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C'est de plus en plus compliqué et je vis seul
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 Article publié le 24 janvier 2016.

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Vous connaissez sans doute cette bonne vieille histoire française… Un bourgeois parisien quitte femme et foyer pour se rendre à Rome où l’attend l’amour de sa vie. Dans le train, son cerveau se met à travailler, tant et si bien qu’arrivé en gare de Rome (ou de Vintimille), il saute dans un autre train pour revenir chez lui. Et ce, sans laisser d’autres traces que cette histoire. Et bien c’est à peu près ce qui m’est arrivé le mois dernier. Vous pensez si j’ai réfléchi avant de vous l’écrire ! Je vais faire moins long tout de même ! Mais sait-on où finit ce qu’on a commencé pour simplement animer cette conversation ?

Allons bon ! Je n’étais pas parti pour quitter, mais pour voyager et tenter de revenir avec un bon souvenir. Les stations balnéaires attirent aussi les gens de mon espèce. Je vis seul. Mais je vis ! Et pas trop mal d’ailleurs s’il s’agit de mesurer l’existence à l’aulne de la situation sociale. La mienne tient à un travail bien payé. Je ne suis pas un héritier. En fait, je n’ai hérité de rien. Il est vrai que j’ai rompu les ponts familiaux et même territoriaux. Je peux me payer quelques jours de vacances à la hauteur de ma classe et même un peu au-dessus, car j’ai constitué, à défaut d’un capital, une épargne ma foi assez coquette.

J’ai donc fait ma valise. Vous vous souvenez de cette soirée. Nous l’avions quelque peu arrosée. Je suis rentré chez moi et, me jetant sur le lit, je me suis écrasé sur cette valise. Ou plutôt, elle fut écrasée. Heureusement pour moi et pour mes vacances, la poignée m’a violemment labouré les côtes et je me suis souvenu que le train était à 23 heures et quelques.

Je n’avais plus beaucoup de temps devant moi. Je suis redescendu. Vous n’allez pas me croire, mais le taxi m’attendait. Le chauffeur m’a fusillé du regard. Tant pis pour moi si je ratais le train, il me conduirait à la gare comme vous lui en aviez donné l’ordre. Mais j’avais beau m’efforcer de me souvenir de vous, je n’y parvenais pas. J’ai même failli vomir. La voiture filait dans les avenues. Il pluvinait. Les essuie-glaces grinçaient. Le chauffeur, après s’être montré sinon bavard du moins insolent, ne disait plus rien. Nous ne rencontrâmes aucun obstacle. Il grillait les feux rouges et les rues étaient désertes.

Nous touchâmes le trottoir de la gare en moins de temps qu’il m’en a fallu pour vous donner une idée de la situation dans laquelle j’entrais inexorablement et petit à petit. La voiture stoppa en douceur. La course était payée.

« Vous remercierez mes amis, dis-je au chauffeur.

— Mais je ne les connais pas. »

Je rougis. Ce qui ne me coûta pas un gros effort. En passant devant le métal poli d’un distributeur de cochonneries, je me vis me voir. J’étais beaucoup moins jeune que la Parque. Et je n’avais rien à dire. Le billet était dans ma poche. J’eus un moment de panique en le cherchant où il ne se trouvait pas. Un soldat en armes m’observait. Je n’ai jamais su engager la conversation avec ce type humain. Autant je pense que rien ne différencie ce que nous appelons abusivement les races, autant il me semble qu’il est nécessaire d’étager les hommes sur l’échelle de la valeur. Et j’imagine qu’il est plutôt facile de juger ses voisins de barreaux alors que tout ce qui se situe au-delà de ces proximités verticales appartient au domaine de l’inconnu. Et particulièrement ces catégories inaccessibles qui s’illustrent dans le bas par des occupations aussi bêtes que peu gratifiantes. Enfin, mon billet fut composté par la machine et je pus me rendre sur le quai où m’attendait le train.

Je n’y avais pas réservé. À l’époque dont je vous parle (c’était donc il y a plus d’un mois), on pouvait voyager librement. À condition de s’acquitter du prix du transport. C’était bien là la seule entorse au principe de liberté qui inaugure notre saint système de valeur. On fait ce qu’on peut dans ce monde de merde.

Je montai donc. Le wagon était désert. Je consultai l’étiquetage sans me presser. Il était onze heures passé. J’ignorais la suite de l’horaire, mais je n’étais pas en retard. Ma tête n’avait pas cependant retrouvé sa place sur mes épaules. Et mes jambes me portaient toujours un peu sur le côté et sans cette régularité du pas qui désigne en principe le citoyen en état de conduire. J’avais hâte de me jeter dans un fauteuil, près de la vitre si c’était possible, afin de trouver le sommeil et d’en rêver le moins possible.

Le wagon étant vide pour l’instant (je me demandais s’il le resterait), j’en profitai pour uriner contre une porte qui refusait de s’ouvrir. Cette délivrance solitaire et cachée me fit un bien fou. J’étais bien décidé à ne pas m’en vanter. Le train démarra à cet instant.

*

Nous roulions dans la nuit. Comme il n’y avait personne dans le wagon, je ne me plaignis pas de la panne de chauffage. J’étais plongé dans l’obscurité. Heureusement, ma liseuse disposait du « front light ». Je me plongeais dans la lecture de la Tempête. Prospero m’a toujours fasciné. Et quand je suis fasciné, je m’endors. Je ne veux pas dire par là que Shakespeare m’ennuie. Loin de là ! Au contraire il me fascine.

Il pleuvait dehors. Les gouttes étiraient leurs cadavres contre la vitre. Je distinguais à peine les arbres véloces et noirs. De temps en temps, un horizon électrique tournait sur place puis s’évanouissait dans une forêt d’ombres plus soumises à ma vitesse relative. J’avais emporté un flacon. Il n’était pas vide. C’est le flacon du soir. Il contient le sommeil ou l’angoisse, selon les jours qui n’expliquent rien de cette cruelle alternative. On n’explique d’ailleurs jamais rien quand on vit seul. Surtout quand on continue de penser que cela s’arrangera un jour. C’est ce que me disait Maman au téléphone quand il était question de moi dans la chronique locale. Je ne suis pas mauvais à la pétanque, reconnaissez-le. Et meilleur encore à la lyonnaise. Maman adore me taquiner.

Mes yeux avaient quitté l’écran phosphorescent où le texte de Shakespeare s’était quelque peu embrouillé. J’eusse bien croqué quelques amuse-gueule. Je n’en avais pas dans le fond de ma poche, car j’avais trouvé la force de changer de pantalon avant de partir. J’en mets toujours de bonnes poignées entre les conversations que nous tenons chez Lucette. Mais ce pantalon gisait quelque part sur le plancher de ma chambre maintenant. En l’absence de souris, le rance et la moisissure m’attirerait les remontrances de Maman. Je ne manquais jamais de lui soumettre mes problèmes de blanchissage. Ainsi, à deux, nous n’entretenions qu’une machine à laver le linge et elle demeurait sous sa seule responsabilité. Maman cuisinait aussi merveilleusement. Les choses ont bien changé depuis qu’elle n’est plus là pour m’en signaler les dangers.

Nous passâmes à vive allure sous les marquises de plusieurs gares. Ces trains de nuit s’arrêtent peu. On y respecte le sommeil. Mais je ne dormais pas. Et cette solitude dans le noir commençait à m’inquiéter. Je décidai de passer dans le wagon suivant selon le sens de la marche. Il était aussi désert. Un rapide coup d’œil me renseigna sur le suivant. Personne. Je remontai, passai le wagon où j’avais élu domicile, pour constater que trois autres wagons ne transportaient personne. Et le tout, dans l’obscurité totale. J’achevai imprudemment mon flacon. Je savais pourtant que je ne trouverais pas ici de quoi l’alimenter de nouveau. Et pas question de compter sur un arrêt en gare : on ne s’arrêtait pas. Mais où allions-nous ?

Il y a des questions qu’il vaut mieux ne pas se poser. Nous savons tous cela. Nous sommes très discrets sur certain sujet, surtout avec nous-mêmes. On se ménage ainsi une espèce de néant temporaire. Ne me dites pas que vous vous distinguez du commun des mortels. Mais dans la situation où j’étais, la discrétion ne m’était d’aucun secours. Je commis donc une première indiscrétion en appelant, ce qui augmenta mon inquiétude. Et le flacon était vide. Sans espoir. Il ne contenait plus rien et ne contiendrait rien avant longtemps.

Mais enfin, il faut bien que les trains s’arrêtent. On n’en voit pas tourner en rond, sauf dans nos cauchemars. Mais ceci n’en est pas un. C’est une simple relation de la réalité. J’étais monté dans un train qui me transportait moi seul. Une pareille circonstance, si elle relève de la plus stricte réalité, n’en est pas moins cause d’une erreur, laquelle m’apparaissait maintenant, d’autant plus clairement que le cognac, sous l’effet de la susdite cause, n’agissait plus sur mon esprit. Je raisonnais !

Igitur ! Qu’est-ce que je possédais à cet instant ? Ma valise, ma liseuse et un flacon vide. Ah !... j’oubliais le billet. Le nécessaire billet. Il fallait maintenant que le train s’arrêtât, afin que j’en descendisse et que je m’expliquasse avec un agent du transport en commun dans lequel j’étais manifestement seul. Et dans une situation probablement incompatible avec le règlement, les usages et peut-être même la loi.

Seul ? Mais comment imaginer que ce train se conduisît sans intervention humaine ? Il y avait quelqu’un en tête, tout près du pare-brise, fendant la perspective des voies ferrées comme dans un film. Mais comment accéder à cette seule autorité ? À part le signal d’alarme, rien pour communiquer quand on est un voyageur solitaire embarqué dans le mauvais train en direction d’une destination sans doute aussi mauvaise. Il n’y avait plus qu’à attendre. Sagement est le mot. Mais je tremblais. J’étais en manque, vous l’avez deviné. Et contre toute attente, je m’endormis. Sans Shakespeare.

*

Ma foi, me dis-je, le train est bien arrêté. Je ne rêvais pas. Je sortais d’un amalgame de rêves qui s’empressaient d’échapper à ma mémoire. Ma tête tournoyait encore, mais elle semblait être retournée sur mes épaules. Je me dépliai douloureusement. Je n’avais pas dormi dans un lit. Je m’étais recroquevillé dans ma veste. Il faisait un froid de canard. Le flacon tinta sous mon menton. Il ne sentait plus rien. Et au moment où je m’apprêtais à en revisser le bouchon (cause du tintement), j’entends une voix. Quoi de plus naturel en milieu humain ? Je m’en étonnai pourtant. Genre « Comment ? Toi zici ? Je ne t’avais pas entendue ! » Il s’agissait bien d’une femme.

Jolie. Beaux yeux en amandes. Impossible de juger de la sveltesse du corps qui trempait dans une généreuse doudoune. La chevelure était enfermée dans un énorme bonnet de laine vert olive. Elle avait du rouge aux joues. Et se frottait le nez en me parlant. Des bottes pénétraient verticalement dans le bas de la doudoune. Elle tenait un seau de plastique où pendait un chiffon. Vous l’avez deviné : l’autre main brandissait un manche terminé par une serpillière. La vitre, contre ma joue, était cristallisée, opaque, verte à cause du wagon qui bouchait la vue. Cette immobilité m’astreignait à une observation crispée de la scène dont j’étais le pendant. Elle parla la première :

« Qu’est-ce que vous foutez là ? »

Riait-elle de moi ? De la situation ? D’elle-même, surprise en plein boulot par l’apparition d’un type gelé jusqu’aux bouts des doigts ? Je craignais de craquer en allant plus loin dans la description. Jolie, peut-être belle. Qui sait ? Comme je n’avais pas l’air d’un clodo (ma fourrure en disait long sur ma position), elle sut tout de suite que j’étais un voyageur égaré par la complexité des transports ou l’aventure des voyages. Elle me plaignit et s’approcha, abandonnant balai et seau dans une travée. Je bafouillai, lèvres gelées, condamné à réclamer chaleur et compréhension par le signe seul. Elle me comprit.

« Vous pouvez marcher ? »

Elle parlait ma langue. J’avais crains d’être déjà arrivé en Sibérie. On ne sait jamais. Avec des socialistes au pouvoir… Et une Droite nostalgique dans l’opposition. Un état de guerre déclaré à grand renfort de spectacle sécuritaire. Mais elle me frottait déjà les mains, soufflant son haleine brûlante et parfumée. Comment ne pas tomber amoureux dans ces conditions ?

« Je vais chercher quelqu’un ! » dit-elle.

Je n’eus pas le temps de la retenir. Elle m’avait enfermé dans sa doudoune et, peut-être nue, en tout cas peu vêtue, elle s’était élancée dans un paysage de rails, de wagons, de poteaux, de quais et de monticules dans lequel je reconnus une gare de triage. J’entendais même la manœuvre, les tampons, le crissement des roues, des freins, le sifflet. J’étais en vie.

*

L’aventure n’est jamais loin de chez nous. Certains se font fusiller dans des salles de spectacle ou dans les lieux de la consommation rituelle. D’autres, comme moi, plus chanceux et moins tragiques, se contentent d’une embardée, d’une sortie de route ou d’une erreur d’embarquement. De quoi nous plaignons-nous si la majeure partie de ces aventures se terminent bien ? J’étais dans un bureau chauffé à blanc, sous une couverture qui sentait bon, les pieds nus sous un poêle et les doigts dégelés par la tiédeur d’une tasse qui fumait joyeusement. Aucun signe de mélancolie. Et je n’étais plus seul. Ou plutôt, j’étais seul avec elle. Vous rétorquerez : certes, mais cela peut arriver à tout le monde. Et bien justement. J’étais ce tout le monde dont je rêvais depuis si longtemps. Un homme ordinaire profitant de la chaleur d’un poêle ancien qui brûlait du bois. Et elle la partageait avec moi. Elle aussi avait eu froid. Et personne ne m’accusait d’avoir tenté de frauder la Compagnie. Au contraire, on s’était excusé. Ce train, dans lequel j’avais pensé voyager jusqu’à la destination prévue, était une erreur. Et je n’y étais pour rien. Bien sûr, je fus la seule victime de cette confusion de quai. Tous les autres n’avaient pas mis longtemps à comprendre le sens de l’erreur de quai. Une simple inversion. Mais aurais-je achevé ce voyage imprévu dans d’aussi prometteuses circonstances si j’avais partagé la même intelligence du quai que ces voyageurs arrivés sans autre aventure à destination ?

Je n’osais lui en parler. J’entendais ses succions dans sa propre tasse, alors que je m’évertuais à demeurer silencieux. Non pas inexistant, car je souhaitais qu’elle remarquât à quel point je l’aimais. Maintenant, sa blonde chevelure couvrait ses épaules. Ses jambes, nues jusqu’aux genoux, se croisaient. Une de ses mains les caressait. Et quel regard à travers la vitre gelée qui lui faisait face ! Elle me tournait presque le dos. Quelle chance j’avais eue ! J’eusse été bien taré de ne pas espérer en avoir encore. Et avec elle uniquement. Une balayeuse.

*

Un soldat vint me chercher. Je reconnus notre drapeau dans l’écusson qu’il portait au bras. Je n’avais pas été si loin ! Mais au lieu de descendre vers le Sud, j’étais monté vers le Nord. En plein hiver. Et au moment d’une vague de froid comme le pays n’en avait pas connu depuis la précédente guerre. Un Vandale passa dans le ciel gris de la cité, tuyère rouge laissant sa trace de mort prochaine. Je n’ai jamais voulu de mal à nos ennemis. Je leur aurais volontiers fait du bien, mais c’était interdit sous peine d’excommunication. Vu le prix à payer, j’allais aux rendez-vous de la religion nationale sans jamais ouvrir la bouche, sauf pour remuer les lèvres au rythme de la Parisienne.

Le soldat me suivait et moi, je suivais ses indications. On a traversé comme ça, l’un derrière l’autre, et surtout moi devant, des dizaines et des dizaines de rails luisant au soleil du matin. L’air était vif, mais sans violence. On a aperçu bientôt la façade grise de la gare. Le quai était couvert de soldats immobiles. On a rompu ces rangs serrés. Le soldat me chatouillait le dos avec le bout de son fusil. Je me suis arrêté devant une porte close.

« Frappe ! » dit le soldat.

Je frappai. On ouvrit. Un employé usé jusqu’à la corde me toisa, puis s’écarta pour nous laisser passer. Et d’escalier et en couloir et de couloir en antichambre, on s’est retrouvé devant une autre porte sur laquelle il était interdit de frapper avant d’y être invité. Je n’ai pas demandé pourquoi. Et alors que j’y réfléchissais, le soldat a gueulé : « Ouvre ! » et j’ai ouvert. Ma valise était ouverte sur une table. Une part de mon intimité venait d’être violée.

« Assis ! »

Et hop, me voilà assis sur le bout des fesses. Je n’en ramenais pas large. Et au bout d’une bonne dizaine de minutes, un type est entré. C’était un civil. Lui aussi avait l’air usé du fonctionnaire qui a trahi les siens. Il portait un tablier gris. Ses mains refermèrent la valise. Il ouvrit une bouche que je n’aurais pas aimé baiser et dit d’une voix lasse :

« Vous vous expliquerez plus haut. »

On est monté, le soldat et moi. Il en avait marre de me suivre. Il est passé devant. J’ai collé au cul comme dans un embouteillage. On n’entendait que nos pas. Et on est encore monté, toujours par escalier. J’avais envie de gueuler. Mes vacances commençaient mal. Et si je critiquais, elles allaient aussi s’achever en drame personnel incompréhensible pour les autres, mais accepté par la majorité silencieuse. On est entré. Où ? Je ne sais pas. Le soldat m’a laissé seul. J’étais enfermé, pas seulement seul. Et je n’arrivais pas à penser à cette jolie fille qui m’avait réveillé et que je n’avais pas rêvée.

« Zavez rien entendu ? »

Une grosse voix m’interpelait. Je n’osais pas me retourner, bien qu’elle eût bavé sur ma nuque. Je répondis négativement, sur le ton de celui qui se retient de demander « quoi ? »

« Pourtant ça a pété ! »

Qu’est-ce qui avait pété ? Moi, les attentats, je ne les entendais plus. De la bombe humaine au pétard Pirate, on avait droit à toute la gamme des explosions depuis que le gouvernement nous avait engagés dans la guerre. Je ne faisais rien exploser, moi, à part mon cerveau quand j’avais l’esprit ailleurs.

« Vous zallez pas m’faire croire… ! »

Je ne voulais rien faire croire. Mais je pouvais tout expliquer. Le soldat avait disparu. Un gros type en treillis bleu noir se planta devant moi.

« Qu’est-ce que vous foutiez dans ce train ? »

Enfin une question à la hauteur de la tragédie ! Je répondis tout ce qui est dit ci-dessus. Le type m’écouta sans m’interrompre. Il ne prit pas une note sur la feuille de papier vierge qu’il avait extraite d’un tiroir. Et j’ai terminé mon histoire sans en tirer de conclusions hâtives. Je sentais que le moment était mal choisi pour se presser. S’il y avait une chute, comme dans toute bonne histoire, je ne voulais pas qu’on me tombe dessus. J’avais fini.

Le type crayonna pendant quelques secondes. Si je vous disais que c’étaient des minutes, vous comprendriez mieux mon état dépressif du moment. Il acheva son écrit par un point qui était peut-être sa signature.

« Bon, dit-il enfin. On va retourner là-bas…

— Mais où… ?

— D’où vous venez.

— Mais il n’y a rien chez moi qui…

— Au train ! Mais nom de Dieu ! Qu’est-ce que c’est ce mec qui se goure de train alors que c’est écrit dessus ! »

Et on a retraversé le triage, mais dans l’autre sens. La valise était restée derrière moi. Et comme ça, en suivant ce type, je me suis aperçu qu’il avait le même flacon que moi, sauf que le sien était plein, dans la mesure où il ne l’avait pas encore vidé. Ça m’a donné une soif d’enfer. J’en titubais, mais l’idée de revoir la belle balayeuse me donnait du baume au cœur, comme un soldat qui monte en ligne en pensant au bonheur peut-être perdu à jamais. Le train que j’avais quitté n’avait pas bougé.

« Montez ! »

Qu’à cela ne tienne. Je monte. Et juste quand je me retourne pour demander à ce type si j’ai bien fait, il disparaît ! Je me penche et qu’est-ce que je vois ? Une draisine qui s’éloigne sur les chapeaux de roues avec un morceau du type accroché à un des tampons de derrière. Et le type qui actionne en chantant le levier de la draisine tourne le dos à cette boucherie. Et le tout s’éloigne à grande vitesse dans la brume. Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas ? C’était la première fois que le destin me soumettait à cette question tremblante. Et tandis que j’y réfléchissais en gémissant, je vois les jambes de la balayeuse se croiser. Elle est en train d’allumer une cigarette.

« C’est l’heure de la pause, » dit-elle en souriant. « Vous avez oublié quelque chose ? »

Cette salope m’avait piqué ma liseuse. Il ne me restait plus rien, à part mon billet aller-retour pour un autre voyage. Mon flacon avait dû valser dans l’air gris au-dessus des rails. Vous avez compris que c’était mon flacon que ce type avait rempli. Et je me doutais que le soldat n’était pas rentré chez lui sans ma valise. Rêve-t-on d’une nouvelle vie dans ces conditions ? Je n’ai pas demandé mon reste. Et je n’ai pas tardé à trouver un train avec écrit dessus là où je voulais me la couler douce pendant une semaine sans personne pour me faire chier. Je ne rencontrerai jamais la femme de ma vie. Ou alors il faudra que le monde devienne d’une simplicité enfantine.

 

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