Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
  
Entretiens avec Pierre Vlélo - Revue Corto nº 22
Navigation
[E-mail]
 Article publié le 1er avril 2015.

oOo

Votre portrait en Kerouac a de quoi intriguer… Est-ce par souci d’anonymat ou de filiation que vous en usez ?

Les deux ! L’anonymat du fonctionnaire et le goût pour la spontanéité. Un portrait de Bukowski eût convenu aussi bien.

Laissons de côté la question du fonctionnaire et voyons ce qui vous apparente à ces deux écrivains.

La question est toute simple : tout ce qui libère l’écriture a mon approbation et je rejette sans autres considérations toute tentative de remettre sur le tapis les « vieilleries poétiques ». Je n’en discute jamais, si vous voulez le savoir.

Pourtant…

À quoi bon ? Tombez sur un pitre qui vous vante les mérites de la rime et vous traite en minus parce que ça ne vous chante pas. Qu’est-ce que vous y gagnez ? Rien. Je préfère lire et relire la poésie de Bukowski plutôt que de perdre mon temps avec les illusionnistes. Ceci étant, je n’ai pas plus d’estime pour ceux qui se passent de la rime parce que c’est plus facile. Autant l’usage de la rime et autres bamboches signalent le côté vieillot du prétendant, autant la facilité lève le voile sur l’escroquerie de la pute qui veut être flattée. Facilité et difficulté font d’ailleurs bon ménage. La poésie préfère la spontanéité, ce qui ne ménage pas les efforts. Et c’est cet effort qui m’intéresse. Je voudrais en être capable. Je voudrais même le pousser jusqu’à la douleur, à l’instar du sportif. Mais comme le sportif se dope aux hormones, moi j’ai besoin du soutien effectif de ce que le vulgaire appelle pinard.

Pourtant, Kerouac ne but que du café pour écrire On the Road

Chacun son truc. Je bois du café au travail. On a même une cafetière bien en vue. Et des petits gâteaux. Mais quand je ne travaille plus, je me remonte et j’écris. Je vis en quelque sorte une double vie.

Vos collègues ne vous lisent-ils pas ? Ne savent-ils pas que vous écrivez ?

Ils écrivent aussi ! Tout le monde écrit. C’est tellement facile ! J’en connais même qui se tuent après le travail pour imiter les vieilles casseroles de Nougaro et de Brassens. Mais qui les lit, à part moi ? Et eux ne me lisent pas. Chacun fait sa cuisine selon ses propres goûts. Avec prudence toutefois, car dans l’administration, on n’a pas besoin d’Internet pour se faire surveiller. Il y a longtemps que le mouchardage fait office de protocole chez nous. Les complications du numérique nous semblent tellement superflues ! La langue, c’est beaucoup moins coûteux et on apprend vite à s’en servir.

À vous lire, on devine que vous ne travaillez pas dans le comptage des moineaux dans les monuments aux morts.

Disons que je travaille pour la Justice. Il faut bien travailler pour quelque chose. Sans autre illusion que la solde, qui est très bonne, et les divers avantages, sur lesquels je ne crache pas. Vous connaissez quelqu’un qui travaille dans le bonheur ? Pas moi. Tout le monde se compromet, d’une manière ou d’une autre. Nous sommes tous des pourris. C’est sans doute pour ça qu’on essaie d’être meilleur quand on rentre chez soi. Mais ce n’est pas forcément pour cette raison qu’on écrit. Il y a aussi le rêve d’être lu et d’en tirer des avantages en nature ou même purement symboliques. Personnellement, ce n’est pas de cette manière qu’on finira par me décorer. Mais je ne refuserais pas une certaine reconnaissance littéraire. Je m’imagine très bien passant mon existence entre un confortable bureau d’écrivain et les studios des meilleurs moyens de communication. Sans compter, bien sûr, les piscines des bons hôtels de ce monde et leurs comptoirs reluisant de verres bien et savamment remplis.

On vous sent amer…

Je le suis. Et je le serais moins si je n’écrivais pas.

Alors pourquoi diable écrivez-vous ?

C’est là le hic. Je vis confortablement. J’ai même trouvé l’âme sœur. Nous nous sommes bien organisés pour payer le moins possible d’impôts. Mais cette existence de domestiques ne me satisfait pas. Elle me comble, certes, mais il me faut autre chose pour me sentir moi-même.

La religion y pourvoie souvent.

Je la pratique d’ailleurs pour éviter d’en parler ! Je ne veux pas dire que je suis une espèce de Jekyll à l’envers, avec un Hide poète qui justifie les compromis. Je n’ai pas ce genre de problème. Je suis intègre. Il ne manquerait plus que le fonctionnaire se livre à des exactions ! Non. Je suis un type bien sous tous les angles. J’ai mes petits secrets, mais ce sont là de toutes petites cochonneries qui ne valent même pas une condamnation en justice en cas de pratique sur des mineurs. Je ne bois pas non plus à en perdre la raison. Je fonctionne comme une voiture. Je remplis le réservoir mais je ménage la vitesse. Un écrivain ne peut pas dépasser la limite, sinon il se prend un platane. Je ne tiens pas à finir comme ça.

Vous voulez dire que vous n’êtes pas un tragique ? Jouez-vous malgré tout la comédie ?

Comment voulez-vous qu’on le sache ? Je suis seul quand j’écris. Et quand mes écrits sont publiés, je ne suis pas là pour me faire remarquer…

Vous le regrettez ?

Plus qu’un peu. Quelques flatteries bien placées ne me feraient pas de mal. En cela, je ne suis pas différent du commun des mortels. Imaginez le pauvre type qui met des lettres dans des boîtes. Vous pensez qu’il est fier de ce qu’il fait ? Il s’en fout, oui ! Et s’il en souffre, il finit mal.

Il boit…

Et il boit trop. Tandis que s’il se met à écrire, et s’il réussit à s’émerveiller lui-même de temps en temps, il boit moins. Il se surveille. Il mesure. Somme toute, il est prêt à se montrer. Seulement voilà, s’il écrit des choses qui pourraient empêcher les lettres d’entrer dans la boîte, ou d’en sortir, il se retient de tout dire ou alors il le dit sous le couvert de l’anonymat. La liberté d’expression a, comme on dit, des limites. L’idéal serait de trouver une sorte de juste milieu entre le devoir, qui est impératif, et la liberté, qui est sacrée. Et c’est justement ce que je ne trouve pas. Ou plus exactement ce que je n’ai pas encore trouvé. Reste à savoir, bien sûr si, une fois trouvé, j’en toucherai un mot à mes semblables… Le taux de liberté d’expression est inversement proportionnel à l’effectif des fonctionnaires.

J’ai souvent des conversations de ce genre avec des écrivains. Ils parlent mieux et plus souvent de leurs conditions de travail que des particularités de leur écriture et de leurs ouvrages.

C’est que nous sommes sur les nerfs. Imaginez (si ce n’est pas trop vous demander) que je devienne un écrivain célèbre. Par célèbre, il faut entendre que je suis bien payé. Et même au-delà de ce qu’on peut imaginer. Allez-y ! Faites un effort !

Rires.

Allons, dites-le ! Qu’avez-vous imaginé ?

Vous n’êtes plus un fonctionnaire.

C’est aussi simple que ça. Et n’étant plus soumis au devoir, je profite pleinement de ma célébrité en dépensant mon argent pour me rendre moins malheureux et je consacre plus de temps à parfaire mes ouvrages. Au lieu de ça, je rogne mon trésor intérieur pour qu’il ne me réduise pas finalement au chômage. Vous croyez que c’est une vie ?

On a vu pire…

Ceci dit, je suis peut-être un vulgaire chômeur qui mange sans doute à sa faim mais pas à son goût…

Vulgaire ? Pourquoi vulgaire ?

Il n’y a rien de plus ordinaire que d’être contraint de ne pas travailler. Un cinquième d’entre nous en est réduit à cette situation. Ainsi, vous pouvez disposer de temps pour écrire. Mais à l’heure d’avoir les moyens d’assumer la moindre publication, il faut passer un temps précieux à calculer comment se le payer sans se faire attraper.

Vous avez déjà vécu cette situation ?

Jamais. Mais mon métier parle pour moi…

Votre écriture confine-t-elle alors au témoignage ?

Comment voulez-vous ! Je me ferais repérer ! Non. Je ne témoigne pas. C’est l’écriture qui me passionne. Je n’ai pas plus de choses à dire que le commun des mortels. Et dans l’écriture, c’est le récit qui me fascine. Voulez-vous que nous en parlions ?

Vous seriez bien embêté si je vous disais non !

Exact. Je me suis un peu laissé aller à parler à tort et à travers des petites idées que le monde m’inspire. Vous m’y avez poussé. Mais ce n’est pas là que je m’exprime le mieux. Je crois avoir du talent. Pas autant que Kerouac ni Bukowski. Mais je sais me tenir. Tout en sachant que ma situation professionnelle ne me permet pas de m’engager plus loin dans le dialogue avec les autres. Vous voyez, je recommence !

Vous réduisez donc la question littéraire à un problème de contenant et de contenu. Puis-je vous rappeler l’anecdote de Rikyu ? Ce grand maître du thé cultivait un champ de tulipes absolument merveilleux. Un aristocrate passa et se promit de revenir pour s’entretenir avec Rikyu. Et il revint en effet. Mais, horreur, le champ de tulipe avait été rasé. Il s’engouffra dans la maison du thé et trouva Rikyu en posture de se faire couper la tête. L’aristocrate leva son sabre et, bonheur, son regard tomba sur un vase. Ce vase contenait une tulipe. Il s’émerveilla et se prosterna même peut-être aux pieds de Rikyu.

En effet, il ne faut pas rater une occasion de bien se marrer devant la bêtise qui veut se faire pardonner de ne pas pouvoir être autre chose. Mais ce moment de joie n’arrive pas à tout le monde. On y pense, on en rêve même et à la fin on est tellement aigri que ça se voit. Le revanchard est même un modèle du genre collabo.

Est-ce bien le sens de cette fable ?

À la tulipe et au vase, j’ajoute la joie que procure une bonne bouteille. Je ne dis pas que la tulipe ne m’intéresse pas. Elle est ce qu’elle est. Chacun choisit la couleur selon allez savoir quels critères profonds. Je ne me soucie pas de savoir pourquoi j’ai choisi de parler de ceci plutôt que de cela. Je n’ai même pas pensé à bien me caser dans un créneau éditorial. J’ai soigneusement mixé des éléments de mon existence avec les traces laissées par les autres. Il se trouve que ça a donné une sorte de roman policier d’un genre particulier. Pensiez-vous que je pouvais écrire un roman sur rien ?

Je n’ai pas dit ça ! Cependant, cette tulipe arrachée au champ de vos possibilités a bel et bien été choisie. Et il est toujours intéressant de savoir pourquoi un écrivain choisit de parler de ceci plutôt que de cela.

J’avoue que je n’ai pas fait cet effort. Je ne suis pas un philosophe. Je ne cherche pas à me connaître moi-même. Je suis un esthète. Mais il est bien possible que je le serais moins si je choisissais de parler de choses que je ne connais pas suffisamment ou d’autres qui ont plus de chance de plaire au lecteur. Cette question nous mènerait trop loin…

Vous ne souhaitez pas aller aussi loin dans le cadre d’une conversation qui fera l’objet d’une publication ?

Que voulez-vous que je dise du contenu ? Lisez les chroniques. On y raconte les contenus. Et ça avance à quoi ?

Allez ! Un effort…

Hum… C’est l’histoire d’un flic qui mène une enquête à laquelle il est intimement (le mot n’est pas trop fort) mêlé. Situation banale au cinéma, mais fort rare (je peux vous renseigner) sur le terrain de la réalité. Vous voyez comment, dès le départ, je m’écarte du simple témoignage. Je ne témoigne pas. Et je n’invente rien. Ce flic a un sérieux problème, mais ce problème ne recouvre aucune réalité. Voilà comment je me démarque du déjà vu.

Vous pensez qu’il serait impossible de créer un contenant dans le cas où le contenu serait trop… réel ?

Exactement ! Mais il faut aller plus loin dans la dé-réalisation du contenu. Si ce flic était mêlé à une sordide affaire de mœurs ou de drogue, on serait alors tellement près de la réalité qu’on en toucherait le fond. Situation qui convient mieux aux mordus de cochonneries en tous genres plutôt qu’à l’amateur d’art. Ce flic doit être irréel. Et qu’est-ce qui nous éloigne le plus sûrement de la réalité ?

L’amour.

Vous n’avez pas trouvé tout seul !

Non. Je vous ai lu.

Et c’est cet amour qui façonne à sa manière la conduite du récit.

…que vous avez choisi de mettre en vers.

Oui. Mais attention. Pas en vers de mirliton. Ni en vers de tragédien. Pour moi, il y a poésie dès que le texte (ce qui est dit) s’installe à sa façon sur la page.

À sa façon… ?

Il faut bien que l’on façonne si on veut être poète.

Cela suppose quelques règles…

Je ne dis pas qu’il n’y en ait pas. Mais l’important, c’est la page, et non plus ce qu’on peut faire subir à la langue pour la décorer façon poésie. L’enquête avance, ou elle se complique. Et ainsi pendant la moitié du poème. On a appris des choses. On est passé par le langage revu et corrigé par des moyens poétiques : images, sons et même quelques idées qui ont aussi leur charme. Le tout dans un certain ordre. Mais ce n’est celui qu’on donne d’habitude à une intrigue. Le poète (le narrateur) choisit soigneusement les moments. Voilà comment on s’y prend quand on veut écrire quelques bons poèmes. Il faut être au cœur de l’action et non pas, comme cela se fait depuis que les poéteux français se mettent au pas, au fil de soi disant connaissances dont chacun se fait le spécialiste. Ce lyrisme de pacotille, hérité de la guerre et surtout de l’Occupation, a tellement de disciples zélés qu’on n’arrive plus à distinguer les voix. Et c’est justement la voix qu’on reconnaît. Comme un visage.

Y aurait-il trop de savoir dans la poésie française contemporaine ?

C’est toujours le savoir de la conviction. Suffit-il de se spécialiser dans un secteur de la connaissance pour jeter les bases d’une poésie digne de ce nom ? Que la spécialité relève des sciences humaines ou des pratiques artisanales. Bien sûr que non !

La connaissance permet pourtant de définir les limites de la liberté…

Foutaises de carriéristes ! La connaissance permet de connaître, c’est tout. Et elle n’est pas le fait des poètes. Et quoi encore ? Le moindre essayiste capable de dissertation se contenterait-il de « mettre en vers » sa prose pour apparaître comme le meilleur des poètes ? C’est bien le malheur qui nous guette depuis le Classicisme. On met en vers. Et comme il est devenu ringard de faire des vers comme on les a toujours fait, c’est-à-dire avec un certain métier, on fait des lignes qu’on appelle vers. Voilà bien une poésie de paresseux et de fumiste. Au moins, les anciens travaillaient dur. Ils conservent le mérite de ce travail. Peut-on appeler ce travail poésie ? Plus maintenant. C’est fini. Et puis ça fait quand même q uelque temps qu’on travaille sur le sujet, non ? La poésie moderne a de la bouteille. Ce qui me donne soif.

Si nous revenions au contenu ? Avant d’aller plus loin dans la recherche de la meilleure forme possible.

Comme je disais, pendant une bonne moitié du poème, le flic se cherche à travers les péripéties et les trouvailles d’une enquête improbable. Aux antipodes de l’aristotélisme. Et je sens à quel point il me serait possible d’étendre cette moitié de texte à l’infini. Il n’y a pas d’autre issue. Le poème moderne naît de lui-même. Il se nourrit de sa propre chair et c’est ainsi qu’il assure une croissance sans limites autres que celles du temps que je peux lui consacrer. Voyez comme on revient toujours à l’existence, cette existence de pain quotidien et de mort inéluctable. Sans parler de tout ce qui ne peut pas être refait.

On ne peut tout de même pas accuser les autres ni la société d’être responsable de cette espèce d’échec annoncé !

Ce n’est pas ainsi que je procède ! Je n’accuse pas. Les accusateurs me dégoûtent. Ce secouement d’index, fort à la mode ces temps-ci, ne mène nulle part. Sinon à des situations d’injustice totale, comme ce fut le cas pendant cette Guerre. Il a fallu plus de trente ans pour remplacer le mythe de la Résistance par la Réalité de la Shoah. Hélas, c’est aujourd’hui cette même réalité qui prétend soumettre la liberté à l’exercice de la limite. Nous en sommes là. Et c’est exactement là que j’écris. Et non pas au fil de dissertations et de leçons sur les choses de la vie. La Résistance n’est plus. La Shoah vit ses derniers instants. Il faut donc dès maintenant s’atteler au nouveau char. Quel est-il ? Celui d’une lutte contre le législateur et les exécutants institués ? Je ne le crois pas. Cette lutte nécessaire est prometteuse. Mais que promet-elle ? J’avoue que je n’en sais rien. Et mon flic s’essaie pendant une moitié de poème à un décollage sans avoir même une idée de sa destination. Il sait qu’il faut partir. Mais il ne sait pas vers quelle destination. En principe, le couple de fonctionnaires préfère l’agence de voyage à la poésie. Ou bien il soumet la poésie à ses désirs de consommateurs pas mécontents de l’être finalement.

No future ?

Il n’y en a jamais eu. On choisit de se nourrir du passé ou on vit au présent. Rêvasser ne fait pas voyager. Quand on ferme les yeux, on est là. Et là, c’est maintenant, pas ailleurs.

Le silence ?

En poésie, le silence c’est l’absence de sens. Si vous dites n’importe quoi, vous ne rompez pas le silence. Au contraire, vous participez à sa durée. Mais en peinture, par exemple, si le silence peut-être figuré par une couleur uniforme, la moindre trace est un cri. Voilà pourquoi je considère que l’art est supérieur à la poésie. Et pourquoi je m’efforce de faire de la poésie un art et non pas un bavardage lyrique sans conséquences.

Une poésie sans la langue est-elle possible ? Beaucoup s’y sont essayés.

La plupart des soi disant poètes ne peuvent pas se passer de la langue. Du sentimentalisme au structuralisme, que rencontrent-ils, sinon un lyrisme qui les fait chanter, quelquefois à tue-tête, ce qui ne manque pas de nous casser les oreilles. Et après ça, étonnez-vous que personne ne les lise et qu’il faille que l’État lui-même y mette du sien pour que la Nation ne se prive pas de Poésie. Ce qu’ils peuvent la travailler, la langue ! Jusqu’au patriotisme. Remarquez bien que le fonctionnaire qui se déclarerait non patriote serait viré sans autre forme de procès que celui qu’on fait aux traitres. Vous imaginez-vous les mains dans le dos à attendre qu’on vous tire dessus ? Personne n’est assez fou pour finir de cette façon. Sans compter qu’il faut alors même éviter de fréquenter les milieux sportifs. Est-il encore possible de mettre les pieds dehors sans tomber sur un monument aux morts ou un parc des sports ? Une rime moyenne…

Ce qui ne répond pas à ma question…

Là encore, le peintre, comme exemple de plasticien, peut multiplier sa palette à l’infini. Et il semble bien que la technologie soit son meilleur allié. Par contre, le poète n’a que la langue. Et s’il y touche, elle n’a plus de sens. Ce qui isole. La seule différence est apportée par la traduction, laquelle s’efforce en principe de ne pas trop s’éloigner de son modèle. La marge de manœuvre est étroite. Et la modulation du terrain se limite à l’usage de contraintes ou au contraire de naturel. Il n’en a jamais été autrement. Le seul palliatif est celui de ladite déconstruction. Mais son usage confine à un lyrisme qui ne vaut pas mieux que les exhibitions sentimentales. Pour sortir de ce guêpier, il faut réinventer l’épopée. J’ai déjà dit comment je m’y prenais moi-même, cette enquête policière improbable aux perspectives réalistes. Je n’ai rien trouvé d’autre pour nourrir ma curiosité, laquelle ne peut pas se satisfaire uniquement d’un bon gris de Provence. Alors au diable le lyrisme des émules de la linguistique et du drame personnel. Et vive l’invention plastique d’une situation propre à l’action. Une fois établie cette connexion particulière avec la réalité, il ne reste plus qu’à écrire. Et j’ai remis cent fois sur le tapis ce premier chant d’Otrofictif. J’en suis aujourd’hui à labourer le terrain encore plus instable d’un deuxième chant, ou deuxième partie, dans lequel mon flic se débat avec la folie qu’on lui reproche. Voilà quels sont les deux plateaux de la balance.

S’agit-il de trouver l’équilibre, comme vous le faites dans le cadre de votre profession ?

La balance penche toujours d’un côté ou de l’autre ! Et c’est ce qui détermine ma décision. Et même ma joie. Car j’en éprouve, vous savez ? Je crois que je deviendrais aussi fou que mon flic si on me privait de ces joies au travail du pain quotidien. La composition de mon poème Otrofictif est vaguement inspirée de cette situation, je le reconnais. Mais je n’ai pas cherché à m’en inspirer. C’est venu comme ça et j’ai reconnu que c’était comme ça et que je n’avais aucun pouvoir de changer cette situation. Dans un premier temps, mon flic enquête. Puis il devient fou.

En quoi est-il intéressant de savoir pourquoi il le devient ?

Mais ce n’est pas intéressant ! Aussi, je ne m’applique pas à expliquer la folie de mon flic. Elle interrompt l’enquête, sans mettre fin d’ailleurs à sa croissance verbale, et installe d’autres conditions de croissance du texte. Que pouvait-il donc arriver à mon flic qui mît fin à son enquête ? Une solution ? Mais : il n’y a pas de problème ! C’est l’assise même de la modernité : il n’y a pas de problème. Comment voulez-vous que, dans ces conditions, il y ait une solution ? On n’est pas ici dans le cadre d’un divertissement, ni même philosophique. C’est un poème. Pas une démonstration. Car en quoi consiste le lyrisme de nos poéteux ? En démonstrations. Et pourquoi ? Parce qu’ils proposent des problèmes à résoudre. Pas étonnant que 99% de ces poéteux soient des enseignants soumis aux exigences d’une éducation nationale. Il y a forcément une théologie là-dessous. Comme il y en a une dans le Droit. Or, la poésie n’est pas une religion. Elle ne croit pas. Elle n’est pas évidente. On ne s’en convainc pas. Pour le dire plus simplement, elle est action. Et se fiche donc de la morale. Elle traite les moralistes de fous ou d’escrocs, pas de poètes !

Vous semblez dire que le poète lyrique, tel que vous le définissez, est capable de réduire l’esthétique à une forme morale…

Je n’en sais rien. Je vous parle, moi, des faux-culs, lesquels sont le plus souvent des trouillards. Il n’y a pas d’hypocrisie sans cette peur. Vous pensez vraiment qu’on peut espérer la poésie de ce genre de personnalité ? Laissez donc le lyrisme à la chanson, à l’opérette et aux éclats de rire ou de larmes. Le lyrisme n’a rien à faire en poésie. C’est un trucage mis au point par des domestiques.

Vous êtes vous-même un serviteur de l’État…

Mais je ne fais pas de la poésie quand je sers mon maître !

C’est aussi une manière d’hypocrisie.

Je n’appelle pas hypocrisie le type de double jeu auquel je me livre pour ne pas mourir complètement idiot. Quand j’écris, je suis totalement sincère.

Vous ne l’êtes donc pas tout à fait dans le cadre de votre fonction ? Vous faites pencher la balance quelquefois…

Cela ne vous regarde pas ! Je réponds à vos questions en tant que poète.

Mais vous évoquiez votre domesticité comme cadre de votre activité poétique…

C’est compliqué, je vous l’accorde. Ne serait-il pas plus judicieux de nous en tenir au poème que vous avez la gentillesse de publier dans votre revue ?

Puisque vous m’en priez… Le poème Otrofictif, qui est incomplètement publié car il est en travaux, est donc composé de deux parties : dans la première, votre flic mène une « enquête improbable » et dans la seconde, il est fou. Ne peut-on concevoir une troisième, qui nous renseignerait de près sur sa mort ?

Je n’en suis pas encore là !

Mais n’aimeriez-vous pas y être ?

C’est juste. J’aurais même aimé commencer par là. Il faut apprendre à mourir, dit le philosophe. Mais en attendant, il faut vivre…

…ce que vous faites très bien en exerçant un métier confortable, sûr et lucratif…

C’est votre point de vue. J’en ai un autre. C’est la poésie qui me fait vivre. C’est elle qui m’apprend à vivre, sinon je finirais comme mon flic, dans un asile de fous !

Cette folie vous empêcherait alors d’apprendre à mourir…

Tout dépend de ce qu’on entend par folie. Ma vision de la folie est celle d’un juriste appliqué. Je n’ai pas l’expérience du praticien. Uniquement celle d’un observateur qui veille au juste équilibre de la balance. « Êtes-vous fou ? » est la question posée par le poète.

Est-ce alors, de votre côté, pas du point de vue de votre flic, une question de « vague à l’âme » ?

Je ne suis pas vague du tout ! Au contraire. Je bistourise le détail. J’apprends d’abord à ne pas me comporter comme un flic ordinaire et je le prouve. Puis j’apprends à vivre dans un asile de fous. Ce n’est pas rien. C’est même comme ça qu’on apprend à mourir. Ce n’est pas héroïque, mais c’est de la poésie. Confondre le poète avec l’imam ou le guerrier est une belle connerie. Et après cette envolée lyrique, Baudelaire nous administre une leçon pour reprocher au drapeau de claquer et à l’avant-garde d’avoir une assise purement militaire ! Mais ce ne sont là que des reflets de sa faiblesse. Heureusement, il sait aussi nous conter la poésie. Edgar Poe est passé par là. Mais sa folie n’est due qu’à une dégénérescence purement physique.

Baudelaire n’était pas fonctionnaire.

Mais il avait des relations. Ce qui revient au même.

La poésie est le loisir du domestique…

Mais elle n’a pas les mêmes maîtres. Pour moi, c’est une pratique de la liberté. Et qu’on n’aille pas me dire qu’elle a des limites. Je n’en fais qu’à ma tête. La seule limite, si on veut appeler ça limite, c’est mon nom. Je ne peux en faire un usage totalement libre du fait même de ma domesticité. Mais rien n’interdit l’anonymat. Alors…

L’anonymat a le défaut de vous priver du plaisir d’être reconnu. On a beau vous apprécier (rêvons un peu), il n’en reste pas moins que vous n’apparaissez pas. Avez-vous songé à utiliser un remplaçant ?

Cela m’arrivera peut-être. Mais il faudra attendre que je me convainque de son entier dévouement. On touche là aux vertus de l’amour…

Revenons à la composition de votre poème. On peut vous croire sur parole lorsque vous créez un flic, même si la situation dans laquelle vous le trempez n’est pas tout à fait plausible, car vous avez l’expérience de l’enquête, et au plus près de la réalité. Par contre, que savez-vous de la folie à part ce que vous en dévoile le passage devant vous d’êtres qui n’ont pas toute leur tête ?

Il y a loin en effet entre un flic sain d’esprit, même s’il donne des signes d’instabilité mentale, et un fou qui a été flic et ne pourra vraisemblablement plus jamais l’être. Cela explique la différence de ton entre la première et la deuxième partie de mon poème. La première est perfectible. Et je ne me prive pas de passer du temps à la parfaire. J’en éprouve même souvent de la joie. Cet exercice m’est presque salutaire. Par contre, la deuxième me rend presque aussi instable que mon flic tellement elle semble loin de ce que je sais de la folie. Et pourtant, je ne conçois pas, sans me mentir, qu’on puisse mener une enquête, même partiellement truquée par le jeu imposé, sans en perdre la raison. C’est une manière de ne pas condamner. Il s’agit là en fait de mon seul vrai désir : ne pas condamner. C’est-à-dire avoir affaire soit à une innocence universellement partagée, ce qui est impensable, soit à une autre innocence qui tient à l’irresponsabilité. Il faut, à un moment ou à un autre, dégager totalement le personnage de toute responsabilité. C’est l’ouvrage de la première partie. C’est le rôle qui incombe à l’enquête. Vous voyez là à quel point je me différencie de cette flopée de fonctionnaires, essentiellement des enseignants, qui enferrent leurs intrigues dans le cadre étroit d’une rhétorique simpliste et complètement inutile à l’esprit. Ce qui témoigne du peu d’utilité de ces gens-là, hormis leur exercice de la servilité.

La poésie est irresponsable ? C’est ce que revendiquent certains satiristes à la mode pour de tragiques raisons. Comment s’exprime chez vous le rapport de cette irresponsabilité au tragique ?

Soyons honnête. L’anonymat me préserve du tragique. Ce qui n’est pas le cas de mon éditeur. La tragédie en question, si elle devait un jour se jouer, ne me coûtera que le deuil. Pas la mort. S’il doit y avoir tragédie, elle se jouera à l’extérieur de mon poème. Elle confinera d’ailleurs peut-être au fait divers, dont vous serez le protagoniste le moins payé…

Alors je veillerai à ne pas publier tout ce que vous prétendrez proposer à nos lecteurs.

Grand bien vous fasse ! Ce qui vous donne une idée du mépris dans lequel je tiens l’édition et de la facilité avec laquelle je consens à ne pas être totalement entendu sous l’effet de vos censures.

L’aventure de la poésie est, sinon intérieure, du moins secrète. En tous cas en ce qui concerne les côtés les plus discutables de vos sorties satiriques.

C’est en effet plutôt là que se joue la dissociation. Monsieur Hide aurait alors un aspect pas trop repoussant et n’irait pas plus loin que l’allusion prudente. Tandis que le docteur Jekyll, dans son cabinet, pousserait le bouchon aussi loin que le lui permet sa connaissance de la poésie. Après tout, ne s’agit-il pas de mourir seul ? Pourquoi risquer de se faire descendre en direct à la télé ?

Le texte d’Otrofictif ne sera jamais complètement… révélé ?

Sous l’effet de votre prévenante censure aussi bien que sous celui, disons, de ma délicatesse.

Vous détruisez beaucoup ?

Je ne suis pas de ceux qui considèrent que mes propres écrits ont quelque chose de tellement sacré qu’il convient de trouver un moyen de les conserver soigneusement. Beaucoup confient cette tâche à la Bibliothèque nationale. Le dépôt y pourvoie. On archive même sur Internet, d’une manière d’ailleurs beaucoup plus sûre que les étagères et les murs. Alors, oui, je détruis sans autre douleur que celle de m’être trompé. Mais au moment où je me trompais, je prenais un tel plaisir !

Ce que vous conservez est donc précieux.

Précieux pour qui ? Pour moi ? Pour l’idée que je me fais des autres ? Il n’a jamais été question pour moi de constituer un trésor ! À qui destinerais-je de pareilles reliques ? À la connaissance de la Poésie ? Alors que je n’ai prétendu qu’à l’action…

Dans ces conditions, vous ne serez jamais que l’auteur d’un livre !

Oui, un seul, dont la fin est ma propre mort. Une mort acceptée. Je ne cherche pas « l’or du temps », mais la justice de la mort. La mort doit me frapper en toute justice. Mais nous ne tranchons plus les têtes. C’est bien dommage pour la poésie. Quelle belle mort que cette mort-là. Sauf en cas d’erreur, bien sûr. L’erreur est toujours possible. James Joyce dit que, pour le génie, l’erreur est le portail de la découverte. Pour le génie seulement. Et c’est bien là la question qu’on devrait se poser au moment de prendre la plume : Suis-je un génie ?

Il n’y aurait pas beaucoup d’auteurs si elle était obligatoirement posée sur le seuil des maisons d’éditions !

Et plus aucune maison d’édition sans doute.

Il faut croire que vous vous l’êtes posée. Je n’ose vous réclamer une réponse claire…

Je me la suis posée. Et, que cela vous surprenne, j’ai répondu que je n’avais aucun génie mais que je voulais quand même tenter ma chance. Car James Joyce a peut-être tort. Imaginez un instant qu’il ait eu tort d’écrire cela. Où en serions-nous si nous nous étions appliqués à suivre cette règle comme de bons Jésuites. Je n’aime pas beaucoup qu’on pose les questions importantes à ma place. Que celui qui croit en James Joyce se la pose. Jésus Christ aussi à causé bien des problèmes à la raison. Et je ne parle pas de Mahomet qui est le meilleur ou le pire des cœurs révélateurs selon le parti pris.

Quelle est la place de la religion dans votre vie ?

Aucune, d’un point de vue moral et esthétique. Mais je pratique avec une certaine assiduité les rites festifs et sacrificiels de la religion en usage dans la famille. C’est la prudence qui m’inspire. Je n’ai aucune envie de me confronter à ce style d’exigence. Après tout, ces simagrées n’ont aucune influence sur la mort. Je veux dire qu’elle ne la dénature pas.

La mort est rarement évoquée dans les médias, ceux qui colportent la nouvelle et la série…

Voilà bien les deux « genres » que je tiens en exécration ! Ils sont tellement mauvais qu’on n’y meurt jamais. Par contre, qu’est-ce qu’on y tue ! On dirait qu’il s’agit d’oublier tout ce que l’existence et l’Histoire nous apprennent de la mort. C’est comme ces programmes et même ces livres culinaires. On y déguste tout ce dont l’existence nous prive. Et qu’est-ce qu’on déguste ! Il n’y a évidemment aucune poésie dans ces pratiques de la réalité.

On en retrouve pourtant les traces dans tous les poèmes que les facilités d’impression et de distribution projettent dans notre quotidien.

Voyez comme on est passé de la religion au spectacle. Avec la même inconscience qui fait du Droit un vecteur de croyances. Pour pallier toute considération de seconde main, je ne fais jamais allusion à ce que les spectacles proposent à mon esprit. Et s’il m’arrive d’y mettre le pied, je rature. Il ne doit rester que ce que je sais pertinemment.

C’est votre pertinence qui est en jeu…

Que voulez-vous que ce soit ? Je m’adresse d’abord à moi-même. Je me revois quand je me lis. Je ne tiens pas à donner une autre image de moi-même à celui qui me fait la grâce de me lire. Tandis que la plupart des poéteux se contentent de gesticuler sous des prétextes humanitaires et moralistes. S’il faut élaguer, ce n’est certes pas les défauts de langue, mais tout ce qui a trait à ce qu’on ne sait pas pour l’avoir découvert soi-même.

La poésie serait une science…

Pas du tout ! La science s’appuie sur l’hypothèse et l’intuition. L’hypothèse désigne le bon et loyal scientifique. L’intuition, plus rare, désigne le génie. Le moindre faux pas fait alors l’objet d’un examen moral. On institue, on constitue même des Conseils supérieurs, entendant par-là que vous ne pouvez pas en dépasser les décisions. Sans compter qu’il faut de l’argent pour chercher. Et que du coup le rapport de la science à la technologie, maîtresse des industries, devient la seule narration possible. Et on a vite fait de glisser dans la mare des complots à ce train-là.

La poésie ne complote pas…

Dites plutôt que les poéteux passent leur temps à prévenir les intrigues que leur inspirent les nouvelles et les séries dont ils nourrissent leur savoir. À ce train-là, on ne prétend rien d’autre que de nous « éduquer », car on a vite fait de juger que nous ne le sommes pas. Et on coupe tout ce qui dépasse. La peauésie se met alors en quatre pour répertorier et mettre sur pied un enseignement de haute autorité, lequel n’a évidemment rien à voir avec la véritable poésie.

Alors justement, qu’est-elle cette « véritable poésie » ?

Elle n’est ni science ni technique. Autrement dit, elle ne se fie pas aux hypothèses ni à l’intuition et elle n’intrigue pas pour s’ériger en parangon mis à la disposition de la domesticité administrative. J’imagine un poème entièrement débarrassé des influences du spectacle télévisé, mis en réseau et même simplement transmis par l’autre comme la salive du baiser. Je pense qu’un type comme Mallarmé y est parvenu. Les écoliers appliqués de ladite école de Rochefort sont le modèle même à ne pas suivre si on veut être clair avec soi-même. Par contre, si tout ce qu’on souhaite c’est lécher des fesses pour se faire bien voir, alors c’est exactement ce qu’il vous faut.

La poésie française est loin, très loin de se résumer à cette école maternelle !

Ce sont pourtant ses bambins qui nous empoisonnent.

J’ai aussi ce sentiment d’une infantilisation générale et je m’en suis exprimé. Mais ceci suffit-il à établir un pont entre la poésie et sa critique ?

Vous faites ce que vous voulez avec les ponts ! Et n’oubliez pas le péage. Ils sont de moins en moins gratuits, du moins quand on ne peut faire autrement que de les emprunter. À moins de se priver de vacances.

L’être humain n’a-t-il pas droit cependant à construire des châteaux de sable ?

Mais ce serait attendre ! Or, je n’attends pas. Ce n’est pas merveilleux, d’attendre ! C’est même ce qui peut arriver de pire. Je m’organise plutôt pour ne pas dépendre de ceux qui se chargent de faire rouler les trains. Et c’est pour ça que mon flic devient fou. S’il se livrait à son enquête uniquement pour en résoudre l’énigme, le flot maîtrisé de sa pensée jetterait l’ancre dans un tribunal. Ou dans une église ou n’importe quel lieu où la science se fie à des convictions intimes. Or, il veut échapper à ce destin de comédie humaine.

Ne me dites pas qu’il devient fou parce qu’il le veut…

En effet. Ce serait là sombrer, à l’instar de nos poéteux, dans la moralisation des faits.

Alors comment résolvez-vous ce problème ?

Il n’y a pas de problème. Il n’y a que des accidents. Et de là à considérer que l’accident est une solution, il n’y a qu’un pas. Que je franchis.

Vous êtes donc le deus ex machina de votre poésie…

Mais je n’en suis pas le mercenaire. Je ne suis d’ailleurs pas mécontent de m’en être sorti.

Vous voulez dire : sorti de l’enquête ? Ce flic est votre alter ego ?

Je ne sais pas s’il est moi-même, mais il n’y a aucune chance pour que je devienne lui. J’applique à l’égard de la poésie toute la minutieuse prudence qui me conduit une fois par semaine dans le lieu de culte choisi de longue date par ma famille. Je me soumets à la censure.

Cette poésie est donc dénaturée.

Mais est-ce ma faute à moi si je dois me masquer et si vous devez vous-même couper dans le texte pour ne pas risquer de me ressembler de trop près ?

D’ailleurs, je ne sais même pas si vous êtes homme ou femme…

Il faut dire que l’Internet m’autorise à être moi-même sans que cela vous regarde de trop près, ni vous ni vos innombrables lecteurs.

La nature même du poète est reconnaissable dans ses écrits.

Croyez-vous qu’elle le serait s’il ou elle n’en parlait pas clairement, même par signe ? La mort frappe l’être et non pas l’individu.

Faut-il qu’on l’enferme pour qu’il se mette à exister ?

Ce sera là ma seule croyance. Il en a toujours été ainsi : le poète regarde les étoiles de la nuit qui appartient à tous les hommes ou il voit ce qu’il peut faire de son propre intérieur. On retrouve là l’idée de l’infini pascalien. À côté, la mort paraît étrangement matérialiste. Une fois secouée notre carapace et éjectés les objets envoyés par les autorités sous forme de produits culturels avec la complicité des faiseurs d’argent, que reste-t-il de cette mort ?

L’autre ?

Ou la fiction de l’autre. J’y vois là une intense douleur. Et pourtant je ne la ressens pas. Je l’imagine. Notez au passage que je ne souhaite pas la ressentir. Elle changerait mon comportement social à ce point que je finirais comme mon flic, dans le trou le plus profond que l’autre puisse concevoir pour avoir la paix. J’en suis là, à me questionner sur ce produit de l’imagination encore marqué par des influences venues d’ailleurs. De cet ailleurs dont je participe pour ne pas me priver d’une vie… normale.

Qu’en pense votre conjoint ?... si je puis me permettre d’user du neutre pour le désigner.

Ce que vous voulez savoir, c’est si ce conjoint est au courant de mon aventure extraordinaire ? Et s’il l’est, à quel point en est-il le spectateur ? Vous répondre là-dessus, ce serait revenir au premier acte, l’enquête. Ce serait peaufiner encore la forme changeante de cette instruction. La peaufiner non point pour approcher au plus près de la solution de l’énigme qu’elle suppose, mais pour en améliorer la forme. Or, la forme est poésie. Alors oui, mon conjoint en sait à peu près autant que vous. Et bientôt, le lecteur en saura autant que moi. C’est du moins ce que j’espère de cette chienne de vie.

Dans ces conditions, l’enfermement n’est-il pas le commentaire de l’enquête ?

S’il l’était, il serait d’abord la critique de la forme. Ce serait donc à l’intérieur que se jouerait la mise en place des conditions d’exécution du poème. D’ailleurs qui suis-je si je ne sais pas m’enfermer ? Un poéteux. Or, j’ai le plaisir, je ne trouve pas d’autres mots, d’estimer que je me situe au-dessus de la mêlée des poétaillons du rez-de-chaussée et des songe-creux des étages hiérarchisés par la Constitution. Oui, je me sens inspiré. Mais, hélas, je ne peux guère espérer plus de mes sentiments ni même de ma pensée. J’habite le grenier de la nation, avec les cheminées. Et je ne sais absolument pas où ceci va me conduire. En admettant que je maîtrise la situation, car c’en est une, qu’en sera-t-il de moi une fois que les dés seront définitivement jetés ? Aujourd’hui, j’ai le loisir (ce mot n’est pas trop fort concernant un serviteur de l’État) de recommencer autant de fois que c’est possible. Comme on dit : je m’essaie. Et là, le genre essai prend tout son sens, du moins en ce qui me concerne. Mais je prévois que tout ou tard, il me faudra jeter les dés une dernière fois. Dés lors, à quoi me soumettrai-je exactement ? J’ai lu tellement de choses contradictoires sur ce sujet que je ne sais pas à quel saint me vouer.

Vous avez donc besoin d’un saint ? On retouche ici à la religion, si je puis utiliser ce terme de… restaurateur.

Je vous vois venir. L’art comme succédané de Dieu. Sachant que Dieu n’existe pas et qu’il convient de jeter cette idée saugrenu aux orties, que reste-t-il de l’art ? Je veux dire : à part toutes ces intentions qui ne déterminent pas l’être. Une fois sauvé des superfluités de l’enquête et des fictions liées à l’énigme en question, l’art se trouve-t-il mieux dans l’enfermement que dans la télévision ?

C’est la question que je me pose aussi. Je l’ai trouvée exprimée telle quelle dans une des pages que vous soumettiez à ma critique. Cela nous a rapprochés. Je lis tellement de conneries depuis que je lis pour publier !

J’espère pour vous que vous ne lisez pas que ça…

En effet, je continue mon voyage livresque avec toujours plus de connaissances des cartes… à jouer.

Personnellement, je suis effaré par ces pouvoirs publics, omniprésents dans notre nation, qui font pression sur les poètes pour que la poésie devienne lyrique et que ce lyrisme soit à la portée de chacun selon son niveau d’instruction, ou plutôt d’éducation. L’armada incommensurable des éducateurs et des conservateurs s’applique toujours plus à réduire la poésie à la chanson destinée aux pauvres d’esprits et à l’hymne que les pratiquants culturels entonnent pour s’en démarquer. Sentiments et idées y font ménage. Car il convient que l’idée n’inspire pas autre chose que des sentiments parfaitement cordiaux. La moralisation poursuit ainsi son chemin avec la complicité de ce que la société convient d’appeler poètes et qui ne sont en vérité que des hérauts. On est loin de l’antique polarité où l’aède et le rhapsode se partageaient un auditoire critique. Aujourd’hui, l’interprétation est celle des auteurs parmi lesquels il convient de distinguer la hauteur selon qu’ils s’adressent aux imbéciles de formation ou aux salauds de vocation. Pas étonnant, pour rejoindre une de vos idées, qu’on mette sur un piédestal l’honneur et le respect au lieu de s’en tenir aux seules contingences morales encore acceptables du point de vue philosophique : la sincérité et l’honnêteté. Je ne brûle pas du désir de me mêler à cette sinistre conversation comme il vous arrive de le faire. J’ai déjà assez des circonstances de ma profession pour encore me risquer à perdre les pédales avec des idiots et des profiteurs de l’idiotie.

On ne s’y perd pas, mais on s’y amuse beaucoup. C’est que je ne suis pas un poète, mais un satiriste…

Comme vous dites. Mais moi, je suis poète. Et si je le suis, c’est aussi parce que mon existence m’interdit de l’être totalement.

Alors êtes-vous si poète que ça ?

On n’est jamais plus mort que mort et, certainement, on ne peut guère être à moitié mort.

Le poète a le visage de la mort ?

Non. Son semblable, son frère, ou sa sœur si vous tenez aux différenciations sexuelles, c’est la mort. La mort comme modèle. Le poète comme imitateur.

Ne serait-ce pas plutôt le poème qui imite ce que dites ?

Forcément. Le poète n’est qu’un nom d’emprunt. Et comme vous voyez, je ne l’emprunte que sous le couvert de l’anonymat. Il faut donc que ce soit le poème qui s’accoquine avec la mort pour lui ressembler. Dans ce sens, le poème est moins écriture qu’action. Le coupable qu’on guillotine en connaissance de cause est le meilleur poème. Par contre, le soldat qui crève sur un champ de bataille est un imbécile. Quant à savoir qui du taureau ou du torero est le poème, je choisis le taureau, car c’est lui qui meurt. Le torero est un imbécile qui croit en savoir plus que les autres sur le sujet de la mort. Mais il n’en connaît que la chanson.

Et le public des arènes, qui est-il ?

Pensez-vous vraiment, vous, éditeur, que ce public existerait s’il n’était pas composé uniquement de poètes, et pas des meilleurs ? Il n’y a qu’un taureau et une foule de toreros. Croyez-vous que je vais perdre mon temps à décrire cette scène ordinaire de l’agonie ? C’est la mort qui m’intéresse, pas le mort.

Il ressort de ces diverses errances que vous êtes poète à coup sûr.

C’est du moins ce que je pense, mais je peux me tromper.

Votre jugement n’est pas à ce point parfait qu’il vous arrive de jeter l’innocent dans la fosse…

Y a-t-il un innocent ?

Je pensais que votre flic était innocent. À vous lire, et donc à l’entendre, il ne l’est pas. Et on s’attend à des complications.

Si cela doit se compliquer, que cela ait lieu dans cet asile de fous dont les portes se sont ouvertes par hasard.

Ou parce que vous l’avez voulu.

J’ai voulu l’accident qui met fin à l’enquête, en effet. C’était là mon idée. Ce n’est pas arrivé par hasard. Quand il arrive, ou plutôt quand je le fais arriver, les dés ne sont pas encore jetés. On est encore dans la fiction. Le personnage est encore un personnage. On peut même reconnaître les lieux ou en connaître de semblables. On a même une idée exacte du temps qu’il a fallu pour en arriver là. Rien, pas même l’écriture, ne s’est opposé à ce que les choses et les êtres suivent ce cours calculé d’avance. Pourtant, c’est ma seule volonté, ou mon seul désir, qui interrompt cette sérialité aliénante. Et donc, mon flic devient cinglé et on l’enferme. Vous ai-je dit que j’en suis là ?

Vous le dîtes.

Vous comprenez bien que selon que mon flic est coupable ou non, l’enfermement auquel je le condamne est de nature différente.

Mais nous ne savons pas s’il est ou non coupable !

Moi je le sais !

Vous nous privez d’une information capitale. Non seulement cela ne se fait pas, mais surtout, nous manquons d’une nécessaire référence à la réalité. Pensez-vous vraiment que sa culpabilité ou son innocence n’ont aucune importance quant à la poursuite de votre travail sur la poésie ?

Passons sur la moralité de mon comportement. La « référence à la réalité », comme vous dites, est autrement plus nécessaire. Et je vous en prive pour cette raison. Que feriez-vous donc d’une nécessité qui ne justifie pas l’enfermement ? Mon flic n’est pas enfermé parce qu’il est coupable ou parce qu’il ne l’est pas. Il est entraîné dans cet espace par un coup du hasard. Qu’importe la nature de cet évènement. Vous le découvrirez bien assez tôt. Il suffit de savoir, comme seule « référence à la réalité », que mon flic est enfermé par hasard.

Il n’est donc pas fou.

Enferme-t-on les gens s’ils ne le sont pas ?

On les enferme s’ils sont coupables. Et quelquefois par erreur s’ils sont innocents. Est-ce ce hasard, ce qu’il représente, qui lui fait perdre la raison ? Car vous précisez qu’on ne l’a pas enfermé suite à une erreur de diagnostic.

C’est bien la question que je soumets à la poésie. Il eût été trop facile de procéder à une désintoxication de mon flic ou à toute autre espèce de thérapie plus au moins contestable selon l’idée qu’on se fait du traitement à infliger au fou. À moins qu’on ne l’en soulage. Je n’ai pas l’intention de me livrer à une étude de cas. Et de proposer des solutions, voire même une réfutation des méthodes de traitement. Je l’ai déjà dit : je ne suis pas praticien. Je transporte le spectacle de la folie dans l’arène où elle devient taureau.

La mort !

Elle-même.

Et vous êtes le torero ?

Du diable si je sais manier l’épée ! Je ne m’y aviserais pas. Je suis l’arène.

En voilà un exercice de symbolisation !

Je n’en abusais que pour mieux me faire comprendre. Ce que je veux dire, c’est que je suis le lieu de cet examen de la folie. Et non pas le soignant. Ni le juge. Mon flic est le personnage, comme il s’en trouve dans la fiction. Le temps, c’est celui de mes loisirs, que je consacre à la seule écriture qui me semble mériter l’attention quand c’est la mort qui nous guette : la poésie. Il restait à trouver le lieu de ce combat : moi.

Mais contre qui se bat-on ?

Vous vous battez si vous voulez. Rien ne vous en empêche. Moi, je préfère écrire. Et je sais ce que je suis quand je le fais. Je ne dis pas que je suis le meilleur, ni même que je dépasse la moyenne, mais vous conviendrez avec moi que j’ai rien à voir avec la piétaille qui intéresse nos pouvoirs publics. Certes, je ne suis pas en situation de profiter pleinement, au point d’en jouir, de cet avantage sur les autres. Mon existence me contraint à la réserve, voilà tout le mal qu’elle me fait. Et je ne lui reproche rien d’autre. Je ne vais tout de même pas me répandre en lamentations sur ce sujet au risque de sombrer dans un lamentable lyrisme, lamentable d’être chanson ou critique et non pas poésie. Même s’il m’arrive, au détour des signes de folie, d’en toucher mot comme on se mouche. Je ne revendique pas la perfection. Je laisse ce défaut de la cuirasse à plus avisé que moi en matière de déconstruction publique. Et puis la mort n’est pas un mal. Elle n’entre pas dans le débat des moralistes autrement qu’en menace des circonstances. La mort est mienne, moi qui suis. Et après avoir sciemment provoqué l’accident qui enferme mon flic, j’accepte que mon corps soit le lieu de cette nouvelle fiction, laquelle n’a plus rien à voir avec une résolution de problème ou une recherche de solution, selon les goûts. Il faut bien qu’à un moment ou à un autre de notre existence nous nous trouvions en mesure d’apprécier toute l’importance de l’esprit produit par ce nœud incalculable de tensions nerveuses, notre corps.

Ceci se passe la nuit ?

Hélas, nos jours sont consommés par les autres. Et quand les autres le rendent bien et qu’il n’y a pas lieu de se plaindre de la place qu’on occupe dans la société, il n’y a guère que la nuit qui porte conseil. Je ne parle pas des vacances, où le conjoint prend la place des obligations professionnelles. La nuit devient le lieu du lieu.

Quelle est la place du rêve dans cette nuit ?

Celle qu’occupe en général l’étranger. Une langue obscure qu’on n’a pas forcément envie d’apprendre pour éventuellement la parler mieux que lui. Le sommeil occupe ici la place des autres. Je n’en fais pas ce que je veux. Et il faut croire que ma prudence innée me conseille de ne pas trop veiller. Le pinard fait alors son office, me privant d’autre solution. Sans cette hallucination, je n’ai plus prise sur moi-même. Le personnage redevient un personnage ordinaire soumis aux lois de la cohérence du récit.

C’est alors que votre conjoint est endormi et ne pense plus à vous.

J’écris en effet au crayon pour ne pas faire du bruit sur un clavier. Et j’amenuise la lumière. C’est alors que le personnage revient et que je suis le premier à le reconnaître. Il ne me remet que plus tard, alors que je l’ai soumis à de nouvelles expériences. Je me régale assez nettement de l’avoir surpris. Mais il s’en remet et reprend où il l’avait laissée l’exploration systématique de ma topographie. Il en sait plus que moi-même en la matière. Il me surpasse en quelque sorte. Sinon, il ne serait pas fou.

Mais, justement, n’est-ce pas là votre rêve ? Je dirais même votre ambition.

Si vous voulez dire par là que je rêve au lieu d’écrire, je vous invite à consulter les preuves de mon travail.

Nous les publierons en effet après l’enquête qui est en cours de publication.

On mesurera alors toute l’ampleur de ce que j’ai entrepris. Ces nuits, si vous voulez appeler ça comme ça, sont données telles quelles. Je me garderais bien d’y toucher. Il est plus facile de toucher au vers !

Et que ressort-il de ces « nuits » ? En quoi diffèrent-elles des jours de l’enquête ?

On n’y poursuit plus la chimère d’une solution. C’est déjà ça. On n’y parcourt pas les degrés d’un temps de fiction, ce qui serait aussi spécieux. Tout ce que j’espère, c’est d’y apparaître au moins en filigrane. Je m’y reconnais plus facilement, mais le lecteur ainsi approché de ma mort aura peut-être la chance de trouver des raisons à la sienne.

Votre poésie veut être utile ?

Elle le serait si j’en mourais. Mais je n’ai pas encore inventé ce poison.

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -