Trilogies ou Le petit Héméron[Plan du site] | ||||||||||||
<< L'Héméron | la trilogie andalouse | les Vermort | contact | |||||||||
Accueil & présentation de la trilogie andalouse | Gisèle ou Cancionero andaluz | Bortek ou L'autodafé | Río ou (La) Bidasoa | Pasos envoi | projet |
Patrick Cintas
RÍO ou (La) Bidasoa
Personnages :
RÍO — Homme (ou femme).
BLANCO — Ami de Río.
BLANCA — Guitare gitane.
NERA — Amante.
CHEF DE GARE.
LE SYCOPHANTE.
GOR UR — Le "GORille URinant.
UN HOMME (Gor Ur).
Voyageurs, musiciens, enfants, chœur, Coryphée...
Río et Blanco dans un décor.
RÍO
(lit)
Petits maîtres tout droit sortis
De l’université et des églises
En rang par deux chez l’éditeur
Se disputant les miettes laissées
Par le combat douteux des larbins
La Ville n’est pas devenue une cité.
Croissez, oiseaux des tombes !
« Nous attendons l’employé
Municipal : c’est lui qui a
la clé.
»
Ce matin, ma chérie, j’ai les fleurs.
J’ai le bison séminole et toute la Floride.
Le soleil n’est pas encore debout.
Qui a déposé toute cette rosée ?
Mes espadrilles trempées : « Tu
Ne prends pas assez soin de nous ! »
Sont-ce des dahlias / « je m’en parfume
En lisant l’histoire de ces femmes,
Princesses et courtisanes, amantes
Pour servir de prétexte, ne m’en veux pas ! »
L’employé municipal a la clé.
Il arrive dans son auto verte.
Il a déjà un coup dans le nez.
Mais il a la clé, nom de Dieu !
Ce matin les fleurs sont mouillées.
Le dallage est sombre, la terre noire,
Il manque une étoile à ce ciel de deuil.
« Je vous ouvre ! »
Parole d’employé.
Il a la clé, ma mie !
C’est l’aube qui le veut !
Bouquets en main,
La lavande du jardin,
Le persil du potager,
« Vous avez vu cet engin ! »
Tonnerre de guerre, tuyère
Rouge traversant le ciel
Encore noir à cette heure.
« Nous allons tous mourir ! »
Vases des nuits de colombe.
Les vieilles fleurs dans la poche.
Les nouvelles caressées comme
Si « elles pouvaient parler » / nous
Sommes au printemps de l’automne.
« Je vous ouvre et je m’en vais. »
Il ouvre et il s’en va. « Revenez
Quand vous voudrez ! » Et au soir,
Nous voilà devant les inscriptions
Séculaires, « nous avons bien travaillé ! »
« Mon Dieu ! Qu’est-ce que ce monde ! »
Froissements des jupes, claquettes des semelles,
« Il va nous arriver quelque chose ! » / MAIS
Rien n’arrive de ce que nous avons souhaité
Ensemble ou dans le secret de nos écrits /
Ellipses et syllepses / fées des siècles passés
/ raison de ne pas rester à la maison
« à attendre que ça recommence »
Carthage en feu
Dans ton esprit
/ personnages
Parmi les
Personnages !
Ces morts doucement exprimés.
Croix, étoiles et demi-lunes, rien /
Patriotes de la langue plus que de l’écriture.
La fournée de « la main tendue »
Sur le déclin / l’âge n’est pas étranger
À cette dissipation des sources vives.
Ce matin je ne sais plus
Si j’habite encore ici
/ avec vous, citoyens
Des sillons, et sans vous
Électeurs des futurs enfants.
Ce matin je suis aux Everglades.
Je croise les pélerines amantes
Du bonheur / mais je ne sais plus
Si ma maison est ma maison
Ni si ce que je suis a bien été.
Donnez le sein si ça vous chante.
Fumez du gris avec ou sans visions.
Jouez à ne pas jouer pour exister.
Moi, je ne me sens pas d’ici.
Je me mets à parler kinoro.
Je ne peux pas m’en empêcher.
Je salue et même je bavarde,
Mais le cœur n’y est pas, n’y
Est plus / je ne suis plus
un enfant.
Ricky vous salue bien, mes ouailles !
Les fleurs tremblent doucement.
La guerre en route vers l’Afrique
Ou l’autan qui lutte contre l’Ouest
d’où vient la pluie.
« Nous venions avec elle
Il n’y a pas si longtemps,
Ô ma voisine en turlututu !
Et les goélettes de mon enfance
Se déposaient avec la neige
Sur tes fleurs toujours vieillissantes.
C’était l’hiver,
Avec ses loups nourris de vent
Ab intestat / « t’as raison mon filou ! »
Que chasse le chasseur abstrait ?
Quel est le nom de cette forêt ?
Suis-je né pour la qasida ? Moi
Qui vient de nulle part / avec toi
Et avec la tramontane qui rend fou
Les petits poètes de la Grande Poésie.
Tous ensemble avec l’industrie
Guerrière et les vacances promises !
Sur la plage on revoit les films
Qui ont nourri notre adolescence.
« J’ai oublié de quel mot
il s’agissait »
Ailes delta dans la nuit finissante.
Déchirement des airs. Mais bientôt
Nous ne serons plus là pour y penser
Comme nous y pensons aujourd’hui
Car nous n’avons pas d’enfants,
Pas de patrie, pas d’ennemis, rien
Que la musique et cette lenteur
Héritée des meilleurs romans
Que le siècle propose aux poètes
En signe de deuil / « Voici les fleurs
Que j’ai arrachées au talus en venant
Ici pour me souvenir encore de toi »
« J’ai oublié de quel mot il s’agissait »
« Avant j’étais plus proche de la nature »
« Qui a brisé ce vase, nom de Dieu ! »
Voici le vent qui chasse la pluie / le pain
(sur la table) devient dur comme du bois
/ « Veux-tu que nous allions sur la Côte ? »
« Avant, j’étais ouvrier dans le bâtiment »
Lions des cirques sans dompteurs /
« Le malheur est le principe de la reproduction »
Piquant les troupeaux de poètes
Comme à la campagne / la Ville
mon cher
N’est pas la cité dont vous rêviez
En bon architecte de la tranquillité.
Ne rêvez plus si vous avez déjà rêvé.
« C’est vous qui cuisinez ?
— Ça m’arrive des fois.
— I’ll be back un de ces jours.
— Mais d’autres fois, je suis mort ! »
Dehors, la rivière s’en prend aux rives.
« Je ne sais pas si je sortirai ce matin…
— Pour aller où ? » / le vent mouche
L’allumette / « Ça sent le kérosène
Comme en vacances / mais c’est pas
Les vacances » / sur le pont on se penche :
Dans la passe les poissons en lutte.
« D’où sort donc toute cette eau ? »
« Avez-vous la clé ? (et ajoute) au moins ? »
Petite ascension du monticule
Où couvent les petits animaux.
« L’année dernière, à cette époque,
Il neigeait (au moins !) — Mais c’est
La neige (ma chérie) cette blancheur
Qui a pris la place de la poésie jadis
Si volubile ! — Ah bon ! Tu crois… ? »
Le campanile maintenant.
La même oraison sonore.
Ne veut rien dire mais ça
Tourmente le cervelas
De la poésie Gallimard.
Vous êtes déjà venu ici.
Souvenez-vous de l’enfant.
Déjà le plaisir d’exister.
Les jeux sans innocence.
La poésie des éditeurs.
« La mineur, je crois… »
Au campanile les pendus
Et les corbeaux, les chairs
En ciel de lit, les putains
Qui font de la vieillesse
Un spectacle pour le peuple.
Ce matin, il ne pleut pas.
Mais l’asphalte est mouillé.
L’employé a la clé / ça grince
« sinon ce n’est pas une grille »
Ça ne grinçait pas autrefois.
L’allée laisse filer des rus
Minces comme des fils d’Ariane.
« Vous êtes déjà venu, non ?
On ne vient pas ici sans au moins
Une raison » / C’était avant
de devenir fou !
Je reconnais l’allée, les lentes destructions,
Mais le ciment encore frais n’a pas de langage.
Nuit de plomb en phase avec d’autres fusions.
Voici la portion de mur qui s’écroula
Dans nos jambes / « Qui sont ces morts ? »
« Oui ! Vous avez raison (pas fou) sans la clé
Il n’y a plus d’employé et sans lui, la porte
(vous vouliez dire la grille) ne s’ouvre pas »
Sauf esprit d’escalade / puis la fuite au moment
Où un mort s’est mis à parler / Pas le temps
D’écouter ce que disent les morts
Quand on a l’âge de l’enfance !
« Il fait jour ? » Pas vraiment.
Rafale à l’exercice de nuit.
La tuyère en feu dans l’interstice
Du volet / « Toi tu sais peut-être
De quoi est fait le Monde !
— Mais j’y étais, ma chère !
Et je peux vous dire que… »
SVP, pas de flatterie.
On ne flatte pas la mort.
Or, j’en suis une. Parmi
Les morts de l’université
Et des communes associées.
« Qu’est-ce que vous aimez le mieux ? »
Je ne sais pas si j’aime.
Mais si c’est possible
I’ll be back wiz you or wizaout !
La route n’a pas été si longue.
Demandez-le aux corbeaux.
Ce matin nous perdons une étoile,
Dit la radio en sourdine sous l’oreiller.
Suffit pas de s’baisser pour la retrouver !
Il sort.
Reste Blanco.
BLANCO
(lit)
Penseurs à la croix de bois
/ voix de bigophone rejouée
Sur le tapis du vent publicitaire
/ « avant j’étais un champion
Mais j’ai pas eu d’papa » / claires-voies
Des jardins conçus pour l’élevage
Et le vote / les personnalités rongées
Par la pratique du moi d’abord /
« Je me penche à ma fenêtre . . .
Que voulez-vous . . . Je n’ai que ça »
Et voit passer ce qu’il a été naguère.
Des escouades vouées à l’apprentissage
/ sous la zerouata plombée d’un boulon
Arraché à la voie ferrée / ou le fouet
Des détraqués de la crucifixion / fumant
Une cigarette en attendant de l’attraper
/ « Avant j’étais et maintenant je suis »
/ file indienne entre les pins parasols
Noirs de suie / « Après on verra / »
« Qu’est-ce que tu comptes faire sans
Dieu ? — Faut bien expliquer l’infini
Par la courbe / j’ai toujours eu cette
Impression de me relever là-même
Où je ne suis pas tombé ! » Mein hilh !
« Je sais même pas où tu crèches ! »
« Dis donc le matin ça gamberge !
On t’entend réfléchir d’ici ! » / Un
Chien pour compagnon / les fusillés
De la Propriété / les fosses où-va-t-on /
« Ramassez votre fusil et courez ! »
Dans le ciel la préparation des orages.
Savourait des fruits exotiques sous
L’arbre de sa ruralité / charbovari éclair
/ « Nous avons une rivière vive » / turbine
Hurlant comme si c’était la fin / « Jadis
Oui jadis et maintenant je mange ton pain »
Comme la poésie est poétique si on y met du sien !
« Je ne sais pas si tu voudras de moi, meine Liebe »
Et il répondit : « Nous ne sommes pas en Amérique »
La pluie tomba toute la journée sans la moindre
Éclaircie puis le soleil se coucha enfin et la nuit
Fut conseillère / « On ne guérit pas de l’égoïsme »
/ au loin la Ville n’a toujours pas changé / croco
Des fuites en avant / « partons si c’est ce que
tu veux.
Ça me revient (sont couchés l’un sur l’autre) ça
Me turlupine comme un projet de roman / ça
Vient de quelque part mais je ne sais pas d’où
/ des fois je me dis que j’ai perdu mon temps
(ils roulent dans les draps) et d’autres fois ça
Me prend et je ne suis plus moi-même » ÇA
finit par tuer.
Quelle chance tu as
Pêcheur de revenir
Avec ton filet et tes
Vents !
Qu’est-ce qui t’attend
Que tu n’attendais plus ?
Ils vendent tout à crédit.
Ya plus qu’à attendre meine
Liebe / et le matin ressemble
À la nuit plus que le jour à tes rêves.
Reviens ! Ils ont accepté
Le report d’échéance /
Reviens avant qu’une mauvaise
Idée de toi et de nous autres
N’empoissonne mon existence !
Ces quais
Où je ne mets
Plus les pieds !
De peur
De repartir
Avec les autres.
Ravaudage
Du langage
En usage.
Ces mains
Agiles comme
Des chats !
Le cul par terre
Et le dos fatigué
Par tant d’amour.
N’insiste pas
Meine Liebe
Je ne suis
Pas fait pour toi.
« Voulez-vous un promeneur
Du dimanche ? C’est vite peint
Par-dessus les murs déjà oints.
Et une fille qui montre ses cuisses
En fumant une cigarette, le matin
Avec la pluie qui commence l’automne
Ou finit l’été : comme vous voulez.
C’est vous le client. »
« Marre de revivre ce que j’ai déjà vécu ! »
Le drap s’envole avec les tourterelles
Du balcon / « Pour le café descendons ! »
« Nous avons de beaux ciels d’automne,
Vous verrez. » « Nous avons aussi une langue
Et elle a son Histoire ! » « Nous ne savons
Plus peindre » / la peau d’un alligator /
Trempe ses bras dans cette eau et prie
/ « Nous avons des fils et des filles »
Lance la ligne et le crochet scintille
Dans la lumière du matin / « Nous avons
Le temps de notre côté » / faute d’assez
D’espace pour renaître des cendres « Nous
Aimons la vie plus que l’existence, ô meine
Lieben !
« Ça me prend à toute heure
Et je m’enfuis à toutes jambes
Pour ne pas me donner en spectacle »
À l’heure du rendez-vous
Compose un haïku
Avant de pousser la porte.
« Revenez si ça fait mal »
« De qui êtes-vous le personnage ? »
La fenêtre fermée.
Au carreau la pluie.
Le parking dans
Un nuage de cendre.
« Heureusement
Que vous êtes
Motorisé ! »
Achetez un bison,
Séminole
De préférence.
« C’est cousu
À la main
Et c’est pratique »
Un amour de tramway !
« Tu as vu
La Seine ? »
Un jour tu liras
Dans les journaux
Et le monde se jettera à tes pieds,
Mon amour ! Mes amours ! / Ça
Arrive comme ça : à tout le monde.
« Je ne sais pas si c’est l’heure,
Mais j’ai hâte que ça finisse ! »
Pas le temps de prendre le temps.
L’hallucination est de courte durée.
« Nous avons des tas de choses
À mettre sous la dent
De votre imagination »
Poursuivis par une averse circulaire.
« Avant j’étais ce que je ne suis pas »
Vite ! Avant que les flics y mettent
Leur nez et la Justice ses dents !
Ne dormez pas
Sur le coussin
Brodé par votre
Aïeule aux yeux
De lynx !
Ceci est mon pain.
Et voici ce que je sais
Du vin et de la terre.
« Vous énervez pas si ça vous énerve !
Ne revenez pas si ça vous revient
En mémoire !
Ne quittez rien si ça vous quitte !
Nous sommes
Là pour vous aider… »
Nous en parlions en tout cas.
Devant un café et sous le parasol
Qui sert de parapluie : « Pas l’année
Prochaine — Quand ? — Il n’y a pas
De quand ! » / Pourtant, le ciel revient.
« J’m’en vas causer à ce pêcheur »
« Mais de quoi que vous voulez
Qu’on dise du mal ? » « Tu n’as
Pas vidé ta tasse » / Que se passe-t-il
Dans mon cerveau ? / « Je prends
Le bison et aussi l’eau où s’enfuit
L’alligator vexé » « Nous sommes
Là pour vous » / Dis-moi Vénus /
« Avant je travaillais avec ça et là ! »
Poing sur le tapis sautent les dés.
« Comme c’est bon de ne plus savoir
Où on est ni pourquoi on est revenu »
Vous prendrez bien
Un dernier verre
Pour le voyage
Et pour ce que
vous savez…
Avant je travaillais.
Pourquoi ne pas continuer ?
Le chemin vous mène où vous voulez.
Vous ne serez pas dérangé.
Je peux vous demander
Où vous habitez /
Je veux dire :
En temps ordinaire… ?
Ils ont beaucoup vécu.
Mais ne nous attardons pas.
Nous avons pris l’habitude
De perdre notre temps.
Hou ! J’entends qu’on vient !
On ne me surprendra pas.
Je ne serai pas loin…
(un temps)
Mais qui ça peut-il être ?
(réfléchissant)
Je n’ai pas d’affaire en cours…
Je n’aime personne en particulier…
Nous ne sommes pas en guerre…
Est-ce quelqu’un que je connais… ?
Vite ! Il approche, heu…
(jeu)
« il » ou « elle » /
Car je ne sais pas
Qui ça peut être.
Mais il s’agit de « quelqu’un »
Il y a si longtemps
Que je joue seul !
Il n’est rien arrivé
Depuis longtemps.
Et puis je n’y étais pas !
Cachons-nous derrière
Ce buffet qui appartient
Au décor, avec ses confitures
Et sa vieille poussière.
Entre Río.
RÍO
S’assoit, creuse un trou pour planter un sauvageon.
Il tient un livre d’une main et l’outil de l’autre.
(lisant) Toute société qui ne laisse pas de place aux minorités ni à l’individu est une dictature.
(réfléchissant) J’ai déjà lu ça quelque part…
Place le livre sous ses fesses.
(à Blanco) Je croyais que tu t’appelais Negro.
BLANCO
Marre de ces matins
Qui ne font pas de moi
Un adepte du jour !
Certains se ravigotent en respirant cet air.
Pas moi. J’ai peur de travailler. On me dit :
« Tu dois faire ta part de labeur, Blanco. »
Et je dois croire aussi à ce qu’on me dit.
Au diable ceux qui m’ont fait tel que je suis !
Est-ce que j’aimerai quelqu’un un jour ?
RÍO
Ça devient philosophique.
BLANCO
qui n’a pas écouté.
Qui ne comprend pas qu’il a perdu ?
Le matin je cours sur la plage encore nue.
Je poursuis des crabes et je les tue.
L’esprit chahuté par l’écume aux pieds.
Je suis ici parce que je veux exister.
Mais le travail m’attend comme un voleur
Guette sa proie derrière la vitrine mouillée
Du café où nous nous connaissons tous.
La marmaille va à l’école pour apprendre
À travailler. On n’apprend pas à vivre.
« Écris-la donc, ta chansonnette, troubaba ! »
Jamais je n’y arriverai !
Je me remplis.
Je ne me vide pas !
Qu’est-ce que le monde
Si ce n’est pas un Monde ?
J’ai les mains en compote !
Ainsi donc : on peut vivre
Sans exister…
RÍO
C’est ce que dit le philosophe.
BLANCO
Et celui-là qui ne s’ennuie pas
Avec son livre sous les fesses !
« Ils ont des bombes, mon fils !
Et le tapis qui va avec. « Braoum ! »
Voici les moellons fruits de mon travail.
À toi le ciment ! Et baise bien ! »
Les joliesses de la poésie.
L’instant de les reconnaître
Sans avoir besoin de prier.
Le jour viendra bien une nuit
Où je deviendrai fou de rage.
Comme c’est joli ce qui est joli !
Entre le matin et l’heure d’y aller.
Cette longue nuit qui commence
Avec le jour / nous avons le soleil
Pour boire ensemble entre les heures.
Nous possédons tellement de choses !
Les uns plus que les autres, et les autres
En phase terminale, caressant leurs enfants.
Sous la surface, la même eau peuplée
Des animaux qui vivent eux aussi.
La rue déjà occupée par la vitesse.
Les clignotements des regards et des feux.
« Me reconnais-tu ? »
Peut-on, est-il permis de :
S’enfermer ?
« Qui produira cette électricité ? »
Personne n’a fait de moi un bonzaï.
Mais j’ai poussé dans le pot familial.
Malgré les voyages au bout de la merde.
« Les saisons, c’est 2 ou 4 »
Ivresse causée par la douleur recherchée
Ou la pratique de l’impression à tout bout de champ.
« Dire que j’ai appris à conduire ! Moi ! »
Ce qu’on ne fait pas comme les autres
N’existe pas.
RÍO
Dit le philosophe…
BLANCO
Descendre. Monter. Traverser. Creuser…
RÍO
C’est ce que je fais !
BLANCO
À quoi bon s’échiner sur l’œuvre à faire
Si tout ceci doit disparaître un jour ?
RÍO
Bonne question.
BLANCO
Autant se rendre utile et…
RÍO
Travailler !
BLANCO
Je ne reviendrai plus !
RÍO
Tu veux rire !
Personne ne revient.
BLANCO
Je veux être MOI !
RÍO
Pas la peine de le crier sur les toi !
BLANCO
Je ne sais même pas pourquoi je suis venu ici.
RÍO
Moi, j’y plante un arbre.
BLANCO
Je n’ai rien amené
Pour ne pas m’ennuyer.
Ils vous jettent dans le décor
Sans vous préparer à mourir.
Je suis venu sans rien.
(jetant un œil sur Río.)
On dirait que d’autres reviennent.
(pensif)
Il faudra qu’on m’explique ça.
Río sort.
Pourquoi sort-il ?
(gai)
Mais oui ! Pour « revenir » !
(excessif)
Il a laissé son embryon.
Son livre et son outil.
Mais il est sorti avec ses vêtements.
Ce qui explique pourquoi je suis nu.
Quelque chose m’empêche de sortir.
J’ai des jambes pour franchir la porte.
Mais il n’y a pas de porte / ce concept
N’existe plus ici / Je n’ai pas assez réfléchi.
(inquiet)
Il faut que je mange quelque chose.
« Mange de la poésie » / me conseille
La sagesse / c’est bon la poésie, amère
Comme le verbe et sucrée comme les noms
Qu’on lui donne / à portée de la main
/ comme si le festin expliquait
Qu’on n’arrive pas à comprendre
Pourquoi il n’y a ni commencement
Ni fin : ou le contraire : je ne sais plus
Ce qu’on m’a enseigné avant de me
Mettre au travail / nous étions pleins
En arrivant au port / « ici commence
La vie » / « ne coupez pas le son
De nos publicités : sous peine d’amende
Délictuelle » / l’amende amande, dit
Le magister en se tenant les côtes
/ mais revenons à la poésie : bonne
Ou mauvaise, ça donne envie de
Recommencer (ou de revenir) /
Souvenez-vous de la première
Éjaculation volontaire. « Ouah ! »
. . .
Le fleuve dans le canyon étriqué.
Avec la sécheresse des étés
Et les pluies de l’automne
La roche se fragmente.
Le cactus donne à voir
Sa structure grise.
L’iguane est bleu.
Le roseau sonore
Sans autre théorie.
À l’ombre,
L’homme prévoyant
Cultive ses papas.
Sommes-nous si loin de tout ?
L’olivier scintille dans l’aube.
Il y a longtemps
Que je ne suis
Pas venu ici.
Si longtemps que je ne parle plus votre langue.
Les ravines laissent pousser l’herbe.
Je ne reconnais pas l’oiseau bavard.
Qui ou quoi nous jette dans le décor ?
Est-ce que ça vient de l’intérieur ?
Est-ce que tout vient de cet organe ?
Qui sait ce que je ne sais pas, qui
Ne soit pas devin ou membre du clan ?
« Vous posez trop de questions.
Et ce ne sont pas les bonnes,
Celles qu’il est nécessaire de poser
Si ce qu’on souhaite c’est travailler. »
Voilà comment on jette le doute
Sur la question de notre capacité
À vivre « en même temps que les autres ».
Río revient et reprend sa position.
Je ne veux plus être ce que je ne suis pas.
RÍO
Pfff…
BLANCO
Je veux savoir ce que je suis !
RÍO
Pour qui ? Pour moi ? Pour nous ?
BLANCO
Ah ! si le monde n’était pas si complexe
On pourrait au moins le trouver absurde !
On aurait alors beaucoup de choses à dire.
RÍO
Faites comme si.
BLANCO
Mais je ne fais rien comme les autres
/ à part travailler pour paraître utile
Et mériter de la considération nationale
À défaut d’accéder à l’universalité.
Comme ça arrive aux plus chanceux.
Ô ma plage de sable fin
Et d’objets perdus !
Comme tes matins
Sont rêvés !
J’aime la méduse morte
Et la mouette traversée
Par l’hameçon rutilant
Sous ce soleil naissant
Une fois de plus.
Que l’écume efface
Mes pas ou mon souvenir
Ne figurera pas dans
Le roman de mon enfance.
D’un bout à l’autre revisitant
Le mode de survie.
Ne nous éternisons pas
Aussi facilement que
Les probables et les fins.
Blanco sort de derrière le buffet.
BLANCO
Il ne me voit pas.
RÍO
Mais je l’ai entendu.
BLANCO
Heureusement ! parce que je suis nu.
RÍO
Nous sommes faits pour nous entendre.
Voyez les bonnes confitures ! Cerise
Du jardin. Figues. Sureau. Étiquettes
Soigneusement calligraphiées. Ô enfant
Que je suis ! J’en frissonne chaque matin
En enfonçant le drap. Avez-vous été marié ?
Faites-le au moins une fois dans votre vie.
Quelle poésie n’aime pas ça ? Je l’entends
Qui fait grincer les portes du buffet. La clé
Est dans ma poche, mais il ne le sait pas.
Jadis, j’avais une armoire. Pleine de lin
Et de fleurs séchées. Pratique de l’amidon
Dans le texte. Devant la justice, sauvez
Votre peau en prétextant un désir de morale
Parfaitement conforme à ce qu’on attend
De la littérature et de son bourgeois. Voyez Pinard,
Deuxième porte à gauche au premier. Ne vous
Trompez pas. Et repassez dans le couloir feutré
L’argumentaire moraliste conçu par votre con
Seiller. Vous ne reviendrez pas de sitôt, peut-être
Même jamais. Il n’y a qu’une Bovary. Ensuite, on
Se perd dans les détails qui rendent fou mais qui
Réduisent la critique à une leçon de choses. Ainsi
Va la poésie, du cœur à l’ouvrage, et de l’ouvrage
À la pratique commerciale qui accompagne l’ami
Libraire, ô églises des pas de portes ouvertes !
« Veuillez décrotter vos godasses avant
De mettre les pieds chez moi ! » Or, l’ami,
Ce sont mes croquenots que je vends, avec
La crasse des rues et des chemins, au bord
Des rivières poissonneuses à souhait et sous
Les arbres qui poussent sur l’horizon comme
Les fruits sur la branche.
D’Iliade en Odyssée,
Le fil à rompre ou à
Tisser avec les autres.
« Rêvez si vous voulez endurer.
J’ai là une solution à tous les maux
Qui limitent la jouissance en vacances.
Dites-moi un nombre, même à un chiffre,
Et je vous ouvre la moindre porte fermée.
Rêvez même en travaillant au Bien commun
Et au Mal réservé aux élus. J’ai un fils
Alors que je voulais une fille. Née du cul.
Si ! Si ! C’est possible ! N’oubliez pas
le Guide.
»
Queues dressées des athlètes
Et ventre mou des avocats /
Nous sommes jugés par l’homme.
Pour le dieu, tintin ! Allez faire
Un tour sur l’île et vous serez fixé
Sur la probabilité de ne pas saigner
Avant de mourir.
« Comme j’ai raison
De vous inviter
À partager avec moi
Et mes enfants
Le pain quotidien
Et le vin de saison ! »
Quelle douleur quand c’est fini ! Rêve
Cisaillé aux entournures. Sous prétexte
D’amour. Et d’esthétique recherchée
À force d’y mettre du sien. Comme
La Ville est reposante ! Ces relents
De caoutchouc synthétique. Vomi
Des trajectoires paraboliques de l’être
Au travail de son existence. Avocats
Pour vous sauver. Et juge en prime.
Suant du con sous la soutane répu
Républicaine. Un porteur de croix
Croise mes sentes en fuite, joyeux
Comme l’enfant que je n’ai pas été.
Ne riez pas quand je vous pose
la Question !
Mais votre conversation préfère
La rime et le rythme.
Qui ne trahit pas son voisin
En vérifiant si la clôture est
Conforme aux dispositions
Municipales ? Trompettes
Au derrière ! Saluez le maire !
Car en lui vous avez élu
Le représentant de l’État.
Bornes topographiques
Sous le gazon frais des soirs
À odeur de barbecue éteint.
Soumettez à la musique
Tout ce qui vous vient
À l’esprit et vous verrez
À quel point j’ai raison !
Aussi vrai que la paille craint le tesson.
Je vois, j’entends, je pense
Comme le césar aux frontières.
« Exigez la facture
Et payez cash ! »
Tombée du ciel
Cette pluie oblique.
Ou de ta bouche.
« La boîte de vitesse est d’une douceur
Et d’une précision ! Vous m’en direz
Des nouvelles
Avant Noël ! »
Les tiroirs contiennent d’autres souvenirs.
Blanco ouvre et fouille.
« Vous aimerez le moelleux des sièges.
Du pur plaisir à renouveler chaque matin
Et même chaque soir. Caressez-moi ce cuir !
L’immense crasse laissée par l’humanité.
Bus universel en série disponible gratos.
Vous lirez tout ou rien selon degré.
Je vous emmène au bout du monde
Pour y crever de joie dans le bonheur
Partagé avec la clientèle. Suivez-moi !
Ces cités ! Ces fleuves ! Ces rues
Commerçantes ! Ces discours aux
Animaux ! Ces possibilités infinies !
Comment ne pas oser tromper
Son voisin sur la position des bornes ?
Sous le gazon frais, le métal des limites.
Vendez-leur de la merde et partez en vacances ! »
Promène son miroir et se perd
En chemin, car le chien a perdu
Son légendaire odorat. Pourquoi ?
Alors s’enivre avec son avocat.
Paye les flacons et la sebsi, honnête.
Vaporisant les vieux rêves toujours
Redits. Entre le souci de perfection
Et le besoin de pureté. Le génie
Ne compte pas les jours. Grincement
Du volet au matin. « C’est toi ? »
Non, c’est moi.
Pas de profondeur sans ivresse.
BLANCO
(fouillant dans un tiroir) Il a raison.
RÍO
J’ai toujours aimé le spectacle
De l’homme (quel que soit son
Âge) qui farfouille dans les tiroirs.
Le voici plus enfant que l’enfant.
Perquisition ou recherche, peu
Importe ce qui motive son labeur.
Vite ! Un smartphone pour im
Mortaliser ! Sinon qui m’aimera ?
BLANCO
Il a raison.
RÍO
Ce qu’il faut ajouter au dictionnaire
Pour lui donner un sens.
Creuse encore.
Fouille encore l’Histoire et les Mythologies.
Feuillette les journaux, écume les bibliothèques.
Rencontre les contemporains, petits et grands.
Pose la question aux enfants, aux plus que morts.
Chaque matin en ouvrant sa fenêtre voisine.
Descends dans le jardin mouillé par la pluie.
Fends l’air avec son auto, arrive à l’heure.
Découpe les magazines, colle les lettres,
Relis, oublie, demande sa voix au désir.
Et comme en neige sur les poutres à nu,
Se dépose la crasse des jours et les visions
Des nuits et du voyage.
« Si nous allions au cimetière ?
Aujourd’hui c’est jour de repos.
Mais il pleut et la plage est loin.
N’ouvrons pas la fenêtre et sortons.
Il n’y a rien de plus beau qu’un cimetière
Sous la pluie, sur le gravier mesurant
Nos pas, étreignant le bouquet dans
Sa transparence plastique, viens ! »
Trottinantes voisines au seuil
Sur les marches ruisselantes
Évoquant une fois de plus
Ce que nous avons été pour elles.
Quelle hâte ce matin !
BLANCO
Heureusement, ce n’est pas jour de marché !
RÍO
Nous aimons nous revoir,
Quelles que soient les circonstances.
Nous avons voyagé ensemble si longtemps !
« Je vous ai écrit une lettre anonyme
Avec les mots de Flaubert. »
BLANCO
Pas lu, pas pris !
Il sort avec des « choses » dans les mains.
RÍO
Ne jouons plus s’il fait noir.
Laissons le silence approximatif
Former la houle du voyage.
Il sort, oubliant pourquoi il était venu.
VOIX
Au pluriel
« As-tu acheté le journal ? »
Les beaux titres à découper !
Les sens à changer de sens !
Avant j’étais enfant, et vous ?
Je n’ai pas connu mes parents.
Il y a eu cette histoire, à côté :
La voisine morte
à cause d’un couteau.
« Non, mais j’ai acheté le pain. »
Les temps sont durs et la vie molle.
Ce que j’ai vu dans le ciel lors
De mon dernier voyage au bout
Du monde visible : Je vous raconte ?
Qui est-ce ? Le connaissons-nous
de tous temps ? « Pas la bonne
Date ! »
La voisine qui mordait ?
Au lieu de dire
La vérité ?
« Un ou deux sucres ? Je ne me rappelle
Jamais. »
Le temps passé à planifier.
Rythmes et allitérations.
« Encore un qui ne vieillira
Pas ! » Tu veux parler du
Séminole. Et de son bison.
« Où est le théâtre dont
Nous procédons ? »
Changement de rythme. Entre le chœur.
Veut voir ce qui se cache dessous.
(se passe)
CORYPHÉE
La pince à démonter les roues.
Jette sa ligne parmi les éperlans.
L’autre prépare le feu de bois
Flotté, l’algue crissant dans ses mains.
« Il y a longtemps que vous vivez ici ?
Je vous pose la question
Parce que je ne m’y fais pas. »
Les thoniers en partance dans la houle
De la marée montante.
Dans quelle ville finiras-tu tes jours ?
De quelles nuits se nourrira-t-elle,
Si c’est elle ?
« Aucune idée ne me vient à l’esprit
Au moment où je pétris l’appât, et
Vous ? »
L’estuaire refoulant les cadavres
Descendus de la montagne, nus
Jusqu’à la ceinture, celui que le père
* a trouvé dans le gué, existence
Vouée à l’échec, sans femme ni
Enfant, descendant au gré de l’eau,
Dépossédé et finalement mort.
(Il la prend par la taille et lui explique
Comment il en est arrivé là : diplômé
Par le gouvernement au prix de sa foi.)
« De quelle poésie me parlez-vous ?
Avant de vous rencontrer (par hasard :
découverte de la pureté)
J’étais une fille comme les autres, douce
Comme une fourrure, instruite au fil du
Récit.
On entend toujours les voix, mais indistinctement.
Ou :
— C’est ça, Nera : raconte-moi ton histoire.
C’est en escaladant la montagne
Qu’on se rapproche du ciel.
Partant de mon village, le ciel
À portée de l’intelligence.
Voilà comment j’explique le muscle.
Parmi les aiguilles encore vertes,
Mes pas en ascension constante.
Le jour viendra, mais il fait nuit.
Le cœur aime les rythmes imposés
Par les sinuosités de la roche encore
En fusion : voici le temps d’aimer.
Sur la table de vieux chêne : la promesse.
Mais toujours à la même altitude,
La rencontre du visage et du temps.
Facile de désigner l’endroit exact
Où tout ceci doit se terminer un jour.
Cours encore et reviens toujours !
La fenêtre entre rideau et volet.
Le seuil marqué par la dureté du granit.
À l’endroit même où tu pleurais.
Quelle ode composer en souvenir ?
À la ville je ne suis que de passage.
Mais tu sais qui je suis et tu me veux !
Là-haut, j’irai pour te fuir et t’aimer. »
Après cette émotion, le coryphée se reprend.
Où sont-ils passés ces deux-là ?
Au moment où je la fais venir
Par la seule puissance de ma voix !
Ého !
Répondez si vous existez toujours.
Je ne tiens pas ici-bas à porter
Les fruits de mon imagination !
Ého !
Des lunes que je vous attends.
J’en ai le cœur malade à force
De me rapprocher du ciel.
Ého !
Mais je me donne en spectacle
Peut-être pour rien, pour la gloire.
Supprimez les contenus et vivez !
Écoutant.
Non… Rien… Le fleuve sépare les pays.
Cette sensation de traverser un mur.
D’un côté ce qui est blanc est noir
Et de l’autre ce qui est noir est blanc.
Je serais mieux ailleurs,
chez moi par exemple.
Mais c’est ici que je suis, avec le chœur
Figuré par ces draps pendus à un fil.
Il traverse les draps plusieurs fois, bras en croix.
(criant comme un enfant)
Imitez-moi si vous pouvez !
Mais je ne le veux pas. Je veux
Être « elle » / vous ne comprenez
Pas / comment / pourquoi / et
Je me prends pour l’enfant que
Je n’ai jamais été : papier blanc
Des attentes : imitez l’horizon
Pour ne pas devenir dingues !
Battler Britton vous découragera !
S’immobilise et rejoue.
(voix de fausset)
Imite donc un peu les cris de la plage !
La friture de l’écume et le crabe réduit au silence.
De quelle montagne me parlais-tu ?
Dans quelle langue qui n’était pas la mienne ?
Nera que je me suis mis à adorer
Pour ne pas manquer à la prière.
(guttural)
Revenez, vous deux les deux idiots !
(reprenant)
Hum… peut-être la mer un jour de raz.
La baie qui change de couleur
Et les conversations savantes sur le parapet
Du pont international, mouettes sans boussoles.
(guttural)
Revenez, vous deux les deux idiots !
Caresse les draps.
Vous ne chanterez jamais, pas un mot !
Décor trop sommaire.
Il y dessine des visages enfantins.
Hier, alors que je revenais du temps,
Je les voyais de loin, comme personnages
En attente de mon retour, et j’ai dessiné
Ces visages disant :
Je suis un enfant.
Ne me violez pas.
J’ai la parole nue
Et le verbe accessoire.
Recevez etc. etc.
« Achetez mes bibelots, j’ai des enfants à nourrir ! »
Le malheur avant même l’enfer des autres / table
Où figure le bien en vue / dans la chambre à coucher
: les jouets en vrac : les saisons ratées de peu : lettre
Morte : avant soupçon : achetez mes constructions
Érotiques : sur le rebord de la fenêtre, au-dessus
De la rue en manque : des géraniums malades :
« De qui sont-ils ? » / « Comme si je le savais ! »
L’existence fait de vous un pantin articulé mais
Raison d’aller plus loin : « Recevez mes etc. etc. »
« Je ne sais pas qui vous êtes mais je n’ai jamais su
Enfanter sans crier au moins un peu : hypothermie.
» / Voilà ce que je sais etc. etc. / montrait du doigt
La montagne imaginaire au-dessus des toits voisins.
Dit : je fus réveillé par le cri (strident) d’un enfant.
Raison : doigt coincé dans la porte des chiottes.
« Comment t’as fait ? » / En bas, les tarifs tant
Du plaisir sexuel que de la jouissance artificielle
: au feutre doré à l’or fin : cette existence foutue
D’avance : « Vous n’arriverez jamais à rien, surtout
Pas à grimper aussi haut : » Hiérarchie faussée par
La parenté, l’histoire tribale, la tectonique, Dieu
Lui-même : armé d’un glaive trempé dans le soleil
Et damassé dans l’atelier des « grands poètes »
De ce monde : où tu vis : descendue de ton cirque
Où l’hôtel reprend vie : une source en témoigne
Encore aujourd’hui : « …que je vous parle, aussi net
Que le contour des nuages, clair comme l’eau
De nos roches en fusion, facile comme le sifflet
Des transmissions traditionnelles / revoyez
Votre copie : et revenez quand Battler Britton
En aura fini avec sa maquette de Messerschmitt.
»
Vous aimez la poésie ?
Ne posez pas la question
À celui qui ne l’aime pas.
« Tout ce qu’on voulait, nous (Río et Blanco)
, c’était revenir sur les lieux pour exercer
Notre pouvoir sur ce qui nous reste d’enfance.
Río : Nous sommes faits pour nous entendre.
Mais de voir (de loin) ce linge qui ne nous
Appartient pas (qui ne nous dit rien) / nous
N’approchons pas : derrière la clôture des
novillos nous attendons que le soleil se couche »
Les draps claquant dans le vent des coulisses.
Vous ne serez jamais ce que je suis !
Pour ça, il faudrait vous remettre
Au travail de l’intention et du savoir.
Mais je suis bien seul maintenant
Qu’elle n’est plus là pour me mentir !
Qu’est-ce qu’un personnage de théâtre
Si ce n’est pas un homme ? Une femme ?
Je vous pose la question en amateur.
Est-ce bien ici qu’on vend les ersatz ?
Je peux jouer n’importe quel rôle.
Homme, femme, enfant, vieillard
De l’un et l’autre sexe, chien, dieu
Révélé ou pas, poète, pédant, salaud,
Sage qui couche sur la plage dès
Que la nuit invite au repos, amant
Avec ou sans amante, cabot de service !
Comme il est toujours temps
D’avoir le temps !
Avant j’offrais des cigares
À chaque naissance qui
Me surprenait au saut du lit.
J’avais la tradition et un dieu
Pour parler aux femmes.
Mais voici qu’avec l’âge
Je pense à autre chose : par
Exemple :
Au temps qui ne passe pas.
À la circularité de la lecture
Qui a atteint la perfection
En même temps que l’écriture.
Ne m’en veuillez pas
Si j’ai oublié les allumettes.
Je viens sans beau-père.
Je suis passé par la fenêtre.
Pas à travers le mur qui nous
Sépare, ô cratère sans fond
Qui ne vaut pas l’anus
De ma voisine : toi encore !
Voyez comme ils aiment la Ville.
Voyez comme ils aiment acheter.
Voyez comme personne ne les aime.
Voyez, voyez encore et tirez-vous !
Se met à décrocher les draps.
(riant bêtement)
Avec le pot que j’ai
Et vu que ces draps
Secs ne m’appartiennent pas,
Je parie que quelqu’un
Va exiger de moi des explications
Que je serai bien inspiré
(ô Poésie !)
De retrouver
À l’endroit même
Où je les ai perdues.
(hurlant)
Parlez à ma place si vous voulez !
Je devrais dire : si vous voulez que
Je ne sois pas ce que je suis.
Je n’ai pas fait le mal mais
J’ai construit mon bien dessus.
Je m’en veux un peu
De ne pas vous reconnaître.
Même père, même source
Vaginale : revenez à ma place
Ô mon pain et mon vin !
Entrent Río et Blanco, de chaque côté.
(guttural)
Revenez, vous deux les deux idiots !
Ce que nous sommes quand nous n’existons plus.
« Ce qui demeure » dit le gardien du cimetière.
J’ai laissé la trace de mes pas dans l’herbe rase.
Pétales de cendres / ton nom n’y figure pas
Encore / la série continue / verbe et épithète /
Les souvenirs m’assaillent / je crois me voir /
T’ai-je dit que je ne suis pas venu pour ça ?
RÍO et BLANCO
d’une seule voix
Il recommence…
Écoutons…
Et toi, laisse ton arbre !
CORYPHÉE
en oiseau
Nous ne reviendrons plus.
En tout cas pas ensemble.
Le miroir ne pivotera plus.
Le détail n’aura plus l’importance
De l’interprétation, rien ne suit.
Agaves je vous aimais !
Comme une armée dressée
Contre le ciel de la mer.
Sommes-nous venus
Chaque fois que c’était possible ?
Trop de hasard tue le hasard.
Mes yeux fermés retrouvent
Les chants du vent
Dans les fourrés
Inhabités.
Pendant ce temps,
La société s’organise
Pour ne pas s’autodétruire
/ et je n’y pense pas.
Mâles et femelles
Au sommet de la pyramide
Qui ne signifie rien.
D’autres rêvent encore
D’une cohérence gagnée
Sur la fièvre du combat.
Nous habitons les villes.
Puis nous voyageons
En marins inquiets.
Imaginer le moteur
Par rapport à la source
D’énergie encore possible.
Nous en avons écrit, des chants !
Poussé des héros dans la cage
D’escalier ! Repris les refrains !
Rien n’est aussi vrai
Que ce qui n’est pas mort !
L’ennemi est en soi, bavard
Mais sans les mots du journal.
Sa harangue ne parvient pas
Aux oreilles, le spectacle est
Si cher ! Coude à coude avec
Ce qui n’a encore aucun sens.
Il désigne la salle.
Je ne suis pas venu pour ça.
Et je ne reviendrai pas demain.
Douceur des brises d’automne.
La feuille se réveille
De sa nuit d’été.
Je perds le temps
Qui m’était donné.
Avant, dit l’enfant
Redevenu enfant,
Je descendais
Et la nuit me paraissait
Aussi obscure que ton regard
Derrière le voile des jours.
Voilà ce que je suis.
Pas une seconde
De métamorphose
Ou au moins de changement.
Aux autres :
Vous me reconnaissez ?
Il semble que non.
Chantons :
Ils se lèvent, mains dans le dos.
Le vent en profite pour se lever lui aussi.
Moment de confusion car :
La peau ne sait pas s’il vient de la mer
Ou des terres avec leurs montagnes lointaines.
Passent des paysans en fourgons blancs.
Aux vitres les visages des tâcherons.
Des enfants vont à l’école.
Il dit : « Pas de pays sans au moins une école »
On l’écoute et les portes s’ouvrent.
Les rideaux frôlent les seuils déserts à cette heure.
Au mur, la trace des souliers.
Dans la rigole, les peaux d’orange.
« Arrivez-vous de loin ? »
Une chaise oubliée invite au repos
Avant même le travail.
« Avant, j’étais heureux avec toi »
L’odeur des chants marins arrive lui aussi,
Fidèle au rendez-vous.
« Les charmes du quotidien qui consiste
À nourrir les historiques, »
Dit un touriste arrivé là
Par une espèce de hasard
Qui ne dit pas son nom.
« Rien n’est plus beau que cette solidarité ! »
S’écrit le poète élu pour la semaine.
Les oranges des allées sont amères
Mais les orangers sont bien alignés
Dans le sens de la rue
Aux angles morts.
« Voilà comment j’embraye ! » dit le chauffeur.
Et nous nous en souvenons.
En tout cas, nous passions beaucoup de temps
À nous souvenir (le jour même) de ces instants
Que le miroir fixe dans la chambre.
Ainsi naissent tes saisons, ma chérie.
Et je le pensais !
Vous avez noté ?
Ils hochent leurs têtes, mains dans le dos.
Professoral :
Maintenant je vais disparaître pour toujours.
Comprenez par là que je ne reviendrai pas.
J’emporte mon chœur dans la tourmente.
Vous ne me regretterez pas, je suppose…
Voulez-vous que je vous laisse un souvenir ?
Ils attendent.
Vous n’attendez rien de moi…
Derrière, la ville se réveille,
Prête à recommencer,
Soucieuse de progrès
Ou du moins d’améliorations.
Je ne pars pas le cœur allègre !
Au chœur :
Rhabillez-vous ! Nous partons.
Je sais, je sais ! Comme ça, au réveil,
C’est dur à avaler, mais j’ai mal rêvé
Cette nuit et je reviens d’un cimetière
Aussi inattendu que ce qui nous attend.
Sortie en fanfare.
Río et Blanco en profitent
Pour se mettre au pas,
Mais ils « demeurent »
Alors que le chœur au complet disparaît
Sans laisser de traces.
Les deux, singeant et tournoyant :
Il ne reviendra pas !
Nous devrions dire :
Ils ne reviendront pas !
Bourriche et coup du sort !
Y a-t-il une sorcière
En triple exemplaire
Pour nous révéler
L’exotisme de la scène ?
Avant : nous riions.
Río tape du pied.
Je le redis : avant, nous riions.
Nous le disons en chœur
Dans l’espoir de n’être qu’un !
BLANCO
la main en visière, tournoyant
J’avais cru voir Nera…
Était-ce encore
Une de ces maudites illusions
Que je me fais
Quand je perds le Nord ?
RÍO
ironique
C’est le Sud que tu perds.
La faute à tes reculades.
Je t’avais dit : garde tes pieds
Sur le sable de notre seule mer !
Mais tu n’en fais qu’à ta tête !
Et moi, je te suis !
Non mais quel âne je fais !
Main en visière lui aussi, plus circonspect.
Tu as dit : Nera est passée nous voir ?
Il réfléchit pendant que son arbre réclame de l’eau.
Je croyais qu’elle était morte…
BLANCO
C’est bien de toi, ça !
Croire et se laisser avoir !
Tu ne changeras jamais.
Et je ne te quitterai pas !
Âne que je suis moi aussi !
RÍO
Nous sommes faits l’un pour l’autre.
BLANCO
Que tu dis !
Moi, j’étais fait pour Nera.
RÍO
Mais je l’étais aussi !
BLANCO
triste
Elle n’est plus là.
Il cherche en rond.
J’ai bien cru qu’elle l’était.
RÍO
rageur
Il ne faut pas croire ce qu’on croit.
Regarde ce que le monde est devenu
À cause de ceux qui croient ce qu’ils croient !
Amer et désolé.
Non ! Non !
Moi aussi je crois qu’elle n’est plus là.
Mais je ne peux pas croire qu’elle y était
Quand tu as cru qu’elle passait par ici.
Cherche encore, bouscule son arbre.
Pourtant, j’y crois !
Et voilà que je t’aime, mon bon Blanco !
BLANCO
offusqué
Je t’ai toujours aimé, moi !
Je n’ai jamais douté !
RÍO
Il va pleurer maintenant !
Alors que nous avons d’autres
Sujets de mélancolie.
Pensif.
Crois-tu ce qu’il a dit ?
BLANCO
comme se réveillant
Qui ? Qu’a-t-il dit ? Parle !
RÍO
Moi, tel que je me connais,
Je pense qu’il reviendra.
Avec son chœur et ses nouveautés.
Péremptoire.
Il ne peut pas partir comme ça !
BLANCO
Tu l’as dit !
Je vois de qui tu veux parler.
À peine parti, on le voit
En funambule de l’horizon.
Il ne part jamais plus loin.
C’est déjà arrivé…
RÍO
Je préfèrerai penser à autre chose…
BLANCO
Mais tu ne penses qu’à ça…
Tout disparaît.
Il n’y a plus de théâtre.
Sommes-nous dans la rue avec Apollinaire ?
Au-dessous de zéro.
On dirait qu’il fait nuit.
Le jour est celui des vitrines.
Et l’existence celle des salariés et de leurs retraités.
Pas un mort dans les rues.
Pas un signe de faim ou de malheur.
Des enfants aux anges.
Passage d’un vent de négociations.
Charpie de romans sur les blessures.
« On ne lit plus comme on lisait.
Mais on rime comme des révolvers. »
Ne suivez pas le personnage qui vous ressemble.
Ne reconnaissez pas le chemin.
Les serviteurs au travail de la perfection.
Pour un peu, on se prendrait pour un poète.
« Il y a longtemps que je ne suis pas revenu.
C’est que j’appartenais à quelqu’un.
Laissez-moi vous suivre encore un peu.
Je retourne où vous allez pour la première fois.
Je ne veux pas vous ennuyer. »
Passe son temps à insérer les didascalies nécessaires
À la compréhension de son spectacle.
« Pour une fois que nous avons quelque chose en commun ! »
Masqués, là même où il est nécessaire de se reconnaître
Autrement que par la voix.
« J’ai toujours aimé la lumière artificielle. »
Marche dans ces flaques de couleurs.
Voit l’enfant asexué.
Faut-il vagabonder avant d’en finir ?
En quoi cette expérience est-elle « nécessaire » ?
Le bien commun signale l’apparition des symptômes.
Spécialistes à l’œuvre du temps mesuré en voyages interstellaires.
« Ce n’est pas mon enfant ! »
La crasse s’ajoute à la misère
Comme la rime à la pauvreté.
« Combien de néons vous faudra-t-il ? »
Ceci n’est pas une conversation cueillie derrière le rideau.
L’ivresse comme moyen de fuir
Non pas l’existence
Mais la mort.
Faire son Apollinaire avant de commettre l’irréparable.
« Suivez-moi si vous voulez.
Je n’ai jamais suivi personne.
Peut-être au retour.
Si le temps le veut.
Étrange ce temps-personnage
Qui ne remplacera pas Dieu.
Je vous paye un verre
Avant de continuer ? »
Payant il se rassérène.
« Je vous croyais seul…
— J’avais besoin d’une saveur
Sur la langue dont je ne me sers plus.
J’insiste pour vous payer un verre…
— Avant j’étais comédien.
— Et avant de jouer devant les autres… ?
— Demandez aux miens de s’en souvenir.
— Comme c’est beau un théâtre !
Vous revenez souvent sur les lieux… ?
— Je reviens toujours à temps, mais
Je ne sais pas si je suis bien compris.
— L’avez-vous jamais été… ?
— Si ça vous rend heureux de l’imaginer…
— Je ne suis plus un enfant ! J’ai l’âge !
— Et le moment ! »
Comme le temps est temps !
Et comme ce qui ne l’est pas le devient !
Aimez-vous la mer qui s’annonce ?
Nous approchons du Finisterre.
« Combien de marins, combien de… »
Nous ne saurons jamais si notre perception des cycles
Appartient plutôt à ce que les autres pensent de nous.
Chat sur des coussins que la brise du soir caresse.
Nous sommes toujours au rendez-vous des fées.
Il n’y a pas de temps sans le lieu de nos évasions.
Fenêtre toujours en attendant d’en écrire le roman.
Entre le début et la fin, l’étirement du verre en fusion.
Et cette pratique constante de la transparence acquise.
Le temps palpite avec le cœur / souvenez-vous de l’or
Des couchants en ce pays de mer et de montagnes /
Vous aimiez retrouver les héros de votre enfance.
Nous ne sommes pas faits pour nous ennuyer /
Dehors on travaille pour nous / mais de quel héritage
Nourrirons-nous ces prodigalités ?
Vous aimiez le temps parce qu’il passait et non pas
Parce qu’il vous donnait l’occasion de rimer avec lui.
Que vaut l’amour sans surréalisme à la clé des champs ?
Nous irons où vous allez
De ce pas tranquille habitué
Aux sommations de l’hiver
Et des huissiers.
Dépouilles dans les fossés
Et les talus des saisons passées
À retrouver le sens des voyages
Entrepris dans un esprit de conquête.
Il ne nous reste que la fusée
Et ses capsules mirifiques.
Ces paraboles magnétiques
Sont à l’image de nos retours.
Tout le reste est politique,
Acteurs et électeurs en verve
De loin ou en gros plan, jésuites
Des limites à ne pas dépasser
Sous peine de ne plus être payé.
Río et Blanco rêvant en même temps
D’une Nera au parfum d’écume
Tandis qu’on chante dans leurs dos
Les grandeurs de la Nation en route
Vers son passé et ses trésors perdus.
Comme c’est admirable de s’admirer !
Les miroirs sont faits pour ça, n’est-ce pas
Ô vitriers des ouvertures de l’opéra !
Nous aimons tant les feux du Commerce
Et de la Propriété qui promet le calme,
Le luxe et la volupté des pyramidions !
Passant devant des vitrines inaccessibles,
Nous avons du crédit avec l’emploi
Si c’est ça, rêver / sans les autres ou
Nous donnant en spectacle pour la cause.
« Avez-vous seulement goûté au plaisir
D’acquérir ce qu’il est possible d’acheter ? »
Les automates sont si ressemblants !
« Bonjour, monsieur qui recevez mes biens ! »
L’enfant est tenu par la main
De peur de le perdre
Avant qu’il témoigne
De notre propre mort.
« Qui sont ces poètes
Qui perdent leurs temps
Devant les vitrines
De nos librairies ? »
Main déjà moite,
L’autre fend l’air des passants.
La capuche contient une tête de flic.
« Nous l’avons trouvé.e dans les rayons
[ici les caractéristiques desdits rayons]
Mais il ne posait pas de questions…
— Étrange, en effet… »
N’oubliez pas la main,
Ni vos vagins.
Automates branleurs à gogo
Sur les trottoirs de nos cités
Et jusqu’au coin les plus reculés
De nos campagnes « hallucinées »
Réseaux sans mélange des origines.
Chaque éprouvette est une œuvre
Originale garantissant l’héritage
Des valeurs de la République.
Nous donnons un nom évocateur
À chaque possibilité de biographie.
Qui sont ces intermédiaires, juges
Et parlementaires, exécuteurs
Des œuvres au détriment de l’œuvre
Qui grogne en nous ?
Ne vous trompez pas d’orifice !
Trois sous la passe automatique !
Vous serez nus sous les réverbères
Et la nuit picotera vos hanches vertes !
« Avant j’avais peur
D’être ce que j’étais
Mais grâce à vous
Je n’ai plus peur
D’être ce que je suis »
Bien pour le chat
Des coussins sous
La fenêtre jamais
Visitée par la nuit.
Entretenez vos dents
Pour garder le sourire.
« Ce que je suis maintenant
Ne sera pas perdu
Si tout le monde a raison »
Et payez pour conserver vos biens.
L’Histoire ne vous sauvera pas
De l’anéantissement / dit le chat
Si vous le faites parler dans un
roman.
Nous aimons tant en parler !
Avec ou sans chat, sans fenêtre
Ou avec un balcon pour propriété
Privée, à l’hôtel comme dans le train,
Ces conversations avec nous-mêmes.
Qui parle seul ne parle pas, dit-on.
On dit aussi qu’il s’ennuie seul.
Mais de quoi parle-t-il ? Question
À poser dans un théâtre.
Ce matin les bateaux reviennent
Hanter nos quais / qui vomissent
La glace pilée / au restaurant
L’homme s’essaie à la solitude
De l’inaction / le chat sait bien
Où il va quand il quitte les coussins.
« Avant j’étais ce que j’étais
Et maintenant je suis ce que je suis »
Usure des chaussées qui se rejoignent
Sur ces quais aujourd’hui désertés.
Qui n’erre pas là où personne
N’a jamais erré ?
« Un papillon ! C’est un papillon !
Ça ne peut pas être autre chose !
Tu as vu le papillon blanc ?
Ça donne envie de l’attraper !
De sautiller, d’aller plus loin,
De revenir en riant comme un fou !
J’ai déjà vu des papillons, tu parles !
Mais aujourd’hui, c’est aujourd’hui !
On ne fait pas mieux en matière
De temps à passer enfin avec soi !
Je te dis que c’est un papillon !
Je ne sais pas toi mais moi j’y vais !
Je veux tenter ma chance ce matin.
J’ai trois sous à dépenser et du temps
Comme si je n’en avais jamais eu ! »
Où va se mettre la poésie
Quand elle fuit le poète ?
Le canal a l’odeur de l’Histoire
De France / « ce que je peux te
dire » / tant d’années ont passé
/ et avec toi le travail au fil de l’eau
/ « les gens que je rencontre, rives
De mon propre fleuve » / paperasses
De l’existence sociale — nous aimons
Flâner avec les pizzas « bastingage
des lieux » / « aimes-tu me revoir
au même endroit ? » / il se sent
Abandonné comme feuille d’automne
/ « que nous reste-t-il, Walden, une fois
qu’on se sent seul ! » / lâche un regard
Sur les paumés ::: plaies purulentes
Des genoux ::: trouver de quoi oublier
::: masques des enfants ::: la famille
En vadrouille dominicale comme avant
/ « réservez si vous voulez partir » ou
Demeurez à l’endroit même des lectures
::: « tout s’explique » dit-il en avalant
Les glaçons de son whiskey / sur l’écran
: les taudis de l’imagination : le suck
Du syphon capitaliste ::: « nous sommes
Les gardiens de la doxa » / verte comme
Les treillis / une affaire d’ingénieur :::
« revenez quand ça vous chante »
Plus loin les odeurs de la pêche et /
Les filets de l’angoisse / ravaudeurs
Pieds nus / l’orteil au travail / yeux
Déjà demain / « nous sommes issus »
Vous ne saurez jamais d’où vous venez
Voulant dire : d’où vous vient ce style /
D’autres expansions du désir / fusées
Trouant le ciel / perdu au dés un jour
De Grande Déveine : elle te trahira
Tôt ou tard : et tu croiras encore
À ses fictions ::: « je vous en paye un ? »
Grattant le fond de la coquille / larme
D’un blanc / « ces étrangers qui passent »
« nous ne savions plus quoi penser »
« où trouver le plaisir sinon ? » / déjà
Mort avant même de pouvoir signer
/ la Grande Déveine / Spacex en feu
À l’horizon / avec son équipage en feu
Parmi les îles encore secrètes / peuples
Toujours lointains mais pas inaccessibles
/ « souvenez-vous de ce détail » / écluse
Bouillonnante un jour de pluie / visages
Mouillés des hublots / à bicyclette allait
En ville pour acheter nourritures et services
/ « nous aurons des enfants » / passions
Relatives aux communions / « nous
finirons par savoir » / « regardez devant
vous » / « ne perdez pas de vue le concept
d’île » / Shanti de retour / « vous cherchez »
Un chat se prélasse sur des coussins en tas
/ perspective des vacances à l’hôtel :::
Service compris / « je t’ai amenée ici »
Maintenant le Canal résonne de rues
/ « ça pourrait finir comme ça » / mais
Le texte revient hanter la mémoire /
Encore un rehaut ! Une nuance d’ombre !
« je ne vous ai pas invité à me regarder »
Répond : « je ne savais pas que j’existais
pour vous » / et il arrache son masque. (point)
RÍO
Point ! Point ! Point !
Et pourquoi papapa ?
Il a déraciné son sauvageon
Et le porte contre sa poitrine,
Effritant la motte de terre noire
Qui souille ses baskets blanc neige.
BLANCO
En chemise
Celui-là a perdu la tête.
Son discours se fragmente.
Il se laisse faire par son esprit.
J’ai connu ça quand j’étais jeune :
Les bulles remontent à la surface.
Et la surface devient crémeuse
Et jaune comme la pire des journées
Passée à se remettre en tête
Les évènements qui ont plié la nuit.
Je le plains de vivre pareil théâtre !
Mais ce n’est pas un comédien.
Jamais il ne maîtrisera son souffle.
Il se comportera comme un amateur
Devant ses juges / Voyez comme
Sa tête penche du côté où elle va
Tomber : il a naguère pratiqué
La poésie : mais sans lui accorder
La divination : il n’a pas vu venir
La cacophonie qui annonce
La plus terrible des solitudes :
Celle qui suit le Grand Amour…
RÍO
Il a parlé de la Grande Déveine…
BLANCO
Il ne parle plus : il joue
/ mais pas à la manière
De l’acteur qui suit le texte
Pour le donner à comprendre
/ il joue comme un enfant
Que le sable de son terrain
De jeu amortit : mollesse
Des tours de magie imaginés
En un moment de pure folie.
RÍO
Effeuillant
Existerait-il sans toi ni moi ?
BLANCO
Ne nous posons pas la question
Tant que nous ne sommes pas
Sûrs d’agir sur la même scène !
RÍO
Ça porte malheur… heu… dit-on…
BLANCO
Donnons-lui un nom !
RÍO
Paco !
BLANCO
Je ne connais pas de Paco…
RÍO
Alors dis qui tu connais !
Je te dirai qui il est…
BLANCO
Il est entré sans nom.
Pas même invité, alors
Que la fête bat son plein…
RÍO
La fête ? Quelle fête ?
BLANCO
C’est une façon de parler…
RÍO
Énervé
C’est ça ! Parle ! Parle !
Parle même à sa place !
Je t’écoute comme si je n’étais plus moi !
BLANCO
Tu exagères…
Un temps.
Tu exagères toujours.
Comme si je t’avais fait.
RÍO
Mais nous ne sommes pas frères !
BLANCO
Doigt sur les lèvres
Chut ! Il va parler…
Un temps.
Río paralysé.
Non… Il ne parle pas.
RÍO
Il se déplace…
BLANCO
C’est nous qui le déplaçons.
Il n’était pas à sa place.
Nous agissons en maîtres des lieux.
RÍO
Jetant des regards autour
Ce que nous ne sommes pas.
J’ai l’impression d’être tombé du ciel.
Lève les yeux.
BLANCO
Inquiet
Je ne me sens pas chez moi…
J’ai froid… comme si… comme si…
(éructant)
Comme si je n’avais rien à faire ici !
RÍO
Ne sommes-nous pas chez nous
Dès lors qu’il s’agit de jouer ?
C’est ce que j’ai appris à l’école.
Je n’étais pas très bon élève,
Soit, sauf en pantalonnade
Si le texte me ressemblait,
Ce qui arriva rarement car
Je n’étais pas encore amoureux.
BLANCO
Riant
Toi ? Amoureux ? Mais de qui donc ?
De quelle donzelle claudélienne ?
Répliquant aux données espagnoles
Revues et corrigées par les nécessités
Des planches et du rideau et de que
Sais-je encore qui appartient à ce passé
Qu’en effet je partage avec toi, ami.
RÍO
Tu as tort de te moquer des sentiments
Que nous éprouvâmes l’un pour l’autre
En ces temps d’études et d’attente !
BLANCO
Tu veux parler de Nera, I presume.
Nous ne nous battîmes pas sur le pré,
Que je sache !
(colérique)
Nous n’étions pas encore
Nous-mêmes. Mais j’étais moi, que je sache.
RÍO
Inquiet
Nous l’avons perdu de vue…
BLANCO
En effet. Mais qu’y pouvons-nous ?
Ce n’est pas un personnage.
On ne peut pas l’interpréter.
On ne joue pas avec lui.
Il ne suffit pas de lui opposer
Une fille de bonne famille
(ou autre chose) pour lui donner
De quoi appartenir à l’intrigue.
RÍO
Mais il n’y a pas d’intrigue !
C’est tout juste si ce port
Existe ! Si cette Amérique
Était au bout du fil ! Mais elle
Ne décroche pas ! J’ai tant
Aimé l’imaginer ! Européen
Que je suis ! Ni français ni
Espagnol ! Encore moins
Andalou ! Nous ferions bien
De changer de métier…
BLANCO
Parle pour toi ! J’ai mon César !
Le rideau pas une fois ne m’est
Tombé dessus !
RÍO
Quelle vie !
Non mais quelle vie ! Quelle attente
En attendant ! Et Nera qui se fait prier !
BLANCO
Comme d’hab ! Ni l’un ni l’autre.
Dès la première scène :
(jouant)
Wie einst Lili Marleen…
Braoum ! Et ça recommence !
On ne s’aime vraiment pas !
Mais que valent ces personnages
Nés de la Guerre ?
RÍO
Étonné
Elle n’est pas née de la guerre…
(imitant)
Pas que je sache…
Mais je n’étais pas né moi-même !
(riant aux éclats)
Comme c’est beau le théâtre !
Avec ou sans ombre, que c’est beau
La parole de Dieu lui-même !
BLANCO
Avec humour
Qu’est-ce qu’il vient faire là celui-là ?
Avoir été aimé et ne plus l’être / l’homme
Arpentait une rue du matin avec le silence
Des premiers rayons / « vous aimez le théâtre ?
Je vous pose la question parce que je l’aime.
J’en reviens comme si j’avais toujours été seul.
Mais si vous ne voulez pas répondre… imitons
le même silence. Nous sommes loin des cafés,
des trottoirs, des retours à Ithaque, du rêve
qui remet en cause la réalité des tractations
quotidiennes. Lorsque la doña s’est effondrée
vous avez poussé un cri. Puis j’ai compris que
vous l’interprétiez avec une seconde d’avance.
Maintenant je peux me laisser distancer. Allez ! »
RÍO
Quelque peu irrité
Le voilà qui recommence !
BLANCO
Il est vrai que nous ne l’avons pas invité.
RÍO
Ni personnage ni interprète !
BLANCO
Pas même apparu !
RÍO
Des mots ! Des mots ! Des mots !
BLANCO
Qu’est-ce que c’est que cette histoire de… théâtre ?
RÍO
Il se laisse emporter par le vent :
Je revenais seul, sauf que je venais d’assister
(de mon plein gré) à la représentation d’un jeu
Que je n’avais pas joué parce qu’il y avait longtemps
Que je n’habitais plus avec eux.
BLANCO
Que veut-il dire ?
Que devons-nous comprendre ?
RÍO
Ah ! si nous l’avions invité…
BLANCO
Mais ce n’est pas le cas.
RÍO
Le texte est sacré !
Toute la musique l’est !
Et il revient du théâtre !
Comme si la nuit s’achevait !
Les cafés sont fermés
Comme les maisons.
Les jardins obscurs
Comme le silence
Des rues mouillées.
BLANCO
Ce n’est pas revivre qu’il veut.
Il tente l’impossible.
Moi, j’ai sommeil.
Je reconnais ce chemin…
RÍO
Il nous ressemble tellement !
Ni dieu ni hypothèse.
Mais le rideau est tombé.
J’ai sommeil moi aussi.
(il baille)
Il y avait longtemps
Que je n’avais pas souhaité
Avec autant d’envie
Dormir dans un bon lit,
À Nantucket ou ailleurs.
« La porte sera ouverte »
Pas besoin de clé cette fois.
BLANCO
Encore heureux !
Ils s’arrêtent pour écouter.
Une fontaine s’accroit de leur silence.
L’autre reprend :
« J’ai été aimé puisqu’elle le dit.
Froissement d’un journal.
Puis de nouveau le silence.
Ils se regardent, renonçant à quitter les lieux.
S’il y avait une fontaine,
Ça se saurait, mais le vent
Ne sait pas d’où il vient…
RÍO et BLANCO
Il recommence !
(s’assoit sur la margelle)
C’était un théâtre de choses.
J’avais l’impression de lire un roman.
Il y avait du monde et on me parlait
(continuez !)
Vous ne saurez jamais qui je suis !
Je ne serai jamais ce que j’ai été.
(voyant une vitrine s’éclairer)
Je boirais bien un verre, mais seul…
Est-il possible que je m’en sois sorti ?
Je n’ai vu personne à la sortie.
Pas même une ouvreuse pour me saluer.
« bonne nuit monsieur qui revenez »
(frissonnant)
Le texte devient philosophique.
Et alors c’en est fini de la poésie !
Le type ne s’aventure même plus.
Il sait où il va alors qu’on l’attendait
À l’endroit même de sa solitude.
J’ai perdu mon temps avec l’autre.
Il jette un œil critique sur les deux « autres ».
Un jour peut-être ils vous aimeront…
Je ne dis pas qu’ils comprendront.
Nous sommes venus en vacances.
En famille et en été, budgétisés
En prisme, l’œil sur l’ivresse et
La chair aux jeunes corps que le sable
Mélange à l’écume ::: parlons aux crabes
Du rivage, immisçons notre regard
Dans les interstices de la roche offerte
Avec les particularités locales ::: nus
Ces corps vus de la terrasse, verre
De gouttelettes / « avez-vous été
aimé ? » / « je ne vous connais pas
assez (réfléchissant) mais je me sens
tellement seule, abandonnée, inutile ! »
Les deux autres se taisent obstinément,
L’air de penser : « Il se répète »
Quel théâtre ! J’en vis encore !
(soucieux, doigt dans la joue)
Il y avait du monde. Il y a toujours
Du monde s’il est question
De savoir qui a été aimé
Et qui ne l’est plus. Un monde fou !
Un temps d’hésitation avant la fin,
Puis le « tonnerre » des applaudissements.
« comprenne qui pourra » dit mon voisin
De siège en se levant avant moi / puis
« Vous y étiez ! Ne dites pas le contraire…
— Encore un café d’ouvert à cette heure,
Propose quelqu’un en secouant ses miettes.
— Je ne sais pas si je suis disposée…
— Elle veut parler de la conversation
Qu’elle nous invite à remettre à plus tard.
— Nous avons tous envie de nous coucher.
— J’ai bien vu que vous étiez concerné
Par cette réplique à propos d’avoir été
Aimé ou pas… » / Comment le nier
Maintenant que la nuit menace
De laisser toute la place au jour ?
RÍO
Voilà qui est parlé !
BLANCO
Mais c’est toi qui parles, mon vieux !
Jamais tu n’as parlé autant !
RÍO
Parle pour toi !
Ils se taisent, attendant.
Ils n’allument pas leurs cigarettes.
La fontaine demeure muette.
La pluie tombe, glaciale.
Un jour quelqu’un lira cela.
BLANCO
Que dis-tu ?
RÍO
Moi ? (se ravisant) Rien.
BLANCO
Je croyais…
RÍO
Nous avons tort d’aller au théâtre…
BLANCO
Tu veux dire : quand il pleut.
Quel grésil ! J’en frissonne !
RÍO
Riant
Marre de ton cultisme !
BLANCO
Quel théâtre n’est pas baroque ?
RÍO
Demain à la page des spectacles.
(circonspect)
Bientôt l’heure…
L’employé viendra chercher sa goutte.
BLANCO
Pour moi ce sera un café… bien serré !
RÍO
Chut !
BLANCO
Il recommence ?
Ils se rejoignent pour écouter :
Non… C’est la fontaine.
Ou le premier oiseau tombé du nid.
(soupir)
Qui n’est pas rentré chez soi ?
BLANCO
J’aime la trivialité des dialogues.
On devrait aller plus souvent au théâtre.
RÍO
Mais tu dis le contraire de… !
BLANCO
Je dis ce que je pense !
Tu ferais bien de t’y mettre toi aussi !
(docte)
Qui sommes-nous quand nous ne sommes pas au théâtre ?
RÍO
Tragique
Il n’y a qu’à nous regarder…
BLANCO
Main en visière
Personne pour filmer la scène…
(brusquement)
Il revient !
Marre d’être hanté
Alors que j’ai été un enfant !
RÍO
Mais tiens-toi donc !
Nous ne sommes pas seuls !
Nous avons été aimés !
Puisque vous le dites… aimés
L’un et l’autre par l’autre qui
N’est plus là pour aimer…
BLANCO
Tu as entendu… ?
RÍO
Rien…
(réfléchit)
Tu veux dire : comprendre ?
BLANCO
Je dis ce que je dis !
RÍO
Étirant les pavillons de ses oreilles
Nous ne tenions pas ce genre de conversation…
BLANCO
Nous ne revenions pas du théâtre…
RÍO
Nous n’y allions pas non plus…
BLANCO
Nous attendons le premier employé.
Signe que le rideau ne va pas tarder
À s’ouvrir. Le percolateur chuinte
Déjà. La pluie tombe verticale, signe
Que le vent n’est plus ce qu’il était.
Forêt de signes et non pas de symboles.
Bois joli des hypothèses qui font le matin.
Qui n’a pas été aimé au moins une fois ?
À part lui. N’en frisonnes-tu pas, Río ?
Río se pelotonne contre la muraille.
J’avais oublié de préciser
Qu’il y a une muraille.
Dans leur dos, une muraille.
Et le jour se lève
Avec l’arrivée d’un premier employé.
C’est fermé ! Toujours fermé !
Avant l’heure ce n’est pas l’heure !
La voilà, la sagesse populaire !
On se lève tôt par habitude
Mais c’est trop tôt pour le monde !
Parlez-moi de la solitude de l’Homme !
Il n’a pas dormi de la nuit et il se lève.
Il sort pour ne pas demeurer dans sa chambre
Et les rues sont désertes, sans vitrine ni femmes.
Pas de trace d’une veille passée à fêter
Telle ou telle tradition héritée de l’Age de Pierre.
Il pleut sur son parapluie et sur ses épaules.
Il n’évite pas les flaques ni la rigole.
Les rideaux grincent sous le vent ou :
C’est autre chose qui grince / il en a vu
De pire : nuits comme des murs entre les jours
/ Il devrait dire : journée, car l’heure est précise,
Comptée, décomptée, revue et corrigée
Comme le manuscrit provisoire de son contrat
Avec les maîtres des lieux / sa langue claque
Sous les branchages ployés / il n’entend
Que ses semelles et sa voix intérieure, celle :
Qui ne le quitte pas : depuis qu’il n’est plus
Un enfant comme les autres : nom volé
Aux parois, aux portes, aux trous de serrure
/ « j’ai toujours été seul, même en compagnie
De la joie partagée et des résultats d’entreprise »
RÍO
Il ne nous voit pas…
BLANCO
Tu veux dire qu’il ne nous entend pas.
RÍO
Que nous arrive-t-il
Si nous ne croyons plus
À ce personnage donné
Comme il vient sur le tapis ?
BLANCO
Chut !
Fermé ! Et moi qui attends
Que ça ouvre ! Fermé comme
Pour toujours ! Et pourtant
Ça va recommencer, toujours !
Me voir sans la complicité
Des vitrines ni des yeux qui
Passent comme des oiseaux
Qui reviendront tôt ou tard.
De quelle saison suis-je le fils ?
Personne ne me l’a dit ! Peur
De faire de moi un être à part…
Peut-être m’ont-ils aimé vraiment.
J’aime ce « vraiment » que je mets
Partout où ça ne chante plus.
J’en conçois de vagues angoisses,
Mais je ne suis pas un spécialiste.
J’ai dormi sans dormir, rêvé
Sans rêver, sans doute joui
Sans en demander plus, ravi
De me mentir une fois de plus.
« Qu’est-ce que vous faites
Dans la vie ? » / si je vous le disais
Vous ne me croiriez pas / je mens
Pour ne pas mentir / c’est vraiment !
Ils ferment tout pour avoir le temps
De dormir et je me lève avec la nuit
Sans avoir une idée de ce que le temps
Signifie si je n’en dis rien, « vraiment »
C’est « fermé » quand j’arrive et s’il
Ne pleut pas, avec ou sans le vent,
Mer lointaine ou seulement rêvée,
Je ne convoque pas mes personnages.
Voilà comment j’explique ma « solitude »
/ mon attente d’un petit verre jetant
Les dés avec les bris de la coquille /
« Quel beau temps il va faire sans vous ! »
Ces chaises enchaînées, cette toile qui
Dégouline en silence, ou à peine le bruit
Des écoulements de surface / qui es-tu
Toi qui me suis comme si j’étais « quelqu’un » ?
Non ! Non ! Nous ne sommes pas là !
Soumis à l’Histoire propriétaire des lieux
Et des états ! Nous voyageons avec
L’écriture, soumis à sa nécessité !
Seulement voilà j’ai soif ! Par habitude
Du matin. Ma main tient déjà le verre !
Mes doigts brisent la coquille
Au contenu bouilli encore chaud.
« Je passerai vous voir dans l’après
Midi » / des « choses à faire ensemble »
/ « je suis payé pour ça » / ô flux
Incessants des échanges de procédés !
RÍO
Il se tait…
BLANCO
C’est nous qui nous taisons.
N’oublions pas que nous sommes au théâtre,
Soumis aux mêmes lois que le citoyen ordinaire.
La même existence coule dans nos veines.
RÍO
Nous n’en avons pas !
BLANCO
D’existence oui !
RÍO
De veine !
BLANCO
Doigt sur ses lèvres
Chut ! Voilà un moment
Qu’il s’est remis à parler.
Ne parlons plus s’il parle.
Jouons sans parler !
(jeu)
Pas un bruit à l’intérieur…
Chaque matin je colle
Mon oreille à ce rideau.
Mais aucun signe de vie !
Qualité de l’endormissement
Et non pas quantité de sommeil.
L’instrument de mesure
Est un rideau tombé et cadenassé !
Plus tard nous mesurerons
La portée de nos conversations :
« Comprenez que dès que ça devient
poétique, le temps n’est plus le temps »
Pour comprendre, je comprends !
J’ai le sens de l’équation inné.
Je travaille et je vis / on peut même
Dire qu’il m’arrive de profiter
Du bon temps ! Qui ne s’incline pas
Devant tant de savoir ? Manquez
Un rendez-vous et on vous en veut
Au point de vous réduire au procès.
(chantant)
Río et Blanco sont dans un bateau.
Río dit que ce n’est pas Blanco
Et Blanco dit que ce n’est pas Río.
Devinez qui je suis !
Il cogne le rideau à poing fermé.
Mais aucun bruit ne résulte
De ce moment d’impatience,
Ce qui est
« Illogique ! » dit Río.
« Insensé ! » dit Blanco.
Beaucoup de bruit pour ça ?
Je n’ai réveillé personne.
L’un me conseille de retourner
Chez moi, l’autre me dit que
L’heure approche, et je pense
Qu’entre moi et le travail :
RÍO
Il n’y a rien !
Pas même le néant.
Rien du tout !
Je passe d’ici
Au travail
Sans « passer » !
Qui dit mieux ?
BLANCO
Résigné
Personne ne dit le contraire.
Mais peut-être que le sommeil
Explique ça mieux qu’un discours
Ou un élan poétique… Qu’en dis-tu ?
RÍO
Qui parle ?
Bruit de bouteilles dans les cageots.
(corrigeant)
Qui va bientôt parler ?
Les mêmes mots pour dire la même chose.
Depuis l’Age de Pierre. Voyant l’écriture
Avant même de la prononcer comme
Il convient : « Musique ! Maestro ! »
Son de la télé, nettement reconnaissable
À la voix ou au jingle.
Ça va ouvrir ! Je dirai bonjour
Dans l’interstice croissant (mais
Dans quel sens ?) du rideau
Et des paupières encore
Ensommeillées, bonjour !
Vous savez bien pourquoi
Je viens. Vous savez ce que
Je « fais » dans la vie. Vous
Connaissez mes habitudes.
Bonjour ! Ça recommence
Et je ne m’en plains pas.
J’en souffre, par habitude.
Je sais où je vais et même
D’où je viens, ce que je suis
Et ce que je possède et aussi
Ce qu’on pense de moi quand
On y pense… « ça fonctionne-ti
aujourd’hui ? » « des nouvelles ? »
Mais qui en demande si ce n’est
Pas le journal ? « je suis pressé
ce matin ! Ne me demandez pas
pourquoi ! » / Je suis le premier.
Mais pas le dernier. J’aime
Cette odeur ! Quelle promesse !
RÍO
Qui ne recommence pas ?
Qui ne veut pas savoir ?
Frappe au rideau ! Appelle !
Le matin promet qu’à midi
Il sera presque minuit.
Quel rythme ! Quelle foison !
Il ne manque plus que l’enfance !
BLANCO
Poings serrés
Mais nous l’avons perdue…
Ah ! s’il y avait un dieu…
Quelle prophétie à faire !
Je saurais m’y prendre, moi !
RÍO
Et moi donc !
Avec le petit verre du matin.
Et le sourire de la première femme !
La première page du journal
Et la première éclaircie !
Aimons la vie, Río !
Comme nous n’aimons pas la mort.
Toi et moi plus vivants que jamais !
Ils entrent et saluent le monde déjà entré.
[promenant ses personnages
Au bord du canal où la noyée
Abandonna sa chevelure,
Laisse tomber ses gouttes
Avec le ciel, comme chiens
De compagnie ces noms
Qui appartiennent à tout le monde.
Trouve assez d’herbe pour se coucher.
Quelle nuit d’été encore ?
Et de quel songe qui fut ?
Pas même une barque
Alors que d’autres possèdent
De quoi franchir le Sud.
Entre l’écluse et le vieux pont,
Ces hôpitaux que déserte la foi.
On n’entend pas le bruit des eaux
Ni la voix des locataires.
« Tu aurais pu venir avec ton chien,
mais tu n’as pas de chien
ni le temps d’en écrire le temps »
Sous l’arbre à moitié mort,
Les feuilles de l’année dernière,
Écrites sans le chien d’usage.
Bonjour à la petite fille
Qui fut l’amante en poésie.
Salut aux oiseaux des toits
Comme si le ciel était bleu.
Ça traîne la savate en halant.
Et ça vient de la périphérie en saut.
Bonjour aux pieds dans l’eau
Et au fusil de pierre moussue.
Que chercher d’autre sinon le bonheur ?
Lazarille trouve de quoi alimenter
Son imagination : rigoles toujours
Et des foisons de suppositions.
Bonjour à la carpe à fleur de l’eau.
« Nous ne sommes pas venus pour rien »
Il faut bien s’en remettre au rythme.
Aux annonces répond par le feu.
Tignasse des algues maintenant,
Voilà ce que tu es devenue, noyée !
Quel voisinage que cette bourgeoisie
Flottante ! — Qu’est-ce que vous
Regardez ? / À part les filles du passé
Et celles qui fuient l’Histoire… rien.
Je pensais revenir sur mes pas.
Songe un instant à traverser, nu.
Puis agite une casquette NY.
Sent la froidure des jeunes hivers.
Le tissu a vieilli avec la peau.
« Je suis chair avant d’y penser »
Au théâtre on ne joue plus.
On s’y donne en spectacle.
« Qu’est-ce que j’ai raté ? »
Tentative de dialogue avec
Quelque inconnu en rade.
On ne boit pas le pot sans
Créancier « pourquoi vivre ? »
On voit ça dans tous les poèmes.
Ça trinque avant de boire cul sec.
Enfumant les lieux de végétation
Comme si le ciel n’existait pas
Ou qu’il fût simplement oublié.
Roule ta bosse d’atmosphère
Et de profondeurs telluriques !
Gerbes à huit heures des travaux
De rénovations ! Cris des scies
Dans l’acier ! Les « ploc » dans
L’eau verte. Ça flotte un instant
Ou ça coule à pic. Du linge au vent
Sur le roof. Bras nus au travail
Du rêve en cours d’extraction.
Pas un enfant sur le pont, pas
Un chien, feu d’étincelles comme
Jaillissant d’un enfer à venir.
« Qu’est devenu ton chien errant ? »
Plus loin les feux conditionnent,
Les trottoirs laissent couler leurs flots.
Les rideaux grincent au vilebrequin.
« Devenu… ? Tu veux dire que j’étais… »
Surface non réfléchissante des eaux
En cause. Point de miroir pour se voir.
Impossible calcul des profondeurs
À atteindre en cas d’obsession.
Plus loin on sollicite l’écluse
Et tout est à refaire. Connais-toi.
« Iras-tu au théâtre ce soir ?
Río et Blanco ne jouent plus.
Mais le spectacle vaut la peine
d’être payé ! Je t’attends au
guichet. Ma robe de soirée etc. »
Quel matin n’est pas celui de la nuit
Plutôt que le cheval de volée du train
Train quotidien ? Questionne encore
Des passants. Nulle réponse en vrac.
« On te prendra pour un fou » / nuit
Comme la roche de Thomas, obscure.
Balade ses nœuds en marin avisé.
La savate au vent, cheveux noirs
Des suies de l’hiver à force de toits.
« Il n’y a pas de ciel sans un dieu
gagné sur la magie des lieux »
Cut-up des trajets / romances
Des bassins en enfilade / rails
Vers les pays / aux alpes vaincues
Les vents de l’âge en fusion /
« Ne reviens pas si c’est pour
redire » / sans chien devant soi.
Au concret des doutes n’oppose rien.
« Río et Blanco me sont venus à l’esprit
alors que je taquinais le goujon
en solitaire » / mais quand il s’approche
Du théâtre (le lieu) : il vomit son vin
Et passe pour un « homme de trop »
Quel rossignol ne le sait pas ?
Quelle invention pour plaire
Ignore les tenants et les aboutissants
Du principe matinal ? Il s’extrait
Non pas de la nuit ni du rêve mais
DE L’ATTENTE ::: xoco ona au sel
Des embruns : boit dans les creux
D’un coquillage tenu par des mains
Expertes / mâche la feuille inerte.
Ainsi coule la scène. Sans pont
Ni feux. Témoin : le voisin ami
Des amis. Il trottine pour gagner
Du terrain, éviter les écueils
Du roman, mériter une invitation
À désirer le même objet, marcher
Sans boussole et trouver le coin
Aussi agréable que possible. Au
Diable les tenants de l’architecture !
« Comme je comprends ! » / ardoise
Grasse de doigts / au canal revoit
Le Sud des égarements narratifs
Et d’un trait rature l’espace ici :
Guéridons aux chaises en rond
Et vides : la viande salée taquinant
Les extases du vin : « je sais qui
j’étais avant de vous connaître ô
imparfaitement je le reconnais ! »
« Je vous raconte ça comme ça ! »
Préfère le verre transparent au vitrail.
La lumière vient de ses propres yeux.
Projette les miroirs absentés, excusés
Les miroirs ponctuant les surfaces !
Trinque avant d’en dire plus au môme
Qui se prend pour un homme ou
Une femme : comment savoir qui
On aimera avant de le ou la perdre ?
Puis le jour s’installe avec les pays,
Les étrangers, les inconnus et midi
N’est pas plus midi que l’heure fixée
Au fronton des palais où œuvrent
Le larbin bienheureux et la limace
Qui s’en veut : « vous oubliez votre
chien : » Les chaises ont quatre pattes,
Mais elles ne voyagent pas. « Avant
j’étais sensible aux changements :
maintenant, je vis au jour le jour :
j’en ai marre de la solitude !
Ça ne se soigne pas autrement que :
par l’acceptation d’un pieux mensonge :
finissez votre verre et allons-nous-en ! »
coupez.
La campagne un matin d’automne, les alouettes
Et les mottes de terre figées par le degré zéro
Du réveil, la langue aux chaleurs du verre avalé
Sur le seuil, regard pas plus loin que la brume :
Sachant que la moindre blessure change la donne.
Les objets accumulés par pur esprit pratique, derrière
Soi, ces accumulations méthodiques sans enfant
À la clé, n’ouvrant la bouche sur les autres que
Pour parler de soi : à deux doigts de la furie, toujours
Amer malgré d’incontestables réussites poétiques /
Enfin seul le fusil à l’épaule au service de l’existence
Encore gagnée depuis hier : dans le viseur les larbins
Du Pouvoir et de l’Ordre qu’il légitime sans pitié
Pour les mauvais payeurs et les malchanceux : guerre
Personnelle aux portes de la mosquée ou de l’asile /
Sabrant le champagne aux nouvelles / loin, en rêve,
De la domesticité et de la production, en silence
Pour ne pas éveiller les soupçons, voire la haine /
Ce matin d’un automne grisollant, branches dénudées
En contrejour, chien patient sur le même seuil, poches
Bourrées de munitions, la langue encore tannée par :
Les habitudes du réveil : « qui se méfie de toi ? »
Les putains au service de la politique et du journalisme
Se maquillent derrière les miroirs : « je suis venu te dire »
L’œil ensommeillé des témoins dans les fenêtres closes.
Nulle angoisse en saison, pas même une douleur en phase
Avec l’alchimie en jeu, à l’intérieur le feu est à la joie :
« le courage des flics » / « l’abnégation des rond-de-cuir »
« saisissez l’idole quand elle est encore chaude » « pâleur
de la boulangère » « les gosses sont tout ce qui nous reste »
Entre la masse sociale et le désir de différence maintenant
Clairement associé à la mort : « veut faire des joliesses
surréalistes sans surréalisme » / ou pas encore levé
Le soleil signe d’unité : la boue cristalline et les traces
Du gibier : « je vous emmerde tous ! » mais sans rire
Devant l’écran ensanglanté de flic / joyeux sans excès
/ patient comme l’hiver qui attend son heure de feuillage
/ des joliesses, des trouvailles, des paillettes de grammaire
Et de jambes en l’air / juste de quoi nourrir ce vieux corps
À la dérive : debout sur le seuil venteux : les volets secoués
Grinçant claquant : « tu ne tueras point » / ici (pense-t-il)
Je suis moi-même : j’habite les lieux de mon invention : je
Suis prêt à défendre ma solitude : quitte à tuer un enfant :
Avec ou sans Matzneff / chaque minute assiste à sa perte
:::
Nous n’irons pas plus loin
Que cet arbre rencontré
Au hasard de la promenade.
Nous avons connu les limites.
Maintenant le souffle est cadencé,
Sans préciosité de circonstance.
« n’oublie pas de prendre de quoi
Éclairer cette obscurité matinale »
S’approcher des paludes du temps
Et retrouver ce qu’il était avant
Que tout nous soit supprimé :
Voici l’heure des superficialités.
« as-tu cherché à entrer dans
l’Histoire ? » ou simplement
T’es-tu évertué à ne pas mourir
Sans savoir son fin mot ?
Le chemin est celui du retour.
Chaque matin revient l’après-midi.
À l’intérieur le feu est aussi vivace
Qu’hier, la nuit a veillé tard cette nuit.
Heureusement tu n’as pas enfanté
La poésie pour les enfants, ni les contes
Illustrés, ni l’éducation nationale !
Quel bonheur presque d’y penser !
Il te vient à l’esprit que tu sais chanter
Sans soumission à Pythagore, le fusil
À l’épaule, oyant les froissements de poils
Et de plumes dans la complexité
Topographique, plan en tête, chassant
La pluie de la veille comme une mauvaise
Idée du Monde, les dieux au rendez-vous
De la transparence et du récit en cours.
« nous ne sommes plus ce que nous avons été »
Martèle l’écran têtu : mages de l’information
Au service de l’ordre : « sans ordre pas de pouvoir
et sans pouvoir pas de séparation »
Ordre magique
Donné par des fous
Que le Désir emporte
Avec l’idée d’océan.
« quelque chose au fond de nous »
(désignant la poitrine
Ou le ventre à défaut
Du regard) « là, ici »
« depuis quand la poésie… ? »
Suivant le chien qui sait
Où il va / le même canal
Mais à l’ombre des platanes.
Disposant ses personnages
Sans se soucier de leur langue,
Effraie les ailes d’un oiseau
Qui n’a pas connu la cage.
« depuis quand je ne sais pas »
Personne sur le rivage clos.
Pas un clapotement de coque.
Ni de chevelure parmi les joncs.
« ce ne sont pas mes lieux,
les vôtres » dit-il sans y penser.
Immobilité des ombres projetées
Dans l’assistance prémonitoire.
« il fut un temps sans poésie »
Qui n’a pas connu le bonheur
À midi ? quand la table est mise
Et que les autres enfants existent ?
Bruissement de feuilles et d’insectes
Dans les parages de cette enfance
Qui métaphorisait les papillons
Jetés à poignées dans la journée
Au travail : chien distrait par la fleur ?
Autant que possible les anecdotes
Réduites à leur sens : « arrêtez-vous ! »
Et le jouet s’enfuit sur la rivière.
Bête destination des couleurs en jeu.
« je ne savais pas que la poésie… »
« épouse l’air faute d’azur » Nous
Ne revenons pas sans y penser un peu.]
RÍO
Gesticulant au milieu de la scène,
hystérique et oiseau.
Mais qui c’est çui-là ?
Mais qui c’est çui-là ?
Mais qui c’est çui-là ?
Mais qui c’est çui-là ?
BLANCO
Interrompant
Tu vas te rendre fou !
RÍO
Tu l’as déjà dit !
BLANCO
Rajustant la chemise de Río
C’est le « Monde… »
RÍO
Dubitatif
Qu’est-ce que tu en sais… ?
BLANCO
Presque en colère
Pourquoi l’avoir laissé entrer ?
RÍO
Nera arrive à 14h par le Sud-Express
Elle a voyagé de nuit. En couchette.
M’a réveillé sur le coup de 3h.
BLANCO
La sonnerie de ton smart est insupportable !
Surtout à cette heure ! Moi aussi je voyageais !
Je n’ai pas vécu le matin qu’il a mis en poésie…
RÍO
Ah parce que pour toi c’est de la poésie… ?
Le « Monde » pénètre par effraction dans
« notre monde » et tu t’agenouilles comme
Au théâtre… ! (rieur) As-tu appris quelque chose
« au moins » ?
BLANCO
Rien sur Nera…
Il s’avance.
La foule recule.
On voit bien qu’il a perdu de vue
Celui qu’il appelle « le forastero. »
J’ai peur de ce que la peur
Peut inspirer à mon enfance.
RÍO
Angoissé, se touchant le cœur
Elle est toujours là…
Après tant de festin et de désir,
Toutes ces années passées à le dire,
C’est « là » que je la retrouve, mais
En pièces…
BLANCO
En pièce… ?
RÍO
Amer, mais ne s’adressant pas à Blanco
Je fais entrer qui je veux.
Je suis peut-être seul avec
Heu… disons… ces « passants »
BLANCO
Révolté par cette réflexion « absurde »
Parce que je n’existe pas peut-être… ?
RÍO
Renonçant
Si, si. Tu existes. Tout le monde existe.
Je ne suis pas comme ça… (réfléchissant)
Il paraît qu’on le devient au dernier instant.
BLANCO
Quoi ? Seul ?
RÍO
(pas envie d’ergoter)
Ce n’est pas ça la solitude !
BLANCO
Pédant
Comment appelles-tu ça… ?
RÍO
Pas de mes vœux en tout cas !
Il rit en cherchant son arbre des yeux.
Rien sans cette société inévitable
Et sans cette idée de la mort que nous avons
Il désigne un point sur sa poitrine.
« là » / à deux doigts de l’enfance, incalculable.
(se reprenant)
Nous aurions tort de ne pas les écouter…
BLANCO
Tu veux dire : de ne pas les laisser parler.
Hum…
Pas moyen de les inviter à trinquer au bastingage !
Je ne suis pas radin, mais ma bouteille est sommaire.
RÍO
Je ne trouve pas « ça » très poétique…
BLANCO
Ça ne l’est pas ! C’est lui le poète ! Il le sait.
Le cherchant
Mais ne le trouvant pas.
C’est comme jouer aux dés !
Lances-en un en l’air, il retombera
À l’endroit même prévu…
RÍO
Par qui ?
BLANCO
Haussant les épaules
Qu’est-ce que j’en sais. Moi ?
Je n’étais pas né quand c’est arrivé.
Mais on m’en a parlé, j’avais 15 ans
Quand on a cessé de me nourrir
Au sein / j’en ai conçu…
RÍO
Joyeux
Oh ! Je sais ! Moi-même
(mais dans une autre enfance…)
BLANCO
En es-tu si sûr… ?
RÍO
Pas vexé
Maintenant que tu le dis…
Va coucher son trouble contre le mur.
Il accepte une grappe de raisin
Et en croque les grains un à un
Pendant que Blanco en cherche d’autres
Sous les pieds.
(mâchonnant)
Tu ne trouveras rien.
BLANCO
Irrité
Tu ne sais même pas ce que je cherche !
RÍO
Une fille…
BLANCO
Nous attendrons le Sud-Express de 14 h précises.
RÍO
Il n’y a jamais eu de Sud-Express à cette heure-là.
Crache peaux et pépins.
BLANCO
Tu en doutes ? Maintenant que tout est joué
Tu te mets à douter de ce que je t’ai annoncé ?
RÍO
Nous n’étions que deux à ce moment-là…
L’argument fait mouche.
Blanco trésaille puis faiblit
Et cherche l’appui d’une épaule.
Tout le « Monde » recule dans le noir.
Je ne dis pas ça pour te faire mal…
BLANCO
Je n’ai pas mal ! Je sais me tenir
Quand il le faut ! Tu le sais bien :
« Tout existe même ce qui n’est pas
Encore arrivé…
RÍO
…à l’heure ! »
En attendant, j’ai peur d’avoir peur.
Je ne redeviens pas enfant, pas encore.
(inquiet, voix faible)
Et si je n’avais jamais aimé personne… ?
BLANCO
On en est tous là, allez ! Pose la question
À l’enfant...
RÍO
Mais c’est à lui que je la pose !
BLANCO
La page n’était même pas transparente…
Tu sais… comme la feuille morte depuis
L’année dernière… cette fragilité
De la structure nue… la poussière sans
Les cendres… au fil des balladas revues
Et corrigées une fois de plus… l’enfant
Ne pense qu’à jeter sa ligne dans le ru.
Est-ce pour « passer le temps » ou :
Pour revenir avec de quoi alimenter
Sa légende ? Maintenant les branches
Raturent le ciel devenu gris ou blanc.
« Que va-t-on faire de toutes ces feuilles,
Papa… ? » Il n’y a que des têtards
Dans cette eau morne… Demain,
Troque la canne pour un bocal /
Invente-toi une raison et reviens
Dans ton lit pour y rêver d’amour.
RÍO
Avalant le dernier grain
À force d’attendre…
Si rien ne vient…
(cherche)
C’est l’idée d’un refrain…
Mais un refrain sans rimes…
N’est-ce pas… ? Sans le jeu
Qui rythme mieux que le verbe
… T’ai-je interrompu, mon bon
Blanco… ?
BLANCO
J’ai vu pire…
[…]
Ah non ! Il recommence !
Le train arrive.
Personne !
RÍO
Fallait s’attendre à…
BLANCO
Nous ne le dirons jamais assez.
RÍO
Personne !
BLANCO
Toi aussi !
RÍO
Qui attendons-nous ?
BLANCO
Il va repartir… Dieu sait où.
RÍO
Hausse les épaules
Jetons un œil… Personne…
BLANCO
Qu’est-ce que je disais… ?
(sur la pointe des pieds)
Les ennemis de la pensée… ministres, députés,
Juges et avocats, curés, imams, rabbins, bah !
RÍO
Tu oublies le populo.
BLANCO
Je n’oublie rien, hélas !
Toute ma jeunesse partie
En fumée / temps perdu
À jamais / nous ne revenons
Plus / mais nous attendons
/ personne ne descend /
Le quai et nous / toi et moi
/ et je ne sais quoi de triste
/ comme si la mauvaise herbe
Avait envahi le vieux jardin
Où nous avons connu la joie
De posséder le lendemain /
Imagine l’attente maintenant
/ les bruits du voyage / les feux
De route / l’agitation rouge /
« sais-tu ce que nous possédons ? »
Entre ce que nous sommes
Et ce que les autres pensent
De nous ::: cette possession
Sans visage / nommons-là !
Mais où trouver la première
Rencontre ? / ces jambes nues
Dans les herbes folles / n’oubliez
Pas la masse qu’il faut fendre
Pour oublier la forêt natale /
Réalité réduite à l’actualité
/ d’écran en écran au lieu
De port en port / rien à voir
Ni à cirer / un peu de lyrisme
Au coin des lèvres ::: une île
Qui ne revient pas / cette eau
Qui sert de frontière / à l’heure
Le train de midi / mais personne
Ne descend / ni l’inconnu ni toi
/ « nous aurons des conversations »
Mais à propos de quoi ? / le quai
Ne se visite pas comme un château
Appartenant aux meilleurs moments
De l’Histoire / « t’as lu le livre ? /
Je ne sais même plus qui tu es !
RÍO
Ah bravo !
On entend des bruits de moteur,
Des glissements, des heurts, des cris,
Des enfants qui ne veulent pas ou plus,
Des chants passés de mode, des canons.
(consultant sa montre)
Au moins il est à l’heure.
Toujours ça de gagné…
BLANCO
Furieux, menaçant
Mais gagné sur quoi, nom de Dieu !
RÍO
Encore lui !
BLANCO
Cherchant autour de lui
Qui ça « lui » ?
Tu vois quelqu’un, toi ?
Il n’y a personne parce que
Personne n’est descendu !
Qui descend si ce n’est pas
Son point de chute ? Personne !
Mais tu le sais déjà ! Personne
C’est personne ! Personne d’autre !
Ni toi, ni moi !
(tragique)
Nous sommes seuls…
RÍO
Amusé
Le train est bondé !
Plus de place libre !
On ne monte pas !
On ne descend pas !
On repart et « rien n’a
Eu lieu que le lieu ! »
(blasé)
Comme si on ne le savait pas…
BLANCO
Ils arrivent… Je les sens…
RÍO
Humant
Tu les entends.
Il n’y a rien à sentir ici.
BLANCO
Anosmie.
RÍO
Agueusie.
BLANCO
Et tout ce qui s’ensuit !
On connaît la chanson.
Donne deux coups de sifflet !
Comme : « Ti-rez ! » / trois
Et tout recommence « re-cu-lez »
RÍO
Ils arrivent, les uns et les autres !
Il fallait que ça arrive / ils prennent
La place et on ne sait plus qui on est,
Ni ce qu’on possède ni même ô malheur
Ce qu’ils pensent de nous / et quand
Je dis malheur je ne dis pas autre chose !
BLANCO
Siffle donc ! Agite le blanc !
Qu’on en finisse avec ce numéro !
RÍO
Mais je ne suis pas chef de gare !
BLANCO
Alors partons ! Quittons ces lieux
Avant de se faire écraser par leurs
Décors / lève les yeux dans les tringles,
Río ! Et vois ce que je vois mieux que toi !
RÍO
Comme si nous étions si différents l’un
De l’autre !
(dépité)
Tu veux toujours
En savoir plus que moi.
BLANCO
J’en sais plus que toi.
RÍO
Je ne le savais pas.
BLANCO
Donne l’ordre de tirer !
Puitt ! Puitt ! et c’est fini !
On n’en parle plus jusqu’à
La prochaine / nous reviendrons
Avec le soleil / train de midi
Toujours à l’heure / plus de champs
Pour surveiller la méridienne /
Plus de poésie à engranger /
Ses jambes nues dans le blé en herbe
/ Puitt ! Puitt ! « tu as lu le livre
que je t’ai donné pour que tu le lises ? »
Il faut en finir avec la chanson /
Et achever ce qu’on a commencé
À penser
RÍO
pensif
Je vois…
BLANCO
Tu ne vois rien.
RÍO
Je vois ce que je vois !
BLANCO
Tu n’as jamais rien vu.
RÍO
Déterminé
Un jour je prendrai le train
Au lieu de l’attendre, inutilement,
inutilement.
BLANCO
Triomphant
Qu’est-ce que je te disais ?
RÍO
Tu ne disais rien !
Tu attendais comme moi.
Ne me prends pas pour
Ce que je ne suis pas /
Ne t’imagine pas que je possède
Ce qui t’appartient et fiche-moi la paix
Au lieu au lieu de faire de moi une idée
Que je n’ai pas !
BLANCO
Ses jambes nues dans le sainfoin…
RÍO
C’était du blé et il était en herbe…
Ce qui nous fait remonter à….
(réfléchit)
Je ne me souviens pas…
Tu as oublié la mémoire
Dans ton eudémonologie.
BLANCO
Je n’ai rien oublié…
Elle avait promis de venir
Pour ne pas rater le Carnaval.
Le train est à l’heure, pas elle !
RÍO
Tu aurais pu en choisir une de fidèle !
Mais tu n’as pas le sens de la mémoire.
Tu oublies jusqu’à ce que tu es, tu meurs
Un peu plus chaque jour / voici le quai
De ta disparition définitive / ni fuite
Ni voyage / le temps d’un éclair
À la mesure du temps.
BLANCO
Nostalgique
Nous avons connu de bons moments…
RÍO
Toi et moi… ?
BLANCO
Non ! Elle et moi… là-bas…
RÍO
Mais tu n’y es jamais allé !
BLANCO
Irrité et pédagogue
Parce que le train vient d’où elle est !
Et il repart où elle ne sera jamais !
RÍO
À moins qu’elle n’en descende pas…
(ironique)
Elle ne voyage jamais seule…
BLANCO
Elle était seule dans le pré.
RÍO
C’était un champ de blé… en herbe.
Les bruits se rapprochent.
Il y a un ténor parmi eux.
Nous allons avoir droit à une aria…
BLANCO
Elle est mezzo soprano.
RÍO
Tendant l’oreille
Elle avait dit « avec le train »…
BLANCO
Elle a changé d’avis, voilà tout.
Maintenant, je veux dire aujourd’hui,
Elle vient avec eux…
RÍO
Mais tu ne sais même pas qui ils sont !
BLANCO
Elle le sait, elle.
Je vois déjà ses jambes
Dans les herbes du quai…
RÍO
… où il ne pousse rien !
BLANCO
C’est ici qu’ils joueront.
Je n’y avais pas pensé.
L’idée est bonne, je crois.
Le train servira de fond,
Immobile et frémissant.
Le quai sera parallèle
Aux feux de la rampe.
Tu serviras de souffleur.
Moi, je descends dans la fosse.
On m’attend : mille instruments !
(cherchant)
Ma baguette ! Où est ma baguette ?
RÍO
Celle en ébène à pommeau d’ivoire
Ou la baguette de coudrier de ton père ?
(il rit aux éclats)
BLANCO
Moque-toi ! Moque-toi tant que tu veux !
Moi je descends dans la fosse, il est temps !
Avec ou sans baguette !
RÍO
Hilare
Et sans queue de pie !
BLANCO
Dis-lui que je l’aime !
RÍO
Mais je l’aime moi aussi !
BLANCO
Fais donc frémir le train si ça te chante !
Il disparaît dans la fosse en disant « plouf ! »
Río se frotte les côtes parce qu’il a froid.
On entend aussi le vent, les arbres, les ailes
Des oiseaux, des moulins, les pies voleuses.
RÍO
Quel onaniste celui-là !
Moi je dis que c’était le blé
Et sa première apparition
À ras de terre / les jambes
Oui il y avait ses jambes
Mais surtout sa voix car
Elle parlait pour ne rien dire.
(il rit en frissonnant de plus belle)
Il fait froid ! On ne fait pas de feu
Sur les quais de gare / jamais vu ça
Même au cinéma / le vendeur du buffet
Ne pousse pas sa cariole tintinnabulante
Et aucune odeur de café ne titille mon nez
/ j’ai souvent été seul sur le quai, à attendre
Qu’il se passe quelque chose d’inattendu /
Mais là, j’attends, j’attends qu’ils arrivent,
Je sais qu’ils arrivent et je sais aussi comment
Ça se passe une fois qu’ils sont là, misère !
(crispé)
Moi aussi je l’aime ! Toujours aimée autant
Qu’il m’en souvienne / d’ailleurs je ne me souviens
Que de ça / j’ai oublié les bombes atomiques
Et la faim dans le monde / oublié la morale
De Kropotkine et les spéculations de Hawking
/ même la plage s’est absentée / les méduses
Mortes dans les galets / les épaves, les plumes,
Les nœuds de marine, la vase de la baie, la mort
Du voisin, les conséquences de l’immigration
Sur mon comportement, l’Histoire racontée
Aux enfants et à leurs jouets / j’y étais !
Et j’y suis encore ! La fosse n’est pas pour moi !
Ni rythme ni eau de source / peut-être encore
Le rossignol / l’ombre d’une fontaine peut-être
/ les traces, oui, et les petits matins brumeux
Avant la nuit ::: je sais ce qui se passe une fois
Qu’ils sont là ::: shakespeariens avec ou sans
Royaume / prenant toute la place, et le temps,
Et l’écriture de la voix et les noms qu’elle porte
::: je sais avant toute chose à venir et à faire /
Il y a des instruments parmi eux.
Et des objets roulant sur cerclage d’acier.
Des enfants qui veulent « tout savoir et rien payer ».
« nous sommes ce que la terre
voudra que nous soyons un jour »
Qui n’a pas peur de l’enfance ?
À moins de la désirer par plaisir.
Mais on ne les voit pas encore.
Río porte sa main en visière,
Essoufflé comme s’il venait de courir
Après eux, maintenant immobile au bord du quai,
Contre la paroi grise du train aux fenêtres closes.
Pas un visage là derrière, pas une promesse,
Regrette-t-il en aspirant l’air glacé de l’hiver.
On dirait qu’il va geler sur place.
Il essaie de lire la conversation avec une momie,
Mais ses doigts sont paralysés, blancs et douloureux,
Et son souffle ne vient pas de l’intérieur,
Il le sait comme il l’a toujours su.
Par terre, en bordure du quai,
On voit les traces de la cariole
Du marchand ambulant
Qui n’est pas venu
Parce qu’il savait
Que personne ne descendrait du train.
Il aurait dit (s’il avait été là) :
« Ce n’est pas le jour.
Je veux dire : c’est le jour. »
Río n’a pas de cigarette ce jour-là.
Il n’a rien à manger et il s’ennuie.
Il dit : « Il faut à tout prix
Inventer un nouveau théâtre.
Les ennemis de la pensée
Sont en train de bouffer l’espace
Et ce qu’il contient.
Vive Kropotkine
Mais n’oublions pas que le populo
Est aussi un ennemi de la pensée. »
UNE VOIX
Quelque part
Fasciste !
RÍO
Ce qu’on attend n’arrive pas
Et ce qui arrive n’attend pas !
Il gratte la surface du train.
Quel est le décor qui résiste à l’ongle de l’enfermé ?
Il attend une réponse, puis :
Mon expérience du théâtre
Me dit que le comédien
Qui joue l’enfermement
Prend soin de son décor.
Il attend une réfutation, puis :
Ce quatrain mérite mieux que le silence.
Mais bientôt on ne s’entendra plus.
Autant en profiter pour se contredire.
Il attend un geste, puis :
Nous ne sommes
Jamais aussi seuls
Que sur la scène…
Il attend la musique, mais :
Nous n’avons rien perdu
De notre sens du spectacle.
Ce qui doit arriver arrive
Comme le cheveu dans la soupe.
Il attend, attend :
Elle me manque.
Je ne l’ai pas inventée.
Je l’ai trouvée.
Tout le monde trouve.
Ou ne trouve pas.
N’est pas inventeur qui veut.
Coups de tampons dans les coulisses côté cour.
Le train se déplace sensiblement vers sa destination.
Pas un cri, pas une réclamation,
Dedans tout le monde se tait,
Sans visages à la fenêtre,
Sans tirer la chasse,
Rien pour dire quelque chose
Qui pourrait constituer
Un début de conversation.
Río allume une cigarette imaginaire
Et rejette une fumée qui n’existe
Que dans sa pensée.
Il n’a rien pour s’élever à la hauteur des fenêtres.
Le quai est dépourvu d’objets.
Jamais je n’ai vu un quai aussi vide,
Aussi désert, aussi conçu pour la solitude !
Et pourtant « je confesse que j’ai vécu »
/ mais qui n’a pas quelque chose à dire
Si le temps le permet ?
Dehors comme dedans.
En surface comme en
Profondeur ? Personne.
Personne à l’horizon.
Personne n’est venu
Dans l’intention de descendre,
Des fois qu’il y aurait
Quelque chose à dire
Ou à redire (on ne sait jamais)
(affolé)
Qu’est-ce qui s’en est allé ?
La fosse est muette muette
Est la fosse il s’appelait Blanco
Et il est parti jouer de la musique
Avec les autres de son espèce
Je suis le seul héros de la tragédie
Qui se joue sans se jouer en vrai
Devant un parterre de nationalistes
Que la Municipalité et l’Université
Vomissent dans la rue qui croise
D’autres rues aux vitrines pensées
Pour redonner du baume au cœur.
Qu’est-ce qui s’en est allé ?
Le train frémit encore.
Grincement des aciers.
Souffles pneumatiques.
Des mains collées aux vitres.
Le quai tremble de toutes ses feuilles.
Quel onanisme ! Ça me tue !
(il fouille dans ses poches)
Rien à fumer ! Ni à croquer !
L’enfance n’est pas la seule
À s’en aller / il y a autre chose
::: quelque chose qui me fuit
/ et ce n’est pas non plus
Ce que je sais de toi / c’est
Autre chose ::: que je ne
Connais pas / comme j’ai
Connu ce que je sais de moi
Imagine le personnage : ses tissus, le noir
De ses yeux, la blancheur des mains, le jet
De sang ou de vin à l’oblique de l’ombre :::
Rien à voir avec l’angoisse ! C’est une douleur
Physique / purement physique ! La douleur
Que seul le corps peut reconnaître comme sienne !
Le train avance péniblement vers le jardin.
Il paraît d’ores et déjà interminable.
On s’attend à ce qu’il ne cesse pas
De se mouvoir dans ce sens, la cour
Régurgitant ses wagons de vitres bleues.
Étincelles des caténaires et des sabots.
Elles retombent sur le quai où Río sautille
Pour les éviter ::: bun grad sans musique
::: rien que la torsion d’acier sur les rails,
Tampons frottés l’un contre l’autre, « où
suis-je ? » fait-il comme s’il revenait de loin.
Tiens ! Un mégot. Il est encore vif. Quel bonheur quand je n’avais pas d’allumettes ! On ne sait jamais où on met les pieds. J’ai les bonnes chaussures. Un deux / un deux trois quatre ! Je progresse. Ard ! Quel bruit ce train et cette foule qui arrive ! On ne s’entend plus… heu… penser… versifier… oui… versifions avant d’en penser quelque chose… les choses nous fuient… il ne restera plus rien… on aura beau laisser quelque chose, rien n’aura lieu… d’ailleurs je suis ce visiteur… ô pyramides ! ma cavurne ! l’épaisseur de mon manuscrit ! les choses qui changent de main… celles qui finissent leur existence dans la poubelle… tout le monde y pense, disant : « si j’avais su, j’aurais appris à écrire avant d’écrire » / (jette le mégot) Un autre ! ou la trace d’un sandwich dans les plis d’un papier ! et pourquoi pas : le coin déchiré d’une photographie.
Sifflet.
Vapeurs et fumées.
Confusion totale.
Un soulier de satin traverse la scène
À la manière d’un domestique
(genre jardinier)
Qui revient des nouvelles de la « plaza »
En agitant le journal en papier
Au-dessus de sa tête folle.
Il est aussitôt suivi par des enfants en haillons.
Un joueur d’orgue ne joue pas, immobile et sinistre.
On peut ainsi multiplier les spots
Sans se soucier du sens à donner
À ce brouillard artificiel.
Río a disparu mais l’arbre pousse vite.
Une voix off :
Pourquoi un théâtre se donne-t-il un nom ?
Avant, j’étais un enfant comme les autres.
Je jouais avec les autres enfants, à la balle
Et à saute-mouton, avec la maîtresse ou sans,
Rêvant de retourner à la plage avec l’été
Dans la poche / et maintenant qui suis-je
Si je ne suis pas ce que je devrais être ?
Les questions qu’on se pose ! Passé le temps
D’aimer / de songer à revenir avec les autres
/ à la porte d’un théâtre qui n’en est pas un.
Il (ou elle) considère le fog.
Non, ce n’est pas un théâtre : quelqu’un me l’a dit.
Tu viens ici parce que tu viens et non pas, jardinier,
Parce que tu vas / on dit que ce n’est rien de vieillir.
Si au moins je savais
Ce qui se passe ici, mais
Je suis dans l’ignorance,
À fleur de ce silence, là.
On écoute pendant un long moment.
On peut fumer dans les couloirs,
Bavarder avec les femmes,
Dire n’importe quoi
Pourvu que ça veuille dire quelque chose
Dont l’importance n’est pas remise en cause
À la fin quand on finit par sortir d’ici.
Je n’ai pas peur de venir.
D’ailleurs je suis venu seul.
Accompagné, j’eusse conçu
Quelque petite angoisse, là !
Si au moins je savais
Ce que venir veut dire !
Mais j’ai disparu avec tout.
Il ne reste plus que ma voix.
Écoutez ce que je dis, ici.
Ou ne l’écoutez pas et faites
Comme si je n’existais pas.
Des fois ça marche, je vous le dis !
Il mesure l’épaisseur à vue de nez,
N’ayant pas d’autres moyens sous la main.
Il a son nez et ses narines,
Et les poils qui vont avec.
Il sent la présence de Río.
Il s’écrie :
Ah ! si tu n’existais pas comme j’existe !
Si tu étais accompagné au lieu d’exister !
Mais je te vois même à travers les murs.
Certes, je ne t’ai pas inventé / pourquoi
Inventer quand on peut simplement vivre
Sa vie ? acheter une bibliothèque au marché
Du quartier où on finit d’exister avec les autres ?
J’ai toujours voulu m’acheter le meuble des livres.
Je possède le mur et l’angle qui va avec.
Une fenêtre avec des enfants qui jouent.
Une rue avec des femmes et des bagages
Sur les trottoirs, en attente de voyager
Parce que le temps c’est aussi ça, partir !
On le sent à la fois angoissé et en colère.
Il gratte le sol ou autre chose,
Sa peau peut-être nue.
On ne sait pas ce qu’il faut s’attendre à voir
Et à entendre (on ne sent rien
À part les autres et le goût qu’on a dans la bouche
Nous appartient)
. Mais n’anticipons pas
(il veut dire : on a le temps
Soit : on n’est pas au théâtre,
La vie n’est pas aussi belle que les coulisses
: il ne dit rien d’autre)
Enfants imaginés :
Río et Blanco
Sont dans un bateau.
Blanco tombe à l’eau.
Qui reste-t-il ?
Río !
Río le fleuve
Qui ne découle pas
De la rivière.
Savants enfants
Qui reconstruisent
Ce que Dieu
A détruit
En six jours.
Le septième
Il mourut.
Mort d’un passant
Qui va d’un point
À un autre sans
Savoir qui est qui.
Enfants imaginaires :
(différence entre
Imaginés et imaginaires)
Jouons encore un peu
Avant de mourir d’enfance !
À la balle et à saute-mouton !
À tout ce qui existe pour jouer.
Jouons comme si la vie
N’était que de la vie !
Un jour nous irons
Passer le temps.
Il sera bien assez tôt !
RÍO : Disparaissez, chenapans !
BLANCO : Où suis-je devenu ?
VOIX OFF
Dire qu’un jour nous aurons la patience !
Moi qui en ai tant manqué, tant désiré !
Je ne sais plus où j’en suis avec le temps.
Je traverse en ligne droite et je regarde
Le paysage qui défile à la fenêtre rapide.
Ça sent le panard du Portugais qui émigre
À Champigny / toute une nation traversée
En même temps que l’enfance qui promet
Ce qu’elle ne possède pas, écoutons le temps :
Cahots de jointures aux éclisses élastiques.
Que de voyages en train et dans les airs !
« Sais-tu au moins ce que tu veux ? » /
Río : (minauderie)
Je le savais ou je suis fou
Et si je le suis je n’ai jamais
Été un enfant et toi Blanco ?
Blanco :
Moi ? Heu ? Tu veux
Dire : celui qui est
Tombé dans la fosse
D’orchestre avec
Sa baguette dans
La main Argggh !
Moi : Qui va plus vite que moi ?
Que sépare ce fleuve imaginaire
Qui existe pourtant sur la carte ?
À qui sont ces animaux qui errent
Sur les bancs de sable avec les oiseaux
De l’île ? — nous étions rapides
Et lents à la fois, jeunes et vieux,
Présents et futurs, déjà passés !
« Cela te fait-il du bien ? Si c’est
Le cas, sers-toi des deux mains ! »
Nous avons le temps pour voyager.
Les billets sont hors de prix mais
On a la possibilité de voler
De ses propres ailes.
« Ne minimisez pas la difficulté.
Pour voler on ne tire pas vers le haut ;
On pousse par en bas et comment
Obtient-on cette poussée ? (un temps)
Río ! Tu le savais avant. Et maintenant
Tu ne le sais plus ? Que t’est-il arrivé ?
RÍO : papa… Oh ! je ne sais plus /
(il réfléchit intensément puis)
Le profil de l’aile ou quelque chose
D’approchant / je ne suis plus
Un enfant ! / alors que le fleuve
Ne découlait toujours pas de ses rivières.
RÍO
Vous m’avez encore interrompu !
On ne sait plus si le train est à l’heure.
Ce brouillard ! Et ce temps qui impose
Ses attentes comme dans un miroir !
Un coup de vent est nécessaire !
Qu’il vienne des coulisses, nom de Dieu !
On entend les machines
Mais le brouillard ne se lève pas.
Quelqu’un appelle le chef de gare
Qui ne vient pas.
Le sycophante : « Chef ! Chef ! Yen a un qui… »
Des portails de fer coulissent et s’entrechoquent.
Les pas martèlent les flaques.
Les moteurs se lancent.
Un pied est écrasé et tout recommence
Au grand dam de Río qui ne réapparaît pas.
Aïe ! Idiot ! Des escarpins tout neufs !
Mes économies du mois ! Mon enfant
Mal nourri ! Ma cuisine en désordre !
Et l’absence de l’être aimé pour le plaisir !
Vous ne savez pas ce que c’est !
Vous ne désirez pas ce que je désire !
Voix off :
Je ne les laisserai pas parler à ma place !
(grogne puis)
Ils sont en goguette et je suis en poésie.
Avec Carlos ou Ezra, Ernest ou William.
J’aime les fleuves qui ne découlent de rien.
Et qui ne se jettent nulle part, comme moi.
J’aime ce qui me ressemble et s’assemble
Avec moi / entre dunes et parapets / casino
Vite détruit puis lentement reconstruit /
Que d’enfants dans les parages ! Quel
Sujet ! Quelle scénographie ! Revenant
De campagne avec les gris-gris en guise
De souvenirs-preuves / imprégnés
De sang mêlé d’eau salée / laines
Des coqs : « Je sais que vous aimez ça !
Alors continuez et que le plaisir vous joue
Des tours ! Vous verrez comme j’ai raison.
Vous le verrez bien assez tôt, allez ! »
Voix savante :
Au théâtre ça n’irait pas.
Mais dans un livre pourquoi pas ?
Nous aimons nager au gré du vent.
Ou nous n’aimons pas qu’on nous guette.
Nous n’avons pas le choix à la fin.
Et quand ça commence c’est trop tard !
Au théâtre les gens sont pressés
Et le livre peut leur paraître long.
Je vous conseille la fenêtre et l’art
De n’y montrer que le côté pile.
RÍO
Aller ! Traverser ! Parcourir !
Vagabonder en attendant
Que ça vienne comme ça vient
Toujours ! Qui est mort et qui
Ne l’est pas ? Qui revient
Sans souvenir à partager ?
Et qui retourne pour retrouver
Ce qui se perd toujours ?
Ne me parlez pas de fenêtre !
Ni d’azur ni de chair triste !
Je suis ce que je désire, vin !
Je n’ai jamais été un enfant.
Alors que vous n’en sortez pas
De cette enfance d’émigré !
Il tente de chasser l’épais brouillard,
Mais en vain / la pluie menace.
Le train siffle. Friction d’acier.
« Les plus beaux avions ! »
Personne ne traverse ni n’apparaît.
Pas même le chien du jardinier.
« Qu’est-ce que vous attendez pour continuer ? »
RÍO
Attendre / continuer ::: attendre ET
Continuer ou ::: attendre OU continuer.
Accouplez tant que vous voulez, les amis !
Mais surtout ne faites pas d’enfants !
Ou alors ne leur donnez pas votre nom !
À l’œuvre on ne sillonne pas les fossés !
Quelle attente ! Quel possible progrès !
Jamais déçu ! Toujours en quête ! Désir !
Mouvement du train
Qui se laisse tirer, refouler.
Des vitres se baissent.
Chocs des butoirs.
« Vous n’êtes jamais venu ici ? »
Chef de gare :
Arrêt technique ! Arrêt technique !
Personne ne descend ! J’ai dit personne !
RÍO
Si elle est dans le train comme promis,
Elle ne descendra pas et je serai venu
Pour rien : Blanco a eu raison de se jeter
Dans la fosse : j’espère qu’il n’est pas tombé
Dans un pavillon ! (rageur) Ah ! Être venu
Pour rien ! Vous entendez ? Pour rien !
Vient-on pour rien quand on vient ?
Jamais vu ça ! On vient et quelque chose
Arrive / C’est dans l’ordre des choses !
Heureusement qu’il y a des choses et
Un ordre pour les comprendre !
(crispation interne, douloureuse)
Ne viendra pas alors qu’elle est venue.
Arrêt technique, brouillard ou autre chose !
À quoi ça sert d’attendre alors que rien
N’arrive ? « Continuez ! C’est tout droit ! »
Mais ce n’est pas ce qui arrive.
Cliquetis des canettes
Et odeur de jambon d’York.
Voix de fillette qui réclame son dû
Parce qu’elle a su être sage.
Les pieds joints du Portugais
Sur la banquette qu’il occupe seul,
La tête dans sa main,
L’autre main sur la hanche.
Aiguillages de temps en temps.
« On les retrouve à Champigny, allez ! »
Moi je ne retrouve rien !
Ni le chemin ni la trace.
Je me suis noyé dans le fleuve
Avant même son estuaire.
Quel horizon de Désir !
Quel Festin j’ai vécu
À la place de l’enfance !
Dévalant les dunes d’or.
Thuyas et coquillages,
Culs de bouteilles polis.
Épaves et ailes d’oiseaux.
Le Cap souriait à la vie.
Río réussit à déchirer le brouillard-papier,
Ce qui provoque un bruit de déchirure-tissu
Qui se répand comme de l’eau
En suivant les moindres détails du relief
Dont il est ici question,
Qu’on le veuille ou non.
Le sycophante : Chef ! Chef ! Il déchire !
Le chef de gare : M’en fous ! Je n’écris plus
Depuis longtemps, depuis que je ne sais plus
Si Dieu existe ou si c’est autre chose
Qui explique ma soif d’angoisse.
Le sycophante : Ça ne l’empêche pas de déchirer…
Je dis ça comme je dirais autre chose…
Je ne sais même plus pourquoi je suis à quai…
Le chef de gare : Ce n’est pas l’heure !
D’ailleurs il n’y a pas d’heure
En cas d’arrêt technique imprévu
Par la feuille de route (que je consulte
En ce moment) / Déchirez si ça vous chante !
Et Río déchire,
Sans rage ni application,
Presque sans y penser,
Guettant la surface cotonneuse,
Des fois qu’il ne soit pas le seul
À s’en sortir.
Il a extrait la moitié de son corps fatigué,
Vieilli, sans projet, sans amis, sans rien
À inspirer aux autres
Par le simple fait de donner à lire
Ce qui lui passe par la tête-de-pioche.
RÍO
Je ne suis jamais seul quand je veux être seul
Et quand je suis seul je ne le veux pas, merde !
Quel était le nom du personnage-enfant
Qui jouait à ma place sous le regard inquiet
De ma nourrice (?) : tétons comme les prunelles
Et le ventre plié à l’endroit du nombril, sourire
Qui n’a jamais eu de sens, je crois : en Dieu et
À ses Saints, au néant qui retourne au néant
Le temps d’une Histoire qui a perdu son sens
Depuis longtemps, ô Pise !
Patrick de la Rubanière écrit son Égoïsmes
(mamelles : Hypocrisies et Jalousies, avec un encart
Me concernant ::: le temps c’est l’expansion, dit-il,
Mais je n’y crois pas comme je crois en Dieu
(ni puissant ni misérable)) / ses saints sont les miens :
Papa, maman, frérot et frangines, l’enfant des autres,
Avec au coin de la rue l’affidé à la place du dealer,
Les aromes purpurins des seuils, le choc des semelles,
L’horaire qui se respecte comme l’honneur, la trouille
Des moins chanceux, les bris divers des naufrages
Sentimentaux, les signes avant-coureurs de l’âge
En proie à ses vérités acquises / « dis-le à papa »
En haut, au-delà des toitures et des monts, vois
Comme la Terre s’épanche en rêve prémonitoire,
Vois comme c’est facile d’en devenir le troubadour
Ou au moins le montreur d’ours, vois comme la vie
Appartient à ce qui n’est peut-être pas : « c’est l’heure »
Incroyable comme il arrive à déchirer
Sans saigner des mains !
Vous trouvez ça normal, vous, Chef ?
Si j’étais à votre place,
Je me poserais la question
De la validité de sa nationalité.
Non, non et non ! La Terre (terre)
N’appartient pas à tout le monde !
Moi aussi je veux sortir du brouillard,
Comme en 40 !
Mais est-ce que j’en sors ?
Est-ce que seulement je tente d’en sortir ?
Ce n’est pas que je sois bien ici
(malgré votre présence nécessaire)
Mais je ne déchire pas ce qui est écrit,
Du moins pas tant que Dieu existe,
Sachant qu’il finira par ne plus exister,
Ce qui me chagrine autant que vous, croyez-moi !
Le chef de gare : Fermez-la !
RÍO
(interrompant la déchirure)
Au théâtre les innocents
N’ont pas les mains pleines.
Je le sais parce que je suis
Aussi innocent que si je n’avais
Jamais vu le jour, cette nuit-là.
Le jour où Grenade fut prise,
Et sa veille / un fait exprès je
Crois / moi l’enfant du Projet
Familial en remplacement
Du mort-né / destiné au baptême
Comme le veut la République.
Mains sales à exhiber en public,
Traversant la conscience des autres
Personnages, annexés comme territoires
Conquis ::: je sais trop bien ce qu’on
Me reproche ::: patati et patata !
Sont dans un bateau et… (se reprend)
Continuons de déchirer / je vais peut-être
Faire ça toute ma vie / et me marier /
Et me cloner sans la science / Nera
Toujours à l’heure mais le quai
Est interdit à la descente / et mon ami
Blanco (qui me ressemble) joue avec
Sa baguette dans la fosse d’orchestre.
Les musiciens accordent leurs instruments
Et trouvent le La
Sans perdre le Nord.
(rustique)
Ça promet ! Je te jure ! Ah bah !
Tous les théâtres sont construits
Selon les mêmes principes bibliques.
Moïse entre et sort sans en dire plus.
La baguette heurte le pupitre
Selon le temp en vigueur.
Derniers ajustements.
Une chanterelle s’attarde.
On attend qu’elle se trouve juste.
On a l’impression que l’Univers
A toujours existé
Alors que c’est faux :
On démontre le contraire tous les jours.
Tac ! Tac ! Tac ! C’est l’heure !
Río tend l’oreille, cligne des yeux,
Exprime sa soif mais ne boit pas.
On se croirait à l’aurore
D’un Grand Jour.
Le chef de gare : « Un déchirement pour commencer… »
Genre slip dont on ne veut plus. (il rit)
Rendez-vous à la préfecture !
RÍO
(reprenant le déchirement)
Tsoin ! Ah ! Moïse ! Sans lui… ah !
Je n’ose y penser ! Confucius
À toute heure du jour et de la nuit.
Mais quel bordel depuis qu’il est mort !
Ça saigne en boucherie et les maladies
Mentales se répandent avec les fleuves.
Des fois je pense que ce n’est plus la peine…
Sans Nera qui vient les jours d’arrêt technique.
Et sans Blanco qui se prend pour sa baguette.
Le tour du monde en dix ouvrages à faire !
Mais qui peut le moins peut le plus, dit-on.
Moi je ne dis rien, je déchire sans lire,
Je n’écoute plus personne, pas même
Mon médecin référent, ni le flic d’à-côté,
Ni la concierge en mal d’amour, personne
Ne m’entend répondre à la critique.
(il redouble d’efforts)
Je ne sais même pas s’il est possible
De sortir de là : si j’ai un fils ? Maintenant
Que vous me posez la question / le jour
De son départ pour les Îles, j’ai pleuré.
« Quand nous reverrons-nous ? »
Mais l’odeur du kérosène m’a entêté
Et je n’ai pas vu la porte se refermer
Sur ce qui désormais n’avait jamais
Eu lieu : ça vous en bouche un coin !
Il y a tellement de chemin sous l’eau !
L’anémone et la coquille en trompe-l’œil.
Les jambes nues de la nageuse qui passe
Sans vous voir / ce besoin de respirer !
Pas le temps d’attendre ! Proximité
D’une plage, été comme hiver, voiles
Dehors des sédentaires qui prennent
Le soleil sur les roofs / bergamote
Des peaux / un gosse exhibe les écailles
De sa découverte / miracle à toute heure
/ un saint se signale par sa nudité
Transitoire / qui peut encore respirer
Dans ces conditions extrêmes ?
(chevaleresque)
Je suis Río, fleuve d’Amour et de Bien.
(rieur)
Elle jette l’enfant par la fenêtre et tente
D’oublier que c’est le sien / métaphore
en remplacement du poète véritable
/ « analysez logiquement / ne pas
Se laisser emporter par les eaux
De l’égout linguistique » / femme sortant
De chez elle comme le poète arabe
Après les complexités du Poème en cours
/ s’arrête devant une fenêtre : y coud
L’autre femme qui sait ce que l’homme peut
Et ne peut pas : copla en quatre vers bien
Sonnés : le rideau se laisse secouer
Par la brise des siècles de sagesse populaire.
La jambe de Río apparaît,
Nue jusqu’aux genoux :
« Maman ! Maman !
Je suis tombé de vélo
À cause de Blanco ! »
On voit nettement la cicatrice.
RÍO
Hein ?
BLANCO
Hein !
RÍO
De quoi s’étonne-t-il ? Il est tombé dans la fosse. Personne ne l’a poussé. Il y est allé tout seul ! Sans moi. Han !
(il peine à sortir du brouillard)
Recuerdos de la Alhambra. Tarrega en fusion
Mineur/majeur. Toi et moi chez Washington.
Cette lumière d’ombre ! Les bois noirs et
Ouvragés dans le sens du repos. L’Islam
Est passé par là. Le sens des générations
En exergue : « Je suis ce que tu ne seras pas. »
Et ainsi d’invention en taxinomie. Contes
D’une lenteur presque désespérante. Passages
Des yeux sur les yeux croisés. Ce silence d’or !
Dessous, la matière est encore en fusion.
Nous descendons les escaliers parfaitement
Entretenus dans la patine. Quelle conversation
Nous anime ? Nous revenons de Tolède la Juive
Où le café infuse en attendant que le soleil
Se lève. Les bravos de la vallée comme des croches
Sur le pentagramme formé par le fleuve. Puis la
Brusque bifurcation vers la mer, la vitesse acquise,
Les amis retrouvés (un instant perdus eux aussi
Dans leurs pensées) / les chaleurs de l’asphalte
— la croissance de l’instinct au contact de l’idée
/ « qui croire maintenant que nous croyons ? »
Quel quatuor « au sampan de tes yeux » ?
« Je vous en prie ! Ne jouez pas avec moi. Je suis
Destinée à ne pas durer autant que vos exigences
De secret. » / l’escalier comme un roc définitif.
Le jour de dehors retrouvé. Les graviers divers.
Les senteurs aquatiques aux pierres renouvelées.
« Voici donc ce que nous sommes venus chercher. »
Pendant que l’homme se bat pour l’Homme, résolu
À gagner du terrain, talweg en feu à la place
De la foi qui est comme l’eau de la pensée
/ où elle nage avec les embarcations de l’Histoire.
« J’vous ai apporté des bonbons, » plaisante
Un Parigot en cavale. Quel vers appliquer autrement
Si la mémoire veut demeurer fidèle au souvenir ?
Ides rectangulaires des reflets comme encyclopédie.
« Nous aimons ce qui se laisse aimer, pas vrai, mon
Amour ! » / « d’où revenons-nous nous-mêmes ? »
Les mains explorent les mains. « Sont-ce tes yeux
Que je baise si follement ? » / « oui, oui, recuerdos
De la Alhambra. Du mineur au majeur insufflant
Le bonheur en taille de pierres assemblées ici,
À l’endroit même où la croyance explore les fonds
Des bassins / réservoirs des pluies séculaires / .
. / main mouillée pour jouer (ce qui provoque
Une vive réaction de la gardienne des lieux)
Recueille ensuite ces gouttes dans les draps
Bleuis par la pratique de la propreté blanche
/ « je sais de quoi je parle » / quelle philosophie
Obéit ? — « nous cherchons au lieu de vagabonder,
Mais quelle nation autorise le rêve nu des nuits
À vivre éveillé ? — lenteur (encore !) des lieux
Contés / excessive attente en conséquence mais
Uniquement en conséquence / « nous aimons tant
Aimer ! » ::: nous ne sommes plus revenus, même
En y croyant ::: pas de poussière sur les meubles
Noirs d’ombre et de suie / « qui invente quoi ? »
« j’ai l’impression de revivre un roman lu après
la découverte de l’enfance » / quel livre est (sera)
Puissamment écrit sur cette joroba ? De quel
Personnage hideux par définition naîtra le nouveau
Romantisme de remplacement ? Trop d’argent
Sous la terre / et pas assez de mort(s) / des os
Ne peut naître l’écriture / ni des peaux-pemmicans
Appendus aux fenêtres sur cour / « pourtant
je vous aimais — comme on aime se réveiller
seul — nouveau pour le soleil et si vieux dès
que la nuit revient ! » ::: Voyons si j’ai raison
D’y penser ::: balayée la métaphore avec le son
/ puis redescend vers la mer qui sert de niveau
Æ / comme si une civilisation s’y retrouvait
Chaque fois que l’esprit manque d’imagination
/ « je sais que je vous ennuie avec mes propos
relatifs » / — ennuyer n’est pas à propos, mein
Hilh ! Nous exerçons des forces pour nous soustraire
À la gravité / sinon pourquoi voler ? / les rouges
Anglais verticaux : l’ocre d’or des tempêtes :::
« tes cheveux au vent des moulins » / nous aimons
Noyer le poisson avant de le pêcher / contes
Nouveaux et lents qui s’interpénètrent aussi
Lentement que récemment / qui peut dire
Si nous avons existé maintenant que plus rien
N’a subsisté ::: devrais-je dire : « résisté » ?
La pierre du désert en témoigne : l’eau est
Au commencement : puis l’idée du fleuve
Naît : et l’écriture se substitue à la vague.
Voici l’écume d’une poignée de terre acquise
Suite à l’effort de reptation / du point x
Au point ∞ / « je ne peux rien faire de mieux »
Entre rien à l’origine et rien après / cette vie
Qui n’est pas la mienne ::: ni acquise ni désirée
::: faute de mieux à faire si aucun métier
N’est utile dans ce sens / ni la pratique
De la dévotion ::: galet inutilement observé
Sous l’angle du soleil / à la plage l’été ou
Sous la pluie normande / qui sait où nous
Sommes quand nous nous trouvons ?
« mais je croyais, mein [paÿ], que tu savais,
toi ! Je n’ai vécu enfant que pour le croire !
Qu’est-ce que ce père idéal et stylisé
Que j’hérite maintenant que je suis père
moi-même ? » / « n’oublie pas que tu joues !
Tous les enfants jouent au lieu de ne pas jouer !
Je l’ai su avant toi ::: voilà ce que tu ne peux
pas changer ! » /
pourtant le touriste est idéal.
Propre chemise et espadrilles
Pas encore empoussiérées.
Suivons sa trace de pluie fine.
Mollets d’acier trempé aux
Meilleures sources crois-moi.
Feuillète avec une attention
De guêpe au travail des heures.
Au passage recueille l’eau
Des pentes, sous les fruits
Mûrs de l’extase, quel stuc
Après ses pas ! L’enfant à nu.
Connaît l’écriture poétique
Mieux que celle de la lenteur.
Et d’ailleurs frappe à la porte
Avant d’entrer dans cette ombre.
C’est par imitation que tu le suis.
Qui porte le monde
Dans l’autre monde ?
Le seuil est arrosé à tout instant.
On ne sait jamais qui y glisse.
Genou blessé d’une estropiée
Venue ici pour espérer.
« Vous êtes venu pourquoi, vous ? »
Pas seul, en compagnie, mais pas
Question de fusion.
Le temps interdit
Les attentes de cette espèce.
« Avant j’étais dans le tourisme,
Moi aussi »
Heureux
De vous l’entendre dire.
Observez les visages et leurs mains.
Cela ne suffit-il pas
À comprendre le sens
Que chacun veut donner
À cette incursion dans la lenteur ?
« Je viens avec vous,
Si vous le permettez…
J’aime prendre le bras
De celui qui sait
Où nous allons »
Et moi donc !
Belle insoumise
Du jeu politique
Ailleurs en vigueur.
« C’est ici qu’il écrivit
Ce que je vous donne à lire
En attendant de me séparer
De ce qui me retient ailleurs »
Beau balcon de nuages gris.
La terre en mottes noires
Fuit ses limites de terre.
Aucun signe d’hiver ici.
« La prochaine fois nous irons
Plus loin, dans le désert et sous
Le ciel blanc comme l’acier
Lorquien des jardins grenadins. »
Admire qui peut. De stuc et de terre
Ce cœur arraché à l’enfant
Qui finit par mourir de sa foi.
Tremolos sous les linteaux
Où se penche la rose rose.
« D’un coup d’aile je te fuis ! »
Menace mise à exécution
Un matin d’un automne
Orange comme son arbre.
« Il n’est plus nécessaire d’attendre. »
Des voix en apposition aux ajours.
Les pas du poète qui descend dans la rue
Pour retrouver les rythmes familiers.
Jouets des cordes tendues entre les murs.
Le vent croît dans l’embrun, carènes fines
Comme des corsages / « veux-tu de moi ? »
Intérieurement :
Qui ne nourrit pas sa haine
En secret ? Qui en détient la clé ?
Les lieux s’amoncellent devant.
Je suis déjà passé par là, je crois.
Puis, au croisement :
Je ne suis pas venu hier car
Je n’avais pas de rêve à donner.
Ce matin je rêve encore, alors
Je ne fais que passer / pase
« Vous verrez les choses de plus près.
Vous apprendrez à vous en approcher.
Vous mesurerez toutes les distances.
Et vous en concevrez de la joie.
Mais : Vous n’écoutez pas ! »
Oui, oui, il faut se souvenir des lieux.
Le plan tracé d’avance dans les brochures
Touristiques / les effets de focale
Sur les dimensions réelles / la température
De chaque couleur / l’exigence du trait
Une fois admise sa projection cavalière
/ « au diable le music-hall et ses effets
Sur l’envers des rideaux / je suis à vous ! »
Palette
Complète
À l’entrée
Pour le prix
D’une orange.
« Ce que Dieu ne donne pas.
Ce qu’il prend et ne rend pas.
Tout ceci en coin de rue.
Pas une vitrine à offrir. »
Jouets et beignets des fils
Joignant les murs torrides.
Qui gagne perd le Nord !
Qui veut le Sud émigre.
Jolis et beaux quelquefois
Les quatrains que la bouche
Laisse filer comme la mouette
Qui s’est crue un instant
Prisonnière des murs.
« Rappelez-moi quand vous voulez,
Ami de longue date, appelez dès
Demain si ça vous chante et si
Je demeure comme vous dites ! »
(l’effort est vain, il ânonne,
Perd ce qui lui reste de force,
Enrage puis abandonne
Toute idée de résurrection
En orange)
L’un
J’ai toqué pourtant…
L’autre
Je n’étais pas là.
J’y serai demain
Si Dieu le veut.
L’un
Ah la la ! Les femmes !
On assiste (muet)
À une parodie de comédie à l’espagnole,
Des gens courent en tous sens,
On annonce mille nouvelles
Qui se croisent
Sans prendre de sens,
Les couleurs se mélangent,
Petit à petit la scène se grise,
Tourbillons du pinceau,
On ne sait plus d’où vient la lumière,
Le brouillard a laissé la place à une mauvaise peinture,
À un barbouillage que la méconnaissance des mélanges
A grisé au point de ressembler à la boue des chemins
Après la pluie.
Río se distingue à peine de ce chahut.
On ne sait pas vraiment s’il est celui-ci ou celui-là.
On entend les aciers du train,
Les conversations souterraines,
Les appels, les conseils, les discours aux enfants.
RÍO
Que voulez-vous ?
Le Monde n’est plus
Ce qu’il était avant
Que l’Homme errant
N’en devienne le Mythe
Fondateur : Internet
Zig-zague entre les bornes.
On me voit penché
Contre un écran et :
J’achète ce qui me plaît.
Vous saurez ce qui me plaît.
Tôt ou tard, vous le saurez.
Vous en concevrez de l’envie
Ou vous en rirez avec moi :
Qui sait ce qui se passera
Après / pourquoi changer
L’ancien avec le démodé ?
Nous ne savons rien de plus.
Un pas devant l’autre et
Le tour est joué ! Qui veut
Vivre ne verra pas / Mort !
BLANCO
Du fond de la fosse
Oh ! Assez ! Assez ! Assez de bourgeoiseries !
La seule vérité croît avec la Guerre.
Escrimons et fusillons ! L’Homme n’est pas errant.
Tout le travail consiste à concilier Morale
Et Connaissance.
Tout le reste n’est qu’un jeu, de mots, de lieux,
De tons, de modes, de genres, etc., etc. /
Nous n’avons vécu que pour nous plaire.
Trois ! Quatre ! Et sans dynamique à la clé !
La musique s’extrait du barbouillage,
Synthétique et sommaire.
Les gris perdent leur forme humaine.
Les trémolos se laissent entendre,
Mais le sentiment n’y est plus.
RÍO
Voilà de quoi dissoudre un Rembrandt.
Quel sentiment, quelle idée
Ne confine pas à l’intolérance ?
Sans une vision exacte des premiers temps,
Nous sommes foutus d’avance.
Il manque un signe entre les commas.
Fier de cet idéogramme,
Il saute dans la boue
Et éclabousse coulisses et public.
Sa joie est manifeste.
Je ne possède plus rien
Qui vaille la peine
De nourrir un refrain.
Je m’habille de gris.
Le noir me va si bien !
Moi qui naquis du blanc…
Fini les cascades de rouge
Des bougainvilliers de l’ocre !
Nous revenons à la maison.
Croisant ceux qui arrivent
De loin, sous la pluie d’étamines.
L’Histoire en veut encore.
Des quatre doigts plus le pouce
Forgeant les grilles de l’amour,
Ou de ce qui paraît en être.
Quel temps se perd en heures ?
L’eau des ombres dégouline
Comme un discours aux âges.
Qui croit le plus en l’autre ?
Mais qui ne dit pas ce que demain
Sera si aujourd’hui tout meurt ?
Descendant la pente verte,
La mémoire revisitée en joies
Aussi diverses que convenues.
La terre descend jusqu’à la mer,
Comme on s’attend à la trouver
Aussi facile qu’un voyage.
Quel soupir à l’angle de la nuit
Qui annonce ses rêves et son aurore ?
Quelle oblique de palais à palais !
Vous verrez comme on s’horizontalise
Une fois le repos acquis en fin de journée.
Vous verrez combien j’ai raison.
Mais (dit Río) je ne vois rien ici.
Je ne vois rien à la fenêtre, ni toi
Ni ce que nous avons été ensemble.
Quelle lutte m’attend contre l’Errance ?
Contre l’Homme lui-même, contre moi,
Contre tout ce qui ne sera plus jamais ?
Oui, oui, descendons vers notre mer.
Elle sut si bien nous assembler.
Nous avons tant aimé nous y baigner !
Trop d’ambition tue l’ambition,
Comme l’amour finit par tuer
Ce qui n’a pas trouvé le la.
Des femmes de ménage
Entreprennent de nettoyer la scène.
On ne s’agite plus.
On travaille avec conscience.
La musique rythme les gestes.
On devient joyeux et les paroles
Commencent à naître dans l’action.
D’abord apparaît, petit à petit,
Le nom de la station de chemin de fer.
Ai-je vécu ici ?
Suis-je cet enfant ?
Errant de l’estuaire.
Deux enfances pourtant.
L’une ne cherchant pas
L’autre, rencontre fortuite.
Vient du jardin fleuri
De pâquerettes nouvelles,
Pendant qu’on enterre.
Sur la plage du solstice,
Une méduse n’attend plus :
La vague revient en force.
À San José le restaurant
Est ouvert, et la nuit feuillète
Les branches des oliviers ;
Derrière le moulin on se cache.
La figue de Barbarie promet
Et tient sa promesse de vieille
Amante ; « Qui sommes-nous ?
Nous qui ne sommes ni toi,
Ni moi ? Quel est le nom
Que la nuit nous conseille
De porter jusqu’à la fin
De ce temps provisoire ? »
Le nettoyage du gris avance.
Tout le monde a l’air satisfait.
On distingue la figure de Río.
Il ne cherche plus.
Il n’attend plus.
Il s’est immobilisé
Et attend les instructions du metteur en scène.
Au-dessus de lui, le panneau s’éclaire
Et la lumière mange le nom
Sans que personne ne s’en inquiète.
Des seaux d’eau éclaboussent le panneau,
Jetés joyeusement sans intention
De lire ce qui y est écrit.
Río reçoit des gerbes tièdes, savonneuses,
Et suit des yeux les rigoles sur son corps,
L’eau s’égouttant au bout de ses orteils suspendus.
Il dit :
« Il faut pousser par en-dessous
Et non point soulever par-dessus.
Voilà comment je vous explique
Ma position dans le décor.
Pour le profil de l’aile, vous
Reviendrez un autre jour. »
Les vitres du train resplendissent.
On voit nettement les visages
De ceux qui ne peuvent pas descendre
Sur le quai
Car c’est un arrêt « technique ».
Les mains laissent des traces
Que personne n’efface.
Les cheveux se collent.
La fumée s’enroule, serpentine.
« Quel beau train surréaliste
À la place de l’avion apollinarien ! »
On voit bien comment Río se balance,
Sans corde au cou ni turbine aux pieds.
« D’ailleurs je peux vous expliquer
La douleur d’Immalie. »
LES VOYAGEURS QUI NE SONT PAS DESCENDUS
SERONT RÉCOMPENSÉS COMME IL SE DOIT.
LA COMPAGNIE S’ENGAGE À RENOUVELER
AUTANT DE FOIS QUE NÉCESSAIRE
LE BUT DE LEUR VOYAGE.
VIVE LA FRANCE ET L’IRLANDE RÉUNIES
— NOUVEAU ROYAUME DES CIEUX EN EXPANSION !
RÍO
Je regrette tout ce que j’ai dit,
Fait ou pas fait, donné ou repris.
Un train peut en cacher un autre.
Trop tard pour l’écolier en cavale !
EUX (avec ELLES)
Chacun son travail ici-bas !
Les uns à la soupe et les autres
Au chaudron ! Que les enfants
N’apprennent rien d’autre !
Et que les vieux se taisent
Malgré leur envie de tout dire !
Vous vouliez voir un train :
Et bien vous le verrez comme
Jamais vous n’en avez vu un !
Bien parallèle aux feux de la rampe !
Et bien posé sur ses rails d’acier.
Bien plein et bien en partance !
Voilà ce qui se joue dans ce crâne
Aussi peu fait pour la mort
Que la fleur qui renaît
Même après le pas pesant
De celui qui ne revient pas
(certes, certes) mais qui peut
Retourner d’où il vient.
Le chef de gare :
« J’ai dit : TI-REZ ! »
Et en même temps
(ce qui est « très difficile »)
Il souffle deux fois dans son sifflet
En agitant son drapeau-signal
Mais le carré reste au rouge.
Il trépigne d’impatience.
On entend :
(ça vient de derrière le train
Qui est rappelons-le
Parallèle aux feux de la rampe
Et toutes les vitres sont illuminées
Avec des gens à l’intérieur,
Calmes mais pas sans mouvements)
Con la barba de los Moros
Nuestro humbral barrendamos !
RÍO
Ça recommence ! Toujours
La même Histoire ! Les uns
Se réjouissent des actions
Guerrières et les autres
Disent qu’ils ne sont pas
En guerre parce qu’ils ne
L’ont pas déclarée. On se
Demande dans quel Monde
On vit / D’ailleurs on n’a rien
Demandé : mais le Désir est
Tel qu’on s’assemble autour
De la Table ronde ou carrée.
Il attend l’effet provoqué par ce chant…
Rien… On se croirait à Paterson
Ou à Pise… Dès qu’on ouvre la
Bouche, la Poésie reprend son
Droit de chanter et de chanter
Ce qu’elle veut / Écoutez-les :
(il singe)
Con la barba de los Moros
Nuestro humbral barrendamos !
On se croirait en terre étrangère.
Et pourtant c’est chez nous que nous sommes.
Qu’est-ce qui se passerait si nous la quittions,
Cette Terre
Qui par définition appartient à tout le monde
Et surtout à ceux qui la possèdent ? Pauvre de moi !
Le Droit de Posséder ce qui appartient
Non pas aux autres mais à tout le monde !
Je me sens une âme de prophète, de devin !
Il reste encore du gris
Un peu partout,
Mais l’ensemble est naturel,
Chaque détail apparaît
Comme on est en droit
De s’y attendre.
Le train, lui, malgré
Les efforts du chef de gare
(secondé par le sycophante)
Ne bouge pas et les femmes
De ménage disparaissent (lentement)
Les unes après les autres.
Barbe des Maures et fesses des Juifs !
(s’écrie Río en allumant une cigarette)
Nous sommes l’Égalité native parmi
Les hommes qui n’en veulent pas
Parce qu’ils pratiquent la différence
Dans leur intérêt / Un peu de musique
/ flamenca, rock, milonga, tamtam /
Mais on n’entend que l’acier des cordes
Et des freins, des rotations et des
Frottements, l’acier qui naît de la fusion
/ et rien de nouveau pour changer la
Condition humaine en conséquence !
Con la barba de los Moros
Nuestro humbral barrendamos !
Comme il nous plaît, l’après-midi
Après le travail et pendant que le repas
Mijote, de sortir sur le seuil, battu
Par le rideau que le vent agite
De tous ses plis : comme il nous plaît
De nous dire que malgré tout, malgré
L’Inégalité, nous sommes bien chez
Nous !
Bonjour voisin qui me ressemble
Mais la perspective est faussée
Et on voit bien la différence
De revenu et d’héritage / Nous !
L’eau, la semence, la chair enfin !
Priiiit ! Priiiit ! Siffle autre chose
Qu’un bon verre de notre vin !
Le train s’est arrêté pour toujours,
Devant la maison le train qui attend
Que les conditions techniques soient
Réunies / comme à Paterson ou à
Pise ::: pendant que l’orchestre
Accorde ses instruments (divers)
Et que son chef mesure la portée
Réelle du manque de dynamique
Claire et clairement notée au bas
De la ligne dont il connaît la fin.
Braoum de caisse et de cymbales !
BLANCO
Du fond de la fosse
Voyons si j’y arrive…
Mais il n’y arrive pas.
RÍO
Luttant avec les traces de gris
Nous devrions partir
Avant qu’il ne soit trop
Tard / j’emmènerai Nera
Avec moi avant qu’elle
Se suicide / loin de tout !
BLANCO
Festif
Avant que ! Avant que !
Moi aussi je serai heureux !
Pas de raison de ne pas faire
Comme les autres ! Heureux
Et fier de l’être ! Loin d’ici
Et pourtant à portée, en un
Pays qui n’existe pas encore
Parce que le Monde est en
Expansion…
RÍO
Que tu dis !
BLANCO
Tapotant de pupitre avec sa baguette
Dire est un bien grand mot…
Disons que je suis ce que je suis
Et que ce que je ne suis pas est.
RÍO
Philosophie ! Pour moi, la pensée
Est au-dessus de tout ce qui peut
S’imaginer de possible en… pensée.
BLANCO
Aux musiciens
Essayons un point d’orgue
Après le da capo / (écoutant
Le résultat) / je m’attendais
À mieux / j’espère toujours
Trop de mon attente, bah !
Con la barba de los Moros
Nuestro humbral barrendamos !
RÍO
Priiit ! Priiit ! Rien à faire !
Le chef de gare hausse les épaules,
Faisant tournoyer son sifflet
Au bout de sa ficelle
Sous le regard du sycophante
Qui ne sait plus à quel saint se vouer
Et qui tord ses doigts dans sa bouche.
Quel horrible spectacle !
(sentencieux)
Qu’est-ce qu’on attend de cette existence ?
À quoi faut-il croire si c’est exister qu’on veut ?
Je n’ai pas de Maure sous la main pour balayer
Et il ne possède pas de seuil ni même de rue
Où promener ce qu’il sait depuis longtemps
De la poésie et de sa place dans le monde.
Mon fils, je n’ai pas de fils mais je te crée
Parce que je connais la beauté des oliviers
Sous le soleil d’Andalousie / je connais
La fille de dix ans qui touille la mie à l’ombre
D’un mur ancien : sa vue sur le monde
M’est étrangère : une fois que l’être
Est créé il remplace le rêve / je connais
L’influence des vents sur la terre été
Comme hiver : connais la possession.
Voyons ce qu’un chien
Qu’on n’a jamais vu
Dans les parages peut
Trouver sur nos seuils.
Comme l’intérieur est voisin de l’extérieur !
Nous n’avons plus de fontaines
Ni de fruits à portée de la main.
On s’est mis à la fenêtre pour l’écouter,
Mais personne ne sort,
Pas même les enfants qu’on tiraille
Comme on peut.
Blanco recommande la blanca.
Dans la fosse,
On recherche un joueur de cet instrument.
Chercher n’est rien si on travaille
Pour l’industrie, le commerce ou
L’administration et si on a des en (respecter la coupure)
fants / Quelle solitude tout de même !
Sans Dieu c’est difficile / c’est même
Quelquefois impossible : ah le sang
Parle pour nous ! Comme si nous
Servions à quelque chose que l’Art
Imite à notre place / « je suis venu
En étranger et je repars en ennemi »
/ je connais bien la poignée de terre
Arrachée à main nue au lit du fleuve.
Des oiseaux chantaient sur la rive,
Dans les roseaux chantaient, plus
Vivants que moi-même / ruines
Muettes des ombres / sans habitant
Ni traces de lutte / la même pierre
Qui ne fut pas lancée pour jouer
Avec les autres / connais-tu la vie
Comme elle se joue de toi ? — ici
On ne meurt pas mais on disparaît.
On tapote les vitres embuées,
À peine impatient.
On entend les pas précipités
Du joueur de blanca,
Mais Blanco exprime son insatisfaction.
Il attendait quelqu’un d’autre…
Lave le gris pendant qu’il est encore temps !
Laisse la rigole emporter ce peu de poésie.
La rue est le véritable lieu du langage.
Dedans, c’est noir de fumée qu’il faut dire.
Une fenêtre n’est qu’une fenêtre, un système !
Con la barba… (il chantonne la la la) de los….
Qui sait ce que personne ne sait ? Je connais
L’écume et l’embrun : soit. Je te connais
Comme si tu m’appartenais : soit. Je reviens
Ou pas : soit : coulée de bougainvilliers
À l’angle sur la rue : soit. Bouche voilée
Qui parle : soit. Le seuil de notre maison :
Dieu ! À l’intérieur l’eau mouille le patio.
La fille de dix ans revient des cotos : soit.
Tu voulais exister et tu es : quel malheur
As-tu causé dans l’esprit de ces gens ?
Le train est agité,
Comme si des enfants couraient
Dans les couloirs,
Bousculant les voyageurs
Qui collent leurs oreilles aux vitres embuées.
Le sycophante, au bord du quai, dans le dos
De son chef, prévient que « l’heure ce n’est plus l’heure »
Et que les temps vont changer :
« Qui n’a pas droit à un jardin
Et pourtant qui le possède ?
Surtout, qu’on ne me reproche rien ! »
BLANCO
Voix lointaine
Passent leur temps à exciter la jalousie
Et l’égoïsme : « vous n’êtes pas égaux
par définition » / je n’ai rien demandé
Qu’une blanca et son joueur : un désir
De couleur locale : mais le joueur est
Blond comme les blés de Velez : soit !
(crispation douloureuse :
Ça fait mal même si on est insensible
À la douleur de l’autre)
Qu’est-ce que j’attends ?
Elle ne descendra pas
Parce que c’est interdit.
Et ainsi toute la vie : Dul (respecter la coupure)
cinea / qui croit que croire
Ne rend pas fou ? / Gor (ceci n’est pas une coupure)
Ur chez les cons : soit.
Mais je n’en dis pas plus :
Satisfaction j’écris ton nom.
Je l’écris avec le sang des hom (coupure indéfinissable)
mes / et pour ne vexer person (idem)
ne j’ajoute celui de la femme.
J’écris ton nom en pénitence.
Et je reviens avec Río sur les
Lieux de notre enfance vieille
Seulement d’avoir vieilli : soit.
N’allons pas plus loin que la poussière.
La porte git dans la broussaille : tu te
Souviens ? Les amandes n’étaient pas
Mûres. Le bleu des murs et ses ocres.
« vous êtes venus en étrangers »
Qui aime qui si ce n’est par épouvante ?
Río (je me souviens) croyait reconnaître
La pierre, mais la gravure n’était pas son
Nom : ni le mien. Un nom comme les au (même jeu)
tres : sans poésie à la clé. Homme de bien
Ou femme fidèle ? Enfant pas sûr de lui
Ni de ses rêves ? Río reconnaissait que
Le monde est si petit qu’on s’y croit
« revenu » / le voici assouvi, maître
De ses émotions, capable de chanter
À la place des oiseaux y compris le
Rossignol / « comme c’est grand
maintenant que je le vois de mes
yeux ! » Et je répondis : « Ainsi
soit-il ! » / fini les vacances, ami Río !
RÍO
Quelle folie s’empare de nous
Quand nous envisageons, ô naïfs,
De dramatiser le court chemin
Qui va de la pensée à la croyance ?
Quel cinéma prend la place de l’écrit ?
Quels personnages mi-humains mi-dieux
Traversent le champ de la cour au jardin ?
Ce matin (on voit le matin) je me sens plus
Homme d’esprit que poète / je veux dire :
Les choses prennent un sens que sans doute
Elles n’ont jamais eu / et je me perds en fossé
Et broussailles même de lilas ou de caroube :
Animal ventral par nécessité de progression.
Qui n’a pas vu la mort de près dans le mort
Lui-même ? À la télé ou dans sa propre mai (re)
Son ? Ce matin, j’ai le dos tourné à la réalité,
Le film croit avec le temps et le temps pense
Au lieu de croire ::: nous ne serons jamais
Ce que nous sommes : voilà un point d’acquis
Avant la crémation /
BLANCO
Je n’aime pas cette
Tristesse ::: elle n’inspire pas ma baguette /
J’aime ce qui m’inspire et d’ailleurs : je n’aime
Que ça ::: voilà en quoi consiste notre différence
::: c’est à elle de choisir !
RÍO
Wie einst… ? Voici un
Matin comme les autres ::: mais sans elle :::
Qui a vu le film ? Qui a payé sa place ? Qui,
Avant les autres, est sorti ::: dans la noche
oscura ? Ne retournant même pas chez lui
/ vitrines noires et portes closes : tout est
Prêt ! — y compris les effets de substance
Sur la douleur / moi ::: le fleuve qui refuse
De se jeter dans la mer ::: moi le promeneur
Des sables ::: l’écumeur de voyages ::: le fils
Sans père ni frère ::: voué à ceci : j’écrivais
Parce que je n’étais pas encore poète / temps
D’un encore / dit : enfance ::: je ne veux plus
De ce théâtre ! Plus de ces ombres jouées
Avec les dimensions ::: ce matin je veux
Sortir : de moi-même et des autres ::: acte
Sinon phénomène / avec ou sans elle :::
Coupant l’air / brassant haleines et cris
/ je sais que des fois nous sommes faits
L’un pour l’autre ::: d’autres fois nous
Prenons de ce pain parce qu’il est sur
La table ::: et que personne n’y voit
D’inconvénient ::: jambons des plafonds
Andalous / le père se lève un peu, couteau
En l’air, considérant sa filiation au passage,
Le vin ayant troublé cette eau dormante.
Derrière nous la porte est ouverte, poussières
Des mines et des champs, pratique amère
Des chemins qui nous reviennent, voisins
Errant des rues de terre et de mauvaises
Herbes / « sais-tu qui est qui ? » / le sang
Parle pour nous : « des poètes ? jamais ! »
Pas qu’on sache ::: mais qui sait si la blanca
Est l’instrument des seuils ou autre chose
De moins visible à l’œil nu ? Une invention
À la gitane : « je sais ce que vous voulez dire
et je le dis autrement » — matins sans nuit
Comme souvenir ::: ce que vous avez rêvé
Est la nuit même / marre de ce théâtre gris
Et moite comme un portail d’usine ! Moi :
Je suis ce que je pense être / et tu n’es pas
Ce que tu as été pour moi ::: rôles à jouer
Avec les dés pipés de l’aventure sociale /
« qui n’écrit pas ? » / qui n’est pas l’écriture
? / l’auteur de ses propres jours sachant doser
Hypocrisie et jalousie ::: existe ::: alba serena
::: au lieu de mettre en scène relisez ! jouez
Faux ::: veux-je dire ::: les matins sont cristallins
/ on arrive au bout de la nuit et commence
La nuit suivante / « avant j’étais un enfant »
Des machinistes s’activent
Sans souci d’esthétique… heu… théâtrale.
Cela fait un bruit d’enfer !
On repeint même le train !
On réécrit les noms et les mots des panneaux.
Les effets de volume sont sans épaisseur
Sitôt qu’on les voit de profil.
Río veut s’arracher les cheveux
« mais ça fait trop mal ! »
(Río reprend)
Carton-pâte ! Nous n’avons pas les moyens
De satisfaire la demande ! Nous agissons
En fonction de notre connaissance de la
Douleur et du verbe qui va avec : alchimie
Des entrées et sorties / billets papillonnant
Dans la rue qui nous donne son nom : voix
D’enfants qui veulent en savoir plus / « qui
Est qui ? » / « l’erreur est de dramatiser
ce qui n’a rien à voir avec le spectacle »
« as-tu mangé tout le paquet ? » / dire
Plutôt : « en as-tu fini avec le contenu ? »
BLANCO
Exubérant mais toujours dans la fosse
Oui ! Oui ! C’était comme ça !
Exactement comme ça ! Facile
Mais rare ! Main dans la main
Pour être conduits sans détour !
Tu te souviens parfaitement, Río !
Presque aussi bien que moi ! Et
Pourtant tu n’es pas à la recherche
D’une blanca — ô désespérément !
Au seuil de ma mort qui déjà chante,
De l’enfant au vieillard, chante et
Danse, barbes et fesses, et nous
Venant de si loin que les pyramides
Nous enchantent — ô désespérément !
Toute cette foison-fusion et Gor Ur !
TOUS
À l’intérieur comme à l’extérieur
Gor Ur !
Il y a de plus en plus de monde sur la scène
Et quelqu’un propose « conséquemment »
De la multiplier « car le besoin
De dire ensemble
Est plus fort que l’onanisme » /
Le sycophante prend la parole en ces termes :
Ce n’est pas parce que la température ambiante
Est supportable et que même par endroit et
Quelquefois on se les gèle que notre Monde
N’est plus en fusion et qu’on n’a plus de souci
À se faire quant à l’avenir de notre conservation
En bocal ::: car ::: à l’extérieur du bocal l’Urine
Est un principe salvateur ::: pas d’existence et
Encore moins de vie sans Urine ::: il faut compter
Sur elle et même la prier de continuer d’exister
Si on veut vivre aussi longtemps que c’est math
Ématiquement possible depuis que le premier
Nombre a roulé sur le tapis tout à fait par ô
Hasard ::: (il tourne la page) Gna gna gna heu
(toune plusieurs pages et s’arrête de tourner
aussi soudainement qu’il a commencé à le
faire) Ah ! Voilà : notre Dieu ne s’appelle
pas mais si on le nomme il vient en autant
d’endroits qu’il y a de lieux de prière ::: c’est
Pratique ::: car si (ici, dit-il, des considérations
D’ordre métaphysique) ce n’était pas le cas
On serait bien emmerdé ::: je tiens à prévenir
Les autorités ! (il fuit et grimpe au rideau)
LE CHEF DE GARE
Impatient et claquant du drapeau
Marre qu’on me prenne pour ce que je ne suis pas !
J’écris : « Mon cher fils, j’espère qu’il fait bon au Mali.
Ici, c’est la grisaille tous les jours et les femmes sont…
Enfin… Tu sais ce que c’est maintenant que tu as l’âge.
Nous ne connaissons personne qui ait perdu un fils.
Ça nous ferait du bien de fréquenter ces personnes
Qui existent, comme tu sais. Mais l’État demeure
Princier dans ce territoire qui se veut plus pays
Que les vrais pays. Nous sommes si seuls sans toi !
Nous regardons la télé mais tu n’y es pas, hélas !
Sinon les trains passent dans les villes et les champs,
Comme des rats. Il y a toujours quelqu’un qui
Cherche quelqu’un, heureusement parce que sinon
Le métier de cheminot serait bien ennuyeux !
Nera t’envoie ses baisers pour que tu en fasses
Ce que tu voudras. Tu sais comme elle est patiente !
Si j’étais à ta place, je l’épouserais avant qu’elle
Se suicide. (saluant du drapeau une vitre du train)
Comme cet arrêt est strictement technique, mon fils,
Je n’ai pas l’occasion de l’embrasser sur les joues
Comme tu le ferais toi-même sur sa bouche si
Tu n’étais pas si loin d’ici. Point à la ligne. Signez.
(en aparté)
J’espère que j’ai trouvé les mots… (cherchant
le sycophante) Ça y est ! Je suis seul ! ÇA, ÇA
Devait arriver un jour ou l’autre ! Un dimanche !
Comme si Dieu existait entre urine et fusion !
(il dingue, clac ! clac !)
TOUS
À l’intérieur comme à l’extérieur
Gor Ur !
Río mains dans les poches,
Comme s’il se baladait
Dans Paris.
Il a un air dans la tête
Et il la secoue en rythme.
« Il y avait longtemps
que ÇA ne m’était pas
arrivé » / il s’arrête
Devant une porte fermée,
Levant la tête comme
Pour interroger quelqu’un,
Mais il ne dit rien et voit
Qu’on ne le voit pas.
ÇA le rend triste.
Merde ! Pas un enfant ! Pas même
Une femme-enfant ! Pas de quoi
Satisfaire une curiosité que je peux,
Sans honte ni remords, qualifier de
Légitime tant je me sens tributaire
Du temps qu’il a fallu pour en arriver
LÀ /
LE CHEF DE GARE
Et comment !
LE SYCOPHANTE
Et comment ?
Sifflement du train.
L’air bouge, comme à Venise
Sous l’influence des cheminées.
Le Westinghouse décomprime plusieurs fois.
Les attelages se détendent puis se rapprochent.
On entend les caténaires comme sous la pluie.
Quelle poésie le chemin de fer !
Soudain le sycophante se réveille d’un sommeil
Vieux comme la guerre :
« Alerte rouge ! Alerte rouge !
Quelqu’un (je dis bien « quelqu’un »)
Est descendu du train alors que
LE CHEF DE GARE
…un arrêt technique est en cours !
RÍO
Hilare
Vous exigiez un théâtre populaire
Si vivant que la Mort n’y reconnaît
Plus ses petits / et bien voilà il arrive
Au moment où on ne s’y attend plus.
Nous passions vous et moi dans la rue.
Il était nuit ou elle allait tomber / mort
Tranquille du jour après le gagne-pain.
Votre bras était nu et vos cheveux au
Vent, car il ventait ce soir et nous étions
Pressés de rentrer / soudain : illumination
Comme si on venait de réinventer la
Poésie /
« On entre ? » / pourquoi pas pénétrer
Dans cette ombre ? On y communie
De pain et de vin comme ailleurs /
Et au passage nous saisissons d’autres
Mains ::: nous avons l’habitude d’être
Seuls quand l’heure n’est plus l’heure.
Tout le monde est d’accord là-dessus.
Mais quel désespoir installe les substances
À la place de la pensée ? / nous entrons
Entre les autres / nous trouvons notre
Place / nous nous excusons un peu avant
De nous asseoir / quel lieu ! quelle vie !
« Et ça ne coûte pas cher ! » ô voisine
Qui connaît le texte par cœur ! Pas cher
Et souvent / « je les adore » / nous adorons
Avec une telle facilité ! / tu as dit :
« théâtre ? »
Autour de nous : la communion en cours
De formation stellaire ::: « jamais venus
Avant… ? » / « initiez le nouveau venu
car il savait avant de venir » / chaque
Chose à sa place ::: plus complexe qu’un
Livre qu’on ouvre et referme / « on entre
et on sort ::: mais c’est plus ::: complexe
/ — sans doute parce que nous sommes
plusieurs et non pas deux — ou seul des
fois ::: le désespoir aux mors ::: vieux
cheval sans jeunesse ni enfance / qui
vient ? » / peut-être un auteur en va
Drouille / qui sait ce que nous réserve
La mort ? / interminable glissade sous
La pluie des avenues / trottoirs des pas
Et des attentes / « jouons maintenant !
la mémoire du texte n’attend pas ! »
— vous le vouliez tellement, ce théâtre !
Nous sommes tombés dessus, ensemble.
Entre la chambre et la chambre, carré
Limité par ses affiches racoleuses /
Métier de perroquet / le décor descend
Du ciel avec les sacristies de la douleur
/ qui a la chance de rencontrer son
Semblable ?
Entrez et sortez au lieu d’aller et venir !
Entre rien et beaucoup / cette similitude
Que tout le monde n’a pas la chance
De trouver en chemin ::: « je te reconnais »
Chroniques préparatoires du roman
À venir / faute de poésie tu sors pour
Ne pas rentrer / au bras nu plié comme
L’équerre d’une branche qui a porté
Ses fruits en un temps plus dur encore
/ tu voulais un spectacle et même
Le renouveler autant de fois que la vie
Dure / un soir de promenade digestive
/ incapables de martyriser le corps /
Au contraire fuyant les jeux de rôles
/ de quels dés le poète se sert pour
Compter les jours et soustraire ses
Nuits ? / « comme la poésie serait
belle si je ne l’étais pas avant elle ! »
— Nous entrons dans la crypte ou
Adyton — fragment d’un sanctuaire
Revu et corrigé par le Ministère /
« avant, j’étais… oh ! tu sais très bien
ce que j’étais ! » / je l’étais moi aussi
/ donnez aux enfants les moyens du
Suicide / dites-leur : c’est possible /
Un jour (tu verras) la vie deviendra
Insupportable et tu t’en prendras
À elle plutôt qu’à toi / et vice et versa
/ avec ou sans enfants à la clé : mal
Engagés dans la serrure du temps /
« qui est derrière la porte ? » / signe
D’un lieu / où se signer / singes faux
Des portails monumentaux / le soir,
À la tombée du jour, les avenues
Ruissèlent de bonheur / la vitesse
Acquise est un paramètre à saisir
Quand il est encore temps / glissades
Entre les feux / courbures perspectives
Des ponts / « j’écrirai un poème sur
ce qui arrive au théâtre à cause du texte »
/ je sais que tu l’écriras : vitrines closes
Avec illuminations en découverte noire
/ instruments et rejets au bas des murs
/ des flics veillent / des témoins gisent
/ de l’orteil aux cheveux l’exploration
Constante de la douleur changée en or
Par le miracle des crépuscules / « un jour
tu sauras ::: mais il ne sera plus temps /
disant ah merde si j’avais su » / l’œil
Aux aguets / la chair tremblante / sang
Pour sang / territoires avant rideau /
« comme la poésie devient difficile
quand on ne l’écrit plus ! » / tu étais
Là ::: pourrais-tu dire en entrant dans
La chambre du mort / « quelle famille
de suicidaires ! » / en quelle époque
Distincte de l’enseignement de l’Histoire ?
Ainsi les petites tragédies bukowskiennes
/ en trois vers trois secondes / une de trop
/ « si c’est là que tu veux entrer, entrons ! »
Boniche pour commencer ::: ou jardinier
« ça tourne rond ou ça ne tourne pas /
rien entre Racine et Bukowski / rien passé
ni à venir / vous pouvez sortir d’ici si
ça vous chante ::: ou attendre que ça arrive
/ le texte n’est pas un théâtre ::: le théâtre
n’est pas un texte / le vers se tortille en prose
/ (sérieux et sec) je vous aurai prévenus ! »
(un temps que le sycophante met à profit
pour se plaindre)
Assez de théorie ! Passons à l’acte !
En effet (dit le chef de gare) quelqu’un
Vient d’enfreindre la consigne pourtant
Clairement exprimée par ma propre
Voix ! Il faut toujours que ça m’arrive !
Et ça n’arrive qu’à vous (dit le sycophante
un peu chatouillé par d’autres occupations)
ajoutant si je ne me trompe pas…
Quelqu’un, c’est vrai, quelqu’un que je connais
(continue Río)
De longue date ::: remontons à l’enfance près
De la mer, avec le pied des montagnes au cul.
La terre s’arrête là, constata plus d’une fois
L’ami qui voulait toujours aller plus loin, pieds
S’enfonçant dans le sable et la marée montante.
« mais nous sommes au théâtre, Río ! tu ne peux
pas fuir par la porte ::: la seule issue est dans
le texte ! » / comme si je ne le savais pas / mais
Ton bras est nu : sur l’accoudoir nu comme un vers
Que la prose revisite en étrangère au pays : quel
Toxique me dispensera d’y penser et d’agir
En conséquence ? / qui, malchanceux, n’a pas
Rencontré son semblable (à un poil près) ?
Un soir de lune et de soleil / un de ces soirs
Sans inspiration / tenant ferme le bras nu
Qui ne s’oppose pas ::: entrée des artistes
::: un cupidon salue bien bas / jambes aigres
D’une hélène / « vous poussez la mauvaise
porte ::: tirez plutôt celle-ci » / et en effet :
Nous entrons / nous prenons place / orientés
Dans le sens du spectacle / « sinon à quoi bon ? »
Comme la vie est légère quand elle ne pèse
Plus rien ! / — « un jour, je dis bien : un jour
(or, il est nuit à cette heure divertissante)
tu me remercieras… » / « suçons ensemble
la pastille prémonitoire » / « tu le reconnais
? » / « ? » / « hier… chez Blanco… Nera… tu
l’aimes bien ::: ne dis pas le contraire ! » /
Or ::: je le disais / mais ce n’est pas le sujet
De ce spectacle Oh ! vivant ! Oh ! qu’il vive
Tant que nous sommes de ce monde /
Oh ! comme j’aimerais être et exister
Ailleurs ! / d’ailleurs j’y vais si tu n’y vois
Pas d’inconvénient / « moi ? inconvénient ?
moi si seule ? moi abandonnée ? théâtrale
dis-tu / personnage plus que l’énigme qui tue
son passant / Oh ! tu me connais si mal ! »
(ici, le sycophante actionne l’aiguillage)
Quelqu’un descend (ânonne-t-il)
Alors que la consigne est claire
(n’est-ce pas, chef ?) et le Temps
(avec une majuscule) prend la place
De l’action et de ce qu’elle prépare
Pour y mettre fin (à elle-même) /
(s’adressant au chef de gare)
Qui descend, d’après vous… ?
LE CHEF DE GARE
Distrait
Je devais le savoir… ? Je ne sais pas ce que je sais.
Sinon à quoi servirait les consignes ?
LE SYCOPHANTE
La consigne dit : « Personne ne descend du train…
LE CHEF DE GARE
Joyeux
…car ceci est un arrêt technique ! »
Je connais la leçon plus que par cœur
(en bon comédien que je suis)
LE SYCOPHANTE
Mais la consigne ne dit pas pourquoi
On s’arrête sans descendre sur le quai
Pour prendre l’air ou autre chose…
LE CHEF DE GARE
Ce n’est pas le travail d’une consigne
De dire pourquoi elle est ce qu’elle est !
LE SYCOPHANTE
Et pourtant, elle est bien ce qu’elle est
Et pas autre chose…
LE CHEF DE GARE
Circonspect
Vous visez quelqu’un en particulier… ?
LE SYCOPHANTE
Hou ! Le voilà qui arrive !
Et en effet,
Tandis que la brume revient installer ses approximations humides,
Quelqu’un s’approche,
Sur le quai déambule sans cesser de s’approcher,
Noir de moins en moins,
Sans lenteur ni le contraire,
Sans tranquillité ni autre chose,
Quelqu’un qu’on connaît ou pas :
Il est trop tôt pour le savoir
Avec certitude.
Río recule.
Le chef de gare et le sycophante campent sur leur position.
BLANCO
De la fosse
Le moment serait bien choisi
(et Dieu sait si choisir est exister)
Pour composer, à la baguette,
Une ouverture comme à l’Opéra,
Histoire de signifier que rien
N’est encore arrivé, rien de bon,
Rien de dur à cuire sans l’athanor
Cher aux poètes municipaux, tous
Militants. Je propose une musique
(si on peut appeler ça musique)
Aussi proche que possible du cœur
Même de la terre (car n’oublions
pas que nous avons les pieds
dessus et que rien ne dit que
le ciel en est un) avec ses fusions,
Ses magnétismes, ses voyages
Au centre et ses peuples encore
Possibles / une musique sans
Mesure ni limite de souffrance,
Une façon de s’infliger le plaisir
Au lieu de le donner, une musique
À soi, comme si on était seul
Au monde, sans passé ni futur,
Une seconde infinitésimale, nette
Comme le tranchant d’un couteau
Que la Gitane impose à l’amant
D’un soir, soir d’été dans la sierra
Qui se voit dans la mer à la Lune.
Il soupire.
RÍO
Exaspéré
Mais qu’est-ce que tu racontes, pauvre accessoire !
Ceci est un théâtre, pas un livre ouvert à la fenêtre.
Cela n’est pas un ciel tout d’azur composé à la va-vite.
Nous n’avons le temps que de l’action, pas de savoir
Ce qui se passe et ce qui n’arrive pas de toute façon.
Pendant ce temps (perdu) on attend un personnage.
On l’attend parce qu’on a besoin de lui ! Sans lui
Pas de tragédie à imposer au couteau de la Kalé.
LE SYCOPHANTE
Intervenant
Et il nous faut aussi un lieu !
Sans lieu (je veux dire sans lui)
Le personnage en question
N’habite pas / je connais
La question / moi aussi j’ai
Écrit quand j’étais jeune /
Et je savais d’emblée que
Sans lui ni sa maison à Tanger
Ou ailleurs : aucune histoire
N’entre dans l’écrit pour ô
Pour l’habiter / c’était avant
Que je devienne un salaud…
LE CHEF DE GARE
Pas convaincu
Parlez pour vous !
(citant)
« Un arrêt technique est… »
(regrettant amèrement)
Mais personne n’écoute…
RÍO
Sûr de lui
N’écoutez pas le temps qui passe.
Mais voyez comme il passe, seul
Sous les ponts ou dans un verre.
Ne serrez pas vos dents fragiles
Ni ne sortez la langue pour la pendre.
Tout est chanson si on y pense.
N’en voulez pas aux suicidés ni
Aux morts des champs, parlez
Plutôt d’oiseaux sur les branches.
Évoquez le matin si c’est le soir.
Et s’il fait nuit (déjà) pensez à elle,
Les fleurs de la rosée seront fidèles
Au rendez-vous, croyez-moi sur parole.
(il s’interrompt ou a fini,
et précise que)
Je ne sais pas ce qui m’a pris,
De la Gitane ou de l’amant !
Ça m’est venu comme ça vient
Quand on ne s’y attend plus.
Ma fenêtre n’entend pas les avions.
Mes murs ne tremblent pas de peur.
Mes coussins me reçoivent aussi nu
Qu’au premier jour de cette existence
Que je n’ai désirée à aucun moment
De mon être, avec ou sans exemple.
Qui inviter si personne n’entre ?
Qui racoler au niveau de la rue ?
Que marchander en signe de soi ?
Les dealers sont de bonnes gens,
Mais le ras des murs extérieurs
Est à l’intérieur de nos tombeaux.
(il soupire comme entre Grenade et Motril)
La vitesse est acquise ou la modernité
N’est qu’un attrape-couillon, Blanco !
(se soumettant, échine ployée)
Va pour un concert de fusions !
Notre Gor Ur veille au grain.
Sa hune traverse l’immensité
Verticale /
Que la loi soit le seul principe !
Accords divers des instruments dans la fosse.
Une soprano exerce son influence sur le mode.
Puis se plaint de l’humidité.
Alterne ainsi vocalises et plaintes.
Blanco heurte son pupitre
De sa baguette « magique » /
Il dit
Que personne ne prend plus le temps
De danser dans la rue pour danser
Dans la rue comme si le temps
N’avait rien à voir avec les mathématiques.
LE CHEF DE GARE
Agitant son drapeau
Ça devient compliqué, c’te histoire !
Je ne vois ni Gitane ni amant…
Ça ressemble pourtant à un théâtre…
Ou alors c’est un music-hall…
On ne sait pas d’où on vient,
À part de chez soi,
Mais pour ce qui est d’aller
On y va !
LE CHŒUR
Con la barba de los Moros…
Zim boum boum général !
Le silence s’impose.
La baguette tapote la paume.
Blanco songe à un cul.
Il le tapote d’abord,
Puis la fesse se contracte
Sous l’effet de la douleur.
Il entend le cri (de plaisir)
Et en pousse un autre
D’une voix de stentor.
La soprano apparaît enfin,
Dodue sur un nuage peint.
LE SYCOPHANTE
Hypocrite et jaloux
Moi aussi j’ai chanté
Quand la chanson
Était à la mode.
(il se souvient)
Papa et maman dans le jardin
De Federico García Lorca,
Près de Grenade avec des roses
Dans le ciel
(car j’étais couché dans l’allée
Que le poète arpenta si souvent)
« Nous aimons tant nos fruits ! »
Et que penser de nos couleurs ?
Des hommes en armes surgissent
(peut-être aussi des femmes)
Et le sang se met à remplacer l’eau.
(prenant les autres à témoin)
Imaginez l’enfant que j’étais
Avant de devenir ce que je suis.
« Nos fruits ! Nos fleurs ! Nos balcons !
Nos allées d’ombre et de lumière
Comme dans l’arène.
Et maintenant il faut mourir !
Abandonner femme et enfant.
Ne plus rien espérer de l’écriture.
N’être jamais revenu sur le seuil.
Comme le ciel est ciel !
Et comme la terre est mer !
Je savais que sans poésie
La vie n’est que le manche du couteau. »
Papa dixit.
LE CHEF DE GARE
Admiratif
Je ne vous connaissais pas sous cet angle.
LE SYCOPHANTE
Maintenant vous me connaissez mieux…
Est-ce que cela vous fait du bien… ?
LE CHEF DE GARE
Malheureux
Ma foi je n’en sais rien…
Quand je ne suis plus chef de gare,
Je suis un cheminot comme les autres.
Mais je n’habite pas aussi loin que vous.
LE SYCOPHANTE
Souffrant vraiment
Mon chef-d’œuvre mort-né !
À l’État civil cette notation :
« N’a jamais eu lieu, personnage
Inventé par la mort elle-même. »
Il me restait, comme à tout le monde,
Le temps et l’écriture, par ouï-dire.
Mais qu’en faire nom de Dieu !
Vous êtes-vous à ce moment-là
Posé la question du chef-d’œuvre ?
Je suppose que non…
LE CHEF DE GARE
Interloqué
C’est une question… ?
LE SYCOPHANTE
Je n’en pose jamais,
Mais j’y réponds souvent…
LA SOPRANO
Soudain !
Quel poète parle de moi ?
Quelle voix imite la mienne ?
Est-ce que je peux commencer ?
Elle s’avance vers la fosse sans y tomber.
Le public fait « oooh ! » car il y a cru,
À la grande satisfaction du metteur en scène.
On voit nettement le « personnage » qui est descendu
Sans permission expresse
De la part de la seule autorité
LE CHEF DE GARE
Solennel
Moi !
compétente en matière de décor ferroviaire.
« Comme le monde est petit
Vu d’ici ! »
Passage du mode mineur au majeur.
Le cœur retrouve de sa vigueur.
Applaudissements, discrets toutefois.
Puis place au silence qui précède
Les grandes interprétations.
RÍO
Angoissé
Ils veulent du spectacle et
Ils ont de la poésie avec
L’attente qu’elle suppose.
Elle aime se suspendre
Aux lèvres cependant.
« Chuuuuut ! »
(singeant)
« Qu’il se taise à la fin !
On n’est pas venu pour ça !
On a payé ! On en a mal !
Mais ne sommes-nous pas
Ce que nous sommes ensemble ?
Tellement différents de l’autre !
Si proche de l’idée de Dieu !
Qu’il se taise à la fin !
Nous n’en pouvons plus ! »
Mais qui peut en ces temps
De bonheur à la clé ?
Rêvez de posséder
Et vous perdez un proche.
LE PUBLIC
D’une seule voix
C’est nous qui décidons !
L’Armée n’a pas de sens
Si on n’peut plus chanter
En goguette ou ailleurs.
Puis nous avons le temps.
Et Dieu entre avec nous
Dans le temple associé
Au meilleur de nous-mêmes.
Voilà qui est bien fait,
Bien pensé, bien à nous !
Nos enfants seront fiers,
Mêm’ quand nous seront morts !
Héritez la maison,
Prenez meubles et joies !
Nous somm’ venus pour rien
Mais ça valait le coup !
Un cri horrible !
Blanco brandit sa baguette,
Mais rien n’y fait,
Le cri continue de pousser.
Tout le monde est figé
Dans l’attente (sans doute).
Alors on voit arriver, titubant,
La soprano, bouche grande ouverte,
Bras en V, échevelée et terrible !
Elle atteint le niveau de la scène
Où se trouvent le chef de gare et le sycophante.
Río s’approche bien un peu, mais pas trop.
Elle halète entre deux poussées vocaliques.
Et ânonne enfin,
Brandissant la feuille de papier
Sur laquelle elle pose ses yeux horrifiés :
Jamais je ne pourrais chanter ça !
C’est au-dessus de mes forces !
RÍO
Veut-elle dire « au-dessus de mon intelligence » ?
LE CHEF DE GARE
Outré
Mais enfin, madame… !
Vous êtes payée pour ça…
LE SYCOPHANTE
Vous ne pourrez plus dire le contraire…
LA SOPRANO
Quel horrible personnage !
LE SYCOPHANTE
Horrible, certes, mais beau…
LE CHEF DE GARE
Étonné, au sycophante
Vous connaissez le texte… ?
(haussant les épaules)
Je ne m’étonne plus de rien
Venant de vous…
(à la soprano)
Comment se fait-il que…
LA SOPRANO
Hautaine
J’ai dépensé tout l’argent.
LE CHEF DE GARE
C’est bien ennuyeux…
Autant pour moi que pour vous…
(après réflexion)
Et pourquoi donc ne pouvez-vous pas chanter
Ce que contient ce feuillet arraché à l’automne ?
LE SYCOPHANTE
Surpris
Comment savez-vous que…
LA SOPRANO
Je ne peux pas chanter ceci
(elle secoue la feuille au son d’un tambourin)
Parce que c’est… de la prose !
TOUS
DE LA PROSE ?
LA SOPRANO
Contente d’elle-même
Comme je vous le dis. La différence…
TOUS
Agacés
On sait ! On sait !
LA SOPRANO
Mais ce que vous ne savez pas,
C’est que la prose ne se chante pas.
RÍO
Savant
Elle se dit.
LA SOPRANO
Avec humour
Or, ça ne me dit rien.
LE CHEF DE GARE
Perplexe
En concluez-vous qu’on vous a payée pour… rien ?
LE SYCOPHANTE
C’est ce que je conclurais
Si j’étais à sa place…
LA SOPRANO
Digne
Mais vous n’y êtes pas !
Aussi, trouvez quelqu’un pour… dire.
LE CHEF DE GARE
Les conditions de l’arrêt technique
Ne permettent pas de… trouver…
(il se gratte le crâne sous sa casquette)
LE SYCOPHANTE
Nous n’avons même pas de souffleur.
LA SOPRANO
Hautaine
Qu’est-ce que j’y peux, moi ?
Je ne trouve pas, je chante.
(elle fait mine de sortir
mais Río la retient par la manche,
ce qu’elle accepte avec plaisir)
Avant j’étais une enfant
Et un jour je serai vieille…
RÍO
Si vous êtes venue pour ne pas chanter
Pour dire ça…
LA SOPRANO
Heureuse de pouvoir enfin s’expliquer
devant tout le monde
Avant je ne disais rien
Et ensuite je me tairai…
LE CHEF DE GARE
Trépignant
Je n’ai pas été formé pour ça !
(menaçant)
Quand on est payé pour chanter, on chante !
LE SYCOPHANTE
Et quand on n’est pas payé pour dire, on se tait !
RÍO
Découragé
J’avais pourtant écrit en vers…
LE SYCOPHANTE
Amer
Vous n’avez pas eu de chance…
LA SOPRANO
Caressant la main de Río qui la tient
Je peux rendre d’autres services…
Mais ce n’est pas l’heure…
LE CHEF DE GARE
Consultant son oignon
En voilà du temps perdu !
LE SYCOPHANTE
La prose perd le temps
Qu’il faut pour la dire.
LE CHEF DE GARE
Impatient
Cessez de vous prendre pour Sancho
Et de me traiter de don… (à la soprano)
Mais où donc allez-vous avec l’argent
De la Compagnie ?
LA SOPRANO
Parlant de Río
C’est monsieur qui y va !
Mais je ne sais pas où…
Posez-lui la question.
LE CHEF DE GARE
S’interposant
Où allez-vous, monsieur… ?
RÍO
Hilare
Mais c’est elle qui…
LE CHEF DE GARE
Péremptoire
Vous n’irez nulle par avec mon argent !
LA SOPRANO
Rieuse
Vous voulez dire « celui de la Compagnie… »
LE SYCOPHANTE
Se joignant au rire
…qu’il s’agit maintenant de fausser…
LE CHEF DE GARE
Outré
Vous voulez dire que… de dire…
Cela… cela sonnerait faux… ?
LA SOPRANO
Je ne me tuerai pas à vous le… chanter !
Tout le monde rit,
Sauf le chef de gare.
Il tourne le dos à la salle,
Mais on entend sa voix
Comme venue d’ailleurs :
Je ne sais pas comment Verdi s’y prenait
Pour ne pas trahir son librettiste…
Mais je ne connais pas la musique,
Ce qui explique bien des choses.
(à la soprano, qu’il supplie à genoux
tandis que Río l’entraîne côté jardin)
Je ne vous demande pas de rembourser.
Ce n’est pas à moi de le faire (hésitant)
Enfin… je crois… (lui arrachant le feuillet
des mains qui semblent se transformer
en oiseaux, ce qui ravit Río) / Voyons
ce que ça…
LE SYCOPHANTE
Triomphant
…dit !
LA SOPRANO
Caressée
Il ne manquerait plus que ça ne dise rien !
RÍO
Ou pas grand-chose de nouveau…
LE SYCOPHANTE
…comme cela arrive avec la prose…
LA SOPRANO
…quand on n’a personne pour la…
LE CHEF DE GARE
Déprimé
…dire !
Jeux de lumières.
Comme on voudra.
Le vieux poste de radio est remplacé par un écran de poche.
Río dit qu’il a mal, mais il ne sait « pas où » ?
Il va de l’un à l’autre,
Comme s’il venait d’entrer pour la première fois
Dans une institution qui sait où il a mal.
On lui lance un journal.
Il se rappelle :
C’était « il y a pas si longtemps que ça » /
Il dit « on était jeune /
— qui ça « on » ?
— blanco et moi /
— qui d’autre en effet… ?
— lisez !
Il lit
/ ou fait semblant :
« redeviens normal, papa ! » répétait-il sans se lasser et papa se laissait faire. les mains de blanco passaient sur la peau flasque du vieux qui était allongé sur le ventre à même le volet arraché à ses gonds ancestraux. « je sais pas, vous (disait le vieux) mais moi ça me fait de l’effet. je crois que je vais changer.
t’as jamais changé. t’es toujours resté le même. maman…
elle est plus là pour me contredire ! laisse tomber !
et blanco continuait de passer ses mains sur la peau qui frémissait comme si cette histoire de fluide magnétique (ou autre chose) devenait aussi vraie que celle de l’existence de dieu racontée par des fous. j’en avais la chair tétanisée. j’étais assis dans le canapé avec des coussins dessous et une clope au bec, muet depuis qu’on ne me posait plus de questions. moi aussi je croyais que le vieux pouvait changer parce qu’il croyait que son fils était doué d’un pouvoir qui relevait de quelque puissance maléfique héritée de melmoth. mais pour l’instant le vieux ne ressentait rien qui ressemblât à un changement. ça devait se passer à l’intérieur de lui-même. ça commençait par une douleur et ensuite on se sentait mieux. blanco (avant de devenir musicien) avait expérimenté son truc sur moi. ça m’avait changé au point que j’y croyais plus. la douleur que j’avais ressentie était imaginaire. j’en étais devenu presque fou. j’étais sorti de là comme si j’y avais cru / à un moment donné. mais quel moment ?
ça va dit le vieux je ressens quelque chose que j’ai jamais ressenti…
c’est signe que ça vient dit blanco (qui l’avait déjà dit) / demande à río.
río n’est pas l’exemple à suivre grince le vieux.
il m’aimait pas à cause de ce que je savais. et aussi à cause de ce que j’avais dit. aux uns et aux autres dit comme ça pour être de la conversation. des fois on se sent si seul qu’on se met à parler / ou à écrire / ou à caresser un chien (un animal) en attendant que ça passe.
(ça va jusque-là monsieur l’éditeur ?)
bref on passait le temps à le perdre comme la plupart des gens qui n’ont pas de métier à opposer à l’ennui. et le vieux n’avait pas changé depuis quarante ans. il se souvenait d’avoir changé une fois mais ça n’avait pas été dans le bon sens / justement celui qu’il avait demandé à blanco de changer en s’activant sur lui avec ses mains héritées de la vieille qui était morte depuis aussi longtemps qu’on en avait envie.
et là ? dit blanco en tortillant ses mains d’une drôle de façon (si tu les tords comme ça dans une église on te prend pour un saint) / normalement tu devrais commencer à ressentir quelque chose…
genre quoi… ? j’ai pas tellement envie de souffrir parce que j’ai déjà mal et que ça me fait rien…
des fois ça vient de si loin qu’on se laisse surprendre et on se met à crier.
j’ai jamais crié / sauf après ta mère !
tu crieras si c’est comme ça que ça doit commencer !
ils s’engueulaient comme d’habitude. je fumais près de la fenêtre et le vent annonçait la pluie. c’est toujours comme ça à cette époque de l’année : on attend la pluie et elle vient. le jardin a l’air d’aimer ça et on se sent presque aussi joyeux que ses herbes folles. je ne sais plus quelle heure il pouvait être. on n’avait pas mangé avant de commencer. le changement du vieux s’était imposé comme la chose la plus urgente à mettre en œuvre. en bas la porte était fermée à clé / des fois que ça nous laisse le temps d’aller voir ailleurs si le don de blanco était une réalité ou un truc qu’on s’était mis dans la tête parce que sinon on se sentait aussi seul qu’on l’était. mais le vieux (pour l’instant) ne ressentait rien genre douleur qui arrive de loin (c’était comme ça que blanco en avait parlé) /
bref (dit le vieux) même si ça marche (ton truc) ça les empêchera de me demander comment j’explique ce qui est arrivé / des choses qu’on peut plus changer / mais est-ce que j’en ai envie ?
t’en auras envie lorsque ça viendra (ajoutant) de loin.
je veux bien le croire (continue le vieux) mais ça changera quoi si c’est ça qu’ils veulent.
ce qui est fait est fait décrète blanco et il multiplie les passes et moi je regarde l’espace entre ses mains et la peau inerte et je vois pas comment c’est possible sans au moins un signe. dehors il pleut. mais sans vent maintenant. comme si le vent laissait la place à cette eau tombée du ciel par principe. qu’est-ce que j’attendais ? le vin commençait à me donner des idées que je n’avais pas avant qu’on commence (si je puis dire qu’on a commencé ensemble le vieux blanco et moi) /
ferme la fenêtre ! ça me refroidit !
je ferme la fenêtre. je me supprime la pluie tranquille. elle se met à battre les carreaux. les arbres sont immobiles. la lumière n’a pas de sens. temps d’orage. ça va venir. j’aurais alors peut-être perdu conscience.
ouais c’est ça ! dit le vieux. on perd conscience et ça recommence alors qu’on avait l’intention de changer. tu parles si j’ai essayé ! plus d’une fois ! mais c’est la première fois que…
il frissonna soudain. quelque chose arrivait. il croisa le regard savant et inquiet de blanco qui maintenait le rythme. ma fumée les rejoignait mais ça les gênait pas. ils étaient concentrés autant l’un que l’autre. ne disant rien parce que ça arrivait. de si loin qu’il n’y avait plus de mot pour en dire quelque chose de sensé. c’est ça le vrai silence. celui qui se tait. avec une bonne raison pour la fermer. mais moi j’avais envie de parler. comme au comptoir avec les potes. les soirs d’été comme en hiver après le boulot. des conversations qui me revenaient comme si elles étaient d’hier alors que le temps avait passé pour les changer en scène à faire. le vent secoua brièvement les carreaux. pas un insecte pour fuir. l’eau dégoulinait en traces rapides. ça me filait le mouron. pourquoi j’étais venu ? en quoi ça me concernait que le vieux change ou pas ? je crois pas que blanco m’eût invité à assister à cette séance où le fils est censé changer le père. je savais tout des raisons qui s’imposaient à l’esprit de l’un et de l’autre. mais en quoi j’étais concerné ? j’ai pourtant jamais su que bavarder avec les autres. le nez dans un verre pour y trouver les mots. ya jamais eu de mots dans un verre / même plein !
ça y est ! dit le vieux. je ressens quelque chose.
ça ressemble à quoi dit tranquillement blanco qui perdait pas le nord.
ça picote… (le vieux sombre d’un coup dans l’inquiétude) ça doit picoter… heu… d’après toi… ?
ça dépend des gens, explique blanco. río, lui, ça le picotait pas (j’en tremble) mais ça l’a pas empêché de changer. regarde ce qu’il est devenu…
le vieux ne me regardait pas. je fumais dans leur direction, presque méchamment. le vieux dit :
ça lui faisait quoi si ça le picotait pas ?
faut lui demander.
mais le vieux ne me parlait plus depuis longtemps. j’avais été le premier au courant. il m’en voulait d’en avoir parlé aux autres avant de le consulter. après tout, ça me regardait pas, ce qu’il faisait ou ce qu’il ne faisait pas. il avait dit aux flics qu’il finirait par me tuer. et quand il est sorti de taule il est pas passé à l’acte. les flics se fichaient de ce qui pouvait m’arriver maintenant qu’il avait payé sa dette. mais je dois avouer que pendant longtemps j’ai pensé à me mettre à l’abri, voire à quitter les lieux. je sais pourquoi je suis resté. c’est l’essentiel.
on peut changer en bien ou en mal, dit le vieux qui frissonnait. faut avoir vécu les deux pour en parler. je suis un sacré témoin. ils vont me questionner pour en savoir plus.
ils savent rien dis-je en soufflant ma fumée sur sa nuque embroussaillée.
que tu dis ! (colère du vieux / mais vite calmée par un nouveau frisson)
vous feriez bien de parler d’autre chose si vous voulez que j’y arrive !
moi : j’ai rien demandé… je suis venu parce que tu…
qui ne le savait pas ? il y avait du monde chez popol. ça circulait. j’aurais donné cher pour transcrire ce flux. conscient que j’étais que la page ne peut pas contenir cette marée constante. et puis j’en étais le personnage. j’avais un nom. un métier. une utilité. et même une femme. il ne me restait plus qu’à lui faire un enfant. c’était en discussion. le vieux interrompit ma réflexion :
ça fait au moins trois minutes que je ressens plus rien.
je me suis déconcentré à cause de río qui…
une averse maintenant. le jardin disparaît derrière les gouttes écrasées. plus d’arbres nus. plus de feuillages non plus. le martellement de la pluie sur le toit. ça m’a toujours donné envie de m’endormir pour toujours. ne jamais revenir. en tout cas pas au même endroit. celui qu’on a toujours connu. mais faut sortir, même sous la pluie, et malgré le vent et l’orage, pour tomber sur autre chose. ça ne se rencontre pas au bout de l’allée. même la rue est peu propice aux trouvailles qui changent l’existence en vécu. pas besoin de passes magnétiques pour ça. ni de flic pour en savoir plus sur ce qu’on sait déjà. j’allumai une autre cigarette. la nuque du vieux frémit. il était tout à moi, je le savais. il ne tourna pas la tête une seule fois vers moi, histoire de mesurer l’importance que je prenais dans sa vie, celle qui devait recommencer sous les mains de blanco.
si j’avais su… commença-t-il.
blanco eut une contraction au niveau du regard. mais ses mains ne paraissaient pas en être affectées. elles suivaient la procédure avec une minutie d’araignée au travail du plafond.
si j’avais… dit le vieux puis :
si…
puis plus rien. comme s’il me laissait la parole. je croyais que la pluie deviendrait assourdissante. j’attendais qu’elle le devînt. j’avais cette patience. depuis l’enfance, je suis patient. jamais un signe de hâte en regard de l’attente. comme si je savais que ce qui doit arriver arrive de toute façon. le vieux était d’accord avec moi sur ce sujet. il avait agi parce que « c’était écrit ». par qui et pourquoi ? il n’en savait pas plus que moi sur cette question. mais maintenant, une fois de plus, à vingt ans de distance, on allait lui reposer la question. et dans les mêmes conditions. la même loi qui s’en prend à celui qui ne respecte pas le corps d’autrui. on n’a vraiment pas le droit d’en faire ce qui nous chante. et ça chante si bien si on y pense. et puis vous savez ce que c’est une averse : ça s’interrompt sans explication. le soleil perce le ciel et ses rayons viennent jouer avec les gouttes descendantes. le vieux s’impatiente :
ça va bientôt finir ? avec ta mère : ça durait jamais plus que ce que je pouvais supporter sans la remettre à sa place.
vous n’oseriez pas agir de la sorte avec votre fils, dis-je.
si j’oserais ? j’ai tout osé dans ma vie. et j’ai gagné si souvent que ça m’a encouragé à recommencer. ah ! bon dieu ! recommencer !
vous n’oseriez pas !
ferme-la, río ! grogne blanco.
toujours pas d’étincelles sous ses mains. la vitre est froide. sans insecte. l’été, ils sortaient de dessous les meneaux. les voici en chasse ! quel plaisir d’écraser les plus lents, les moins propres à vaincre mon imagination !
je la fermerai si je veux !
le genre de réplique qui installe le silence. on n’entend plus que les craquements de la couchette où le vieux donne des signes d’abandon. il en veut plus, de ces « simagrées ». il ferait mieux de fuir avant que les flics s’amènent. ils viendront. c’est décidé comme ça. le temps pour eux de se souvenir de cette barraque où il a connu les dangers de l’enfance.
bon dieu ce qu’on était pauvre ! et à peine français…
je revois ça moi aussi. à trente ans de distance, la même histoire. le même personnage qui sort pour jouer et qui revient au nid pour avoir peur de sortir. la solitude. c’est gagné d’avance. la question de savoir qui a joué à notre place (à la place de l’enfant qu’on redevient de temps en temps) ne se pose pas. du moins pas en termes aussi clairs. toit et feuillages des ciels. non : c’est pas au bout de l’allée que ça se trouve. l’angoisse rencontre un corps et ça recommence.
blanco, découragé :
quelque chose se passe qui m’empêche…
le vieux : c’est río. pourquoi est-il là ? il est toujours là ! j’en ai supprimé pour moins que ça. le tour du monde que j’ai fait ! et en moins de temps qu’il faut pour écrire un roman destiné à l’éducation républicaine !
tu délires. c’est toi le problème. pas río.
tu l’as toujours pensé, fiston. et ça a tout foutu en l’air entre toi et moi. j’aurais pas dû revenir de là-bas…
les voyages. on en parlait pas plus tard qu’hier. (c’est moi qui parle, une fois de plus)
avec qui que t’en parlais, foireux de bavard !
le vieux montre son poing sans se retourner :
si je le tenais…
ce que tu tiens, c’est un billet pour les assises.
il mourra derrière les barreaux (c’est moi qui…)
je mourrai pas sans toi, río !
le vieux se met à rire. ça le secoue. les mains de blanco s’immobilisent. je vois les étincelles. ou ce qui y ressemble. nouveau récit.
des fois je me demande… commence le vieux.
tu te demandes quoi… ?
si je suis vraiment parti… et pourquoi je suis revenu. là-bas, on me demandait rien. quel que soit leur âge… j’en ai fait, des promesses de mariage !
tu as toujours su mentir. autant que je me souvienne…
tu étais un enfant. et je n’étais pas là pour jouer.
je jouais seul.
la tragédie de blanco : l’onanisme. j’en ai ri. mais jamais devant lui. je n’en parle jamais, même devant un verre offert. on me tire pas les vers du nez aussi facilement.
regarde voir s’ils arrivent au lieu de dire n’importe quoi !
la pluie avait cessé. le vent caressait les feuillages et les haies. le portail était resté ouvert. on ne l’entendait pas grincer. la rue était masquée par les laurières. on voyait des toitures, des éclats de fenêtres, on entendait des voix, si lointaines qu’elles semblaient habiter un autre monde.
tu crois vraiment à ce que tu dis ?
à quel sujet… ?
l’autre monde… si près d’ici. mais pas facile à distinguer d’ici même.
je sais qu’il n’y en a plus pour longtemps. c’est tout ce que je sais. pour le reste…
j’ai déjà vécu ça, dit le vieux. mais là-bas, on me foutait la paix. pas une question, rien ! je rembarquais et ça recommençait plus loin. on s’habitue à ce rythme. on en oublie qu’on a un foyer quelque part. j’ai pris la plume quelquefois. c’est dans le sang des voyageurs, le blog.
une date (quelconque) — vu la baleine bleue à l’endroit même où c’était écrit dans le roman. émerveillement de tout l’équipage. les photos circulent à travers le monde. en moins de temps qu’il en faut pour le dire. et même le penser. nous avons subi la même transformation que le vaisseau : le moteur est en nous maintenant ; le vent et les courants n’ont plus d’importance.
le vieux se marre :
vouais ! c’est moi qui ai écrit ça. et j’étais pas aussi jeune que vous l’êtes maintenant que je suis vieux. continue, fiston, je sens que ça vient.
je sais pas, papa… j’ai perdu le fil. j’ai plus la… passion.
tu la retrouveras quand ils viendront me chercher. ça s’est déjà passé comme ça. souviens-toi.
j’étais un gosse ! et puis maman était là. (amer) elle me manque tellement !
tu ferais bien de penser à autre chose. le moment est mal choisi… à une heure de mon arrestation.
une heure ? (c’est moi qui…) comme si vous pouviez le savoir…
ça s’est déjà passé comme ça. ça va recommencer.
furieux, mais sans se retourner vers moi :
ça n’aurait pas dû recommencer !
ne t’agite pas, papa ! ça sert à rien. j’ai perdu le contact avec ta chair. c’est inutile de continuer. río ? sers-moi un verre. j’en ai besoin.
j’en ai besoin moi aussi (dit le vieux).
et on recommence. on est bien parti quand les flics arrivent. ils entrent par le portail qui est resté ouvert. ils gravissent les marches. ils ont progressé sans les précautions d’usage, armes à la main. la porte d’entrée couine. les pas sur le lino du corridor.
vous êtes là ?
derrière la porte, oui. tous les trois immobiles et l’un contre l’autre. mon oreille est collée à la porte. blanco regarde ses mains. le vieux se frotte les yeux.
qu’est-ce qu’ils savent ? dis-je à voix basse.
tu le sais bien, ce qu’ils savent, collabo !
peut-être qu’ils ne savent rien, suppute blanco en regardant ses mains.
ils en savent assez pour entrer dans la maison sans y être invités !
je n’ai pas tout dit… (c’est moi qui révèle)
le vieux me regarde comme si je venais de lui donner de l’espoir, mais il dit :
qu’est-ce que t’entends pas là… ?
c’est moi qu’ils viennent chercher.
le vieux n’en croit pas ses oreilles. il enfile sa chemise et la boutonne. blanco n’a pas l’air surpris par ma révélation. il croit peut-être que je suis en train de piéger son papa. c’est sur lui qu’ils sauteront dès qu’ils auront défoncé la porte. il ne voit pas d’autre issue à l’impasse qui nous interdit de penser autre chose que ce qui nous vient à l’esprit automatiquement.
tu crois… ? dit le vieux.
il serre sa ceinture, rentre les pans blancs de sa chemise, sort un mouchoir de sa poche pour s’essuyer les lèvres. qu’est-ce qu’il peut baver sans ses dents ! elles trônent sur la table de chevet. blanco avait prétendu qu’elles pouvaient interférer. un râtelier complet avec des traces d’or. « j’en ai mordu quelques-unes avec ça ! et exactement où tu penses. quelle mémoire ! »
Le monde à travers le verre / le disque brun
Qui danse sous les yeux de quelque témoin
Qu’on n’a pas invité / « Qui veut entrer ? »
La question a pourtant été posée / claire
Comme l’eau des fontaines et odorante
Comme les roses de ses environs / là-bas
On recommence « parce qu’on est fait
pour ça » / « si je n’étais pas venu vous
dire ce que j’en pense » / voici le temps
D’une halte entre les îles / « nous n’irons
pas plus loin » / « faites ce qu’on vous dit
/ et ne changez rien à ce qui est depuis
toujours » / malgré les vomissures noires
Et les pas qui ne laissent pas de traces /
« voulez-vous mon bras ou autre chose ? »
À Paris on éditait la prose de la poésie et
Ailleurs exactement le contraire : « esprit
provincial, va ! » / que faire si on y arrive ?
Qui ne possède pas le chat de sa pipe ?
Le vent se lève et chasse les nuages.
Le soleil éclaire les feuillages et les trottoirs.
Le quai devient glissant et des enfants s’amusent.
« Je ne sais pas si vous avez connu la ville
Du temps de sa splendeur… »
Les voix s’enchaînent.
Pendant le temps (infini) de ces conversations,
Le quai (et donc les voies ferrées) pivote
Et se met en perspective,
Révélant l’autre quai où
Quelqu’un (un homme ?) attend,
Bagage au pied et le dos tourné
Vers cette figuration de l’infini.
Porterait-il un chapeau
Qu’on ne changerait pas d’époque.
Chacun veut donner son avis.
Les sujets ne manquent pas.
Ils défilent en masse chiffrée.
On reconnaît des visages
Appartenant aux spectacles.
« Ce n’est pas la première fois.
Mais j’étais enfant en ce temps-là
Et j’aimais les ponts et les trolleys-bus.
Nous arrivions à bord de ce même train.
Je veux dire : le même horaire
Conditionnait les heures à passer ici
En attendant de revenir chez nous.
Avez-vous vous-même voyagé dans ces
Conditions
— Je ne sais pas pourquoi je suis venu.
Nous savions lire dans le marc de café.
Nous ouvrions les livres à la bonne page,
Celle qui démontre que l’autre a tort.
Que de procès pour alimenter le Temps !
La question de la beauté ne se pose pas.
Ni celle du péché, encore moins de sa
Rémission
Rien n’est moins durable que la douleur.
D’autres gravent les dalles sous nos pieds.
Que de rencontres sous les portiques !
Qui est qui ? Qui me ressemble ? Qui
es-tu ?
les idées à la place des signes
il rêvait de construire une tour
parfaitement verticale
au beau milieu de la fontaine
mais qu’est-ce que c’est beau
une fontaine !
Qui veut entreprendre pour exister
à l’endroit même
où rien n’existe ?
nous attendons : la tête pleine
d’idées gravées dans les dalles
entre la porte monumentale
et la crypte des souvenirs, roman
achevé-inachevable / qui veut
tenter sa chance à son tour ?
à Pise ou ailleurs en Amérique/
ces tours de passe-passe en jeu
comme dans un cirque qui revient
au même endroit au même moment
crucial pour l’enfance.
Dans le marc de café nos pas lents
Comme le cours de l’Histoire qui
Vient de se répéter avec la même
Voix / et un livre sous le bras pour
Pallier l’ennui qui s’annonce avec
L’orage : dernier mont qui s’achève
En cap et la mer concluant l’océan
Entre deux pays si différents !
Aux interstices le ciment de nos amours !
Les anecdotes et les evidences / séries
Dans la série des malheurs que le vent
Éparpillera finalement ou plutôt non :
Ce n’est pas une fin qui nous attend :
C’est l’oubli que toute cette solitude
Annonçait cigarette après cigarette
Sous le porche des gares / voici l’enfant
Qui aima l’enfant :
Un jour nous serons sûrs de ce que nous disons
Et alors tout ce qui ressemble à de la poésie
Sera de la poésie ou ne sera pas.
Gravé dans les dalles rouges de l’allée.
Les sentences avec les principes, seuls
Avec un bouquet de fleurs traditionnelles
Contre soi, amené là par on ne sait quelle
Idée qui s’était annoncée avec le vent
Au goût d’embrun / la pourriture bleue
D’une méduse / le ventre arraché d’une
Mouette / les écailles distinctes (clairement)
Des traces de coquillages / au fond de
Porcelaine distinguée les fantômes de
La prosodie abandonnée au profit de
La clarté ou soi-disant lisibilité du texte
En cours de formation / voyez (dit-il)
Comme je sais lire dans vos restes /
Moi qui ne sais rien de la société
En dehors des pratiques publicitaires
/ dans l’allée aux dalles tracées depuis
Longtemps cheminant en attendant
Que le roman s’achève par interruption :
La série n’aura pas lieu !
Mais qui aime que le jour n’annonce pas
Des joies que personne ne peut tempérer ?
Nous savons vivre dans les meubles de
Nos catalogues / livres ouverts/fermés
Par les doigts des fées ô berceaux de
Nos civilisations dans les vitrines des
Rues ! — Qu’est-ce qu’un livre sinon
La seule manière de le refermer sans joie ?
Le revoici en glissade sur le parquet
Du théâtre que la rue angulaire par
Définition rejoue une fois de plus :
Qui veut des couleurs ? Qui veut
Revivre la scène ? Qui veut ce que
Tout le monde veut ? Qui prétend
Inventer au lieu de recommencer ?
Dans le marc de café, assis l’un en
Face de l’autre, avec dans le dos
Les passants inutiles, l’étendue
Bleue de la mer et le triangle d’or
Des sables peuplés de cristallines
Facettes / ô anime des surfaces !
Que les mots redeviennent des mots !
Qu’on se retrouve par divination !
Alors que le fleuve (singulièrement
Étriqué par son estuaire) emporte des
Cadavres d’émigrés / pauvres corps qui
N’ont pas connu l’âme mais : qui ont
Manqué le train des futurs embarquements
Pour Cythère : ô prose mirifique des allées
Pavées de citations et de noms de famille !
Dans quelles conditions ces retrouvailles ?
Une fois la mort passée par là, sommaire
Mais sans énigme, parfaitement identique
Aux conditions du texte : passage des cafés
Sous prétexte d’orage : une après-midi
D’été : le vent porteur de bonnes et de
Mauvaises nouvelles : comme d’habitude
Les premières gouttes : hésitantes mais
Prévenantes : trouant la poussière des
Surfaces ici en jeu : qui sommes-nous
Si nous ne continuons pas ce que nous
Avons commencé ?
Au café tintant
La porcelaine précieuse et recherchée,
Chapeaux fleuris et plis de lumières,
Conversation pour redire ce que nous
Savons depuis longtemps, un peu de
Poésie aux entournures, voyant la marée
Recommencer ce qui ne s’est pas achevé.
Comme la nostalgie n’a plus d’importance !
Des noms de famille en creux de burin !
Des ors délavés par les orages têtus !
Les feuilles arrachées aux printemps !
Et finalement cette solitude qui laisse
Des traces de coups portés dans la pierre.
Je reviendrais après l’automne.
Je ne conçois pas d’autre hiver.
Quel rêve de printemps menacera
Ma folie ? Je n’en sais rien, Río !
Qui aime l’été se perd en route.
Le galet ne parle pas notre langue.
Mais qui parle à notre place, l’été ?
Je ne sais rien de ma folie, Río !
Nous ne lisons pas, sauf pour trouver
L’inspiration / nous n’écrivons pas
Si écrire c’est manquer de temps.
Vois comme je perds mes feuilles,
Dit l’arbre qui ne perd rien à attendre.
Après l’automne traversé comme
Une métaphore facile à retrouver
Au fil des lectures, chaque jour est
Un personnage perdu pour toujours,
À même les planches,
En pleine lumière.
Río, je ne t’ai pas rencontré ici.
Tu me suivais depuis longtemps.
Je ne me suis pas retourné à temps
Pour renouer avec la conversation
Des enfances hypothétiques.
Quelle promesse que le passé !
Mais le présent n’a pas le temps.
Les heures ont trop de futurs
En elles.
Métamorphose du train de l’enfance
En bateau qui ne ressemble à rien
Tant la mer est un lointain présage.
Oui, oui, nous savons lire dans la porcelaine bleue
Que le soleil fait miroiter dans nos rêves.
Nous avons assez de vocabulaire pour imaginer
Les futurs voyages de l’humanité.
Gloire à qui veut entendre ces cris d’amour !
N’imitez pas l’interprète qui revient.
Oui, oui, oui ! Toujours en phase prémonitoire !
Au café à Paris ou dans sa Venise.
Les traces qui laissent penser que cette comédie
Ne se joue pas que pour des fous.
Nous avons tout l’hiver pour y penser, ensemble.
À l’hôtel les moineaux jettent un œil
Indiscrets à travers le carreau déjà mouillé.
Ou bien ne comprennent-ils pas
Cette invisibilité de façade.
Petits pas dans les grands.
Oui, nourris de passages entre et sur les noms.
Avec l’écho dû aux caractéristiques de cette
Architecture venue de loin pour nous visiter
Encore et encore ! Au ciel la reproduction
(à une échelle qui reste à déterminer) du
Bateau (ne dites pas navire) qui emporta
Nos rêves bien au-delà ce que qui (hélas)
Se laissait encore rêver / à cette époque
De livre refermé pour toujours à la page
Des réminiscences / catimini (on ne se
Lassera pas de le répéter) / ni joie ni jeu
/ loin de toute prévision / hiver après hiver
/ dans le regard des plus anciens / cette
Folie qui ne dit pas son nom / au seuil
Agissant sur les potentiomètres / verre
Pas loin de soi / Quel soleil ces degrés !
Comme si la femme n’était que l’accessoire
Et le désir une récompense héritée des dieux.
Oui, penchés sur les grimoires de cuir, vieux
Et sans doute fatigués, mais voués à l’éternité
Que l’infini laisse encore supposer / vous êtes
Nos hôtes et nous écoutons vos chansons /
Aussi vieilles soient-elles.
Plus loin jouent les enfants,
Comme si nous n’avions pas
Vieilli / pas plus loin que la
Fontaine qui abreuve encore.
Pendant que la page éternise
Un moment de sa copie dans
L’étrange dureté de la pierre.
Les barreaux sont rouillés, la chaux écaillée,
La porte sans porte, rose toujours du seuil,
On y reconnaît la craie qui laissa sa trace
Pour imiter ce qui se chantait, comme je
T’aimais ! Sans rideau la fenêtre est l’absente.
Bris des conversations habituelles plus que
Saisies de traditions qui n’ont rien perdu
De leur sens, certes, mais qui datent ce jour
Avant la nuit qui tombera cette fois pour
Toujours. Nous aimions les tombes et les
Allées. L’eau du barrage ponctuait le silence.
Qui est-ce ? Si lointain et pourtant si proche
De nous ? Ne réduisant pas la distance mais
Lui donnant son nom. « Comme si c’était
À moi qu’il parlait. » Nous le vîmes (dit le
Blog en question) plonger du haut de la
Tour de guet puis s’envoler vers la mer
Comme s’il y habitait ou qu’il était hanté
Par elle. Plus haut encore les restaurants
Sentent bon la truite et le jambon. Gloire
À ceux qui ne sont pas revenus pour être
Ce que nous sommes nous-mêmes devenus !
J’voudrais pas vous embêter avec ça,
Mais cette chose m’appartient de droit.
Ne lui donnez pas mon nom si ce que
Vous voulez n’a rien à voir avec ce que
Je suis.
Cette tragédie d’acte en acte ressemble
À un voyage en mer en compagnie des
Plus riches d’entre nous (qui sommes
Pauvres ou peu s’en faut) / Poeta, dime
Si me equivoco / couteau des parturitions
Sur l’horizon ainsi peint un jour d’orage
En un autre pays / j’voudrais pas, voyez-
Vous, vous ennuyer avec ce que je
Possède, mais si mon nom efface
Celui de cette terre, alors prenez-
Le et ne revenez pas avant l’été
/ disait-il : nous ne comprenions
Pas. Les poètes, voyez-vous, sont
Différents de nous : le verbe y
Pousse comme l’herbe entre les
Pierres de nos adrets : Égypte des
Phénomènes touristiques : peau
Arrachée à son cri / je vous disais :
C’est à moi, mais prenez-le, comme
Si vous finirez par le posséder :
Je vous le dis : je n’ai pas vécu !
Étrangeté des poèmes d’eau.
Vous finirez par m’aimer comme
Je vous aime / comme je regrette
De n’avoir pas suivi le chemin
Tracé par mon père ! / comme
Je suis fatigué de m’entendre !
L’eau descend avec ses fleurs.
La pierre rénovée des chemins
Tracés pour ne pas se perdre.
Les cassures des angles morts.
Les usinages retrouvés par hasard.
Comme je suis fatigué, mes amours !
Où finit l’eau je m’achève en terre.
Je suis déjà venu ici, mais par la voix
De je ne sais plus quel poète mort
De ciel et de terre / sans saison
À la clé : sinon le cœur ne bat plus.
Des racines deviennent épithètes.
Et je reviens sur ce que j’ai dit.
L’eau ne s’arrête pas en chemin.
Poursuivre la feuille morte ou
La lettre perdue ne sert à rien.
Les traces ne figurent plus au
Programme : nous sommes morts
Tous les deux / à Grenade morts
Sans éternité ni mots pour le dire.
Le soleil laisse tomber ses faux
Présages dans le fond de la tasse.
Qui est-il, si proche et si lointain ?
Si jeune et si vieux ? Qui peut-il
Être maintenant que l’eau suit
Nos propres traces ? L’eau des
Murs et des arbres / citerne
Profonde des sièges meurtriers
Comme la poésie les aime !
Sais-tu
Au moins
Où tu te
Trouves ?
Vous embêter ? Oh non, pas moi !
Je n’ai plus le cœur à l’ouvrage
De nos chants ! Je donne mais
Je ne reprends pas. Je suis ce
Que vous voulez que je sois !
Ainsi poursuivant les scorpions blancs.
Dans un sens ou dans l’autre, poursuite
De ce bonheur d’exister sans langage
Sous la langue, assassiné par le soleil,
Sans mythe en guise de clé, ni amour
Pour en écrire l’amnésie séquentielle.
Tenez ! Je vous le donne. C’est de bon
Cœur ! Prenez-le et continuez de rêver
Que vous n’êtes pas venus pour le prendre.
Ici, les rues sont des coups de crayons.
Et les chants des rideaux au vent des seuils.
Qui passe ne fait que ça ! Yeux pris au piège
Du marc. Ainsi naît l’angoisse qui ne quitte
Pas sa matrice. Prenez et ne me demandez
Pas pourquoi. Nos pays sont ennemis !
Oui, oui, bien sûr : on écoute même si la langue
Nous est étrangère : on reconnaît les accords.
Masques festifs sous les orangers de la mosquée.
La terre est la même pour tout le monde.
L’eau est l’eau et le soleil le soleil. Pas moyen
De changer la pluie en roman de gare !
Comme la poésie est poésie quand ça y est !
Nous lisons aussi bien que les autres / ressacs
Des marées hautes à fleur de rocher / lamparo
Des nuits denses comme le sens à donner aux
Choses qui n’ont pas lieu / ce qui est donné prend
Un sens : et nous entrons pour accepter de boire
L’eau du puits / comme l’enfant est enfant si
C’est l’heure ! Chanson des rois et des reines.
Qui invente ne ment pas. Conditions et rémission.
Martèle dans la pierre des chemins, jours et nuits.
Ne sait plus s’il a chanté ou si le silence l’a emporté.
J’voudrais pas vous embêter.
Mes amis, c’est une tragédie.
Je ne sais rien d’autre de la vie.
Et pourtant j’en ai bu, des verres !
J’ai suivi le chemin de mes pères.
Quelle mère ne s’en souvient plus,
Morte qu’elle est, et pour toujours !
Redevient enfant qui ne veut pas
Mourir de cette façon, tragiquement.
Mais je ne suis pas celui qui meurt.
J’ai toujours eu l’âme d’un valet
Et je l’ai gardée comme mon bien.
Voilà ce que je vous donne ce soir.
Prenez et sortez ! La rue est pleine
De gens parce que c’est la nuit,
Sinon ce ne sont pas des gens !
J’ai le pop-corn facile ce soir.
Les mots me viennent à l’esprit
Comme l’eau des toits, tributaires
De vos pluies, et elles sont versatiles
Hors saison. Vous embêter, non !
Je n’ai pas la gloire en nœud.
Je regarde mourir les coulisses
Et renaître le souffleur mort
D’hier et même d’avant-hier.
Pour moi pas de pluie sur le crâne,
Sans pébroque ni suroît, ni
Prestige (cela va de soi), ni
Voiles toutes dehors / je suis
Ce que vous voulez que je sois.
Mettons que je ne m’appelle pas.
Comme c’est difficile quand c’est facile !
(dit-elle un peu naïvement) Et plus c’est
Facile, moins j’y crois ! (rit-elle enfin)
Quelle tragédie je suis en train d’écrire !
Et ce n’est même pas la mienne ! (dit-il)
Si encore nous respirions le même air…
Mais nous ne parlons pas la même langue.
(oui, oui, c’est la même langue mais nous
N’en pratiquons pas les mêmes signes)
Gloire à ceux qui n’écrivent rien pour écrire !
Nous irons à Venise saluer le petit lion marrant.
Ou nous n’irons nulle part histoire d’y aller.
Nous aurons des conversations éclairées
À propos de l’eau, de la terre et des migrations
Qui compliquent les vécus.
C’est déjà arrivé à mon père.
Dire que je ne sais rien de ma
Mère et tout (peut-être) de toi !
Qui sait écrire sait ne pas écrire.
Rêvez d’être le premier
À la hune du seul encore
En vue de la dernière île.
Comme c’est difficile quand c’est facile !
Et comme les baleines sont bleues !
Les mots me manquent pour te dire à quel point
[il écrivait des lettres et les postait après l’apéritif]
Comme c’est facile d’être difficile !
Prenez ! Prenez tout ! Sans compter.
Sans revenir. Sans aimer mon pays.
Prenez ce que je donne, le marc, le
Café, la porcelaine bleue de Chine,
Le guéridon sous le soleil, son ombre
Portée, la vitesse des gens pressés
De rentrer avant la pluie, le théâtre
Où je vis de ne jamais en mourir !
Voyez comme il est facile de recommencer.
Un jour vous reviendrez
Avec ce que vous possédez.
Vous voyez. Et ce que vous voyez est ce qui arrivera si c’est écrit. Je ne vends rien, mais si vous aimez savoir ce que personne ne sait encore, un don, même symbolique, sera le bienvenu, car l’avenir n’est qu’un fragment du Temps. Lors de ma conférence (je vous ai distinguée parmi les autres), vous avez compris que je suis revenu d’un long voyage et que le Diable n’y est pour rien. Que diriez-vous d’une rencontre avant l’été ? Nous pourrions élaborer ensemble quelque projet d’envergure. J’ai ma petite idée sur le sujet. Et vous, ma chère… ?
— Río ! Río ! Río !
Je ne suis pas venue pour ça !
J’ai pris sur mon temps.
Et tu sais qu’il ne m’appartient pas.
J’ai des obligations.
Ne me force pas à attendre.
RÍO
Tu dois de l’argent à la Compagnie.
Demande au chef de gare ce qu’il en pense.
Il se met à sauter à la corde.
C’est bien beau, la beauté et consort,
Mais j’ai envie de m’amuser avec toi.
Ne me demande pas de payer la Compagnie
À ta place : je n’ai pas un rond, et pas l’intention
D’en gagner si on peut appeler ça gagner !
L’homme s’approche.
Il porte une valise dans la main droite
Et son imperméable bleu sur son avant-bras gauche.
RÍO
Insolent
Ce n’est pas vous que je suis venu chercher…
L’HOMME
Qui pour l’instant n’a pas de nom
Ce qui ne l’a pas empêché de descendre du train
« en plein arrêt technique »
Je ne vous ai rien demandé…
Mais si vous insistez…
RÍO
Reculant
Mais je n’ai pas insisté !
L’HOMME
Jetant un regard circulaire
À qui parliez-vous ?
Il n’y a personne d’autre
Que vous et moi ici…
Río jette le même regard, mais avec angoisse.
Vous voyez ? Vous et moi.
Et bien sûr, ma valise.
Mais ce n’est pas une personne…
Bien qu’elle contienne tout ce que je sais…
(constatant le recul de Río avec un amusement non dissimulé)
Vous ne voulez pas savoir ce que je sais… ?
RÍO
De qui ? De quoi ?
Où sont-ils donc passés ?
Vous le savez… heu… peut-être…
L’HOMME
Mais je vois que j’ai interrompu vos jeux… solitaires.
RÍO
Pas si solitaires que ça !
L’HOMME
Pourtant…
RÍO
Lorgnant la valise
En tout cas vous n’en savez rien !
(méprisant)
Vous avez l’air d’un voyageur… de commerce !
Il n’y aura jamais d’argent entre vous et moi !
Je vous préviens au cas où vous vous imagineriez…
L’HOMME
Oh, vous savez, mon imagination…
Mais je n’ai pas imaginé votre attente.
Je suis sûr au moins de ça…
RÍO
Monsieur est sûr de ce qu’il ne sait pas !
En voilà un philosophe ! (craintif) Cette valise…
L’homme la soulève un peu, sans l’ouvrir.
L’HOMME
Tout ce que je possède y entre sans forcer.
Vous voulez voir de quoi il s’agit… ?
(regard circulaire)
Nous sommes seuls… Nous pouvons…
RÍO
Je vous ai déjà dit qu’il était trop tard.
L’HOMME
Mais je croyais être pile à l’heure…
Cet express n’est jamais en retard…
Ce n’est pas la première fois que…
RÍO
Hilare
Vous l’avez dans l’os !
Ceci est un arrêt technique.
Ce n’est pas la bonne heure !
Demandez au chef de gare.
L’HOMME
Vous oubliez que nous sommes seuls…
RÍO
Terriblement inquiet
Nous étions si nombreux tout à l’heure…
L’HOMME
Ironique
Mais était-ce la bonne heure… ?
RÍO
Je sais faire la différence
Entre la bonne heure
Et la mauvaise, rassurez-vous !
L’HOMME
Et bien dans ce cas, serrons-nous la main.
L’homme tend sa main,
Celle qui porte l’imperméable bleu,
Cette épaule s’abaisse un peu,
Ce qui hausse l’autre épaule
Dont le bras tient la valise.
Río observe ce manège avec une attention « soutenue »,
Sans cesser de regarder autour de lui,
Plus que perplexe…
Il ne tend pas sa main.
Peu importe (dit l’homme)
Puisque vous ne me connaissez pas
Comme je vous connais…
RÍO
Bondissant
Vous me connaissez ! (dites-vous)
Et je ne vous connais point (dis-je)
. Ce qui (continuai-je) importe peu,
En effet. Je n’ai pas de main dans
Ces situations…
L’HOMME
De quelle situation… ?
Río hausse les épaules, trépignant sans exagération.
Vous voulez dire : dans l’attente de quelqu’un…
Río secoue la tête de bas en haut comme un guignol.
L’homme finit sa phrase (enfin !)
…qui n’est pas moi (il réfléchit longuement)
…même si je n’ai pas encore de nom…
…dans votre tête…
RÍO
Bredouillant
Papa… ?
L’HOMME
Bien sûr que non !
RÍO
Impératif
Vous n’êtes pas ma maman !
Il tape du pied,
Ce qui déplace sa tête sur une épaule
(celle-ci au choix du spectateur)
Et fait pencher celle de l’homme sur sa poitrine cravatée.
Río, se risquant :
Blanco… ?
L’HOMME
Dédaigneux
N’exagérons pas !
(un temps)
Si je vous dis que je suis ce que je ne suis pas….
RÍO
S’exclame
Iago !
L’homme rit et donne sa valise au porteur qui passe,
Mais que Río ne voit pas passer,
Ce qui a pour conséquence :
Il voit la valise s’éloigner toute seule !
La quittant soudainement des yeux,
Il se met à surveiller l’imperméable bleu.
L’homme dit :
Nous ne sommes pas au théâtre, mon cher Río.
Revenez parmi nous.
RÍO
Sans angoisse
Il en a été question, pourtant…
(un temps)
Mais à cette… époque… il y avait un train,
Une gare, son chef, le sycophante…
L’HOMME
Professoral
Le nécessaire sycophante (avec de l’écho dans la voix)
Sans lequel il n’y a plus d’Histoire / qui tienne !
RÍO
Mais il y en a une !
Je suis même venu ici pour la raconter…
L’HOMME
Joyeux
Ah ! Vous voyez !
RÍO
Se grattant le menton
Comment fait-elle pour… ?
L’HOMME
Courez-lui après tant qu’il est encore temps !
RÍO
Schizophrène
Je n’ai jamais couru après une…
L’HOMME
Pesant
Dites le MOT ! Ça vous fera du bien.
RÍO
Grinçant
Arrrgh ! Le dire, ce serait :::
L’HOMME
Encourageant
Val… Val…
RÍO
À genoux
Mais bon sang de merde de Dieu ! QUI
Êtes-vous ?
L’HOMME
Didactique
Avant, j’étais…
RÍO
Interrompant par coup porté sur le nez
Certainement pas une valise qui…
Son poing semble rebondir sur le nez de l’homme
Et par un effet boomerang
Écrase le sien
Qui se met à saigner.
Il voit le sang :
Vous m’avez fait mal, espèce de… !
L’HOMME
Riant
Le Mal est toujours un rebond.
Vous devriez le savoir, depuis le temps !
RÍO
Saignant comme un porc
…qu’on égorge vivant ! (criant comme un porc qu’on…)
Vous aussi vous ne savez rien !
La valise…
Il se bouche la bouche à deux mains,
Ce qui n’arrête pas le saignement du nez.
L’HOMME
Triomphant
Val… Val… VALISE !
Le mot valise par excellence !
Il contient tout ce que je sais…
(il laisse le temps attendre puis)
De vous, Río !
(qui tente vainement de boucher son nez,
mais il lui manque une main)
Je vous avais prévenu, Río :
(sentencieux)
Ça sera dur, très dur !
Et personne ne sait
(il montre le public)
À quel point ça l’est !
Il jette l’imperméable sur l’échine courbe de Río
Qui cache son visage et son sang
Dans ce qui lui reste de mains.
Puis, toujours plus solennel :
En cas de pluie !
Et il se met à courir après sa valise
Qui l’attend derrière le chariot du porteur
(qui n’existe pas)
RÍO
Voix étouffée
Je deviens fou !
(un temps ponctué de reniflements)
C’est la deuxième fois que je le deviens.
Et entretemps, je ne l’étais pas.
Blanco peut en témoigner.
L’HOMME
Disparaissant dans un tunnel
Nous ne sommes plus ce que nous avons été.
Je me souviens de cette ritournelle :
Nous ne sommes plus
Ce que nous avons été.
L’odeur des vieux sous la tonnelle (pour la rime)
Et le soleil dans les verres, joie
Des seins, comme si le temps
Avait quelque chose à dire
Avant même de s’esquiver
Entre le cercueil et les bouquets.
Comme il fait noir ici, après !
Un âne refusait d’aller plus loin,
L’échine sous les olives, pieds
Nus mon père ne voulait plus
Croire en Dieu ni à ses saints (pour la rime)
Et le chemin n’en finissait pas,
Entre l’adret en feu et la place
Où les cendres d’une vieille
Imposait encore le retour
De sa saison particulière.
Comme l’enfant est inachevé !
Et il le restera pour que la mort
Ne perde pas son sens.
Quel songe nous avons vécu,
Entre le seuil et le premier arbre !
Racine même de cette poésie
Qui retrouva le chemin mais
À l’envers, sans jamais retrouver
Ce qui s’est perdu à force d’aimer.
Les pieds nus de mon père sous l’âne.
Il ne chante plus maintenant, ni
À la gloire du soleil ni à celle
De Dieu ! Olives noires répandues
Sur l’asphalte nouveau, coulée
Chaude de science et de maladie.
De la fontaine sourdent des sirènes.
Ta robe sent la menthe sauvage.
Qui sait qui vient de mourir ?
Est-il venu le temps de le savoir ?
On pousse les enfants dans les rideaux.
J’ai tellement vécu cette itération !
Nourri mon âne plus d’une fois
Pour l’empoisonner une bonne fois !
La route étroite monte et descend,
Caprice des retours.
Ils m’appelleront Fleuve comme
Comme on désigne la mer.
Río écoute, saignant sans cesse :
Comme c’est obscur ce qui revient !
Et comme c’est clair le soir venu,
Le premier soir après bien des années.
Sous la tonnelle
La ritournelle.
L’odeur féroce des olives écrasées.
Le jet de sang avant la mort.
L’endroit exact, le même talus d’ocre,
L’asphodèle et le canthueso, les verts
Sans fin jusqu’à la mer, les noms,
Les possibles, les douleurs cachées,
Même la haine n’y peut rien.
Pourquoi ne pas chanter au lieu
De poétiser ?
Au piano mal accordé, tes mains.
Au pentastyle les bécarres.
La fenêtre parle cet idiome ancien.
Écoute avant de quitter la rue.
De t’envoler vers d’autres paysages.
De changer de théâtre.
Quel âne rue devant la porte ?
La pierre en témoigne encore.
Le dé ne compte pas jusqu’à cinq.
Haleine qui porte chance.
Avec l’odeur de ta menthe bonne.
En vitesse les fuites nocturnes.
Trop vite la fin du rêve en vérité.
Sifflet de locomotive avalée par tunnel.
Seul, Río arrache une guitare à l’espace.
Elle commence par crier au viol,
Puis elle lui avoue qu’elle ne veut pas mourir.
BLANCA
Sous forme d’une belle femme
Comme tu me joues, Río !
J’ai l’impression de mourir.
Je ne dis pas que tu me tues,
Mais ce moment est d’injustice.
Je t’ai vu naître un jour d’hiver,
Au capricorne d’un samedi.
La nuit achevait de mentir
Et le temps n’était pas au beau.
Tu ne peux pas te souvenir,
Car la nature est ainsi faite
Que l’enfance ne voit le jour
Qu’à la mesure du cerveau.
Mais la langue te nourrissait,
Déjà elle savait que toi
Tu n’irais pas au Paradis,
Mais dans l’enfer d’un autre jeu
Avec l’idée d’un autre dieu.
Moi je jouais seule sous l’arbre
Qui porte saisons et cercueils
Depuis si longtemps maintenant
Que plus personne ne se souvient,
Se souvient que l’homme n’est pas
Né d’un instant qui reste nul
Tant que la mort ne l’a pas dit.
Ô roseau des jardins secrets !
Calame dur des papyrus !
Personne pour en témoigner.
L’heure était aux croissances pures.
Mes accords fuyaient le silence,
Mais on n’entendit pas mon cri.
Tu composais dans leur machine,
Tu animais les choses mortes,
Tu te mettais à les aimer
Et tu savais les posséder
Pendant qu’ils gardaient leurs troupeaux.
Que le poète ne naisse plus
À l’endroit même où il écrit
Ah ce jour n’est pas pour demain !
Une dominante et c’est mort
D’avoir poussé le dernier cri.
Pas de berceau plus infrangible.
Et la mémoire n’en sait rien !
À l’Oriental les neiges vaines !
La terre n’a pas ce souci.
Pas même la roche en sa mer.
Que tes doigtés le reconnaissent !
Faits l’un pour l’autre ô pourquoi pas ?
Que le quatrain de nos coplas
Enferme la rue dans sa crasse !
Mais que la voix de cet enfant,
Ô cire de nos goutte-à-goutte,
Trouve le jeu de la main droite
Avant que la peur n’y pourvoie,
Mère de tous les rendez-vous
Avec les limites du temps !
Tu finis toujours par jouer
Pour amuser la galerie.
Et moi blanche jusqu’à l’aubier
Je meurs pour ne pas t’ennuyer.
Mais que ce jour n’arrive pas
Au moment de la nuit obscure !
Que l’aurore soit le point d’orgue
Et le rideau sa déchirure.
Je te le dis : « Encore toi ! »
Toi et toujours la même instance,
Entre le lieu et l’écriture !
Ce qui se joue n’a pas de sens,
Mais que c’est beau finalement !
Beau si je ne veux pas mourir
Et que je meurs avant la fin.
On n’entend plus rien
Que les bruits de l’orchestre et des balcons.
« Échos comme des papillons
Un jour d’été en plein soleil. »
Río se recroqueville, devient enfant,
Devient la fille de sa mère,
Fils de son père et mort d’avance.
Blanca se donne à son luthier :
LE LUTHIER
Quelque part
Tiens ? Qu’est-ce que je fous ici ?
J’ai hérité la maison de mon père,
Mais je ne me souviens pas de lui…
Je suis ce qu’il n’a pas été, sans doute.
Je ne vois pas d’autre explication.
Car comment expliquer cette fille
Qui sera mienne d’une façon ou d’une autre ?
Mon intérieur sent le copal, l’aspic, le vin.
Je ne suis que l’ouvrier de l’arbre.
Blanche chair aux fibres toujours naissantes.
La pulpe de mes doigts connaît le chemin.
J’ai acquis toutes les arabesques de la Tradition.
Et j’épouse la fille de ma rue.
Que d’enfants en perspective !
Depuis l’Égypte jusqu’à la France.
Depuis le premier jour jusqu’au dernier.
Mon tablier de cuir ne sort pas d’ici !
Mes cafés ne fument pas dehors !
Je vois passer aèdes et rhapsodes,
Depuis des lunes la même chanson,
Et si je ne crois pas ce que les autres croient
Je meurs d’angoisse à même le plancher !
Qui n’est pas le luthier de leurs instruments ?
Qui n’ouvre pas le livre qui contient tout
Si on veut bien y croire ?
Río sort du luthier,
Déchirant cette peau jusqu’au visage
Qui est celui de sa famille.
Il prend la guitare et joue.
Il n’est pas lui-même une fois de plus.
Fleuve parce que ma voix est un estuaire, dit-il.
C’est du moins ce que me disent les plus vieux,
Les seuls témoins du premier cri
Poussé entre les murs de la maison
De mon père.
Je me souviens parce qu’ils savent.
Et ils meurent les uns après les autres,
Comme si le silence s’expliquait ainsi.
Fleuve ou rivière, méandre ou estuaire,
Avec ou sans les éloignements marins
Par définition, me voici comme si je venais
De naître une fois de plus, las de l’ancien
Comme du nouveau, revisitant la Tradition
À fleur d’une guitare qui ne sait pas jouer !
L’endroit s’est vidé comme une bouteille !
Et je n’ai plus rien à boire, ô wasserfall !
Divers accords joués dans la Tradition.
Qui es-tu ? Blanco… ?
BLANCA
Minaudant
Tu exagères toujours !
RÍO
Nera… ? Je croyais que tu avais raté le train
Ou que tu n’en descendais pas…
BLANCA
Impatiente
…parce que
« Ceci est un arrêt technique… » / tu parles !
Tu ne veux pas savoir en quoi consiste cette technique ?
Parce que moi, je sais !
Mais il est peut-être trop tôt pour savoir ce qui est…
Et être ce qui se sait… malgré les secrets de famille
Qui eux : savent tout !
(lasse)
Laisse-moi jouer seule…
Avec le vent, c’est possible.
Ces tours d’argile m’inspirent
Toujours autant, filles conçues
Pour que le Paradis existe.
Ne me joue plus, n’invente
Rien que tu pourrais regretter
Avec la pluie des septembres.
Il est dit que la mort m’emporte
Avant que tu ne sois toi-même.
Laisse-moi jouer avec le temps.
Jouer avec ces lieux compliqués
D’Histoire et de Géographie.
Que la blancheur de mon cyprès
N’ait d’égal que le noir de tes nuits !
Comme nous sommes pauvres,
À l’orée de nos tristes forêts !
Laisse-moi jouer seule…
Avec la mer encore, ses reflets
De ciel sur la coque, la joie
Du plongeon, les mêmes fonds
D’un jour sur l’autre, plage enfin
Nue caressée par l’écume cristalline
De coquillage et de silex, ô Río !
Fleuve, tu n’existais déjà plus.
La mer ne te contient pas,
Tu n’y disparais pas,
On ne te retrouve pas sur le sable
Aux marées, nous ne savons plus
(disent-ils) si tu as été ou
Si tu seras encore / ¡Que lástima !
Río se redresse lentement.
La guitare est couchée non loin de lui.
Un rideau descend, transparent et léger.
Dans le fond, une porte naît.
Il dit : « Voilà ce que je voulais dire ! »
Sans conviction toutefois, lent et fragile.
Soit !
J’inventerai les témoins
Si rien n’est encore écrit.
Je mettrai à jour cette famille.
Et si je n’en viens pas,
Ô bâtard de la Tradition,
Je deviendrai l’Arabe
De ce qui se dira demain.
Soit !
Que revienne la vihuela !
Ô mains ! Ô archets !
Fille conquise au balcon.
Croisée des matins de rosée.
Ce qui se chante a toujours
Du corps, l’âme revient
À l’appel, et le jour se fait
Exactement comme il s’est
Défait, cyprès de nos jardins.
Soit !
Que l’autel saigne, que la table
De nos communions se couvre,
Que nos verres tintent, portraits
En sus, jambes dehors, bonheurs !
Sans montagnes, pas d’eau !
Ce qui manque finit par exister.
Quelle muraille n’a pas été conçue
Pour le plaisir de l’œil ?
Soit !
Les pieds sont pour la tombe
Et les mains pour s’en servir.
Río répète plusieurs fois ce distique.
Il en rit sans retenue.
La guitare (blanca) en résonne.
Il rit maintenant pour entendre cette résonnance.
Il demeure immobile.
Seul son visage est animé.
Tout y passe, très vite,
Et il se met à trouver le temps long,
Comme en témoignent ses pieds
En prévision du toro.
Blanca ! Nera ! Que sais-je encore
De ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas ?
Et pourquoi pas Blanco ? (il appelle) Blanco !
(il attend une réponse) Si je suis seul,
Qu’on me le dise !
Blanco ! Ou Blanca ! Nera ! Vous mes feux !
Guitare ! Île ! Personnage aimé jadis !
(angoissé)
Ça ne peut pas se terminer comme ça !
Pas si vite ! Pas sans rien ! Et là même
Où je ne suis pas l’auteur de mes jours !
(forte)
Que le temps vienne si je demeure !
(riant un peu)
Ou que je demeure si le temps ne vient pas…
(riant encore)
Pourquoi jeter un enfant aux chiens ?
Que me demande-t-elle depuis quelques jours
Que j’ai vu passer comme la vache les trains ?
(se souvenant)
Arrêt sur le seuil / soleil à sa place
Personne dans la rue / je devrais dire :
« ma rue » / personne pour contredire
Ce qu’elle a dit : mais qui si quelqu’un ?
Je ne connais pas le monde à ce point.
C’était hier ou peu s’en faut / après-midi
De feu / jaunes des sols et ocres des pentes
/ j’avais besoin d’un personnage et au lieu
De ça : me voici en compagnie d’une femme !
Et que contient la femme à part ceci :
L’enfant-fleuve qu’on ne retrouve pas
Une fois perdu : car tel est le roman /
Le père court après le fils (et non l’inverse)
Et à la fin le royaume est un royaume
Et l’arbre un vieux cyprès que le pauvre
Scie au couteau pour en jouer / poésie
Des chemins / son et lumière du feu
/ « bonjour aux hirondelles » / bancs déserts
/ vent tourné une fois de plus / Marre !
Río prend la guitare et en joue.
Elle se plaint encore, il n’y peut rien.
…mon cher, mon très cher frère (de sang et d’ailleurs) voici venu le temps de l’héritage avec ce que cela suppose de notaire et de voisinage sur rue le portail est maintenant fermé naguère encore on le franchissait sans appeler et la vigne descendait de la toiture anarchique frondaison des printemps obscurs où nous a enfermés la tradition familiale / je me souviens que tu hésitais entre poésie et roman : sujet de toutes les conversations l’après-midi en attendant le repas qui mijotait dans la cuisine au rideau de vent et de poussière / cueille l’orange une fille voisine ou intimement liée à ces souvenirs d’un autre temps où le temps se mesurait en mémoire partagée d’un commun accord : de sang et cet ailleurs que tu as oublié : dont tu as oublié les détails : ne retenant pour ta page blanche que l’action fil d’Ariane en vue d’une conclusion qui ne soit pas la mort : la tienne si je n’ai rien oublié moi-même de cette attente-fringale douleur casanière travaux des pentes où croît le « serpent blanc » qui visita plus d’une fois la chambre au plafond ouvert (en été) / nous avons oublié (toi et moi) les pluies des ravins des sentiers des rues des murs bleuis par cette soudaine transparence : ou plutôt tu m’expliquas (j’étais le plus jeune des deux) que cette distance n’est pas celle que mesurent les yeux / « il faut que j’écrive ce roman ! » mais la poésie des lieux emportait avec elle les anecdotes et le sang qui n’a jamais coulé : qui s’est figé dans les veines toujours : qui hérite une fois liquéfié pour un temps que nous appelons (toutes civilisations confondues) existence / nomme-la une bonne fois pour toutes et : qu’on en finisse avec cette fraternité qui n’a plus de sens — ton [ici le nom]
Et posant la plume sur la surface maintenant souillée
Il regarde le carreau sec et poussiéreux / « nous ne
sommes plus ce que nous avons été » déclare-t-il en
Retrempant sa plume dans l’alphabet arabesque /
L’encre matérialise les effets de la douleur sur l’esprit
::: avant que tout soit dit / nous aimons tant l’accord
Qui aime l’accord qui aime l’accord : cherchant la
Mélodie que personne n’oubliera : car c’est ainsi
Que finit cette existence : en chanson / et il voit
Le jardin désert, l’arbre sec, la roche qui descend,
Le sentier qui s’amorce dans l’ombre : qu’est-ce
Que cette ombre en ce pays sans mur ? voici l’air
Et la voix : empruntés à la Tradition : venus de loin
Par mer : visages aujourd’hui reconnaissables :
Capitales des côtes, des voyages en arrêt, de la
« patrie » reconnaissable à ses accents ; le facteur
Salue et s’éloigne : « je ne savais pas qu’on pouvait
recevoir du courrier dans cet endroit improbable »
« vous savez au moins qui vous écrit… parce que moi
… » et : il s’éloigne en promettant de revenir si
Jamais l’autre écrit et poste : comme cela arrive
Tôt ou tard : mais ne perdons pas de temps et :
Reprenons le récit où nous l’avons laissé nous
Surprendre en pleine « crise de vers » / ton
[ici le nom du frère et une rature]
Comme le Monde est frais
Dit-elle au matin / pourquoi
Ne pas mourir avant midi ?
L’aube ne m’a pas inspirée
Comme elle t’a dicté la page
Qui m’a encore oubliée sur
Le feu / lait moussu de l’aube
Dans la table de résonnance
: je suis comme j’étais enfin !
(ne s’agissait pas d’en écrire le roman
comme on revient devant ses juges
finalement : la place était mouillée
et la pierre recommençait sa tragédie !
« je voudrais tellement que tu comprennes
Ce qui se passe ici ! » / Blanca/Blanco
En habits de fêtes vénitiennes : soie
des nuits : pendant qu’au théâtre on
se soucie de mise en scène : notations
dans les marges / « le chant profond a
un sens comme les aiguilles du temps »
/ Nera était montée dans le train comme
prévu dans sa lettre (la dernière) dit-il
au juge qui n’en crut pas un mot : pas
un mot : sans mot il n’y a plus de nerf)
vous vouliez de la poésie et bien
en voilà de la toute crue sans pain
ni eau mais avec la poussière des
vitres rassemblées en une seule
fenêtre un seul jardin sans herbe
ni clôture pour donner un sens
à ce qui n’en a pas oiseau-lettre
sur la branche évoque une saine
fontaine qui n’a pas vu le jour
depuis des nuits disant reviens
avant que l’aube ne te trahisse
« Qu’est-ce que j’attends de toi ? »
Question posée à toute chose
Toute présence / toute patience
Sait (en bon tisseur) que rien n’est vrai
(tisse cependant) / que le plaisir occulte
La vérité ; que chaque matin est une scène
Encore nue : il arrive nu lui aussi et aussi sec
Se met au travail de la vue et de l’ouïe /
Question de vibration et de longueur d’onde
: d’amplitude et de fréquence : (tisse le vent)
(le vent tisse) / et
retrouvant la guitare il en saisit le manche
Comme celui d’un outil
Et se met à jouer marmonnant des paroles
Empruntées à diverses traditions
Sans se soucier de l’effet produit
Sur l’esprit qui cherche à comprendre
De quoi il retourne :
Je suis né (chante-t-il) parce que je suis là.
Non-là je ne serais pas ce que je donne à penser.
Je vous propose de prendre la parole à ma place
Et de dire tout ce que vous savez de moi (tisseur)
Et ainsi toute chose retournée dans sa tombe.
Il ne me reste plus qu’à inventer la rime si
Ça n’a pas déjà été fait : mais qui d’autre que moi ?
Je vais vers ma solitude errante puis fixée
Pour toujours : et je vous invite à me suivre.
VOIX DE FEMME
Il la joue
Oui, oui. Je me souviens de toi. La rue
Était peuplée de tes masques. De là-haut
(dernier étage) je jouissais de toi. Sans
Témoin à la clé. Éclat de soleil des haies
Bordant l’aire de jeu. Feuilles-miroirs
D’antan. Il ne pleuvait pas. Pas encore.
Mais le vent (tissant) revenait comme
En rendez-vous. J’aime évoquer ces
Jours. L’un, puis l’autre, et enfin le
Dernier. Comme je joue bien depuis
Que je connais le texte ! Comme je suis
Vraie ! Sans doute le cadre l’est-il
Autant que moi. Nous ne sommes
Pas amoureux. Pas encore la pluie.
Vint à temps pour grossir les rus.
Dernier étage et le toit en génoise
Trouée par les oiseaux du désert ou
Des îles. Qui sait ce que nous savons
Depuis que le rythme est trouvé ?
Tu as inventé la rime avant moi.
VOIX D’HOMME
Qu’il grossit à l’envi
Oui, oui ! Et même plus ! Toi et moi
De chaque côté de l’endroit où se joue
Le texte : pluies des rideaux en vrac.
Mon frère m’écrit (non tisseur) :
nous avons tellement aimé venise l’industrie des fusions que : nous y sommes retournés : nera et moi : et aux tables de coquillages pensé à ce qui arrive quand on ne cherche plus et qu’il arrive qu’on y croie : mon cœur ne bat plus depuis : je me sentais seul malgré l’heure exacte des rendez-vous : qui ne pense pas à toi dès que la nuit revient : le même rêve depuis l’enfance : la guerre entre les hommes est animale : ici la profondeur des canaux ne se mesure pas à l’aune des on-dit : pas question des choses que tu rencontres loin de nous : nous savons ce que nous allons trouver : et nous renouons avec les plaisirs de l’an passé : nous avons nos habitudes maintenant : tu ne peux pas savoir : ce que c’est : de retrouver : le guéridon sous les couverts : nos regards entrecroisés : encore et encore : toute chose réduite à l’impatience figée comme buisson des rives mortes pour toujours : ici on revient et là : tu n’y es plus : nos corps veulent la fusion : elle prend corps : le temps de ne plus y penser : que l’élégiaque nous emporte : 6/5 : essaie donc de t’y contraindre : avec ou sans rime : quelle surface menaçante : la houle créée par les carènes : une poussière métallique sur la langue : nous avons parlé de toi à la propriétaire : des fois que tu te mettes sur nos traces : nous en laissons peut-être dans ce sens : qui sait ce que nous sommes si nous sommes deux : poursuivis par cette espèce de roman que tu écris pour ne pas exister en même temps que nous : souvenirs : cette vue de la vitrine où elle se reflète involontairement : elle n’a pas apprécié cette indiscrétion : je t’écris sans lui dire autre chose que : elle t’aime :
Chose des marais ou des lits dénaturés par la sécheresse.
« nous sommes peu de choses » reconnaît le piéton.
Qui n’aime-t-elle pas ? / Nous avons connu de meilleurs
Moments (tissant) / la joie au sens vieux : vieux par miroir
Interposé : chose des sinuosités à sec : cassure nette
Des tiges en marge de cette reconnaissance du terrain :
« nous serons propriétaires ou nous ne serons pas » /
Toujours plus haut et plus sec : le dernier arbre, mort
Lui aussi : comme toute parole prononcée pour le dire
: personne à part des serpents, des scorpions, des :
Mythes mêlés à l’ancienne boue : à seaux la boue
Sèche des murs : l’oiseau n’est qu’une mouette,
Curieuse ou distraite : sans cri ni compagnie : seule
Dans ce ciel blanc-fusion ; nous n’irons pas plus loin
Que le dernier pèlerin : connu de tous : ni Venise ni
Paris : des lunes sans soleil : ou le contraire : ce qui
Avance est un pion : la mesure est au dé : l’amour
N’est que le temps masqué : pour tromper l’ennui
: « par ici ! » « non, par là ! » « tu me suis ? » « toi ! »
Comme si nous n’y étions pas :
prit le train à l’heure (m’écrit mon frère) menotte avec mouchoir derrière la vitre déjà embuée j’avais la larme à l’œil et le cœur une fois de plus en vadrouille où tu sais retour à la maison tu connais ces rues ces angles les verticalités de l’automne oui c’était l’automne et le train était à l’heure car on l’attendait sur la scène d’un théâtre conçu pour elle par ton enfance et ta croissance ce qui ne fait pas de toi un adulte crois-moi j’ai beaucoup réfléchi à la question mais la distance qui nous sépare et qu’elle va franchir contient tout le roman que tu veux écrire sans trahir la poésie moi je ne comprends plus rien :
Río enfonce la guitare dans le tronc d’un arbre
Et allume une cigarette que quelqu’un lui offre.
Il fume sans se soucier de cet intrus qu’on ne voit pas,
Qu’il est seul à voir
(ici le metteur en scène signale la difficulté de la chose)
Et on entend le train qui siffle en entrant dans le tunnel.
On ne voit pas le tunnel.
VOIX DE FEMME
Ce qu’il m’a ennuyée avec sa connaissance des lieux !
A-t-on idée de voyager pour connaître !
Il y a tellement d’autres choses à faire !
Tellement de gens à rencontrer !
Mais non ! Il entre dans le monument après
M’avoir bassinée sur son aspect extérieur
(on en fait le tour au pas de course)
Et tout se met à tourner dans ma tête
Jusqu’à vomir ce que je sais maintenant
Mais que je ne comprends pas !
RÍO
Voix d’homme
Toute chose connue, de près ou de loin
/ au marais / au lit déserté / au sommet /
Dernier animal un serpent blanc / tisse
La poussière et fuit / là-haut pas plus
De ciel que sur la plage / mais la vue
Est digne des choses / la roche encore
Brûlante / nulle trace d’humidité / mot
Non trouvé / ne sais plus si je suis seul
Ou si quelqu’un me manque / roseau
En guise de bâton de marche / patience
Du couteau à ras de terre / en pointe
En prévision des serpents qui peuplent
Ces monts / toujours plus haute la fin
/ comment ne pas s’en inspirer ? /
Si quelqu’un me suit / ou si je suis
Venu parce que je savais / cette
Existence pour être un homme parmi
Les animaux / leur donner la parole
/ fabuliste des gîtes / plus d’herbe
Dans l’herbe / en arrêt il a peur :
Le pied sur la roche dure et sèche :
Comment et pourquoi redescendre :
C’est ici qu’on cesse de penser : mort
Avant la mort : que le lieu m’empoussière
! dit-il en frappant cette haute surface /
Río attend, consultant sa montre, fumant
Des cigarettes, adressant des signes aux habitants des coulisses.
Quand je saurais qui est qui (dit-il)
Alors je saurais pourquoi je suis venu
Me reproduire sur cette scène.
Roulement de tambour
Imitant la marche du train.
UN PEINTRE
Négligent
Voici les trois principes (grands ou pas) qui
Expliquent mon comportement (de peintre)
Dans ce lieu qui n’est pas (ne sera jamais)
Ma maison (d’enfance, de mort, de famille)
:::
— L’arbre qui a poussé de travers ne se redresse pas.
— Avec un âne, on ne fait pas un cheval de course.
— On ne mélange pas les torchons avec les serviettes.
///
Je ne sais pas ce que vous en pensez… je vois bien
que je vous ai blessée / je n’ai pas l’habitude (pour
parler gidien) de critiquer la critique : je vous invite
à prendre mon pinceau dont la brosse est chargée
de ce que vous inspirez à mon cerveau malade (de
vous, de ce que vous paraissez, de ce que je veux
de vous) / N’hésitez pas à le tremper vous-même
dans la couleur (ô mélange) qu’il vous plaira de
donner à mon apparence ///
Ô femme (ou homme)
Que je désire de haut en bas !
RÍO
Outré
Non mais dites donc !
Le peintre, curieux, apparaît dans une fente.
On voit son œil briller.
Puis il disparaît.
On entend alors la poursuite de Groucho,
Les cris, les bris de verre, les portes qui claquent.
Río jette sa cigarette et l’écrase.
Son pied pivote avec conscience.
Voici ce qui lui vient à l’esprit :
Le Monde se froisse comme une feuille
Quand on y pense.
Et justement voilà que j’y pense, ô journal
Que je n’écris plus !
Qui n’a pas l’enfance à l’esprit, opiniâtre,
Entre les colonnes ?
L’enfance qui finit par tuer. Je vois ça
Tous les jours
Ces temps-ci.
L’existence n’aura plus de sens un de
Ces jours.
Alors il faudra bien revenir sur ses
Pas.
Et envisager le pire. Enfin ! Le pire !
Il arrive comme le train que j’attends
Depuis que je t’attends.
Je n’ai plus rien à faire, plus rien à croire.
Je m’invente l’acte qui suit.
L’enfant n’invente rien avant l’acte, dis-je.
Je le reconnais comme si nous avions vécu
Ensemble.
Le voici en mots / et même en phrases / en
Vers.
Pourquoi revenir selon l’horaire prescrit ?
Je ne te savais pas malade à ce point.
Pourtant j’ai regardé dans la fente, ô
Mirage ! Le désert écoutait les avions.
Le scarabée cherchait à le rester, pierre.
J’ignore tout du fer dans cette forêt.
Le quai est apparu après les arbres.
Sans rivière, je ne suis plus le fleuve.
Ou sans mer, je suis ce que je ne suis pas.
Vos barques ne sont pas de mon invention.
L’écume court maintenant sur le sable.
La vague (dit-on) vient mourir ici, à tes
Pieds.
Mais n’est-ce pas toujours la même vague ?
Comme si je la recommençais avec ou sans
Toi.
Je viens d’une région sans feuilles mortes.
Et j’ai couru dans les stades.
Comme la ville est proche ! Avec ses tombeaux
Et ses ex-voto. La trace d’or comme le désir :
Dans la pierre : femme ou homme, que m’importe ?
Ni l’un ni l’autre si c’est ce que tu veux.
Sans Dieu mais avec beaucoup de maîtres !
Grincez, portes des châteaux !
Le quai prolonge les jardins, les panneaux
S’assemblent, les voix me reconnaissent :
Quelle mort me dira le contraire ?
(donnant un coup de pied au décor,
ce qui fait reculer les habitants des coulisses)
Comme si la douleur n’avait plus de sens !
(ironique)
Dans l’eau nagent les poissons ! Et dans le ciel
Les avions reconnaissent les complexités
Désertiques ! Quel pays sans oiseaux ! Quel jour
Sans ses feuilles ! Je ne sais plus ce que j’attends :
Quelqu’un ou ce qui l’annonce.
Entre l’intrigue et le fait accompli, les noms
Donnés pour ne pas les nommer !
Quelle famille ne s’en remet pas à la chronique ?
Le nom se perd, on ne naît pas avec un nom.
(consultant sa montre : oignon)
Bien sûr l’heure c’est l’heure : j’en conviens.
Je ne suis plus un enfant : tu ne joues plus
À la poupée : tu voyages en train : vers moi :
Dépliant les horaires : derrière la vitre mouillée :
Les innombrables paysages que le possible
Appelle de ses vœux.
Ce que j’aime n’a plus d’importance : désert
Traversé pour reconnaître les lieux : nuit
D’étoiles et de comètes : d’une main moite
Lisse les aspérités ou tente de s’y appliquer :
Disant : ce n’est pas comme ça que je veux
Mourir !
Quel gras mot ! J’en perds les étymologies !
On le voit chanter sous les fenêtres, de loin
Comme si sa voix n’avait jamais eu d’importance.
Blanca ! Ô doigtés nécessaires ! Jambes des jupes !
Sans feu nous n’allons pas au cimetière : maîtres
De l’argent, pensez à ce que je fus avant
De vous (re)connaître !
Ça siffle dans le tunnel
L’acier en frémit comme chair.
Voyez la primevère :
Elle change de couleur.
Réapparition du peintre :
La fente s’élargit
Sous l’effet de son pinceau.
Que l’intrigue m’intrigue !
Et que la fin m’explique !
Le Maure n’est pas mort.
(je ne sais plus comment)
Sidi Yahia aux trois visages.
Fruits de l’arbre vénéré.
Nous avons nous aussi
Emprunté le fleuve des haleurs.
Mais pour quel voyage ?
Pour quelle invention ?
Quel désert sous les neiges ?
Pas de fils à donner au Monde.
Pas de malheur à recommencer.
Nos jambes nues se croisent
Dans l’infini ou la profondeur
De cette eau qui vient de moi.
Que l’acte n’en soit pas un !
Que la triste figure en impose !
Qui veut sauver l’autre se sauve.
Belle fuite des lignes sans blanc.
Quel désert connaît la perspective ?
Voici le Nord de mon pays !
Le vin, les chevaux, la laine
Noire de suie, les aiguillages
Sans fin, jusqu’à la mer la fin.
Qui survit à sa douleur d’être
Ce qu’il n’est pas ? Voici la terre
Du scarabée : en rond les années !
Haler comme trouver : et encore :
Qui dit présent est déjà mort.
Río caresse la blanca.
Que la feuille s’enfeuille
Comme je m’endeuille !
Je ne sais plus qui tu es, qui tu aimes,
Ni qui te désire plus que moi-même.
Les choses se refusent au roman / les lieux
Perdent leurs dits / les jours cherchent la nuit
: et la trouvent !
Que la feuille aille à la baille comme jadis !
Dunes rasées de frais / l’estuaire des mouettes
Dans un sens et/ou dans l’autre / je savais que
Je savais / qui ne sait pas ce que l’enfant trouve
Sous son lit ?
Un son comme derrière le moucharabieh.
Le texte se peuple. Ce sont les feuilles
Qui reviennent. La mémoire alimentée
Par les différences de potentiel. Images
Extraites des musées. Savate des paresseux
Sur les vernis. La lumière est celle des fenêtres.
Qui aime ce que personne n’aime ? Croise
L’impossible, le salue, le regarde s’éloigner,
A faim soudain, comme devant la mer,
Feuilles des algues maintenant. Peur ?
Non. Pas même curieux. Ni prêt à
Recommencer. Rien sur la langue. Mort
Pour de bon. La rose et le rossignol.
Une voix : « Sors de ce théâtre ! »
Oui, oui ! J’ai sursauté. Un peu surpris par l’interruption. Je ne m’attendais pas à un pareil conseil. De la part de qui ? Hé !
Río recule par rapport aux coulisses.
La fosse lui interdit d’aller plus loin.
Il cherche l’équilibre, manivelles des bras.
Hé !
Mais personne ne répond.
Río retrouve le calme en se pinçant.
Il se pince plusieurs fois,
Comme s’il faisait nuit.
Hé !
Rien.
Pas là.
Ni jamais
Ni peut-être.
Simple ou
Double.
Allez savoir !
(allumant une cigarette)
Je ne suis pas si vieux.
Je l’ai été à votre mort.
Mais je ne le suis plus.
Pas jeune non plus.
Ni l’un ni l’autre.
Qui n’est pas
N’est pas là.
J’en ris !
J’ai eu peur.
Ou pas.
Le temps
N’est plus
Ce qu’il était.
La mémoire
Est désertée.
Feuilles brisées
Comme l’herbe
Des canicules.
On y met le feu !
Tout ceci dans un roulement de tambours.
La procession s’annonce par des pétards.
Puis apparaissent, accourant, les enfants.
Ils se chamaillent pour un bout de trottoir.
Les uns ont les poches pleines de bonbons.
Les autres exhibent leurs pelotes de cire chaude.
Des femmes arrivent en criant, secouant des bras chargés de voiles.
Nombrils nus.
Río s’enfonce dans cette nouvelle foule.
Son effort est applaudi, mais il ne réussit pas
À traverser les corps entremêlés.
Une lueur envahit l’horizon de la scène.
Ça sent la vapeur d’eau et son métal.
On rit dans les coulisses.
On y joue comme des enfants.
« Le train arrive ! » dit le chef de gare sans se presser.
« Il est à l’heure, » et le sycophante s’en étonne :
Ce n’est plus un arrêt technique ?
Je n’y comprends plus rien.
(il relit la dépêche)
L’INCIDENT A EU LIEU A HAUTEUR DU PASSAGE 124.
LE CORPS A ÉTÉ PROJETÉ SUR LE TOIT.
L’EXPRESS EST A L’HEURE.
PAS D’ARRÊT TECHNIQUE.
LE CHEF DE GARE
Vous voyez que j’ai raison.
LE SYCOPHANTE
Mais tout à l’heure… vous aviez tort…
LE CHEF DE GARE
Vous n‘aviez pas raison !
(impatient)
Profitons de la fête !
Ce n’est pas tous les jours.
Il y a du vin et des roscos !
Et pourquoi pas des femmes !
LE SYCOPHANTE
Des femmes ? Brrr…
Il y a un monde fou sur la scène.
Des statues émergent, fleuries et larmoyantes.
Les tambours rythment les rondes.
Des chaînes frappent les murs blancs.
L’asphalte noircit les pieds nus, chauffe la corde des semelles.
Le sycophante arrache des chemises.
On entend gémir le sifflet de la locomotive,
Mais on ne voit plus le train ni le tunnel.
Río ressemble aux autres, nu jusqu’à la ceinture.
Des seins se collent à lui.
Une affiche publicitaire est emportée par le vent
Qui vient de se lever avec l’annonce du crépuscule du soir.
« Qui veut jouer ! » dit la télé.
« J’ai déjà joué ! » s’écrit Río.
« Jouons encore ! » propose la voix des ondes.
« Sors d’ici ! » conseille la valise qui s’est ouverte sous le choc des hanches.
L’homme qui la tenait veut la soustraire au piétinement,
Mais les enfants en répandent les effets, foulards,
Chemises, feuilles sans reliure, cheveux d’antan noués aux médailles,
Fils des marionnettes, ressorts des carnets, photographies en vrac…
« Tout ce que je possède ! » et ajoute : « Ce qui me sera arraché ! »
Río gueule mais sa voix se mélange au chahut.
« Sors d’ici ! Ne reste pas ! Ce n’est pas ta maison ! Rien ne t’est donné ! »
Mais personne ne dit comment on s’en sort.
Tout le monde est d’accord.
« Sors d’ici ! Ce théâtre n’est pas un jeu. L’écriture est universelle. Ta langue n’en sait rien. Retourne dans ton village, là-haut où personne ne s’attend à te revoir. La maison de ton père est encore debout. Il suffit de pousser la porte et d’entrer. Il n’y a personne dedans, ni dehors. La rue est devenue étrangère, mais la source est la même. Bois de cette eau et oublie que tu as voyagé avec… elle. Elle t’a dérouté, avoue-le. Dis-le à cette poussière qui n’a pas changé, poussière du désert tombée du ciel avec la pluie. Le scarabée a encore un sens. Sur le seuil les scorpions attendent le soleil. La trame des tissus redevient herbe des sentiers derrière le troupeau en attente lui aussi. Tu seras seul enfin, sujet des noirs et des blancs raturés de ciel et de sang. Je te le dis : sors d’ici ! Tu vas disparaître dans les noms. Les rues ne te reconnaîtront pas. Les façades ne renverront pas ton image de verre dépoli. Les conversations meurent avec toi aux terrasses. Sors d’ici ! Quitte à tuer le temps, sors d’ici ! Cesse de te comporter en personnage, ce que tu n’es pas. Arrête de prévoir le prochain accident narratif. Ne te mets pas en position de dénouement. Sors la tête haute et les pieds sous toi ! Prends le chemin qui se donne à la vue, entre la mer qui moutonne et la terre qui verdit. Une poignée de sable ou de coquillages dans les yeux, marche sous les frondaisons en feu. Le lit est taillé dans la roche pure de la tradition. Remonte jusqu’à la pente des animaux agiles et muets. Reconnais les lieux et nomme-les. L’écriture est universelle. L’écriture est universelle ! Seule ta langue est un don. Elle te reconnaîtra, mais ne reste pas parmi eux, avec elle à ton bras, yeux clignotant de passés. Que la fille de ta fille passe son chemin de bourrique chargée de bras à l’ouvrage des choses qui s’acquièrent.
(ici le sycophante étreint un enfant puis le lâche comme si c’était un oiseau)
Qui veut que son enfant peigne le plafond des églises ?
Qui rêve au lieu de travailler « pour que la vie continue » ?
La langue patine son territoire jusqu’à la trame, au soleil
Comme sous la lune, désigne et légifère, mais qui veut
Que son propre enfant soit l’auteur du linteau à venir ?
La maison ne se conçoit pas sans ses murs ni son toit.
Que ce qui a commencé continue ! Et que l’interrupteur
Cesse d’appartenir à la famille qui a nourri son enfance !
Voilà ce qu’ils colportent, assommants de chansons et
De pas comptés, à l’apprentissage destinant leurs proies
Faciles, enfants des éjaculations et de la soumission.
Qui veut autre chose qu’un rôle à jouer contre argent
Et reconnaissance ? Mais c’est joué d’avance, l’enfant
De l’enfant sera un enfant ou ne sera pas, que la langue
Le veuille ou non ! Qui rêve de coucher ailleurs que chez soi ?
Ne la laisse pas emprunter à ta place ! Elle possède ce que
Tu ne connais pas. Tôt ou tard pratiquera le simulacre.
Ne te laisse pas conduire sur la place ! Tourne le dos
Au kiosque ! Ne partage pas la bière ni le commentaire !
Sors d’ici avant qu’il ne soit plus possible d’en parler !
(déchirant les enveloppes des lettres anonymes)
Conseil d’ami. J’entre par devant. Et je sors
Par la porte. Ils savent tout ! De l’enfance,
De ce qui reste une fois passée, de la terre
Empruntée à la banque, de l’attente en soi,
Du désir de nommer les choses, d’apprendre
À les écrire en religion, au seuil des morts.
(sournois)
Conseil d’ami, l’ami. Même si je suis obscur
Comme le calligraphe rendu fou par le signe.
Sors et ne reviens pas. Ne te retourne pas.
Ne vois pas la rue ni les rails. La montagne
N’est jamais loin. De là-haut (souviens-toi)
La mer est un fleuve et le fleuve la pluie
Des berges où croît l’enfance des saints.
Que d’histoire ! Que de coplas ! Joues
Ridées des femmes dans l’ombre nue
Des cuisines. En sortant ne ris pas de
Toi-même. Ne traverse aucun miroir
Métaphorique. Ne bois pas un coup
À l’invite. Mais ne cours pas au quai.
Prends le temps de rejouer pour jouer.
Conseil d’ami, je te le dis ! Elle finira en
Enfer avec les autres, ceux qui veulent
De toi et t’en veulent. Ses parfums
Te suivront pendant longtemps, car
Tu l’aimas. Mais que l’enfant revienne
D’où il commence à mourir ! Maison
De pierre et de vents. Entre les maisons
Ces deux fenêtres et cette porte, rideau
De perles, caquètent les poules voisines.
(fait des passes sur la foule mais ne l’abolit pas)
Un jour tu me remercieras, Río.
Tu penseras à moi, le mouchard
En question, irascible et têtu,
Malgré l’Histoire et ses langues.
Tu boiras le vin en souvenir de moi.
Tu nourriras d’autres projets, vieux
Jusqu’à l’os, passible de solitude,
Éreinté par les faits mais disponible,
Ami des hauteurs animales, sec
Comme le lit où poussent les roseaux.
Cherche le chant de l’oiseau en rut.
Toujours plus haut et malade de sang.
Tes genoux atrocement mis à l’épreuve
De la pente. Là-haut retrouver le sens
De la chute. Merci au cafard le temps
De s’en souvenir ! Comme en prière
Les vieux jours ! Extrait depuis longtemps,
Heureusement ! Point de tirades
À cette hauteur ! Conservateur
À tout prix. Langue morte d’avoir
Vécu. Et de son vivant elle tuait !
Au diable les sémiologues ! Enfer
Reconnu à temps, n’est-ce pas ?
Heureusement que j’étais là, ami
Et ennemi à la fois, la nuit comme
Le jour, en rêve et pourtant réel.
Suis mon conseil et va voir ailleurs
Si j’y suis ! Mais qui ne veut pas
Conseiller de s’en tenir au travail
Qui entretient l’Histoire et les histoires ?
Au plafond des monuments, linteaux
Des têtes mortes, ces traces de soi
Envisagées dès l’enfance, ou pas plus
Tard que l’adolescence qui inspira
L’éphébophile, mécène des lois
Futures. Qui veut que son enfant
Se donne aux signes des temps ?
(caresse un doux visage)
À la poubelle leurs mélodrames !
Aux chiottes leurs tragi-comédies !
Piètine la chanson et la rime atroce !
Rien ne sera universel au music-hall.
Conseil d’ami : retourne d’où tu viens.
Laisse-la à la mort ou dans sa cuisine.
Abandonne la pratique des verres
Et des conversations imitées de la télé.
La transparence est au soleil, là-haut.
Iguanes et tarentules des buissons
Sans feuilles. L’ocre n’est pas un rêve
De couleur. Creuse dans les fentes
Pour le savoir. L’eau pourvoira.
Avec le plâtre des joints et la chaux
Des surfaces. Ceci appartient à qui
Veut le prendre au lieu de laisser
La parole et le droit aux ânes de bat !
Tue si c’est nécessaire, mais tue
Sur scène ! Avant de prendre le vent.
Qui veut et qui ne veut pas ? Ami
Je suis, argus en sus. Et je te conseille
De foutre le camp avant qu’il ne soit
Trop tard ! Oublie la val, la valise !
La trace de tes pas ne s’est pas
Effacée depuis : reconnais que j’ai
Raison, rien qu’à l’odeur des pierres
Qui savent tout de ce que tu as été.
Plus d’eau pour les ricochets, ici.
À peine la poussière de l’universel.
Que l’écriture soit la seule ! Que
Ta langue s’en souvienne toujours !
Le calligraphe fou devient illisible
Tôt ou tard, certes : mais c’est ici
Que la maison a un sens ou n’en a
Pas. Oublie la val, la valise ! L’ami
Te conseille de sortir d’ici en tueur
De temps et de planètes. Ces autres
Ciels n’ont jamais existé que dans
La conscience collective : prends
L’argent et va-t’en ! Ne reste pas
Pour jouer ou pour jouir. Telle est
Ma chanson, Río. Sans ce refrain
Je n’en suis plus l’auteur. Sors d’ici
Sans mémoire. Retrouve l’endroit
Et prépare-toi à mourir de joie !
La foule se fige,
Comme si cette sentence était attendue.
Río revient devant, bras croisés.
Il dit :
Il n’y a rien dans cette valise !
L’autre m’a raconté des histoires !
Il arrive avec sa valise et me ment
Car il ne veut pas que je peigne
Le plafond de son église.
LE SYCOPHANTE
On connaît la chanson…
RÍO
Sortir d’ici ! Laisser tomber !
Marcher sans savoir où
On met les pieds ! Pauvre
De sens comme d’argent !
Alors que l’enfance n’en est
Plus une. Et qu’on aime encore.
Quelle attente est moins « atroce » ?
(soupir comme le Maure)
Je suis bien ici. Avec eux et sans eux.
La même langue pour seul univers.
Parlant une fois par jour de ce qui
Appartient au jour et quant à la nuit
Elle arrive bien assez tôt !
(dansant avec les autres)
Ce qui a vécu a vécu et ce qui
S’est oublié ne nourrit plus
L’imagination.
(satisfait)
Que pense le chef de gare de ce couplet… ?
LE CHEF DE GARE
Oh, moi, vous savez…
LE SYCOPHANTE
Ironique
Tant qu’il y aura des trains…
LE CHEF DE GARE
Mélancolique
Moquez-vous tant que vous voulez…
Vous verrez bien un jour…
Tout le monde finit par voir… (je souligne)
LE SYCOPHANTE
Presque épouvanté
Mais il ne peut pas rester là !
Il faut qu’il sorte d’ici ! Sous peine…
LE CHEF DE GARE
Chut ! Il écoute…
LE SYCOPHANTE
S’il pouvait entendre ce que j’ai à lui dire…
Moi qui sais… (un temps) Je sais pour l’incident
Du passage à niveau… le corps projeté sur le toit…
Ce qui explique cet arrêt technique…
LE CHEF DE GARE
La dernière dépêche ne le dit pas…
LE SYCOPHANTE
Elle ne dit plus ce qu’elle a dit…
RÍO
S’avançant
On parle de moi… ?
LE CHEF DE GARE
Pas du tout ! Nous ne parlons pas. Nous sommes.
RÍO
J’attendais… Elle est dans le train,
Mais à cause de l’arrêt technique
Elle ne peut pas descendre sur le quai.
LE CHEF DE GARE
Un arrêt technique ? Quel arrêt technique… ?
LE SYCOPHANTE
Il n’invente rien…
LE CHEF DE GARE
Vous avez un billet… ?
RÍO
Non… puisque j’attends…
LE SYCOPHANTE
…ce qui n’arrivera pas.
RÍO
Vous dites… ?
LE SYCOPHANTE
Rien. Je pensais tout haut. À autre chose.
LE CHEF DE GARE
Il pense beaucoup en ce moment.
Et quelquefois ça lui échappe… heu…
Par la bouche… Enfin… je crois…
RÍO
Aucune langue n’est universelle.
Mais la tentation chinoise a de l’avenir.
Je travaille sur le sujet en ce moment.
LE SYCOPHANTE
À qui appartient cette valise… ouverte… ?
L’HOMME
Qui arrive en courant malgré la foule
À moi ! Elle est à moi !
Empêchez-les de me voler !
(ralentissement)
Oh… Ça n’a pas beaucoup de valeur…
Mais c’est tout ce que possède Río.
RÍO
Satisfait et se frottant les mains
Voyons de quoi il s’agit…
LE SYCOPHANTE
Ami ! Conseil ! Sortez d’ici !
RÍO
Pas avant d’avoir jeté un œil sur ce… contenu !
Il plonge sa main droite dedans.
(dit le sycophante quelque peu effrayé par cet aveuglement)
Elle ressort aussitôt, empoignant une clé.
Tout le monde recule devant cet éclat métallique.
RÍO
Épouvanté, mais sans reculer
La clé d’Athol !
LE CHEF DE GARE
Innocent
Qu’est-ce qu’elle vient faire là… ?
LE SYCOPHANTE
Où va la poésie ? Il y a loin
Entre l’ancien et le nouveau,
Mais je ne vois pas la différence
De potentiel. L’attraction n’est
Pas universelle. C’est en Enfer
Qu’il faut chercher le Paradis.
Mais qui dit clé dit serrure !
Et qui dit serrure dit…
LE CHEF DE GARE
Allègre
Serrurier !
RÍO
Contemplant la clé
Moi j’aurais dit porte mais je ne suis pas poète.
LE SYCOPHANTE
Mettons porte mais qui dit porte dit… ?
LE CHEF DE GARE
Moins enthousiaste
On entre ou on sort ! Va et vient des interrupteurs
Qui annule toute idée de série. Et à force à force
On éjacule sur le paillasson. Je connais ça depuis
Que je suis ce que je suis devenu. Des enfants à
La clé…
RÍO
Jouant avec la clé, dans l’air
Le moment est mal choisi pour en rire !
(grande inquiétude avant la douleur inévitable)
Qui sait ce que la poésie doit au théâtre… ?
Qui sait ce que le théâtre doit à l’idée de clé ?
(impatient)
Voyons le reste. Elle n’a pas emporté que la clé.
Elle y a enfermé le nécessaire. Peut-être un mot
Destiné à m’éclairer. (il éparpille les effets sans
se soucier de ce qu’ils représentent) Rien pour moi !
LE CHEF DE GARE
Perplexe
À part cette clé… (on voit l’Homme s’agiter
en marge de cette scène / le chef de gare
lui fait signe de s’approcher ou de retourner
d’où il vient) Nous autres hommes… (il fait
la liaison) et elles décident de voyager sans
Nous : celui-ci croit encore (il désigne Río)
Qu’elle ne partait pas sans lui : mais les faits
Lui donnent tort : la valise est restée sur le
Quai… n’est-ce pas, monsieur… ? (l’Homme
revient après avoir tenté de retourner d’où
il venait) Ne me contredisez pas maintenant
Que la clé est entre nos mains… la police
Exigera d’entrer en possession de cet objet
Qu’elle n’a pas oublié d’emporter avec elle.
RÍO
Exhibant la valise vide
Nous n’en saurons pas plus, police ou pas !
L’HOMME
Sentencieux
Sortez d’ici, Río ! Le théâtre n’est pas fait pour vous !
LE SYCOPHANTE
Ajoutant
Pas plus que la poésie…
LE CHEF DE GARE
C’est dans le journal… On en parle… dans le journal !
À défaut d’en écrire quelque chose. Chinois ou arabe.
Andalou ou lettres mortes. Partout des nouvelles en
Vrac. Ou organisées selon la théorie à la mode. Sortons
D’ici ! Vous, moi, eux ! Sortons de ce qui n’est même
Plus un labyrinthe : nous errons dans les rayonnages !
Qui veut quoi et qu’est-ce qui ne veut plus de moi ?
Laissons nos métiers à la jeunesse. Retournons en
Enfance. La petite fille dans le regard du vieux singe
Et le petit garçon dans les rêves de Tarzan. Si j’écris
C’est pour ne pas écrire.
LE SYCOPHANTE
Militant
Bien dit !
RÍO
Triste
Pour une fois… Mais sans poésie et sans théâtre
Pour la dire : refaire la valise et partir avec alors
Qu’on n’avait pas prévu de voyager sans elle…
LE CHEF DE GARE
Les passages à niveaux en savent long sur le sujet…
(brusque)
Attention à la poussière, mon vieux ! Vous embarquez
Celle du quai. Secouez ce linge avant de le remettre
À sa place… enfin… à la place qu’elle lui a donnée
Avant de…
RÍO
Rageur, à l’Homme
C’est par où, la sortie… ?
L’HOMME
D’un côté comme de l’autre…
LE CHEF DE GARE
Étonné
Ça n’a pas de sens… On en sort ou pas, voilà
Tout : et quand je dis tout je ne dis pas tout.
LE SYCOPHANTE
Cela va de soi ! Sinon le sens revient au galop !
Nous avons tous vécu ça dans notre jeunesse.
Il ne s’agit pas de recommencer ! La douleur
De savoir vous coupe la chique. Et de ne rien
Savoir, ou imparfaitement, ça vous rend dingue !
Dommage pour la poésie ! Et tant pis pour la
Représentation. On ira se coucher avant la fin.
Et une fois ensommeillé on pensera à autre chose.
Une nuit sans conclusion, ça vous dit, ami Río ?
RÍO
Je veux sortir d’ici ! Je ne veux pas savoir.
Ni d’où je viens, ni comment je vais ailleurs.
Être moi n’a pas de sens. J’écris pour écrire.
En attendant de ne plus écrire, vous comprenez ?
LE SYCOPHANTE
Désolé, mains pendantes
Non, nous ne comprenons pas. Et on s’en moque.
Niagara. L’eau monte. Vortex des forces en présence.
Dans la fosse, Blanco s’échine à la baguette.
On a l’impression d’un film à grand spectacle.
On voit Río quitter les lieux, valise à la main.
L’homme hésite à le suivre, mais le sycophante
Le pousse dans le dos, encouragé par le chef de gare
Qui dit :
Nous n’étions pas ici. Nous ne désirions pas y être.
Chacun son métier. (au sycophante) Ne vendiez-vous
Pas des cigares avant de pratiquer la délation ?
Il vous arrivait d’en fumer. Dans l’antichambre
Vous fumiez les invendus. Personne pour le dire.
Mais à qui le dire ? Je l’aurais dit si j’avais su.
Pauvres de nous. Nous ne savons même pas jouer.
(il singe un tragédien connu de tous) Nous n’avons
Pas la clé : celle qui revient. (considérant Río qui
s’éloigne de plus en plus vite) Quelle chance il a !
De posséder ce qu’elle lui laisse. Nous voilà seuls !
Nous qui ne l’avons jamais été. Même aux pires
Heures du théâtre national. Seuls et amoureux
L’un de l’autre. Le chef de gare et le sycophante.
Quel beau titre pour une soirée qui ne l’annonçait
Pas ! (il tire le sycophante par la manche, hilare)
Ne soyons pas seuls en un pareil moment ! L’amour
Est bien. C’est la haine qui est mal. Dites-moi tout !
Scène déserte. Plus rien. Le chef de gare fait le tour. Le sycophante le suit, agité de spasmes. On entend les avions, mais on ne voit pas le ciel. La mise en scène n’a pas prévu le ciel. Il faut le deviner, l’explorer sans le voir. « Vous nous direz à quel moment il faut applaudir, n’est-ce pas ? » Le chef de gare fait signe que oui : cette didascalie est prévue, elle. Le sycophante proclame sa confiance dans le texte. « N’applaudissez pas maintenant ! Ma proclamation ne fait pas partie du spectacle. Je la publierai à part et à compte d’auteur. Bientôt en librairie ou chez le marchand de valises. Marchand pour marchand, n’est-ce pas… ? »
LE CHEF DE GARE
Heureux
Qu’est-ce que j’étais avant… ? Vous
Me posez la question, je le sens.
Non… pas gardien de troupeau.
Pas comédien ni le contraire.
(soupir profond)
J’étais ce que j’étais. Mais sans
Métier. Fils de la maison. Jeune
Après avoir été vieux. Affamé
Mais sans perspective de vol.
Je pouvais jouer tous les rôles.
Quelle polyphonie impossible !
On ne naît pas pour naître.
Je me prenais pour l’arbre.
Soumis aux saisons comme
L’arbre qui ne meurt pas ici
Mais ailleurs. J’avais le sens
De mon côté, comme le joueur
De foot. Sans outils pour être
Et tout pour devenir. Héritier
Sans héritage. Cadavre sans
Mort. Père sans fils ni fille.
Amoureux sans amour, las
De l’ancien comme du nouveau.
La ville me connaît. La terre
Me donne le fleuve. Qui sont
Ces gens ? Vitrines des reflets
Et non pas de leurs contenus.
Ouvrez la porte avec ou sans
Clé. À un moment donné,
Peut-être à la fin, l’objet
N’explique pas son apparition.
Ou alors il faut croire qu’on
N’a jamais été enfant. Aimez
Moi comme vous voulez. Ou
Ne vous retournez pas sur
Mon passage. Je fuis ou j’arrive.
Qu’est-ce que c’est beau d’être
Jeune et vieux à la fois ! Ni l’un
Ni l’autre. Sans transparence
De voyage. Iceberg des plans
À traverser d’un continent à
L’autre. Sans îles pour repos.
Sans vent en poupe. Poète
Raté. Mais pas sans charme,
Avouez-le. Sans moi (ici le sycophante dit mais pourquoi moi ?)
Comme la page serait belle
Si je la tuais ! Je n’ai jamais
Tué le temps à ce point !
Non, je ne vous envie pas !
(le carré se met au rouge)
Nous avons un train à prendre.
Rideau.
Le rideau s’entrouvre et Río passe devant, hésitant toutefois.
Il entreprend la descente par l’escalier.
Il est à mi-chemin quand Blanco apparaît dans le rideau, disant :
Je suppose qu’on ne te reverra plus…
(un temps)
Je m’étais habitué à toi, depuis le temps !
Ça va me faire drôle de continuer sans toi.
Je ne sais même pas ce que je vais continuer.
Comme si ça n’avait jamais commencé, vois-tu ?
Je me sens dépossédé, pauvre même, sans rien.
Hé ! Ne cours pas si vite : je ne te suis pas !
Je ne suis pas fait pour quitter les lieux.
Je ne sais même pas ce que je rencontrerais
Si je sortais de ce théâtre où je ne joue plus
Depuis que je sais jouer : envoie-moi une carte
Postale à ton arrivée : en admettant que tu saches
Où tu vas : pas sans un détour par le passage
À niveau : toute trace effacée : les feuillages
Sont mouillés à cette époque : puis l’hiver
Appelle un printemps sans nouveauté en
Attendant que l’été bousille ces rêveries !
Mais tu sais déjà tout ça : pour l’avoir vécu
Plus d’une fois : tel est ton personnage : fleuve
Sans estuaire : à marée basse les roches noires.
(se souvenant) Ah ! Tu oublies le sauvageon
Arraché à la forêt de la qasida. Ce peu de terre
Enracinée dans la chair sépulcrale : tu chanteras
Si la musique t’inspire : aux tours des moucharabiehs
Les pétales envolés comme autant de lettres.
Que la terre est ancienne si on y revient !
Ne m’oublie pas, Río. N’oublie rien de cette eau.
Tu nourris l’anguille musclée ainsi que la sèche
Trompée / des couteaux s’ouvrent sous la vase
/ nous sommes de retour et pourtant c’est la mort
Qui arrive avant nous : comme autant de pétales
Emportés par le vent ou les possibles ruines d’or
Fin : je ne te retiens pas : j’ai mon job ici : peur
De tomber plus bas : en coulisse les fruits amers !
Parlons pour ne pas agir contre ce que le soleil
Éclaire de sa lente extinction. Parlons d’écrire
Sans faire d’histoires : terre vieillie de trouvailles !
Heureusement que tu n’es pas un personnage !
Traverse l’orchestre en son milieu vaguement
Oblique : les battants immobiles frémissent :
Qui empoigne la poignée pour te laisser passer ?
Tu ne verras pas ces yeux comme tu n’as jamais
Vu les miens : ni ceux qui se souviennent de toi.
Dehors, c’est la nuit : et la nuit, ici, c’est le jour
Ou sa promesse : selon le spleen en vigueur /
Je vois ça d’ici : ta lenteur de récit en attente
De chute : les animaux te suivent à la trace :
Tu rencontres le fleuve pour la première fois,
Toi : fleuve sans terre : quel village se nourrit
De ton œuvre ? (un cri) Attends, Río ! Je n’ai
Pas fini : ne t’en vas pas avec mon ébauche !
Mais Río descend encore quelques marches.
Il a la tête baissée.
Comme il n’y a pas de rampe, il oscille.
On entend son murmure, mais rien de plus.
En haut de l’allée centrale, la porte cliquète.
« Ce n’est pas la bonne clé, je le sais bien…
Je pars pour ne pas en dire plus. »
Il atteint le plancher.
Blanco continue :
BLANCA
Les sentiers de jadis sont devenus des routes
D’asphalte et de panneaux ; mais l’âne suit
Son âne sous le ciel blanc ; une rose tache
Le vert entre les murs ; nous étions heureux ;
La vieille poésie cheminait en poussière d’or ;
Les enfants suivent ; ni silence ni voix, l’amour ;
Je ne te retiens pas ; je ne reviens pas non plus ;
Planches disjointes pour l’œil ; dalles aux joints
De sable ; le seuil se creuse encore chaque jour ;
Mais je ne connais plus ces nuits ; trilles têtus ;
Quel chemin de la mélancolie à la tristesse !
Monte puis descend ; souffle aux angles morts ;
Rature de la pointe de son bâton ; une figue
Éclabousse ; l’or des surfaces conquises par
La copla ; qui revoit qui en ce moment ? Je
Suis ce que le refrain veut de moi ; n’oublie
Pas ; l’Arabie plus que tout autre sainteté ;
N’oublie pas que tu es venu ; personne ne
T’attendait ; fleuve des lits, histoire des nus ;
Aux rayons se partitionne ; tu ne sais plus
Qui est qui ; mais il n’y a plus de personnages ;
Cousins et cousines du vieil horizon couchant ;
Ni pleur ni même douleur ; comme si l’esprit
Possédait les lieux ; rien n’est joué d’avance ici
Bas ; rien ne se joue à deux ; de l’impression
Nulle trace savante ; quelque chose entre
Plaisir et douleur : sans nom par l’entremise
D’une poésie acquise et non pas retrouvée ;
N’écoute que les possibilités de mes formes ;
Le jardin recueille les tons ; coule cette semence
À la tangente des escaliers ; si j’écrivais, Río,
Au lieu de jouer, la mer ferait de toi un nouvel
Ulysse ; nous attendons l’automne et ses pluies
Torrentielles ; la terre une fois encore ravinée
Jusqu’à l’os de la vieillesse ; racines visibles
Enfin ; puis ta main lisse la terre des châteaux ;
N’oublions pas ce qui se perd autrement ;
Ta vague déferle contre le parapet ; sel des
Os ; nous avons aimé une fois ; éternité.
Et c’est signé :
Blanca.
Classiques accords comme la pluie, dit Río
En réponse / il remonte l’allée avec l’ouvreuse
/ il la tient par la taille / « ne soyez pas triste »
« si le public était là, mon pauvre ! »
Blanco chante ce que Blanca joue sans lui.
« vous oubliez la conduite »
« je ne sais pas ce que j’oublie »
« rien ne pousse ici ! on se sent seul ! »
Après l’horizontalité, l’écriture essaie la verticale
Des planchers.
« je ne sais pas si je pars…
si ça se fait : je sors. »
Il la tient toujours par la taille
Et elle se laisse conduire, agitant sa lampe.
« par ici »
La clé inexplicable autrement / dans la main.
N’ouvre qu’une porte lointaine, oubliée.
Elle pousse avec le pied la porte du présent.
Il ferme les yeux comme si la lumière…
« mais il n’y a pas de lumière »
« on ne sort pas à n’importe quelle heure »
Voix autour de soi : en représentation.
« je ne sais plus ! »
Et se jetant sur ses genoux, il enfouit sa tête entre les cuisses.
C’est ainsi qu’il étouffe son cri.
« qu’est-ce que je fais maintenant ? »
Elle agite sa lampe.
Les fresques s’animent.
Les statues de plâtre.
Les mains courantes.
Le velours des seins.
« je sais que je vais mourir avant de savoir vivre »
« je ne me suis jamais senti aussi seul »
« et moi donc ! »
Dès que l’image s’anime, elle appauvrit le sens,
Dit quelqu’un au passage.
Et Río dit en réponse :
Combien de fois ai-je pensé avoir atteint
Le bout du chemin, à l’endroit où plus rien
Ne dit son nom ? Une fois l’an, en hiver ?
Ou autant de fois que je suis sorti de chez moi ?
Rien ne ressemble moins
à l’intérieur que l’extérieur !
J’aurais dû choisir un autre métier ! Mais
Je n’ai pas choisi : il faut être dedans pour
Regarder dehors, plate tautologie de l’être
Qui n’a pas encore trouvé les moyens d’existence.
Penché comme à la fenêtre, ne voit pas
Que la vitesse est relative : s’imagine
Qu’il est déjà venu : avec d’autres temps.
Un métier d’homme. Des outils d’encyclopédie.
L’odeur de l’atelier. La sueur des autres. Vivre !
Au lieu de hanter les lieux. Entre au théâtre et
N’en sort plus : « tu joueras ou tu seras joué ! »
Pas d’autre choix après l’éducation en croix /
Et une fois dehors, l’intérieur est bourgeois :
Tiède comme l’eau des fontaines andalouses ;
Lent comme ce qui ne se raconte pas ; exsangue
Mais de chair ; avec un enfant en guise de clé !
Jette les pierres par-dessus son épaule,
À l’aveugle : devant le temps ouvre ses
Cuisses / qui installe les crépuscules si
Ce n’est Dieu lui-même ? Mais Dieu n’a
Pas de nom : l’homme en a un / femme
En puissance : prisonnier de son sang.
Pierres empruntées ou volées aux chemins.
Au passage des seuils et des propositions
Commerciales ; j’ai appris votre langue
Pour ne pas vous perdre : comme si l’or
D’un scarabée avait de l’importance !
Ces arrachements laissent des traces !
En filigrane une véritable histoire d’homme.
Si l’homme est la femme et l’enfant
L’homme lui-même : j’aime la poésie
De vos clôtures / nous autres herbes
Des prés et des sous-bois : animaux
Pris au piège du cercle infini, infini !
Que l’aphoristique l’emporte sur la voix !
Si ça vous chante et si c’est là que vous habitez.
Je passe mon chemin sans m’oublier.
Jusqu’où ? À quel endroit qui ne soit pas
Une chambre d’hôpital ou la place du mort ?
De quelle chandelle me parlez-vous ?
BLANCA
Gémissante
Nous n’étions pas loin de connaître le bonheur.
Encore une trace infime et le fleuve se jetait à l’eau !
RÍO
Seulement voilà je n’étais pas fait pour me jeter !
BLANCO
Tu le reconnais enfin ! Il a fallu attendre ce moment
Heu… tragique : pour que tu admettes la… chose !
Mais je n’en dis pas plus : de peur d’en dire trop.
RÍO
Qui était-elle alors que je ne savais pas qui j’étais… ?
BLANCO
Récitant
Le voilà plongé dans son lit de verdure !
Ô cresson justiciable !
Eau potable des maisons possédées par actes notariés.
Nous étions amis autrefois.
Et nous le sommes restés longtemps.
Mais les rêves nous ont séparés.
J’étais ce que je suis
Et il n’était pas là.
Voilà toute l’histoire.
Nous n’avons pas fait la guerre,
Pas pensé une seconde à notre pays
Et à ses filles de terre et d’os.
On perd son domicile dans ces conditions.
Le gendarme se méfie de vous.
On vous empêche de voter comme les autres.
Les vitrines deviennent des théâtres chinois.
Les portes redeviennent cochères.
Les jardins se peuplent de chats morts.
Qui hulule n’a pas de hibou en tête.
(se reprenant)
Le voir presque mort,
À une porte près !
Si c’est pas triste !
Après tant d’années communes !
Moi la fille et le garçon !
Le joueur et la jouée !
Et lui sur le devant de la scène, appris par cœur
Par on ne sait quel lauréat ?
Qu’est-ce qui tient encore debout après ça ?
Nous étions trois si je suis double.
C’était son bonheur, cette trinité.
Sa voix en dépendait.
Sa voix de fleuve tout juste en partance.
Moi comme jardin d’Alhambra
Et elle comme chant profond.
Quel comédien mieux servi ?
Et il s’en va maintenant !
Il est à la porte.
Le tapis est éclairé.
La rue s’annonce par ses affiches.
Son dos immense est perclus de douleurs.
Inscrivez la douleur comme graffiti !
Les bons textes s’écrivent sur les murs,
À la campagne comme à la ville !
Bientôt l’oxygène de Mars sera respirable et utile.
Nous ne savons pas où nous allons mais nous aimons notre passé.
Il y a toujours une fille pour le dire.
QUI ?
Toujours la même question :
Qu’est-ce que je fous ici ?
Il en fait une chanson puis : la mésange
À tête noire avale goulument une abeille
Au seuil de la ruche (au trou de vol)
À moins que le philante apivore /
Le trottoir est herbu ici, remarque-t-il
À voix haute alors qu’il est seul : mystique
Des soleils répandus aux pieds des murs.
Quelle thébaïde pour une déréliction !
Rouge coquelicot et avoine des champs.
Qui m’a déposé ici au milieu de tout ?
Je n’aime pas la terre ni la pluie.
Inventez tant que vous voudrez : des cultes
À foison si vous savez ce qu’est une foison.
Ni feu ni eau pourtant : l’herbe est jaune
Ici : nous sommes revenus pour exister
Encore : trop vieux ou pas assez jeunes /
Donnez un nom à chaque rehaut : accumulation
De gouttes en surface : qu’est-ce que je fous ici ?
Je me fous d’être ici / je ne suis pas venu : j’aime
Mieux dormir / ce monde ou un autre : kif-kif.
Chacun veut sa part de territoire, ici ou ailleurs,
Venu de loin ou vu de près : quelle saison s’en lasse ?
Les mots finissent par avoir un sens : quai de gare
Perdu au fin fond du pays, à la racine des montagnes
Qui donnent le la aux instruments spirituels : déposé
Comme un sac des messageries de la solitude.
Pour voir l’herbe déjà sèche, ses insectes pressés
: sans doute d’en finir : je n’ai pas désiré ce voyage
/ mais j’ai aimé l’enfance : aimé le voisinage, la mer,
Les ciels d’orage / qui m’aime si je n’aime personne ?
Voyez les traces des activités économiques qui
Expliquent qu’ici tout n’est pas vraiment mort :
J’ai aperçu (ou deviné) des yeux par l’ombre
Clairs et profonds : ou je les ai imaginés : ainsi
Commence le roman qui : tôt ou tard : deviendra
Poème : avec ou sans poésie : déposé comme feuille
À l’automne d’un voyage en tous points semblable
Aux émigrations mises en page par la pratique
Du rythme / ne me dites pas que j’ai sauté
Du train en marche : profitant d’un ralentissement
Consécutif à un suicide : saisissant cette occasion
De mettre un terme à ce déplacement insensé
D’un point à un autre de la possibilité de vivre.
Voilà toute l’histoire : anabas gueule ouverte
Dans le buisson : quel insecte se laissera séduire
Par cette langue « émergée » ? / l’anachorète
N’a pas vu Dieu ni entendu sa voix : la promenade
Est semée de gouttes sucrées : « ils finissent tous
en chambre » : avec ce désir de n’être pas le fils
Ni la fille : ce vœu qui n’est plus un désir : cette
Intention finalement : voyage horizontal par dé
Par définition / « ce poisson est l’ancêtre de l’hom /
Et de la fem / de l’enf / de ce qui est écrit au civil
Comme dans les annales du crime : ballast chauffé
À blanc : rails des laminages : le quai est un art »
Qu’est-ce que je fous ici ?
Cite des noms de choses appartenant à la nature
Ou du moins à ce qu’on imagine (communément)
Relever de ce socle d’enracinement : trouve des
Mots chez les autres : revisite les lieux : le mal
Est partout et le bien se fait rare, dit ma voix
Au silence du quai : herbes rôties des étés sans
Noces : tiges cassantes aux interstices des murs
Croissant devant : je ne sais pas pourquoi j’ai
Laissé tomber : ce ralentissement m’a inspiré,
Je crois : ce n’est qu’une histoire ou un fragment
Clinique des faits : venu de quelques-uns et allant
À la fin de soi : sans suite à donner à leur Histoire
/ ni pauvre ni vieux, ni malade ni exaspéré :
Ne trouvant pas le seuil de ces murs bâtis
En d’autres temps : je suis qui vous voulez
Que je sois !
Et je le suis ! Quel soleil m’ignore à ce point ?
Pas de valise, à peine vêtu, rien dans les poches
Et surtout pas le nécessaire : personne pour
Me dire : que je suis allé trop loin « que c’est
pas ici » / que je finirais bien par rencontrer
Quelqu’un / à sa table buvant son vin / pas
Noire l’angoisse / pas rouge la douleur / le temps
Exige de quoi payer : l’idée était d’entrer (ô la la !)
Dans la peau d’un autre qui ne fût pas moi / voilà
Toute l’histoire : celle de Río le fleuve sans amont
Ni aval : aucune étrave en travers des érosions /
Algues agitées de passages / sous les frondaisons
Trouvait le repos : et dormait comme s’il n’avait
Jamais aimé : les strophes s’annonçaient en masse
/ « un jour je saurai tout de vous » / qui est qui
À cette hauteur ? / lieux désertés ou ignorés :
Pourtant le quai témoigne d’une activité humaine :
Sans traces de pas (effacées par les vents) ni objets
Perdus ou jetés / déambule un instant (une seconde
Pas plus) les yeux examinant le sol dur et épars :
Des routes proposent leurs destinées, sans panneaux
Ni signes de vie : ici commence mon récit, après
L’histoire et avant le roman : poésie d’un lieu
Issu d’un ralentissement que rien n’explique
Ni ne conte : pensant ils reviendront bien un jour
Ou l’espérant malgré la colère : rien, pas un mot
Écrit, pas une sonorité retenue par cœur, rien
À plat : peut-être un théâtre, architecture en
Phase prémonitoire : « jouera tous les papeles »
À ce stade du pourrissement de soi en miroir :
L’éparpillement des os (la chair est oubliée depuis
Longtemps) / au cénotaphe des mains usées
Par le travail nourricier : jeté la clé au loin
Plutôt qu’à l’intérieur : sans souci de parabole
/ et les années installent rideau et rampe,
Coulisses et tringles, trappes et balcons /
Répétant qu’est-ce que je suis venu foutre
Ici : en ce lieu de non-voyage : presque nu
Et sans lendemain : créant la source et son eau
Pour aller plus vite que le vent de l’Histoire /
Assise dans ses voiles la beauté sur la margelle
Blanche de chaux : n’oubliant ni la rose ni les
Chants d’oiseaux reconnus à leurs positions
Sur la branche : personne pour dire le contraire
Ajoute-t-il au texte : revenant par superposition
Pas de transparences ici continue-t-il de penser
/ au frôlement des plis eux transparents : « ça
s’rait-il pas plus simple de le dire en chanson ? »
ou ailleurs : si tant est que la manière est situable
« je vois ça d’ici » / peut-être ami d’enfance… qui
Sait ce que nous savons au fond de nous ? / Qui
Descend le premier ? Qui en a parlé avant les autres ?
Voici les saisons et les sciences du comportement :
« nous avons aussi emporté les mots qui vont avec »
Comme bagages à surveiller aux ports : clés et chaînes
Du sens : on ne perd pas ce qu’on tient / passagers
Entre infini et profondeur : au bastingage vomissant
Des textes : écumes des houles : de temps en temps
Apparaissait une figure mythologique : genre demi
Dieu ou garce circonspecte : « nous partons tous
les ans » / chaque année le même itinéraire conçu
Par les spécialistes des déplacements de surface :
Amours clandestines : ancillaires si possible : nièce
Volage et pas assez âgée pour figurer sur la toile.
Ce qu’un simple appareil textuel peut suggérer
À l’esprit : pourvu qu’il se prête au jeu : gagne
Quelquefois : offre alors le gite et le couvert :
Loups et vents : le feu couvait « que voulez-vous ! »
Voici le fer rongé par l’attente « comme je vous
l’avais promis » oui oui des ponts glissants de sel
Et d’écailles : des histoires en veux-tu en voilà !
Entre et sort : sinon réplique : ou passe son tour
: « c’est dingue comme la critique peut vous
blesser même si vous avez raison ! » / poitrines
Exténuées offertes en sacrifice non pas aux dieux
Mais à ses saints : monarques des vitrines joyeuses
: le monde dans la main et la main sur la rampe
Fraîchement vernissée : têtes hautes des satisfaits
Et paluches noires des mal nés : « je revoyais tout
ça sur le quai alors que personne ne pouvait
témoigner de mon improbable solitude » / mort
Pour rien : « qu’est-ce qui ne s’oublie pas si le pays
n’en est plus un ? » / des fois on s’alimente de sucre
Et d’autres fois de sa fermentation : de l’enfance
De l’art à son enterrement : « il doit bien y avoir
un cimetière dans ce trou perdu » / mais perdu
Comment ? À quel endroit de la logique imposée
Par la sagesse ? Nous aimons les fleurs et les gouttes
De rosée. Qui se perd en chemin dans les châteaux ?
Quelle guide aux genoux rouges n’en rie pas une
Fois rentrée chez elle ? Pourquoi moi et pas une
Autre ? / arpentant le quai désert et inutile :
Je revoyais (littéralement) ces tours en pays
Étranger : pourquoi sommes-nous allés si loin ?
Oui oui le poème doit se mordre la queue ou
Passer son chemin ! Je n’ai pas l’âge de ma fille.
Nous aimons les lieux d’ombre et de soleil caché.
Voyons si c’est par là comme en mer les observations
De la hune : si nous n’étions pas deux cette lune
Là-haut foulée par l’homme : quelle écriture
Pour ce voyage ? Les journaux ressemblent
À nos romans : ou l’inverse : genoux rouges
Et mollets douloureux : mais la douleur
Ne se voit pas à leur niveau : seul le visage
Est signifiant dans ces circonstances un peu
Comment vous dirais-je ? / rien de tel au verso
De nos cartes postales : quelle que soit la saison
/ les objets composant le jardin s’assemblent
Toujours de la même façon : ce qui change :
C’est la saison : encore que les années, ma mie…
Sur le quai seul et sans argent pour le dire :
L’excuse du ralentissement : « ne descendez
sous aucun prétexte ! » / mais descendu il
Ne trouve pas même la force de se souvenir
: il observe les herbes calcinées de cet été
Particulier : la pierre concassée : les mottes
Dures : ici et là des habitants furtifs : insectes
Pour la plupart : rien à boire ni à manger : rien
À voir en marge de l’attente : pas un arbre
Pour s’interposer entre le ciel et soi : la mort
A un visage : « si vous me le demandez : je
propose le mien » / Quel désert au fond !
Entre les civilisations : ne servant pas même
De transition : le seul souci c’est l’eau et avec
L’eau l’insolation / histoire d’une évaporation
En style sibyllin : aimez-vous cette dispersion
Des moyens hérités d’une longue tradition ?
Qu’est-ce que je fous… un bon petit métier
Ou à défaut quelque chose à faire, utile ou pas
/ sans oublier la reproduction de l’espèce et
De ses choix civilisateurs / on apprend vite si
On veut : et je sais que vous voulez ! Arrrghg !
Quelle misère si on y pense ! Se trimbaler d’ici
À la rue et de la rue au pot : à fleur du style et
De sa nouveauté : je vends pour ne pas travailler
Comme les autres « rentre en possession du bien
que la vie te donne de droit » / des lunes sous
le soleil : Qu’est-ce que je fous ici ?
Rien pour écrire, pour dessiner, pour composer
Les graphies de l’émerveillement, rien sur terre
Mais : là-haut ? Ou dessous en grattant un peu ?
Se dit ça ne durera pas arrive le moment quelqu’un
Pose la question : qu’est-ce que vous foutez ici ?
Décline alors quel nom ? / exhibe quels papiers ?
/ quel visage ressemblant ? / dit vous ne me con
Connaissez pas / voyez cette abeille dans le bec
S’agitant parce qu’elle sait ce qui l’attend — lui :
(ou elle) On voit ça tous les jours si nous chante !
Ne perdons pas de temps en babioles ! Suivez
Moi ! je connais le chemin : je suis d’ici.
Pense il y avait longtemps que je n’avais ouï
Le d’ici des origines de mon enfance / joie
Constante puis cassure nette du récit enjambé
Par temps de soleil et de mer : je sais où je vis
Mais je ne sais pas où je suis / « quelle question ! »
Ce type sentait la bière et le tabac : « pas la
première ni la dernière : on a l’habitude : suivez
moi ! » / comme si j’avais besoin de ce théâtre !
Jambe de bois ou d’ivoire : ce qui t’appartient
Parce que tu vis et que d’autres sont déjà morts.
Des mots dans le dictionnaire de la nature :
Tout y passe : et l’hiver le vent amène ses loups
/ cogne la cognée et enjambe la jambe : enfance
Interrompue non par suicide mais sans la mort
Qui lui donnait un sens : jusqu’à ce que la langue
S’interpose entre le Bien et le Mal : que l’autre
Légifère par procuration : que toute sépulture
Ait son dieu : toute union sa fornication et :
Descendant de son palais suivant le sens de l’eau :
Plus bas il vit que le train sortait du tunnel et :
Qu’au passage à niveau elle l’attendait : plus
Loin : le quai écrasé de chaleur : des heures
d’attente : Qu’est-ce que je fous ici ?
Oui oui ce personnage venait à moi sans intention
De changer une virgule :
LE SYCOPHANTE
Alors comme ça dans la rue il raconte
À qui veut l’entendre
Ce que ce prince vint lui annoncer :
« il sera toujours trop tard »
Río prend le temps d’une vitrine,
Sans envie, sans jalousie, pas hypocrite pour un sou :
Le prince est dans son dos,
Dit se nommer « Gor Ur » et avoir hérité du Bien comme du Mal,
Autrement dit d’une équation égale à rien.
RÍO
Pas déçu
Tant pis ! On parlera d’autre chose.
Vous êtes invité au cocktail ? Je le suis.
C’est ainsi que je monte et que je descends.
C’est ma vie ! Je n’en possède pas d’autre.
En tout cas je ne fais rien pour que ça change.
Je ne crois ni en Dieu ni en l’homme : je pense.
Quelque part entre la mer et le pays, ma voix
Entretient ses instruments, jalouse d’elle-même.
Je n’habite pas un réseau conçu pour habiter
Avec les autres :
Jadis j’étais fleuve et mer
Je ne suis pas devenu.
Père non plus.
Pas pu rester enfant.
Les os ont leur volonté.
Seul le sang n’a pas d’âge.
J’aime suivre les phrases
Qui marchent devant
Pour qu’on les suive.
Jamais poème ne m’en a voulu.
Ils trottinent derrière moi.
Je me souviens des moins faciles.
Mon spectacle ne vaut pas plus cher.
Fleuve j’étais dedans mon lit.
Habité et grossi par le temps.
La surface est égale à la profondeur.
Mais ce jadis me turlupine.
Il a toujours été trop loin,
Et ma main de cascade jamais
N’y a trempé ses doigts.
Rien devant qui ressemble
À une promesse : rien de vrai.
Mes rives sont des rives
Et mes joncaux des sabbats.
J’en ai perdu la langue.
Mais pas muet pour autant !
En portier ou en vigile,
Je suis digne de mon rôle.
Je connais ce que je connais
Par cœur et à l’estomac.
On peut me faire confiance :
Je coule de source.
Mais ce jadis aux airs d’enfant,
Ni mort ni revenant,
Joue avec ma patience
Et déjoue mon impatience.
Ma voix s’en trouve mal.
Ce qui est bien pour les uns
Et pas assez pour les autres.
Mes villes sont des villes
Et mes ports des éphémères
Aux ailes de poussière.
Naguère n’a pas de sens
Comme tout ce qui n’existe pas.
Peut-être a la couleur du temps.
Peut-être fleuve ou peut-être pas.
Enfant ou personnage à jouer
Comme on abat une carte
En plein cœur.
LE SYCOPHANTE
Jolie chanson ! Avec un peu de musique
Et de la voix, et peut-être quelque assonance
… Vous hésitez, Río… Quelle légende vous accoquine ?
RÍO
Amusé
Ne secouez pas l’enfant pour le déposséder !
GOR UR
Désignant le carton d’invitation
J’imite bien les signatures, mais celle-ci est la mienne.
Vous en doutez ? (un temps) Je ne puis le prouver…
RÍO
Je ne vous demande rien !
LE SYCOPHANTE
Ce serait ma signature…
RÍO
Peu importe qui m’invite aux réjouissances en vigueur !
Il n’est pas mauvais, en sortant du théâtre…
LE SYCOPHANTE
Mais vous
N’en sortez pas ! Vous fuyez ! Vous avez presque disparu !
RÍO
Toujours amusé
N’exagérons rien ! Tout au plus je vais
Où le vent me pousse : cela ne s’appelle
Pas : fuir / et bien sûr je suis sorti : voilà
Qui explique ma disparition interrompue
Par…
GOR UR
Présentant un autre carton
Gor Ur. Je possède…
RÍO
Hilare
Ah ! Ah ! Il possède !
Facile à dire à quelqu’un
Qui ne possède rien !
LE SYCOPHANTE
Rien ! Mais alors ce qui s’appelle rien !
RÍO
N’en rajoutez pas ! Rien et rien c’est rien.
Et encore rien c’est toujours rien. Ainsi
Jusqu’à ce que mort s’ensuive ! Gor Ur !
GOR UR
S’avançant comme un domestique
À votre service… heu… si je puis dire…
RÍO
Vous descendez du train vous aussi… ?
GOR UR
Non… de mon palais… et de ma lignée,
Cela va sans dire…
RÍO
Pourquoi m’avez-vous invité, je dirais :
Cueilli au saut du théâtre où j’ai perdu le sommeil !
(Gor Ur hésite)
Il y a bien une raison… Mon talent de… comédien… ?
GOR UR
Se ressaisissant
Entre autres… J’ai pris conseil… Je ne vous connaissais pas…
RÍO
Conseil, dites-vous ? Auprès de qui, de quoi, comment et : pourquoi ?
GOR UR
Ma foi… Je ne crois pas me tromper…
RÍO
Mais on a pu vous tromper…
GOR UR
Souverain
Les morts ne mentent pas… que je sache…
RÍO
Mais ils ne parlent pas non plus… que je sache !
LE SYCOPHANTE
Nous avons eu une morte aujourd’hui…
Au passage à niveau…
Un arrêt technique s’en est suivi…
RÍO
Grimaçant
Écrabouillée sous le train ! Pouah !
GOR UR
Très théâtral en effet.
RÍO
Singeant
Sgrouiiitch ! Ni chair ni os ! De la bouillie !
Le train a ralenti (je m’en allais) et je suis descendu
Sur le quai : cette lenteur m’avait inspiré.
La chaleur aussi sans doute : pas de vent.
Une mésange. Personne. Plus de train.
La plaine plantée d’agaves. Un moulin
En ruine. Des figuiers de Barbarie sans
Figues. Pas de traces sur le chemin. Nu
Presque j’étais. Sans argent. Prêt à tout.
Je suis le fleuve que poursuit l’enfance.
LE SYCOPHANTE
Relatif
Elle ne vous poursuit pas !
Tout au plus se signale-t-elle
Par ses cris… d’enfant.
RÍO
Irrité
Sans cesse revenant sur le métier et jamais
Satisfait par le produit de ce travail têtu.
Je sais de quoi je parle quand j’en parle !
Tandis que vous…
LE SYCOPHANTE
Satisfait, à Gor Ur
Je me suis renseigné, figurez-vous.
GOR UR
Il y aura du monde. On jouera
À se raconter des histoires.
La vôtre trouvera son audience.
Nous sommes beaux joueurs,
Tous autant que nous sommes.
RÍO
Mais qui êtes-vous ?
Je sais ce que je suis,
Et même ce que je vaux,
Mais rien sur votre compte
Et sur celui de vos… amis.
Parmi lesquels une morte
Qui… vous a parlé de moi !
GOR UR
Impatient
Vous verrez bien.
(consulte son oignon)
La nuit nous laisse le temps. Montez avec moi. Nous prendrons le funiculaire. Maldoror l’emprunta. Je ne saurais vous dire dans quelles circonstances… Mais il y a laissé sa trace melmothienne. Elle me la donna à observer, alors que jamais je ne l’avais remarquée, malgré de multiples emprunts. Ah ! sans ce funiculaire, que de courses folles ! Essoufflement avant d’atteindre la porte. Ces deux niveaux de la ville en ont épuisé plus d’un avant la construction de cette rampe mécanisée. Je fus l’un des promoteurs, en tant que conseiller municipal. Mais l’entreprise ne me rapporte rien. On se souviendra de moi le moment venu. Une niche est prévue à cet effet, à la hauteur du guichet d’en bas. Ne me demandez pas pourquoi en bas et pas en haut. Je n’ai pas participé à cette décision, ni posé la question. Je sais seulement que ma représentation aura à peu près l’âge que j’ai aujourd’hui. Ledit âge mûr. Qui ne dit rien de l’enfance mais passe sous silence ce qui l’efface définitivement. Laissez-moi vous montrer. Levez les yeux, pas plus haut que les acanthes : c’est la niche, ma niche. Je l’occuperai ad vitam aeternam. Bien sûr, comme vous le faites remarquer (vous n’êtes pas le premier) il faudra lever les yeux. Mais que voulez-vous : c’était ça ou rien. Alors entre rien et quelque chose, mieux vaut s’en tenir à ce qui est et oublier ce qui ne l’est pas. Je vous le dis comme je le pense. Et ce n’est pas une critique. C’est par ici…
Prenons un billet. J’ai ma carte d’abonné. Entre nous soit dit, je ne paye rien. Cela doit bien se savoir, mais personne n’y voit d’inconvénient. J’imagine…
Il faut attendre. On entend les grincements de l’acier. Dessous, l’herbe pousse. Et ça monte ! La gravité se souvient de nous. On peut fumer si ça n’importune personne, mais il se trouve toujours quelqu’un de fragilisé par l’air du temps. Vous verrez comme j’ai raison. Je montre mon étui avec ostentation et quelqu’un me fait signe que non. Il ne me reste plus qu’à le rempocher. C’est discret et sans dispute. Je n’aime pas ce genre de discussion. Bien que cette renonciation me prive du plaisir de fumer en montant… ou en descendant. Je me contente de mesurer la friction des câbles et des rouages. Je pense à ma niche. Un budget, tout de même. Voté à l’unanimité. J’avoue que j’ai eu peur d’une réticence. Mais aucun signe de contestation sur les visages de mes colistiers. Même l’opposition s’est ralliée à cette idée de niche. Il n’y aura pas d’autre trace de moi dans cette ville. Vous écrivez… ?
RÍO
Surpris par la question
Pas au point de posséder une niche…
GOR UR
Oh ! mais je ne suis pas encore dedans ! J’ai bien le temps de… vous savez.
RÍO
Je ne sais pas tout.
GOR UR
Mais vous attendez. Comme tout le monde. Il n’y a pas grand-chose à faire d’autre… en attendant. Autant profiter de cet espace pour en écrire quelque chose. Inutile d’en sortir pour aller taper le carton ! Ou se perdre dans les lacets d’une conférence.
RÍO
Que dire des spectacles… ?
GOR UR
Par ici… Comme je vous le disais, je n’ai pas de niche ici… en haut. Nous ne mettrons pas longtemps. J’habite les beaux quartiers. On y côtoie les meilleurs hôtels. Avec une facilité ! Je ne vous dis pas. (marchant) Ainsi, vous écrivez… Ne dites pas le contraire. J’ai connu des comédiens. Des comédiennes surtout, mais je ne veux pas vous ennuyer. (un temps) Qu’est-ce que vous écrivez, vous… ?
RÍO
Je ne suis plus un enfant.
GOR UR
Vous écrivez je ne suis plus un enfant !
RÍO
J’essaie de l’être, mais je ne peux rien écrire d’autre.
GOR UR
Perplexe
Du diable si j’y ai jamais pensé !
RÍO
Gamin
Mais je n’y pense pas. Ça me vient comme ça.
GOR UR
Prosaïquement… ?
RÍO
Si vous voulez dire : sans poésie, c’est comme ça que ça me vient. Je n’y peux rien. C’est comme monter dans le funiculaire : je monte ou je descends.
GOR UR
Il n’y a pas d’arrêt intermédiaire, en effet… C’est une idée à creuser. J’en parlerais au Conseil. Mais il s’agit de savoir en quels termes. (frappant sa cuisse) Vous ne les connaissez pas.
RÍO
Non, en effet. Moi pas connaître eux. Eux pas connaître moi. Eux peut-être connaissent mes personnages. Si eux venir au théâtre…
GOR UR
Eux venir.
RÍO
Alors eux savoir.
GOR UR
Nous arrivons. Il y a déjà du monde. Vous êtes attendu. Pour la rémunération…
RÍO
À pile ou face !
La poésie voulait une scène.
Mille poètes comme troupeau.
En quelle saison se passer du monde ?
Pas de science sans hypothèse.
Je vous dis ça comme ça.
N’importe quelle courbure,
D’échine ou de plan de travail.
Plus moyen de s’en passer.
Deux mille poètes extraits
Des meilleures universités
Et des travaux des champs
Et des villes : pendant ce temps
L’envers du monde s’organise.
Ce que la science éclaire
A perdu de son éclat : murs
Des religions comme tombe.
Qui désire se mesurer au temps ?
Sur son cheval un justicier.
Je me nomme moi-même.
Mon nom ne vous dira rien.
Voyons si l’extase vous convient mieux.
Un tapis de feuilles encore vivantes.
Et pas de vent pour les emporter.
Des oiseaux explorent le creux des arbres.
Voyez à quel point nous avons perdu la partie !
Pour répondre à votre demande…
Prisonniers des succédanés, chaussés
De la boue des chemins imaginaires
Où progresse l’idée de bonheur
Constitutionnel.
Aimez-vous les uns… que la modernité est une question
De temps à négocier avec la nécessité de « bosser » /
Grimaces des goules en prime /
Voyez à quel point…
Trois mille du même acabit, bavards en possession
Des réseaux : les baratins suintant aux murs des
Laboratoires : je reconnais que c’est ma f…
L’anabas entrevu un jour de pluie
Près de la maison envisagée comme
Atelier : ma très grande f…
Par ici la sortie… Nous vous contacterons…
« Le jour venu nous avons abandonné nos biens »
Extase je vous dis !
Au bas mot la joie.
Par ici nous avons vécu en…
Quatre mille d’entre eux :
Électeurs et acteurs / notre courrier
du… une mésange au trou de vol
/ « des fois je ne sais plus ce que
je f… » / en vacances les possibles
Excursions plus loin que ce qu’il
Convient d’admettre : ils étaient
Des milliers, tous plus bavards les uns que les autres.
Moi, devant ma porte, je fumais une cigarette puis :
Une autre — passible de temps perdu à retrouver.
Nous avons en réserve de quoi vous…
Voyez
Comme poésie rime avec poésie — et fermez
La ! — ceci est le seuil de ma maison : je vis seul
La nuit comme le jour : avec des voisins style je
ne sais pas cuisiner — ils ne savent pas baiser non
plus — un âne est un âne : ne sortez pas sans votre
âne : il vous le rendra : et laissez-les s’entretuer
ou au moins se nuire : par l’intermédiaire des idées
qu’ils se font de la société et de la manière de s’y
comporter :
Le recours au vocabulaire des lieux
Est inévitable : vous avez droit à…
Qui veut mes belles pommes ?
Une jambe faite pour enjamber,
Une tête pour téter, et une langue
Pour dire quelque chose des fois
Qu’on me le demanderait : sait
On ce qui nous attend à la sortie ?
Pas plus bête de p… « ça marche tout seul ces engins !
Autrement dit : pas besoin de s’en faire : le soir à la
Veillée : et devant sa télé : la bouche pleine de poésie
Peu importe le style de v… « nous avons pensé à v… »
Passait par là pour enrichir son vocabulaire car
Les mots ont non seulement un sens mais aussi
Une poésie en soi — « je veux bien sortir sans m… »
Des milliers… sans qu’on puisse les compter… morts
D’encre… Si vous le souhaitez nous p… il faudrait
Trouver le moyen de considérer le tout en transparence
Qui aime ce que personne n’aime ?
Rien dans les vitrines ni dans les conversations.
« je passais par là alors je me suis dis q… »
Ce que nous aimons se lit sur notre visage, croyez-moi.
Ce que nous voyons dès qu’on ouvre la porte : cher
Loyer des sommeils / qui mérite qu’on le c… signe
Si vite tracé qu’on en a perdu la clé… ce Paradis
est en usage depuis si longtemps q… des milliers
— vomissant au bastingage — « mais qui lit
ce que j’écris si ça n’amuse personne ? »
Voici ce que je sais de ce jardin
— celui qui vous plut tant —
J’en ai cueilli les mots pour
Vous plaire encore une fois.
Nous descendions la pente douce,
Au rythme de l’eau qui s’écoulait.
Je me souviens de cette terre
Comme si je l’avais reçue en héritage.
Que les fruits sont savoureux en été !
Étrangers parmi les étrangers —
Nous descendions comme sur le quai
À Brindisi où meurt une dernière fois
Ce que la poésie a révélé à l’esprit.
Je sors et qu’est-ce que je vois si c’est pas…
Ce que nous voyons quand il n’y a plus rien à voir.
Et ce que la vérité finit par imposer un jour ou l’autre.
Un flux incessant en attendant de vérifier par l’expérience
La loi du reflux :
Friches de métal embuissonné.
Le feu prend par inadvertance.
Nous pensons que vous avez t…
Et pendant des années le pauvre type vend sa force de travail.
Ainsi perd ce qu’il ne gagnera pas.
Le bonheur est une question de const…
Petite mort des recroquevillés devant leur pizza.
L’écran n’est pas un miroir… si vous avez pensé
En traverser la minceur : que le diable vous emp…
« j’ai forniqué avec une gosse de neuf ans »
Si vous avez le temps… l’amitié et ses repas dominicaux.
Si je vous raconte ça… le bonheur de participer à vos…
Qui dit quoi… les deux-roues de l’angoisse ou
de la paresse : j’hésite…
Sans l’ivresse des profondeurs, vous savez… non
Je ne sais pas : pas pris le temps de reconnaître
Les lieux : nous avions hâte de déchiffrer les murs.
Et pendant ce temps un mince filet d’eau nourrissait
Les fleurs au pied des murs.
Nous suggérons une p… avec la vitesse acquise
Et tous ces flics dans les marges… Nous pensons
Que pour votre bien il serait n… un théâtre planté
Dans le décor de vos errances parmi les nouveaux
Venus : la haine vient d’en bas : dites-nous ce que
vous p…
Pas plus haut que son chat
Le jour où il est tombé amoureux
D’une messagère en vogue dans
Les milieux éclairés : en conçut
De l’amertume, de quoi voyager
Bien au-delà de ce que la raison
Inspire en temps ordinaires.
Et ils ne l’étaient pas, ô soleil !
Qui sera le prochain p… qui dit pile dit face.
LE SYCOPHANTE
Bravo !
J’y étais. Le conteur (car nous jouions) venait d’abuser de notre patience. Je m’explique : nous n’étions pas là pour nous livrer pieds et poings liés à ce lyrisme teinté d’épique qu’il nous a servi sans se soucier une seconde de ce que nous pouvions en penser. Il ne jouait pas le jeu. Nous aimons les histoires. Pas ce qu’elles inspirent à celui qui se sent pousser des ailes dès qu’il s’agit pour lui de se donner en spectacle. Certes, certains ont applaudi. Les uns par politesse, ou lassitude, les autres, pourquoi pas, parce qu’ils appréciaient le style ou je ne sais quelle vertu dont ils ne cachaient pas (ou plus) être les partisans inconditionnels. L’hôte allait de l’un à l’autre pour se faire une idée de l’effet produit sur notre assemblée ainsi divisée à l’occasion d’une sorte de test dont il allait être question sur nos réseaux respectifs. Il a fallu attendre, patiemment, que cette agitation cesse de nous inciter à la révolte. Bien sûr, nous n’étions pas chez nous et il nous revenait de nous en tenir aux convenances, ce qui ne serait plus le cas une fois lâchés dans les maquis du cyberespace. D’ailleurs les plats arrivaient, entre les mains expertes d’un personnel trié sur le volet. Nous étions, en quelque sorte, invités à partager ce qui nous était offert dans la seule intention de noyer le poisson. Nous n’avions aucune raison de manifester notre opposition, d’autant que la qualité des mets et des boissons qui les accompagnaient ne se prêtait absolument pas à la critique. Nous acceptâmes même de féliciter l’impétrant, en termes plus ou moins sibyllins, je ne le cache pas. Il dut capter quelque chose de notre désapprobation et s’attendait sans doute à ce que la situation finisse par s’envenimer. Cependant, il ne se passa rien d’autre. La soirée s’acheva sur les habituelles promesses de rendez-vous imminents. Notre histrion disparut comme il était venu : par enchantement.
Un témoin.
Une salle attenante au patio où se tient la cocktail-party, dans le style andalou. L’endroit est sombre, mais agréable, comme si on était venu y chercher la fraîcheur qu’un soir d’autan a rendu désirable. Le maître des lieux s’est approché d’une lourde table couverte d’un épais tapis dont les arabesques se devinent sous les lueurs de plafonniers au triste métal. Río a pris place sur une chaise au dossier si vertical qu’il ne se sent pas à son aise dans cette position, mais Gor Ur lui a flatté l’échine pour l’encourager à se laisser faire comme il convient à un invité auquel on tient à rendre un hommage sans limites. Une carafe est penchée sur un verre. Río fait signe que le verre est assez plein à son goût. La carafe se verticalise et il se passe un temps avant qu’elle ne rejoigne d’autres objets de verre sur un plateau dont les reliefs scintillent délicatement. Enfin, après avoir fait le tour de la table, comme s’il voulait en faire apprécier le périmètre, l’hôte bouscule une chaise semblable et, l’ayant fait pivoter sur un de ses pieds, l’immobilise sans s’y asseoir toutefois. Il s’appuie sur le dossier, un verre à la main, dans la position de celui qui propose un brindis. Río accepte cette mort. Dehors, c’est-à-dire derrière le moucharabieh noir et or, les conversations se mêlent au choc des couverts.
GOR UR
Je ne sais pas si vous me prenez au sérieux…
RÍO
En tout cas, c’est une idée à creuser. Mais comme je vous le disais, je ne suis plus du spectacle. (soupir) Je ne sais même pas de quoi j’ai envie maintenant que je ne suis plus du métier. J’aurais peut-être dû y penser avant…
GOR UR
Je ne crois pas que ce fut une décision précipitée, un coup de tête. Maintenant que je vous connais… Mais il était question de ce que j’entreprend moi-même et non pas de ce que vous allez mettre en jeu, je suppose, dès demain.
RÍO
Mañana veremos…
GOR UR
Aussi pouvons-nous dès maintenant nous entretenir de ce que vous appelez ma « petite idée ».
RÍO
Je n’ai pas dit qu’elle était petite ! Je ne me permettrais pas. Loin de moi cette… Enfin : quelle que soit sa taille, elle mérite d’être, comme je le disais, creusée.
GOR UR
Ah mais cé qué, mon cher, je ne vois pas comment nous pourrions la creuser ! En effet : elle est déjà jetée sur le tapis ! Son évolution, prévisible ou pas, est en cours !
RÍO
Vous voulez dire… (jeu) Oh non ! Je ne vous crois pas en mesure de… (inquiet cependant) Vous voulez dire que…
GOR UR
La boisson que je vous propose, qui se réclame justement de l’Amontillado, contient l’antidote qui, je vous rassure, n’en gâchera pas l’excellence.
RÍO
Vous badinez… !
GOR UR
Que non ! Je ne vous raconte pas d’histoire.
RÍO
Vous seriez bien le seul ce soir à vous en priver ! (rieur) Mais vous m’avez élu pour seul auditeur, si j’ai bien compris…
GOR UR
Vous n’avez rien compris, je le crains… (solennel) J’ai bel et bien empoisonné les mets et les boissons qui, comme d’habitude, constituent la conclusion de nos soirées narratives. (sentencieux) Tout le monde va mourir ce soir ! (consulte son oignon) Avant une heure…
RÍO
Mais cé qué ! J’ai moi-même touché aux bouchées ! Oh ! Avec parcimonie, vous savez, car je ne suis pas friand de gourmandises. (épouvanté) Mais j’en ai mangé ! (changement de ton) Je persiste à dire que c’est une bonne idée (et non pas petite) et que je suis tout disposé à la creuser avec vous, en admettant (frisson) que vous m’ayez invité dans cette… heu… perspective.
GOR UR
Buvez ! Moi j’ai déjà bu. (amusé) Je me suis empiffré ce soir ! J’ai donné l’exemple. Personne n’a songé à… ne pas m’imiter. Au contraire, ils se sont tous jetés sur les nappes sans se soucier du voisin. Et tout le monde avait oublié, dans le feu de l’action, que je n’avais pas encore raconté mon histoire. Elle est tant attendue chaque semaine ! Ils n’en avaient cure ! Les voilà ne songeant qu’à réduire le festin à néant ! Par ingurgitation ! Je crois même qu’ils vous ont oublié. (ravi) Dans moins d’une heure, si j’ai bien calculé, nous assisterons vous et moi, en exclusivité, à cette mort en masse. Quel spectacle ! Et vous n’y tenez aucun rôle. À part celui de complice, mais c’est dans la coulisse que nous sommes, ce qui nous élève au rang d’auteurs. Convenez avec moi qu’en ces tragiques circonstances, il vaut mieux être auteur qu’acteur. Sans compter que lesdits acteurs (de leur mort qu’ils joueront avec cœur et perfection, je n’en doute pas) assisteront en même temps à leur propre spectacle. D’une pierre deux coups. Et vous et moi en sommes le ricochet ! (attentionné) Je vous sens indécis…
RÍO
Comme je le disais, l’histoire est bonne, bien préparée, et tout et tout. Mais nous ignorons comment elle va évoluer, même si l’issue dudit empoisonnement est jouée d’avance. (perplexe) Je me demande ce qu’ils vont en penser. (didactique) Je ne vois pas comment vous allez leur faire avaler ça. Ils ne comprendront pas.. heu… l’intérêt. Oh la la ! Je ne suis pas metteur en scène ! Je ne suis qu’un pauvre comédien qui n’a d’ailleurs pas réussi dans la tragédie.
GOR UR
Riant
Vous ne vous en inquièterez plus dans moins d’une heure ! En attendant…
RÍO
Oui, oui. Attendons. Car, je l’avoue, aucune idée ne me vient à l’esprit… Ce qui me prive du statut d’auteur.
GOR UR
Momentanément ! Momentanément ! Ça ne durera pas. Vous verrez. Reprenez un peu de notre Amontillado. Deux précautions valent mieux qu’une.
RÍO
Rit jaune
Vous n’êtes pas très sûr de votre coup… je crains. Vous allez me saouler !
GOR UR
Au contraire. Gardons l’esprit clair. Et n’abusons pas de notre boisson salvatrice. (réfléchissant un moment) Trop d’antidote peut tourner au vinaigre ! (sans rire) Ou produire l’effet inverse. On a vu ça dans les meilleurs romans. Mais pas de souci : j’ai bien étudié la leçon : un troisième verre ne nous fera pas de mal. Au propre comme au figuré.
RÍO
La tête me tourne…
GOR UR
Vous ne vous posez pas la question de savoir pourquoi je ne sauve que vous… ?
Interloqué, Río se lève, titube, se dirige vers le moucharabieh, colle son regard sur les lattes, sent l’autan lui réchauffer le regard, voit les autres en pleine débauche de nourritures bêtement terrestres. Il ne trouve pas les mots, Ou le souffle lui manque. Il dit :
Vous avez beau dire, mon cher hôte, vous ne possédez que l’acte premier de votre comédie. En admettant qu’il arrive ce que vous avez prévu comme acte deux (la mort en masse de nos amis), ne suis-je pas alors le nécessaire auteur de l’acte trois, le dernier selon l’éthique aristotélicienne ?
GOR UR
Ubuesque
C’est là, stupide animal, où je veux en arriver !
finis