints exemples d’eunuques parvenus au sommet du pouvoir. Et maintenant tu sais comment ils y sont parvenus.

— Serait-ce la première fois qu’on refuse ton offre, Sibylle ? dis-je.

— La première, dit la vieille. Je l’attendais. Elle arrive toujours.

— Et qu’arrive-t-il quand elle arrive ? Tu dois le savoir puisque tu sais tout… ?

— Tout, non ! Je ne sais pas faire de toi un homme. Je ne sais même pas ce qu’ils font de tous ces testicules et de ces pénis désormais impropres à la consommation du plaisir.

— Je dois faire mon travail. Laisse-moi lire la sentence. C’est la procédure…

— Je ne te retiens pas. »

Je lus donc la sentence qui condamnait Silvia à avoir la gorge tranchée sur l’Autel de la Nation. La jeune fille ne parut pas émue par cette horrible perspective. Elle allait perdre la vie d’une ignoble façon, mais qu’y pouvais-je ? Ou elle irait servir les appétits des puissants dans un bordel national si la vieille sibylle ne m’avait pas raconté des histoires. Je ne lui en voulais pas. Je comprends l’amour. Elle aimait Silvia. Elle voulait la voir grandir et être heureuse de profiter de sa beauté. Je comprenais cela, mais je ne devais pas exprimer mes sentiments. Silvia monta dans ma voiture. Et nous traversâmes des paysages presque aussi beaux que son visage, ses épaules, ses jambes qu’elle me montrait. Mais je n’avais aucune envie d’être étripé sur la place publique pour avoir cru les histoires d’une prétendue sibylle qui n’était, aux yeux de tout le monde, qu’un vieux sac couvert d’une perruque poussiéreuse.

 

L’Éternité

« On avait vu un truc à la télé. Ou on avait mangé quelque chose. C’est Mike qui a été touché le premier. Si on peut appeler ça toucher. Non… Ça ne vous touchait pas. C’était dedans et rien ne s’était passé avant. Sauf qu’on voyait le résultat chez les autres. Il n’y a que Mike qui n’a rien compris, parce qu’il était le premier. Je ne sais pas comment il se fait que ce ne soit pas entré en moi. Peut-être parce que j’étais le dernier. Vous saurez me le dire, n’est-ce pas ? À moins que ce soit en moi et que pour l’instant, ça n’a pas commencé à me tournebouler la tête. Je n’avais jamais vu autant de fous de ma vie. Et j’ai attendu d’être le dernier pour me tirer de là. Et en quatrième vitesse ! »

Aiden était calme maintenant. Deux injections de Krokodil l’avait d’abord réduit à l’état de larve, puis son excitation était remontée d’on ne savait où et maintenant il parlait sans arrêt, interrompant son discours pour me demander ce que je lui avais mis dans les veines. Il ne se sentait pas bien. D’après lui, ce n’était pas l’effet de la folie qui avait frappé ses collègues. Tous avaient goûté à quelque chose de très agréable avant de sombrer dans la léthargie. C’est Mike qui avait ramené ça. Il était presque minuit et le bateau filait sur une mer d’huile. La moitié de l’équipage était en sommeil. L’autre moitié, de tribord, s’activait de la cale au pont. La Mission revenait d’un voyage de trois ans dans le deuxième cercle.

« Mike avait un drôle d’air, me dit Aiden. On voit ça dans plein de films. Un des types devient fou et ensuite tout le monde le devient et il n’en reste plus qu’un. Et bien c’est exactement ce qui est arrivé. Le quart de tribord ne se réveillait pas malgré la bousculade. On le croyait mort. Pourtant, ils respiraient. Pas moyen dans ce genre de vaisseau d’en référer au capitaine ou au second. Nous n’avons pas de hiérarchie. Chacun son travail. Le computer fait le reste. Qu’est-ce qu’il fait ? Je n’en sais rien. Je surveille les manomètres dans la salle des machines. Ce n’est pas compliqué, mais ça exige de l’attention. On peut compter sur moi. Ensuite je consacre le deuxième quart au sommeil, à la nourriture, à quelques bavardages inutiles mais nécessaires et enfin je me remets à étudier. J’ai un entretien demain. Je ne serais pas en mesure de faire face, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que vous m’avez mis dans les veines ? Je me sens mal, très mal. J’ai étudié pendant ces trois ans. Une heure par jour. Je vous laisse calculer le temps que j’ai consacré à l’étude du jardinage. Mais demain, je ne serai pas en mesure de montrer de quoi je suis capable. Ils embauchent à tour de bras depuis que la guerre est finie. Je me voyais jardinier… »

Nous avions pris La Mission en remorque. En principe, on se contente de signaler les vaisseaux à la dérive et on continue notre chemin sans se soucier de la nature du problème. Ça nous arrivera peut-être un jour. Je ne connais pas les statistiques des incidents de voyage. Je ne suis pas un technicien. Quand on a besoin de moi, je réponds présent, que ce soit pour porter la caisse à outils ou tenir la barre à mine sous les coups de masse. Nous, on a un capitaine et une belle brochette d’officiers. J’avais hésité à entrer le premier dans la carcasse de La Mission. Je n’aime pas me mêler de ces choses. En principe, je reste dans mon coin et j’attends qu’on me siffle. Mais le capitaine soupçonnait une épidémie. Comme on n’a pas d’animal à bord, j’ai été désigné pour tester l’ambiance de La Mission. On savait que tout le monde était mort là-dedans. On aurait pu envoyer un robot, mais les nôtres ne savent que visser, transporter et surveiller les endroits improbables. Je me suis laissé convaincre. J’ai emporté trois doses de Krokodil.

Je suis tout de suite tombé sur des corps, mais il n’y avait aucune mauvaise odeur dans l’air. J’en ai secoué un de la pointe du pied. Il s’est mis à grogner, alors je l’ai secoué en lui labourant le ventre avec le talon. Il se plaignait maintenant, mais il n’ouvrait pas les yeux. J’ai répété l’opération plusieurs fois sur d’autres corps, avec le même résultat. Tout le monde dormait à poings fermés et il n’y avait pas moyen de les réveiller. J’ai appelé le capitaine pour le mettre au courant. Il trouvait ça inquiétant, mais il m’a rassuré : les sondes qu’on m’avait fourrées sous la peau étaient au vert. Il n’y avait pas de virus dans l’air, ni gaz toxique ou je ne sais quoi d’invisible capable de faire de moi un malade ou un mort. Il y avait une médaille au bout, vous comprenez ?

Encouragé par ce bon capitaine, j’ai continué de suivre la ligne tracée sur le sol. Elle devait bien mener quelque part. On a le même genre de dispositif à bord du Vigilant, mais personne ne s’est jamais demandé à quoi peut servir une ligne tracée sur le sol. Il faut dire qu’il ne s’était encore rien passé pour nous. On s’attendait à avoir des ennuis. Il n’y a pas de voyage sans péripéties. La Mission était peut-être le premier pépin à assumer. C’était ce que je me disais en parcourant le couloir jonché de corps parfaitement vivants et sains selon ce qu’indiquaient mes sondes corporelles. Et j’étais aussi possiblement la première victime. Si la cause de la dérive de ce beau navire n’était pas un virus, ni un gaz, c’était peut-être une créature arrachée à un film comme j’en voyais tous les jours sur mon écran. Je sais distinguer la réalité de la fiction, mais dans ce genre de situation, j’en étais moins sûr. Je suis arrivé dans une salle circulaire et bien éclairée. Les pupitres n’étaient pas occupés mais ça, je m’y attendais. Pas de corps par terre. Les employés avaient dû s’enfuir dans le couloir et j’avais marché dessus sans résultat. On a à peu près le même genre de salle chez nous. Et on n’a jamais eu à s’enfuir à cause de je ne savais quoi. Le capitaine me demanda si je voyais quelque chose. J’allais lui répondre que non quand celui que vous connaissez maintenant sous le nom d’Aiden a surgi de nulle part. J’ai failli m’évanouir. Je n’ai jamais fait la guerre, moi.

« Qu’est-ce qui se passe, Kromer ? » me demanda le capitaine.

J’ai tout juste eu le temps de l’entendre. Aiden m’avait arraché mon écouteur en s’accrochant à moi. J’ai tout de suite compris que j’étais son sauveur. J’ai essayé de le raisonner. En vain. Il me demandait de ne pas faire de bruit et de la fermer et il beuglait comme un veau à l’abattoir ! Je n’avais aucune chance de le maîtriser. Ce type avait la carrure d’un soldat. Je lui ai donc injecté, comme je le disais, une première dose de Krokodil. Il a coulé par terre comme un vieux fromage. Je m’apprêtais à le piquer encore quand le capitaine, qui me voyait sur son écran, m’a hurlé de me calmer et de vérifier le pouls de ce type. Je voyais l’œil de la caméra au-dessus des casiers à mémoire. Le visage du capitaine ne tarda pas à apparaître sur l’écran d’un pupitre. Ça y était ! Ils avaient réussi à se connecter au système de La Mission. Je n’étais plus seul. Ça m’a fait un bien fou de le savoir.

Pendant ce temps, Aiden revenait à lui. Il se frottait la tête dans ses grosses mains gantées. Le personnel administratif ne porte pas de gants et encore moins des gants d’acier articulés. Ce type était un soldat. Le capitaine approuva mon analyse.

« Injectez-lui une autre dose, Kromer, me dit-il.

— Deux, c’est beaucoup… suggérai-je.

— Vous serez remboursé. Faites ce que je vous dis. »

Et je l’ai fait. Le pauvre soldat s’effondra complètement cette fois. Il râlait comme un malade à l’agonie.

« Et maintenant ? demandai-je. Il y en a d’autres. Vous voulez que je continue, Capitaine ?

— Ramenez-le !

— Il pèse au moins quatre-vingt-dix kilos ! Plus l’armure…

— Foutez-moi ce con à poil ! Videz-le au couteau ! Faites ce qui vous paraîtra nécessaire, mais ramenez-le-moi ! »

Heureusement que j’ai de l’invention. J’ai réussi à construire un véhicule avec deux chaises de rond-de-cuir. Et j’ai hissé le corps d’Aiden en me servant du pied d’un écran comme levier. J’étais paré. Le capitaine me félicita. Je n’en ramenais pas large. Si Aiden avait pu rester éveillé, c’était forcément le cas d’autres individus de sa taille. J’avais intérêt de me presser de rentrer au bercail. Mais c’était sans compter sur la guigne. La Mission a perdu la gravité artificielle qui me retenait au plancher. Je suis allé embrasser le plafond et je l’ai crevé. Aiden me suivait en exigeant des explications.

On a traversé comme ça plusieurs cloisons censées être hermétiques. Et on respirait toujours. J’avais perdu le contact avec mon capitaine. Je craignais pour notre propre vaisseau. Que s’était-il passé ? Aiden pouvait-il me renseigner ? Le mieux était toutefois d’attendre que ça s’arrête. On a un de ces humours quand rien ne va plus !

Et ça s’est arrêté, sinon je ne serais pas en train de vous raconter cette espèce d’aventure. Aiden m’est tombé dessus à la sortie d’une bouche d’aération forcée. Le ventilateur ne tournait pas. Et la grille de protection n’a pas résisté à nos masses conjuguées. Où avait-on atterri ? Je comptais sur Aiden pour répondre à cette question. C’est à ce moment que j’ai appris qu’il s’appelait Aiden. Et il s’est remis à délirer. Vu la masse en mouvement contraire, j’avais tout intérêt à lui décocher ma dernière flèche. Je savais que je ne faisais que retarder le moment où il deviendrait dangereux sans possibilité pour moi de survivre à son excitation. Ça me laissait une bonne heure de répit, à condition que La Mission ne se remette pas à déconner. Son système venait de signaler son instabilité. Ça recommencerait peut-être avant qu’Aiden retrouve son esprit d’initiative perturbé par le côté réel des évènements.

Maintenant, il s’agissait de travailler à la connexion avec mon capitaine. Je suis revenu dans la salle des pupitres. Aiden me suivait en se plaignant de ne pas parvenir à comprendre ce qui se passait. On enjambait les corps sans oublier de leur adresser des encouragements. Au pupitre, je me sentis désemparé. Je n’ai jamais eu la fibre technique. Caresser un écran est à la portée de mes dispositions pour le mystère, mais aller fouiller dedans pour retrouver la lumière était au-dessus de mes forces, si on peut appeler force une chose aussi molle que l’intelligence. Aiden fit un effort de concentration, mais il ne se souvenait pas d’avoir étudié l’électronique. Le maniement des armes lui revenait en mémoire. Il me montra comment on pare une quarte. On s’éloignait de notre sujet. Et mes capteurs cutanés continuaient de soutenir qu’aucun virus ni aucun gaz n’étaient à l’origine de la léthargie qui gagnait nos membres. J’interrogeai Aiden :

« Est-ce qu’ils sont devenus fous avant de s’endormir ?

— Je suis fou et je ne m’endors pas. Comment tu t’appelles… ?

— Kromer. Je suis le factotum du Vigilant.

— Un navire de guerre ?

— Mission scientifique. Mais ne me demande pas ce qu’on cherche.

— Il va pourtant falloir qu’on trouve ! »

Des fois, un simple coup de pied bien dans la carcasse vous remet les idées en place. J’avais souvent essayé avec des computers devenus fous. Aiden me l’aurait rendu au centuple. Mais le pupitre ? Je demandai à Aiden de le bousculer un peu. Il s’y prit tellement bien (je ne sais pas comment) que l’image brouillée du capitaine apparut sur l’écran. J’embrassai le soldat sur le crâne. Et je posai la première question :

« Capitaine ! Quels sont les ordres ?

— Essayez encore, Carter. Ça sent le brûlé. Ouvrez ce capot. Là… deux vis…

— Vous m’entendez, capitaine ?

— J’entends quelque chose, Carter ! Fermez-la, nom de Dieu ! »

Aiden envoya son poing en plein le châssis qui contenait sans doute l’essentiel du système de communication. Le capitaine, déjà fortement troublé par des rayons parasites, se transforma en figure abstraite.

« Kromer ! Je suis sûr que vous m’entendez. Voilà ce qu’on va faire.

— La ferme, Aiden !

— Le Vigilant n’est pas équipé pour remorquer une masse aussi imposante que La Mission. Vous savez (ou vous ne le savez pas et ça n’a aucune importance) que nous sommes dans la zone intermédiaire entre le premier et le deuxième cercle. Je sais, c’est un manque total de pot. Mais c’est comme ça. Nous sommes donc dans l’impossibilité de communiquer avec la Terre. Nous avons tout tenté pour amener La Mission dans le premier cercle, mais les moteurs donnent des signes de problème. Vous le savez vous aussi, Kromer (malgré l’indigence de vos connaissances), il vaut toujours mieux éviter les problèmes dans l’interzone 1/2. Rappelez-vous ce qui est arrivé à la mission KY-19. Ils sont toujours coincés dans cette partie imprenable de l’univers. Je propose ceci : nous allons rompre les amarres avec La Mission et retourner dans le premier cercle pour signaler le problème. Nous ne serons pas loin. Mais nous ne pourrons plus communiquer. Il ne faudra pas longtemps à la Terre pour envoyer un remorqueur capable de vous tirer de là. Nous continuerons ensuite le voyage sans vous, Kromer. On va vous regretter, croyez-moi. Et si vous tombez nez à nez avec les gars du KY-19, saluez-les de ma part. J’ai des amis sur tous les vaisseaux du monde ! »

L’écran redevint noir. Aiden gisait par terre, bavant comme un bébé qui a le ventre plein. Mais ce n’était pas une indigestion qui le guettait. Il était endormi comme les autres. J’étais seul. Et pas fou. Pas de virus. Pas de gaz. Rien de connu de mes capteurs sous-cutanés. Et Aiden était parti au pays des rêves sans avoir terminé son histoire. Vous n’allez pas me croire, mais la première chose qui m’est venue à l’esprit après ces tristes constatations, ç’a été de manger un morceau et de l’arroser. Je me suis mis à marauder comme un flic. Il y en avait des couloirs ! Et des salles avec ou sans pupitres. Je suis finalement tombé sur un carton de viande en boîte. Vous savez ce que c’est quand on a la boîte et pas ce qu’il faut pour l’ouvrir. J’ai pensé à l’épée d’Aiden. Et je suis revenu sur mes pas. À terre, pas un soldat. Rien que des secrétaires, des techniciens, des scientifiques et des types comme moi qui ne servent à rien si on ne leur trouve pas un emploi. Aiden devait être le seul soldat de l’équipage. Je l’ai retrouvé assis à un pupitre en train de baratiner par écran interposé une présentatrice du journal.

« C’est mon ami Kromer, dit-il à l’image qui n’était plus brouillée. Sans lui, je serais seul ici. Et Dieu sait comment se porterait mon esprit à l’heure qu’il est…

— Mais je suis là, Aiden. Bonjour, monsieur Kromer. Je suis Alice Prinkler, responsable des potins à KIUT, la chaîne qui sait ce qu’il faut dire. Alors, mon cher monsieur Kromer, qu’est-ce que vous attendez de cette incroyable aventure ?

— Qu’est-ce que tu lui as raconté ? » grognai-je dans l’oreille d’Aiden.

Il me fit signe de me taire, de répondre rapidement à la question d’Alice Prinkler et de me retirer comme si je n’étais pas venu.

« J’ai besoin de ton épée, dis-je, lorgnant le beau visage d’Alice qui attendait ma réponse. Qu’est-ce que tu lui as raconté ? On est peut-être en mission secrète. Tu y as pensé ?

— Ne raconte pas d’histoires toi-même ! On est dans la merde, mec ! Et Alice connaît un truc pour nous sortir de là.

— Ah ! Ouais… Je voudrais bien savoir ce que c’est. »

Alice frappa de l’autre côté de l’écran.

« Toc ! Toc ! fit-elle. Est-ce que je peux entrer sans indiscrétion… ?

— Il veut mon épée pour ouvrir sa boîte de viande, dit Aiden qui était pressé. Je la lui donne, bien que ce soit contraire au règlement, et je suis ensuite tout à vous…

— Mais je voudrais que monsieur Kromer réponde à ma question !

— Il a faim, continua Aiden sur le même rythme effréné. Et quand il a faim, Kromer, on ne le tient plus. Je le connais depuis vingt ans.

— Passe-moi ton épée et ferme-la, Aiden.

— On s’est pas battu à Gromanu peut-être ? continuait encore Aiden. Et à Jasperg ? Et à Vernetruy ?

— Et à Waterloo. Passe-moi ton épée ! »

Il ouvrit lui-même la boîte. La viande sentait l’ail, le vin blanc et je ne sais quoi encore. Les narines d’Aiden s’élargirent. Alice, qui comprit qu’on avait faim, frappa encore de l’autre côté de l’écran.

« Toc ! Toc ! Ça vous fait quoi, les mecs, d’entrer dans l’éternité de cette façon ?

— Vous voulez dire sans Dieu ? dis-je en avalant un morceau de viande entouré de gelée au madère avec des pépites de cornichons dedans.

— On s’en va sans Dieu ? » fit Aiden.

La viande coula sur son menton. Il n’avait pas pensé à ça. Il avait admis le fait que la Terre n’enverrait jamais un remorqueur. Trop cher et trop risqué. On était à la dérive dans l’interzone. Et c’était une porte hypothétique de l’éternité.

« Hypothétique ? fit Aiden qui ne mangeait plus.

— Et sans Dieu, dis-je. C’est ce que vous vouliez dire, Alice ?

— Dépêchez-vous de répondre. On va être coupé… » couina Alice.

Et son visage de star disparut pour laisser la place à un brouillard de pixels. Aiden était plongé dans ses réflexions. Il ne regrettait même pas la disparition définitive d’Alice Prinkler. Il ne la reverrait jamais, pas plus que moi, ni personne ici si jamais quelqu’un se réveillait. Il pensait à Dieu. C’était un soldat qui avait sans doute souvent pensé à cette idée de l’éternité gagnée à la pointe de l’épée. Mais la même éternité sans son explication logique, c’était pour lui un effort surhumain. Plus tard, je lui conseillerais de s’en tenir aux choses pratiques, comme la nourriture nécessaire, l’hygiène corporelle, spirituelle et sentimentale, les études, la fréquentation des bibliothèques, l’apprentissage des langues… et toutes ces choses qu’on avait apprises pour se préparer à mourir, mine de rien.

 

Azza

Azza et moi vivons paisiblement au bord de la rivière Noire. L’heure de la retraite a sonné il y a quelques années maintenant. Nous sommes seuls. Le premier voisin est à dix kilomètres en aval. Il n’y a plus personne en amont. La maison est construite pour nous abriter. On ne peut pas parler de confort. Une fois par mois, nous descendons à Saïda pour nous ravitailler et consulter le médecin. Il nous trouve toujours en pleine forme. Nous n’avons pas d’enfants. Pas de véritables amis non plus. Nous ne sommes pas ici chez nous, sinon nous en aurions. De temps en temps, nous passons la soirée à Saïda et nous allons nous asseoir au-dessus du tarmac pour voir le ballet des navettes former des guirlandes dans le ciel. Nous n’avons plus rien à nous dire, mais nous guettons nos déclins respectifs avec raison et compassion. Le survivant reviendra chez nous pour disparaître à son tour. En attendant, je me lève tôt le matin, à l’heure de la première navette lunaire. Elle laisse dans le ciel une trace d’argent qui se dissout lentement au gré des vents. Je descends jusqu’à la rivière où j’ai construit, il y a des années, un ponton pour amarrer mon bateau. Je passe quelquefois la journée à bord de cette vieille chaloupe aménagée en bateau de plaisance. Je ne m’éloigne pas. Je ne perds jamais de vue la maison. Azza apparaît sur la terrasse. Elle y déjeune, puis elle s’étend dans un fauteuil d’osier et passe le reste de la journée en lecture, rêverie et sieste. Nous nous revoyons dans l’après-midi. Elle a cuisiné un plat sans sel, sans sucre et sans tout ce qui nuit à la vieillesse. Il n’y a aucun plaisir à en tirer. Nous évoquons quelques souvenirs liés à des vacances à l’autre bout du monde. Elle adore m’écouter. Et je ne taris pas de détails prégnants. Elle essuie des larmes. Je m’ennuie. Pour moi, la journée est terminée depuis longtemps.

En fait, je ne vis que le matin. La nature m’a doté d’une fonction sexuelle toujours en alerte. Et c’est dans cet état que je sors le matin, descendant vers la rivière pour retrouver l’étrange sensation de flottement, allongé au fond de la chaloupe, les yeux pleins de ciel et de soleil. Ma vie ne sera plus rien. Qu’a-t-elle été ? Il n’est plus question pour moi de me replonger dans les supplices de la philosophie. Je m’y suis soumis avec délices tant que j’avais des projets à satisfaire. Et je n’ai répondu à aucune question d’être, d’exister, d’avoir, de paraître. Seul avec moi-même, encore soumis aux turgescences, je n’avais aucune envie de nostalgie. Pourtant, mon avenir était vide, spectacle d’un néant auquel j’avais cru échapper au moins le temps de vivre. Mais je n’étais pas malheureux. Et je possédais Azza. Quant aux autres, je ne les imaginais plus. Cette queue qui se dressait encore, cet appel qu’Azza n’entendait plus, était peut-être tout ce qui me restait. Je possédais Azza comme on époussette un bibelot. Ma queue me rappelait que j’avais été. Et personne ne venait me dire ce qu’il pensait de moi. Jamais Azza ne parlait de moi. Je lui parlais des pays que nous avions visités, des personnages qui n’avaient pas de noms, des demeures de rêves, des poèmes qui traversent l’Histoire, des belles morts sur les champs de bataille ou sur la scène de nos théâtres.

Le matin, sortant de la chambre où Azza feignait de dormir pour ne pas avoir à me caresser, je me dirigeais vers la fenêtre où je m’attendais à voir le même paysage, quelle que fût la saison. C’était mon premier contact avec la réalité. Il est vrai que j’avais des nuits agitées. Les rêves, au réveil, se bousculaient encore dans la plus incroyable bataille d’images, de bruits et de caprices de la raison. L’herbe rase descendait doucement vers la rivière. Le ponton était obscur sur l’eau déjà lumineuse. La chaloupe exhibait les carreaux de ses ouvertures. La rivière paraissait aussi compacte qu’une coulée de lave. Je voyais les joncs se plier, l’herbe se laisser emporter avec sa motte de terre, la carpe surgir tandis que la brise emportait cette sonorité métallique en aval. Je désirais en rester là. Mourir maintenant, les yeux emplis de ce qui n’était pas une tranquillité malgré les apparences. Je soutenais cette violence, sentant le sang battre dans ma queue. Ce supplice se répétait depuis des années. Et aucune main experte ne surgit de ce jardin, ô Clara.

Je m’étais habitué à cette répétition. Je n’en parlais pas à Azza. Je ne savais plus ce qu’elle pensait. Et si elle m’avait parlé, je ne l’aurais pas écoutée. Elle devait s’en douter. J’avais refermé la porte de la chambre, la plongeant ainsi dans le silence. Qu’aurais-je fait du bruissement des draps, des nuances de sa respiration, du flottement des rideaux dans la fenêtre ouverte ? Si elle y regardait, elle n’aurait pu contempler que l’ombre de la forêt environnante. Or, je descendais déjà vers la rivière, heureux de vivre finalement. J’emportais peut-être un bidon d’essence, une canne à pêche et tout le nécessaire, pain et vin y compris. Ou j’avais décidé de passer la journée à l’intérieur. Cette lente descente aux enfers, ce calme au bord du vide, cette absence de perspective ne changeaient rien au temps qu’il fait, qui passe et qui mémorise.

Pourtant, un matin comme les autres, quelque chose changea. Il y avait un homme assis sur le ponton. Homme ou femme. J’eusse aimé une femme. Ma conversation avec les hommes était achevée depuis longtemps. Et celle que j’entretenais avec Azza ne me disait rien de la femme. Qui sait ? Une inconnue. Le désir. Une nouvelle vie. Mais ce personnage assis était un homme. Son profil était orné d’une moustache. Il fumait la pipe. Et sa casquette ressemblait à s’y méprendre à la mienne. Transporté de joie (d’où venait-elle ?), je sortis pour me faire connaître. L’homme devait bien se douter que la maison était habitée. Il m’avait peut-être vu naviguer sur la rivière. Qui était-il ?

Arrivé à sa hauteur (il me tournait le dos), je m’adressai à lui pour lui parler du temps, de la tranquillité et de la beauté des lieux. Je recevais sa fumée en plein visage. Elle montait en tournoyant et m’environnait un moment avant de se laisser emporter par la brise. Mais l’homme ne se retourna pas. Il ne répondit pas. Il était peut-être sourd. Comme il m’était impossible de me montrer à moins de sauter dans l’eau (la chaloupe se trouvant de l’autre côté), j’ai parlé plus fort, plus intrigué, moins délicatement. Il ne répondait toujours pas. J’ai donc renoncé à cette conversation. Elle m’aurait éclairé sur l’homme, sur sa nature, son importance, sa créativité. Je suis rentré. Je crois même avoir claqué la porte. Azza ne s’en inquiéta pas. Ou elle se terra dans les draps.

Furieux, je me remis à la fenêtre. L’homme avait disparu. Je ne le trouvai pas sur le chemin de halage, ni sur le sentier qui pénètre dans la forêt. Il ne nageait pas, la chaloupe ne trahissait aucune intrusion. Azza sortit alors de la chambre. Je retrouvai mon calme habituel. Celui des tartines de pain beurré et du café fumant sous mes narines.

« Tu ne sors pas aujourd’hui ? me dit Azza.

— Déjeunons ! » fis-je.

Il y avait longtemps que nous n’avions pas échangé une conversation de ce type. Cette après-midi, nous avions prévu une évocation de notre croisière dans l’océan Indien à bord d’une goélette toute blanche. Nous déjeunâmes. Je ne dis pas un mot de l’homme. Azza ne pouvait l’avoir vu, à moins qu’il eût remonté le sentier, auquel cas il serait passé dans la fenêtre. Mais ne m’en aurait-elle pas parlé ? Elle me tenait informé des intrusions animales qui émerveillaient son esprit de petite fille. Je scrutais son vieux visage. Les paupières y pendaient comme des rideaux. Le beurre avait enduit ses lèvres légèrement rosées. J’entendais le chuintement de son dentier. Je ne me souviens plus si j’ai cessé de bander quand j’ai quitté l’homme ou quand elle est sortie de la chambre.

Le lendemain matin, rebelote ! L’homme était assis sur le ponton. Même casquette, même pipe, son dos têtu, les volutes tournoyant. Cette fois, il gâchait mon paysage de roseaux, d’herbe grasse et de ronds dans l’eau coupés par la cuirasse d’une carpe. Je collais l’oreille à la porte de la chambre. Si Azza ne dormait pas, si elle menaçait de sortir de la chambre et de se mettre à la fenêtre pour voir l’homme, je… j’étais capable de tout ! Pas de clé sur la porte. Azza, petite enfant, a toujours peur que je joue à l’enfermer. Elle a jeté toutes les clés dans la rivière. Il y a longtemps que j’ai remisé mes palmes et mon tuba. Perverse !

Cette fois, ne souhaitant pas risquer une nouvelle humiliation, que cet homme fût sourd ou autre chose, je ne descendis pas vers la rivière. J’attendis. Je voulais le voir partir. Savoir dans quelle direction il allait quand il quittait les lieux. Pourquoi ? Je n’en sais rien ! Appelons ça curiosité. Il habitait bien quelque part. Sur la rivière, à bord d’un yacht. L’idée n’était d’ailleurs pas mauvaise d’entreprendre ce voyage. Avec ou sans Azza. Tout dépendait de la durée à envisager. En amont ou en aval ? Que de questions ! Le mieux, me dis-je après ce moment d’égarement, était d’attendre le lendemain matin. Je lui sauterais dessus.

Ce que je fis. J’attendis le lendemain matin. Je ne lui sautai pas dessus. Je n’en eus pas le temps. Au moment où je me mettais à la fenêtre, il s’en alla ! Je ne pouvais tout de même pas lui courir après. Je sortis pour tenter de savoir dans quelle direction il fuyait. Me fuyait. Il ne fuyait personne. Il avait repéré le ponton. Il avait vu les volets ouverts. Nous ne les fermons jamais. Il savait que la maison était habitée. Il était en croisière sur la rivière et avait repéré le ponton qui pouvait lui être utile. Il était le seul à pouvoir dire pourquoi. Je ne savais rien de lui. Je courus. Il avait disparu. D’un côté comme de l’autre. J’eus la tentation de sauter dans la chaloupe pour atteindre le milieu de la rivière et ainsi observer son amont et son aval. Si bateau il y avait, il ne pouvait pas être loin. Mais que cherchait cet homme ?

J’avais besoin d’Azza. De sa voix, de ses conseils, de sa capacité à me tranquilliser. Je m’aperçus que ce désordre matinal ne m’avait pas privé d’une louable érection. Tant pis pour Azza. Je me confierais à elle après. J’entrai dans la maison, directement dans la cuisine, ouvris la porte de la chambre, nu comme ver. Les draps étaient défaits, les coussins par terre, les rideaux tirés de chaque côté de la fenêtre alors que d’habitude, nous les laissions se balancer au gré de la brise, le soir comme le matin. Je me penchai à la fenêtre. Azza n’était pas dans le jardin. Je l’appelai. Pas de réponse.

Combien de temps dura cet affolement ? Je l’ignore. Azza avait disparu. L’homme avait disparu. « Quelle conclusion tirez-vous de ces deux faits ? » demandai-je au policier.

 

Un lit pour la mort

La différence entre Aszek et Basrine, c’était qu’Aszek tuait pour voler et Basrine pour le plaisir. Cependant, l’un n’agissait jamais sans l’autre. Aszek était marié à une jolie femme et avait deux enfants bien nourris. Il habitait une maison à moitié restaurée et remboursait le prêt conséquent. Basrine tuait les victimes d’Aszek, mais il ne s’était jamais approché de la maison de son complice. Il habitait à la périphérie de la ville, dans un appartement de pauvre, alors qu’il avait de quoi vivre comme Aszek. Mais il avait choisi de fréquenter les paumés. Basrine avait des ambitions d’écrivain. Il se nourrissait d’observations. Malgré une expérience presque complète de la misère humaine, il n’avait écrit que des notes. Il les conservait dans une serviette de cuir mais ne les relisait jamais. Il pensait les connaître par cœur.

Basrine tuait au couteau. Jamais un cri ne sortit de cet accomplissement secret. Pas même un grognement de satisfaction. Aszek se chargeait alors de détrousser, de vider, de forcer. Le partage était équitable. Puis les deux compères se séparaient pendant quelques mois ou quelques semaines selon les besoins de la famille d’Aszek. Jamais on ne planifia une action au bénéfice de Basrine. Celui-ci ne dépensait pas. Il accumulait, donnait quelquefois, mais ne se nourrissait qu’à la manière des pauvres : avec parcimonie. D’ailleurs Basrine aimait aussi, en plus de l’assassinat, la lenteur qui affecte la misère devenue une habitude, un état.

Cette association dura plus de dix ans. Puis Aszek mourut. Une maladie l’emporta en quelques mois durant lesquels, bien entendu, on ne tua personne. Basrine ne s’approcha pas de la maison de la veuve. Il savait que le défunt lui laissait de quoi vivre et nourrir sa progéniture. Et en effet, l’année suivante, madame Aszek épousa un marchand de vin et de matériaux de construction. Basrine descendit en ville pour assister, de loin, au mariage qui eut lieu à la mairie. Le parvis de l’église, ce jour-là, était occupé par une procession funèbre. Basrine était monté dans les jardins. C’était le printemps. Son odeur se mélangea aux plus capricieux parfums. Il eut envie de tuer, mais un pastis pris à la terrasse d’un café le tranquillisa. Il avait tout de même sué, signe qu’il ne résisterait pas longtemps à l’attrait du sang et de la mort qui va avec.

Par vocation (elle était imposée par Aszek), Basrine n’avait jamais tué de pauvres. Il en voyait tous les jours. C’était des proies faciles. Comme il n’était plus question de nourrir une famille de petits bourgeois, Basrine se dit qu’il importait peu désormais que la victime fût riche ou pauvre. Elle était, un point c’est tout. Et lui était libre d’agir comme il en avait envie. Il avait une confiance totale en son désir. Il affûta le couteau en prévision d’une crise. Il se savait guetté par son talent, lequel pouvait exiger de lui les meilleures conditions de création. Le couteau était dans la poche. Il s’agissait de l’utiliser non pas pour se défendre (Basrine pesait plus de cent kilos), mais dans la seule intention de satisfaire une donnée essentielle de sa personnalité. Il se moquait de la beauté du geste, de sa perfection formelle. Il fallait que le sang coulât et que le cœur de la victime en conçût un arrêt définitif. Ensuite, il calterait puisqu’Aszek n’était plus là pour exiger un coup de main, les paletots et les coffres-forts étant souvent bien remplis en ce temps-là.

Il ne s’agissait pas non plus de choisir, de se laisser séduire par les jambes d’une petite fille ou la poitrine d’une mère de famille. Ou de se venger d’un uniforme ou d’une sale gueule. Les sentiments ne devaient pas interférer. Le désir seul décidait du moment, de la cible et du temps nécessaire à faire venir la mort. Elle venait toujours. Du temps d’Aszek, cette rencontre ne durait pas. Aszek était toujours pressé. Il avait même minuté l’opération. Basrine voyait la mort, elle lui souriait et il s’excusait auprès d’elle d’être pris dans une action dont il ne maîtrisait pas les tenants et les aboutissants. Elle disparaissait comme elle était venue. Le corps immobile et sanglant ne ressemblait plus à rien.

Mais maintenant qu’Aszek n’était plus là pour imposer une procédure inspirée uniquement par le calcul et la prudence, la liberté d’action s’interposait. Non seulement la mort pouvait être donnée sans perspective lucrative, mais il devenait possible d’entretenir avec elle des rapports approfondis.

Basrine se promena plus souvent dans les rues. Il pouvait emprunter n’importe quelle rue sans se soucier de la classe sociale de ses habitants. Il évita de regarder les petites filles et les femmes mûres. Il ne s’intéressa à personne en particulier. Il flânait sans horizon. Les vitrines le retenaient autant que les portes cochères. Il examinait la pierre des angles, les paillassons, les bouches d’égout, les soupiraux aux relents de terre fraîche. Les corps qu’il frôlait provoquaient toujours un frémissement annonciateur, mais le désir ne se signala pas.

Ainsi, au bout de deux semaines de marche finalement forcée, il commença à douter d’avoir conservé le désir de tuer. Il pensa même que ce désir n’avait jamais été le sien, mais celui qu’Aszek lui avait mis dans la tête pour ne pas avoir à tuer lui-même. Mais l’érection prouvait le contraire. Elle était de bonne turgescence, tenait bon pendant toute la durée de la promenade et s’achevait comme il se doit. Rien n’avait changé de ce côté-là. Et si rien n’avait changé, il était peut-être urgent de penser que le désir provoquait ce signal dans une autre intention que le meurtre pur et simple. Sapristi ! songea Basrine. Qu’est-ce qu’un assassinat qui n’est ni pur ni simple ?

En principe, la pureté et la simplicité vont de pair. Et leur parfaite conjonction, appliquée au plan moral, fait le lit de toutes les absurdités dont se nourrissent les fictions. On n’en demande jamais plus. On retourne se coucher le ventre plein. Mais si l’on agit en dehors de tout principe de pureté et de simplicité réunies, n’est-ce pas alors que les choses se compliquent ? Et la question se pose à tout écrivain digne de ce nom : Est-ce que la complexité n’est pas le meilleur moyen d’en finir avec la fiction ? Or, moi, Basrine, qui n’ai jamais rien écrit qui vaille la peine d’être lu, est-ce que je souhaite la mort de la fiction ? Est-ce que c’est la fiction que je veux tuer maintenant ?

Ces réflexions, dont le contenu est impossible à décrire pour cause de complexité, à moins d’introduire ici le flux incohérent de la conscience, occupèrent Basrine pendant plusieurs mois. Je ne dis pas : plusieurs semaines. Je dis : plusieurs mois. Il en oublia qu’il était riche.

L’hiver avait gelé la rigole quand on frappa à la porte. Basrine, qui se réveillait à peine, se demanda si on frappait dans son rêve ou si sa porte était réelle. Toutes ces réflexions au sujet de la mort, de la fiction et de la gloire avaient fatigué son esprit. On frappa de nouveau. La porte devint réelle.

Il se leva, vida au passage un verre qui ne l’avait pas été entièrement et vissa son œil dans le judas. Ce qu’il voyait était un visage de femme. Son parfum s’immisçait entre les planches constituant la porte. Basrine nota aussi le flou agréable d’un foulard de soie aux couleurs transparentes. Il ouvrit. La femme se tenait sur le paillasson qui craquait comme s’il se fût agi d’un hérisson. Elle parlait. Était-ce la mort ?

La question du sexe de la mort dépendait-elle du sexe de la victime ? Basrine n’avait jamais eu le temps, à cause de l’esprit d’organisation d’Aszek, de répondre à cette question sans doute primordiale. Si la mort, qui lui était toujours apparue comme personnage de l’action (le vol avec assassinat conçu par Aszek), était sexuée, il n’était pas idiot de penser que ce sexe fût le complément du sexe de Basrine lui-même. Car autrement, les choses se compliquaient forcément. Bien sûr, la victime était un mâle ou une femelle. Aszek ne choisissait pas ses victimes en fonction de leur sexe, mais du contenu de leur portefeuille, voire de leur coffre-fort. Oui, Basrine avait toujours estimé que la mort était une femme d’un genre particulier. Il en avait imaginé, des histoires de ce genre ! Il conservait la trace de ces rêveries dans ses innombrables carnets. Mais cette fois, l’histoire était réelle.

La Mort se tenait devant lui, belle et parfumée. Son désir se réveilla, mais est-ce qu’on tue la mort ? Il arrangea sa chemise dans le pantalon, se lissa les cheveux du plat de la main et s’inclina respectueusement en murmurant une parole de bienvenue. La Mort, pensait-il, n’était pas venue pour autre chose que rattraper le temps perdu à cause de la mesquinerie d’Aszek. Il s’effaça tout aussi cérémonieusement. La Mort entra.

Elle ne connaissait pas cet intérieur de pauvre. En plus d’être pauvre, il était sale et désordonné. Basrine cherchait les mots pour excuser cet invraisemblable désordre, mais il ne les trouvait pas et mourait de honte. La Mort renonça poliment à s’asseoir sur la chaise qu’il lui présentait après l’avoir époussetée avec son mouchoir. Il ouvrit la fenêtre, la seule. L’air de la rue entra à peine. On entendait les gosses jouer à la marelle. Une voiture manœuvrait, sans doute celle du boulanger qui avait toujours du mal à entrer en marche arrière dans sa remise. Le lit était défait. La Mort exigeait-elle un lit propre et bien carré ? Peut-être…


L’interruption

Alfred Tulipe ressentit les premiers signes de la maladie qui allait le tuer la veille, je crois, du jour où le Temibile accosta. Nous étions à Brindisi. Je ne connaissais pas Alfred Tulipe. Je l’eusse connu s’il eût pris le soin de faire figurer son nom dans nos manuels de littérature. J’en transportais un dans mes bagages. Aucun passager, à ma connaissance, n’y était inscrit. Certes, je n’avais pas eu accès à cette liste ni au rôle. Mais j’avais beaucoup marché sur les ponts pendant ces six jours de cabotage. Avec le beau temps. Cela va sans dire. La côte rutilait au soleil. Je m’ennuyais. Je me nourrissais d’entrées et de desserts. Buvant peu, car je sais danser et même nager. On me connaissait maintenant.

Aussi, quand Alfred Tulipe se mit à vomir au bord de la piscine, je fus étreint par la même angoisse. J’étais en proie à une paralysie douloureuse pendant qu’on lui prodiguait les premiers soins. On l’emmena. Il disparut. Et tandis que je descendais la passerelle le brancard me dépassa et roula prestement vers le quai où l’attendait une ambulance toute blanche. Il disparut encore. J’atteignis le quai. Nous n’étions pas arrivés au bout de notre périple. Mais j’étais seul. Et c’était l’heure de déjeuner. Je me retrouvai bientôt attablé avec d’autres voyageurs que je ne connaissais pas mais donc je savais qu’ils n’entretenaient aucun lien avec la littérature. Je ne touchai pas au plat de résistance, ce dont personne ne s’étonna, car on me connaissait. Je parlais sans arrêt des trois jours que durerait encore la croisière, jusqu’à Naples, je crois. Puis retour à Paris. Je suis marié. À un mannequin taille XS. Chacun sa place ici bas. Je m’occupe, ce qui ne surprend personne.

Je retrouvai Alfred Tulipe à l’hôpital local. J’avais pris un taxi, car je ne connaissais pas Brindisi. Personne ne m’accompagnait. La voiture me déposa au bord d’une esplanade qui grouillait. L’employé du guichet me renseigna. Chambre 1954. L’année de ma naissance. Tout avait été troublant pendant cette traversée qui n’en était pas une, mais nous parlions de traversée en buvant nos apéritifs. La vision constante de la côte, de jour comme de nuit, m’avait rassuré. J’entretenais jalousement ce sentiment. Je n’en parlais donc pas. De quoi voulez-vous parler avec moi ? m’avait demandé Alfred Tulipe. Cette étrange question m’avait amené à penser qu’il en savait plus qu’il ne le disait aux autres.

« Et bien, dis-je, je n’ai pas de sujet de conversation préféré… En principe, je prends le train en marche… »

Ils rirent. Alfred Tulipe, qui cachait bien son jeu, ne prit pas de notes. J’étais loin de penser qu’il écrivait. Comment l’aurais-je deviné ? Aucun signe dans son comportement, et moins encore dans ses paroles. Personne ne le savait. Nous nous exposions à son intuition sans le savoir. Pour tout dire, il semblait bien que tout le monde s’en fichait. Il y avait peut-être d’autres écrivains parmi eux, mais aucun n’avait décroché un prix, sinon je l’aurais su. Et alors j’aurais engagé une autre conversation, celle-là même que j’aurais eue avec Alfred Tulipe si j’avais su. Puis il se sentit mal. Il était presque nu. Il vacillait doucement, se reflétant dans le bleu de la piscine. Quelqu’un le soutint. On se mit tout de suite à évoquer toutes sortes de malaises, selon leur nature. Mais ce n’était rien. Il s’épongea le front et regagna seul sa cabine. Il ne souhaitait pas que je l’accompagnasse. Je suis resté au bord de la piscine sans me décider à plonger. Les femmes sont chahuteuses.

Me voici à l’hôpital, dans un couloir, suivant scrupuleusement le déhanchement d’un corps qui ne porte pas grand-chose sur lui. La porte s’ouvre puis se referme.

« Oh ! Il ne fallait pas ! » s’écrie Alfred Tulipe sans réussir à se redresser. Autour de lui, les coussins se sont gonflés. Il est pâle et sans lèvres. Je pose le bouquet sur la table de chevet, je le couche car je n’ai pas pensé au pot. Alfred Tulipe en oublie aussitôt les fragrances. Il a l’air vaguement effrayé de quelqu’un qui sait qu’il va mourir. Le blanc des draps reçoit le soleil avec gourmandise.

« Il ne fallait pas… répète-t-il. Je n’ai pas l’habitude…

— Moi non plus… Les autres…

— Les autres… vraiment… ?

— Les autres m’ont demandé de vos nouvelles, alors j’ai pensé…

— Vous avez bien fait ! »

Il semble retourner à la vie en disant cela. Ce qui me tue un peu.

« Asseyez-vous… euh…

— Magloire… Julien Magloire… Je suis…

— Si ! Si ! Je vous reconnais… Nous étions…

— En effet ! »

Je ne le reconnais pas moi non plus. On dirait qu’il s’est vidé, comme un poisson sur l’étalage. Ses yeux se sont arrondis. Sa langue est enfin sortie du bocal de sa bouche. Les draps me paraissaient glaciaux maintenant. Mais le soleil trottait gaîment dans les plis. Plus d’une fois je m’étais posé la question : Voulez-vous mourir maintenant… ou plus tard ?

Alfred Tulipe, dont je ne savais pas encore qu’il s’adonnait régulièrement à l’écriture dans ce qu’elle a de plus noble et de moins intéressé, me regarda comme si je possédais le pouvoir de le retenir. Mais je n’étais pas celui qui l’avait empêché de dinguer dans la piscine au milieu des femmes en petites tenues. Je le lui dis.

« Ah ! Bon… Je croyais… Il me semblait… vous reconnaître…

— Non ! Non ! Je suis celui qui vous a proposé de vous raccompagner à votre cabine, mais…

— J’aime être seul dans ces moments-là ! »

Encore une exclamation qui redonnait de la vie à sa mort in progress. Il s’accrochait. Sans ma présence, à quoi se retiendrait-il de… ? Quelle chaleur de mon côté !

« Asseyez-vous donc… euh… Julien… »

Je le fis. Quelqu’un s’empressa de placer un coussin sous mes fesses. Je n’aime pas être seul, surtout quand quelqu’un s’en va. Je compris qu’il voulait me confier quelque obscur secret. Mais quel secret ne l’est pas ? Il ne me suppliait pas. Il m’invitait, étendant son mince bras dans ma direction, comme une femme propose ses doigts pour qu’on les honore d’une certaine dose de soumission. Je frémis. Je n’étais pas venu pour ça. La porte se referma encore. Ce sont ses personnages, pensai-je aussitôt. Ce diable d’homme écrit. Il cherche un éditeur…

« Mon ami, ânonna-t-il en laissant retomber son bras dans les plis figés de son futur linceul, je vous le confie : je n’ai jamais rien publié…

— Moi non plus…

— Ah… ? Vous aussi… ? »

Cette fois, ses yeux implorèrent ma connaissance de la douleur, mais sa bouche ne sut dire que

« Pourquoi… ? »

Il savait que je n’avais pas le désir de répondre à cette question fondamentale. Alors que lui brûlait de tout me dire. Il dit :

« Je suis têtu comme une mule. Et vous ?

— Non, ce n’est pas pour ça…

— Je ne vous demande pas de tout me dire, quand c’est moi-même qui veut tout avouer… »

Étrange procès que l’homme propose à l’inconnu qui ne le connaît pas…

« J’ai tout écrit là-dedans ! » s’exclama-t-il dans un dernier sursaut d’existence.

Et, comme je viens de le dire, il mourut.

 

*

 

Les feuillets qu’il me confia constituent en quelque sorte une nouvelle dans la nouvelle. Je ne peux pas m’y prendre autrement. Mais chacun, s’il me lit, pourra constater que le lien entre les deux parties est ténu, car Alfred Tulipe y conte, non pas les causes dont sa mort en hôpital est le sinistre effet, mais la raison pour laquelle il n’a jamais rien publié. Jugez-en vous-même :

 

*

 

« J’ai toujours voulu être écrivain. Aussi me suis-je donné les moyens d’y parvenir. J’ai étudié soigneusement tout ce qu’il est possible de savoir pour écrire à la hauteur de la littérature, étant entendu qu’en dehors de ce territoire clos, il n’est pas nécessaire d’en savoir trop. Dans cet état d’esprit, il va de soi que je n’avais pas l’intention de n’écrire que pour ma propre édification ; que j’ambitionnais clairement de convaincre ce monde restreint de la pertinence de mon choix d’existence. Vive la liberté ! m’écriai-je en me lançant dans la cohue, car c’en est une.

N’allez pas imaginer que je me crus publiable dès le premier essai. Je ne suis pas de ceux-là. Ma conscience en est une. Aussi écrivis-je maints essais avant de me déterminer. Enfin, au bout d’un temps dont je conserve la mesure (je ne sais pas pour quelles raisons), j’obtins de ma plume un récit construit exactement comme je l’avais conçu. Car ma démarche était intentionnelle. Souhaitant par-dessus tout être moderne, j’en avais imaginé le moyen. Et partant du fait incontestable que le classicisme ne cherche que l’objet et qu’il ne le trouve que dans la perfection (et non dans la pureté), je décidai, comme entrée en matière, et pour me faire connaître sans ambigüité, de concevoir un objet, narratif en l’occurrence, et de le détruire de la manière la plus moderne qui soit.

1. Certes, la première partie de ce projet plus que sensé est la plus facile à concevoir et à entreprendre. J’imaginais une histoire pleine de psychologie littéraire, je la contais avec un savant mélange d’écriture et de parole, et au moment même où elle prenait un sens, je mis en œuvre sa destruction.

2. Certes, la première partie de ce projet plus que sensé est la plus facile à concevoir et à entreprendre. J’imaginais une histoire pleine de psychologie littéraire, je la contais avec un savant mélange d’écriture et de parole, et au moment même où elle prenait un sens

JE MIS EN ŒUVRE SA DESTRUCTION

JE MIS EN ŒUVRE SA DESTRUCTION

JE MIS EN ŒUVRE SA DESTRUCTION

Celle-ci consistait à interrompre la série des évènements et autres péripéties. Comment ? Par quels nouveaux moyens ? Quelle invention était la mienne ? Ah ! je pourrais vous en parler ici avec pratique et conviction ! Cela ne fait pas de doute. C’est que j’ai vécu l’affaire. Une deuxième partie arrachée à mon imagination révoltée par les effets de perspective qui ne font apprécier le classicisme que parce qu’ils en facilitent la lecture et la compréhension. Ah !

(Attention : j’ai dit interruption, pas bifurcation.)

Mais je ne vais pas en dire plus. Il faudra lire l’ouvrage dans son entier, première et deuxième partie, pour comprendre la profondeur et l’importance de ma découverte.

Ce que fit l’éditrice à qui j’envoyai mon joyeux manuscrit. Elle ne tarda pas à répondre :

« Quel gâchis ! m’écrivit-elle. Et pourtant, que tout cela commençait bien ! On était accroché par cette histoire, fasciné par ses personnages. Et quelle écriture ! On ne peut pas être plus proche du lecteur qui n’est plus, comme vous le savez puisque vous écrivez, sujet à trop de goût et de connaissance pour avoir maintenant accès aux œuvres anciennes. Mais qu’avons-nous à faire de ce qui n’a plus même d’existence ? Vous avez parfaitement réussi la première partie de votre roman. Tout le monde vous le dira ! (C’est moi qui souligne)

» Alors comment expliquer le ratage complet de la deuxième partie ? Rien ne l’explique mieux que votre incapacité à écrire un roman digne de ce nom (Je souligne encore). Vous vous êtes perdu en chemin parce que vous manquez de ce talent rare qui consiste non seulement à aller au bout de l’entreprise romanesque mais aussi et surtout à bien concevoir les tenons et les mortaises de l’ouvrage. Votre deuxième partie est un cache-misère.

» Aussi, je suis au regret de … etc. »

 

Comment réagir à une pareille insulte ? Mettez-vous à ma place. J’avais inventé ! J’avais peut-être du génie ! Et cette… cette… éditrice me retournait sa médiocrité intellectuelle et artistique, pour ne pas dire littéraire, et en des termes qui… Ah ! Mais à quoi bon lui expliquer ? Elle ne comprendrait pas de toute façon. Ce serait du temps perdu avec une… une… Et puis me revenait-il de mettre noir sur blanc la théorie parfaitement cohérente qui expliquait ma destruction au moyen d’une interruption de la série ? D’autant que cette série n’avait d’autres charmes que ceux que j’avais empruntés pour la cause et qu’ils appartenaient à la médiocrité même que recherchait, pour publication, cette… cette… ?

Je n’y ai pas pensé deux jours. Pas même un. Il ne se passa pas une heure. Et je me remis à l’ouvrage. Oh ! pas pour arrondir les angles de ma savante destruction ! Car où trouver la force de cette insupportable humiliation ? Non ! J’avais mon idée pour réduire cette… cette… à ce qu’elle était : une éditrice des pires cochonneries que l’écriture contemporaine peut produire en ces temps de disette mentale. Un de mes amis écrivains (qui publie) à écrit ce slogan véritable : « Ici, peu de schizos, beaucoup de paranos et surtout, énormément de cons ! » Je ne me souviens pas s’il ponctuait dans l’exclamation ou autrement. Peu importe. Il ponctuait, voilà tout. Tout le monde finit par ponctuer. Alors moi aussi je ponctue.

Et fort de cette détermination inébranlable, je me mis à l’ouvrage, ou plutôt, je m’y remis. Et je conçus alors, intrigue et écriture réunis, une deuxième partie qui s’emboîtait parfaitement avec la première, le tout formant un de ces romans que le commun des mortels arrache aux rayons flambant neuf de la librairie. La réponse à ce nouvel envoi ne se fit pas attendre :

 

« Je retire tout ce que je vous ai écrit ! Vous êtes génial ! Je publie ! Vous êtes avec moi ! Ci-joint le contrat. »

 

Que croyez-vous que je fis, mon cher Julien (Tiens, il me connaissait…) ? Vous savez maintenant pourquoi je n’ai jamais rien publié. »

 

*

 

C’est ce que je devrais faire, mon cher Alfred, mais je suis moi.

 

Notes

[←1]

On verra pourquoi plus loin…