Monsieur de St-Pé veut une fontaine !...
Monsieur de St-Pé veut une fontaine ! Monsieur de St-Pé veut
Une fontaine ! (je traduis) Blues des enfants qui ne vont plus
Nus-pieds et les rues sont goudronnées. Comme les choses
Ont changé ! (je traduis toujours) - Il n’y a pas dix ans,
La carcasse rouillée d’une SEAT jouxtait la fenêtre noire
Du fabricant de beignets à l’huile cassée comme celle
D’un moteur. Le Gitan d’à-côté dormait sur une paillasse
Descendue sur le trottoir - aujourd’hui il descend son
Colchónflex et dort du même sommeil à minuit comme
À midi. La fontaine inaugurée par le Caudillo crachait encore
Son eau fraîche et bleue. Combien cet assassin a-t-il
Inauguré de fontaines dans ce pays où l’eau est la soif ?
La SEAT était encore italienne, pas encore allemande, ja
Mais espagnole bien sûr. Mais l’ouvrier de chez Siemens
Possédait une automobile et un téléphone et même,
Aux grandes heures de sa croissance de chien fidèle,
Un appartement comme en donnait Primo de Rivera
« -qui fut empoisonné par les services secrets français.- »
À l’abri dans une crèche digne de l’enfant Jésus, Paco
Est une photo éclairée par des bougies qui ne s’éteignent
Jamais tant on y veille. Une médaille de la vierge du Rocio
Pend à son oeil de verre patriotique. Rien n’a vraiment
Changé, mais les enfants sont habillés et la fontaine
Ne coule plus de son eau bleue glaciale des montagnes
Où la patrie n’est jamais montée ni même avec son armée.
La fontaine a cessé de couler quand les banques, d’un
Commun accord, ont coupé la nappe phréatique en deux :
Une partie pour l’agriculture et l’autre pour le tourisme.
Rien pour la rue où le Caudillo ou son sosie inaugura
La fontaine dont les vers sont effacés, effacée aussi
L’effigie d’Apollon proposée en son temps par un poète
Local dont le nom est aujourd’hui celui d’une rue, car
On n’a rien trouvé à redire sur son comportement pendant
Les temps déjà anciens de la dictature. Poètes, vénérez
Les Dieux et soyez complaisants, mais sans cette clarté
Qui vous sera reprochée au changement des temps.
La fontaine existait donc encore. Comme elle n’était pas
De marbre, on voyait la chair de ses briques et le crépi
Continuait de se découvrir comme la peau fatiguée
D’une comédienne qui a passé l’âge des leurres. Mais l’eau
Ne coulait pas. Le bassin était rempli de terre et de détritus.
Comment les choses creuses ne se rempliraient-elles pas
De terre et de détritus dans ce pays où l’abandon est un
Complément des ressources catholiques ? Le fer rouillait
Aussi et le bronze des robinets avait disparu. La plaque
Commémorative, avec son médaillon hermétique et sa source
De poésie locale, ne portait plus le nom du dictateur
Que la majorité ne portait pas non plus dans son coeur.
Les enfants portaient des habits et chaussaient des souliers.
Les vieux continuaient de toucher leur pension de retraite.
Ils ne se souvenaient que des saisons, celle des amandiers,
Dure sous le soleil, celle des oliviers, qui tuait quelquefois,
Et les routes de l’été, ces routes que le touriste défonçaient
Avec joie. Des femmes aux mains en forme de battoir battaient
Le linge et leur dos en forme de moulin moulinaient sans joie.
Il n’y avait rien d’autre à dire et on ne disait que cela.
Les enfants portaient sur eux la propreté des temps
Modernes, maillots aux couleurs du foot-ball et chaussures
De sport. Les fenêtres sentaient le savon des douches. Les
Cuisines la saucisse allemande et les frites à la française.
Comme on ne buvait plus l’eau de la montagne, la fontaine
Passa rapidement de son rôle décoratif prévu par les promoteurs
À celui de ruine qu’on ne regarde plus sans en reprocher
L’inconvenance lors des campagnes électorales. Monsieur
De St-Pé, qui figurait parmi ces messieurs et ces dames
Du Conseil municipal, avait beaucoup parlé de la fontaine
Et beaucoup promis de la détruire pour en reconstruire
Une autre. Un artiste de Macael avait été sollicité pour en
Concevoir la modernité. Dans le secret de la chambre,
Les principaux élus - ne devrait-on pas plutôt les appeler
Les princes des élus ? - avaient choisi un modèle
À la hauteur de leur connaissance de l’art et de ses
Conséquences. Monsieur de St-Pé, en tant que promoteur
De l’idée originale, fut chargé solennellement de la
Maîtrise de l’ouvrage. Les enfants chantaient l’hymne
De l’opposition socialiste : Monsieur de St-Pé veut une fontaine !
Monsieur de St-Pé veut une fontaine ! Il l’aura si Dieu
S’en fout ! Il n’y eut jamais de quolibets à son passage
Dans cette rue qu’il habitait. On respectait Monsieur de St
Pé qu’on appelait Gerardo el francés pour lui faire plaisir.
Ce doux aristocrate du royaume voisin ne dédaignait pas
Ces occasions de jouir de sa réputation d’homme de coeur.
Il sermonnait les enfants quand la horde à la poursuite
D’Ochoa passa en soulevant la poussière et les questions.
Abandonnant les enfants qui soutenait la restauration
De la fontaine dans les termes du parti socialiste, monsieur
De St-Pé suivit la horde, la remonta et atteignit sa tête
Pensante couronnée comme de juste par don Felix.
- Nous tenons le coupable, dit celui-ci. - Le coupable
De quoi ? demanda Gerardo qui craignit le pire.
Son ignorance était feinte et ne trompait personne.
On le renseigna sur les faits et sur les conclusions.
Il ne commenta rien et suivit sans rien dire.
Cayetano figurait parmi les hommes de tête. Don Felix
Ne se passait jamais de ses services quand une tragédie
En annonçait une autre. Mais le couteau n’apparaissait
Pas. Pas encore, pensa Gerardo. La poussière était chaude
Et sentait l’herbe qui n’y poussait pourtant pas. Au printemps,
Des fleurs surgissaient comme par miracle, mais l’été
On en avait oublié la joyeuse tranquillité. On marchait
Sans se concerter, comme un vol d’oiseaux migrateurs.
Gerardo soulevait son chapeau de paille pour éponger
Son crâne chauve. Il ne portait pas d’armes, pas même
Celles, légitimes et véridiques, de la famille dont il portait
Le nom glorieux, dit-il en plaisantant, ce qui amusa
Cayetano, et seulement Cayetano. L’heure était grave.
L’honneur d’une jeune fille était en jeu. Gerardo sourit
À cette pensée. Sauver l’honneur d’une sale petite anarchiste
Constituait, pour ce gouvernement de droite qui conservait
L’essentiel de la théorie fasciste, un amusement démocratique.
Capturer le coupable, un peon que les Basques avaient
Baptisé « -loup- » pour se sauver de la passivité, devenait
Un divertissement capitaliste. Gerardo ne partagea pas
Ces pensées avec don Felix qui ne se retournait que pour
Voir les yeux de Cayetano qui souriait comme si le jeu
Ne consistait plus à tuer un homme mais à l’humilier.
Cette nouveauté fascina Gerardo. On le crut sensible
À la dureté du soleil et son chapeau fut critiqué en toute
Amitié. Il n’y a rien comme l’amitié pour souder les hommes
Dans l’action et rien comme les femmes pour servir
De prétexte. Elles suivaient elles aussi, suivant la Pilar
Qui brandissait son Christ, suivie de la Cecilia qui criait
Vengeance et tirait Raïssa par les cheveux, suivies de
Françoise Garnier qui pleurait, de Flores qui riait, de
Constance qui expliquait que ce n’était pas le même
Homme et de Gisèle de Vermort qui accusait les enfants.
L’Homme avait abandonné. Il était assis sur une pierre.
Nu, obscène de soleil, les pieds sanglants. Il montra ses
Mains, nues elles aussi. Sa queue parut plus petite, moins
Queue. On lui tordit les bras dans le dos, ce qui était
Parfaitement inutile selon Gerardo qu’on fit taire. Une
Corde lia la gueule ouverte au cou. Pas un gémissement.
Pas une parole. Il marchait sur les genoux, rejoignant
Les femmes qui l’appelaient par son nom : - Christ !
- Ochoa ! - Mescal ! - Toi ! Cayetano souriait sans
Participer à la curée. Raïssa soutenait ce regard. La haine
Contre le venin. - Frappe ! semblait-elle dire à ce serpent
Que l’humanité locale abritait dans son sein de putain
Repentie. Frappe le coeur et frappe le cerveau. Éclabousse
Nos murs, comme s’ils n’étaient pas victimes de l’ombre.
Coupe le nez à la mode arabe. Enfonce le couteau dans
Les entrailles pour trouer le foie de Dieu. La haine m’explique
Mais rien n’expliquera jamais aussi bien tes phobies
Que l’impuissance de ton système reproducteur, serpent !
Je ne suis donc pas morte et rien ne vit. Cette terre n’est pas
La terre et c’est toute notre tragédie de conquérant. L’or
Nous aveugle encore. Tuer n’est pas résoudre. Oublier
Ne s’oublie pas. Voici toute notre poésie dans ce seul
Mot : hostilité. Pas un homme digne de ce nom ne sera
Détruit. Rien ne survivra mais tout sera dit. Je ne suis pas
Cette honte ni la raison. Et ils battaient l’homme et l’homme
Était réduit à ce silence obstiné de langue coupée de la réalité.
Raïssa se jeta dans le canyon et traversa la broussaille, nue
Dans le vide qui s’accélérait, broyée enfin par le temps
De la roche, ce qui permit à l’homme de souffler un peu.
Un acte se terminait encore par la mort et ce n’était pas
La sienne.
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