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La loi, l'histoire, la mémoire
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 Article publié le 14 juin 2006.

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La vocation de la loi est de prescrire l’action à venir, d’en déterminer les procédures et limites, de prévenir autant que faire se peut les crimes et délits, les atteintes aux biens et aux personnes... Elle n’a pas à remodeler le passé et à en imposer une interprétation. N’ayant jamais, en démocratie du moins, d’efficience rétroactive, elle ne saurait en rien calibrer la mémoire en transformant des opinions (plus ou moins fondées) sur des faits historiques en délits punissables de censure, d’amende voire de prison. La vérité ne relève pas de la loi : il faut le dire et proclamer à nouveau.

Nous avons eu, en février 2005, la loi dont l’un des amendements, subrepticement introduit selon toute apparence, voulait que l’on affirmât, dans les manuels d’histoire de la République, « les aspects positifs du colonialisme ». Le groupe socialiste à l’Assemblée qui avait raté le moment du vote en a fait une grosse colère qui s’est répandue comme l’orage et l’éclair dans tous les milieux, groupes et groupuscules qui se sentaient concernés. Les élus de Martinique et de Guadeloupe allèrent jusqu’à interdire leur territoire au ministre de l’intérieur. Il était tellement évident pour tous ces gens qu’a priori, et donc aussi a posteriori, le colonialisme ne pouvait pas avoir d’aspects positifs ! Alors qu’il suffit de réfléchir quelques secondes pour lui en trouver plusieurs ! L’impouvoir en place eut tout aussi vite fait de céder. Et voilà que nos bien-pensants de gauche nous font, en 2006, le même coup que leurs concurrents et adversaires ! Il s’agit cette fois de pénaliser la négation du génocide arménien sur le modèle de la loi Gayssot qui punit le « négationnisme » envers l’Holocauste nazi.

Chacun a ses causes et choisit ses héros comme ses victimes, consciemment ou non, avec une liberté d’esprit - et de cœur - plus ou moins grande ; chacun privilégie ce qu’il tient pour des valeurs indépassables ! C’est de bonne guerre idéologique et, si tout cela s’analyse, s’argumente et se débat, comme il se doit, avec des « raisons », qui pourra toutefois prétendre avoir la pleine et entière et unique « vérité » sur les faits, leurs tenants et aboutissants, les réalisations et intentions effectives des acteurs et témoins ? Le débat est ouvert et doit le rester dans les limites d’une loyale polémique. La liberté d’opinion et d’expression est censée régner. Et les historiens dont la vocation est de débrouiller l’archive et d’en permettre la plus juste appréhension sont, au premier chef, les artisans de ce débat qu’ils nourrissent de leurs découvertes et de leurs hypothèses interprétatives. La loi ne doit pas les empêcher de travailler et d’avancer en figeant les données à un dogme désormais établi et intransgressable comme dans les régimes totalitaires.

Les lois Gayssot et Taubira, contre le « négationnisme » et sur l’esclavage décrété « crime contre l’humanité », la loi reconnaissant le génocide accompli par les Turcs contre les Arméniens ont provoqué un véritable « intégrisme » de tendance scolastique pinaillant sur les concepts. L’on se bat désormais sur la propriété communautaire - voire communautariste - des appellations, les uns déniant aux autres le droit d’employer le terme de « génocide » pour qualifier l’agression dont ils ont été l’objet. L’on série les diverses nuances du « racisme » et l’on veut en voir partout et toujours. L’on est tenté de se poser en victime exemplaire et de refuser par là même à d’autres le partage de ce titre de reconnaissance. Et, comme il y a les lois évoquées, l’on porte devant les tribunaux des litiges qui, auparavant, relevaient de la seule polémique scientifique et/ou médiatique. Il y a désormais délit d’opinion et d’aucuns en usent pour essayer de s’assurer la priorité en ce qui concerne d’éventuelles réparations.

L’idéalisme mollasson et irréfléchi de beaucoup de politiciens, suivant en cela la tendance lénifiante d’une « bien-pensance » généralisée qui ne veut plus voir paraître que le bon, le beau et le vrai, conduit à « la contrition » et à « l’épuration ». C’est la proclamation d’une vérité unique dont l’apothéose n’a pour but que d’interdire l’expression des « mauvaises idées », des pensées négatives, comme si les mettre sous le boisseau pouvait les éradiquer. Dans cette perspective, l’on confond trop facilement l’appel au crime et à la haine raciale, la discrimination effective, la diffamation, l’insulte et la menace avec l’expression d’une évaluation ou d’une impression, avec la remise en cause critique, motivée et raisonnée de faits et d’actes tenus jusque-là pour pleinement établis.

L’hebdomadaire Marianne a publié en ce début d’année (numéro du 24 décembre 2005 au 6 janvier 2006) une pétition signée par quelques-uns de nos plus éminents et plus libres historiens et penseurs : Max Gallo, Marcel Gauchet, Edgar Morin, Krysztof Pomian, Pierre Nora, Pierre Vidal-Naquet auxquels se joignent Rony Brauman (fondateur de Médecins sans Frontières) et Elie Barnavi. Elle réclame « la liberté de débattre » et demande sans ambages ni circonlocution « l’abrogation de toutes les lois (Gayssot, Taubira, Accoyer...) qui ont pour objet de limiter la liberté d’expression ou de qualifier des événements historiques ». Le terme-clef est bien ici « qualifier » c’est-à-dire assigner à des faits toujours sujets au remodelage interprétatif une valeur fixe et déclarée seule « légale ». Dans ce « devoir de mémoire » nouvelle formule, le devoir l’emporte nettement sur la faculté personnelle de mémorisation et de valorisation tout comme de libre évaluation ! Une contre-pétition, publiée dans 20 minutes, rappelle toutefois que l’historien ne saurait être « au-dessus de la loi ». Certes, mais certains de ses signataires (Claude Lanzmann, Serge Klarsfeld) oublient ce faisant qu’ils sont juges et partis, la loi Gayssot, qu’ils défendent principalement, leur assurant le rôle de représentants légaux des victimes exemplaires !

Oui, il fallait abroger l’article de loi qui promulguait comme vérité légale « les aspects positifs du colonialisme ». Non parce qu’ils n’existent pas et ne sauraient exister (comme le pensent les détracteurs naturels de cette tendance idéologique), mais parce que ce n’est pas la fonction de la loi que d’écrire l’histoire en caviardant la mémoire. Il ne faut pas non plus voter de loi punissant la négation du génocide perpétré contre les Arméniens (pas seulement pour ne pas trop fâcher nos amis les Turcs) et il faudrait abroger toutes les lois existantes qui entravent la liberté de chercher la vérité (pas seulement celles qui offusquent la bonne pensée du temps). Les opinions infondées ou aberrantes ne relèvent pas des tribunaux, mais « on les réfute ou on les dénonce » dans et par ce lieu ouvert où vit la liberté de penser et de chercher le vrai ensemble, le débat démocratique.

Serge MEITINGER
20-21 mai 2006

 

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