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Autopsie d'une lettre morte
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 Article publié le 10 juin 2006.

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 - « Relisez à haute voix. »

 - « Avant de reprendre tout à fait connaissance, je crus m’éveiller dans un coquillage tant le bruit de la mer m’assourdissait. Agenouillé de force devant une croix vermoulue retenant à grand-peine un vieux plâtre mangé de baisers, brisé, je grelottais sur la terre battue d’un cachot tout en longueur et bas de plafond. Quelqu’un parla : « Ils sont partis... Ils ne reviendront pas de sitôt !... Je suis le gardien de jour. Je pose votre gamelle..., une serviette, un savon de Marseille, un rasoir... Ne mettez pas trop de sang sur les murs, le badigeon est hors de prix. Je vous ai, tout de même, apporté un peu de lecture. Si vous êtes comme moi... Sur le trône, je dévore. C’est un roman policier... Les plus belles pages deviennent torche-culs ! Ah ! à ce propos, vous profiterez de la promenade pour vider le seau. Je vous indiquerai.... J’avais autre chose... Ah ! ça, par exemple ! Voilà ! Je peux vous procurer une couverture, des comprimés d’aspirine, du caporal, du pain à volonté, des crayons de couleur... J’espère que nous ferons bon ménage... Voilà, et voilà. » Les targettes claquèrent. J’avais le crâne dans un étau. Deux étroites meurtrières, donnant sur une palanque, éclairent la cellule. J’occupe mes ennuyeuses journées à dépoussiérer mes habits, à recueillir l’eau qui goutte d’un énorme robinet, à compter les yeux de mes bouillons, à grignoter mon pain boulot, à ressasser des bribes de souvenirs. J’ai perdu l’usage de la parole. Tantôt, me guidant sur une tache jaune pâle, je m’engagerai dans les ténèbres d’une galerie creusée dans le roc. Tantôt je franchirai les grincements d’une grille rouillée et j’entrerai dans un cercle sablé clos d’une haute muraille. Je tournerai... Au moment où je m’évaderai, le gardien surgira de son retrait et, la main crispée sur son arme ou les bras au ciel, m’infligera sa rengaine : « Je vous coupe ! Vous n’avez besoin de rien ? Nous sommes là ! Ma patte me fait atrocement souffrir. Chaque fois que le temps change... On m’en a collé des médailles... Quelle plaie ! Si j’avais mes jambes de vingt ans..., de trente ans..., de... Il me faut un palan, à présent. A part le temps rien ne change. C’est étrange, la vie. J’ai eu trois compagnons : un gardien de phare, un garde-barrière et un gardien de square. Inséparables, je vous dis. Je suis le seul rescapé. Le gardien de square s’est noyé dans un lac, le gardien de phare a été happé par un train et le garde-barrière a été assassiné dans un jardin public. Nous faisions la même guerre sans nous connaître, et soudain la même blessure, le même hôpital, la même chambre. C’est curieux, non ? Que Dieu nous ait en sa sainte garde ! » Puis, dans une dernière halenée de mauvais vin, il m’enverra : « Votre compagnie est bien bonne, mais ma loge m’attend. » Les bouteilles s’impatientent. Dans le noir, étendu sur ma planche lisse, je m’efforce de dissiper les brumes brunâtres qui envahissent mes visions. C’est comme si j’errais dans les parages d’une ville familière. Je distingue ses toits et sa lumière ; je reconnais ses odeurs et ses cris. Les chemins sont coupés. De longs pans de décors croulent dans ma tête en feu. Je consume. Je vois un garçonnet en culotte courte s’éloigner à cloche-pied et disparaître à l’horizon d’un terrain calciné. Une rumeur d’écume s’engouffre dans mes oreilles. Je m’arrache du sommeil, mais une lame soudaine m’assomme. La nuit passée, je n’ai pas fermé l’œil. Hier, la cour était sombre. Le sac à piquette, plein à ras bord, défila son chapelet quotidien, puis il fit mine de s’interroger, puis il dit : « Vous êtes une brebis du bon Dieu, n’est-ce pas ? Je n’en ai pas l’air, mais j’aime bavarder, blaguer même. J’ai eu une virtuose qui raclait le boyau toutes les nuits. Le veilleur se mettait dans tous ses états. J’ai eu un acrobate... C’était marrant, sans rire. Il marchait en équilibre sur un fil invisible. Je lui ai apporté un vieux balancier d’horloge. J’ai eu... Comment dire... On les a retrouvé sur le rivage. On ne peut pas comprendre. Nous avons un lieu imaginaire et de vrais cadavres. C’est ce qu’ils disent ! Je vous ai vu dans Les Oiseaux d’Aristophane. Je ne suis qu’un pauvre gardien d’immeuble, mais j’adore le théâtre, l’opéra... » Il me sidérait. Comme je durais en place, il déclama : « Hé là, du nerf ! Ne vous laissez pas abattre ! » Il me tendit une photographie : « Ce sont mes parents, mon épouse et moi-même. Nous avions tous quinze ans de moins. Vous voyez, Aigues-Mortes... » Il fit deux pas en arrière, glissa sa main dans la poche intérieure de son veston, en sortit un petit cadre et revint à ma hauteur. Ses traits s’adoucirent à tel point que j’avais devant moi l’homme de la photographie. Il me présenta le rectangle en bois verni et balbutia : « C’est ma demoiselle ; La photo est récente. Les geôliers ont toujours une fille ; Vous voyez, Aigues-Mortes... » Un coup de tonnerre fracassa son enjouement. Il reprit la peau et la voix de son âge : « Où sont les saisons ? De mon temps, le mois de mai c’était le mois de mai ! Ah ! les chapeaux de paille, les espadrilles, les ventrées de cerises... On traversait les champs, les jardins... Aujourd’hui, tout le monde se barricade ; les gens sont méchants et paresseux comme les ronces. Les plages n’étaient pas infestées de sans travail, d’hurluberlus, de malpropres, de... Comme on dit, c’est l’époque qui veut ça. A la moindre incartade, savez-vous, on nous incendiait, on nous chantait Manon. Sans ma jambe estropiée, j’aurais pu devenir quelqu’un. Coquin de sort !... » Ses maigres mains ridées priaient, menaçaient, voltigeaient, s’offraient ; ses yeux foncés s’agrandissaient, s’étonnaient, s’éteignaient, se crevaient ; sa bouche s’arrondissait, se distordait, s’apaisait, se taisait ; Je n’entendais plus qu’un chuchotis : j’étais loin. De but en blanc, je haletais dans mon oubliette, allongé sur mon étagère, le front ceint d’un chiffon empestant le vinaigre. Posée sur le casier à bouteilles qui me sert de table de chevet et de siège, la torche électrique se mourait. Quelques paroles vinrent de l’obscurité : « Dites-vous que c’est un mauvais rêve. Maintenant il faut que je m’en aille : c’est l’heure de la relève. J’oubliais pour la promenade... Demain vous resterez dans votre garçonnière, en compensation vous aurez du vin. « Quand je vis sa trogne maussade, je compris qu’il se penchait sur mon cercueil. Il s’agriffa à mes épaules et, trébuchant sur les mots, il dit : « Les morts on toujours raison. Les halte-là, les qui-vive... S’il n’en tenait qu’à moi... On vous fait miroiter... Avec ou sans béquille on clopine... Les retours de manivelle... On avale nos douleurs... On ne m’ôtera pas ça de l’idée. Vous collectionnez les tubes d’aspirine ? Ma femme et ma fille, elles, amassent des images pieuses. C’est une maladie comme une autre. J’ai une famille... J’y vais ! Adieu ! » La petite porte ferrée gémit lentement. J’étais dans un épais nuage de suie. En cette fin d’après-midi, je m’applique à serrer le plus possible mon écriture tout en sachant que je vis mes derniers instants. Sous peu, la mer me roulera sur une grève ; les journaux publieront mon histoire ; les miens mettront un nom sur ma tombe. Ça me revient ! Lorsqu’ils m’ont pris dans leur filet, j’étais assis sur la ridelle d’une charrette tirée par... Je portais un grand bec et des moignons d’ailes. Ca me revient ! Je traversais un pays nu.  »

1986

 

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