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Choix de poèmes (Patrick Cintas)
Ode à Françoise Hàn
[E-mail] Article publié le 30 octobre 2016. oOo A l’occasion de Ce pli ouvert/Sans fragment de bleu
Longtemps, je me suis demandé Pourquoi Françoise Hàn est poète Et comment je ne le suis pas moi-même.
Comment je ne le suis pas Ou pas assez pour l’être…
Je suis de ceux qui naissent pauvres ; L’œuvre reste donc à construire ; Et elle se construit ou pas ; L’ouvrage demeure inachevé. Existence de constructeur. J’allais dire pénible mais je suis vivant.
Je ne sais pas être moi ; Je ne suis que le porteur du feu De la parole des personnages qui me jouent ; Narrateur perdu pour la poésie ; on Est ce qu’on n’est pas, iagos futiles.
Elle n’a rien à construire ; C’est déjà fait ; comment ? Elle le sait si je ne sais rien d’elle ; Il n’y a pas d’explication pour le moment. Elle est née à l’intérieur ; dehors, Nous attendons qu’elle ouvre la fenêtre.
Elle peut se taire ou le contraire ; Il peut se passer quelque chose, Chair à vif, usure du roc ; Ou ne se passer rien derrière la vitre. Le jardin porte le soleil à bout de bras.
La lune aussi a des bras solides. La nuit, le jour n’y changent rien. Ni les crépuscules de chair, d’os.
Chez elle, tout est dit d’avance ; Dit, joué, comme vous voulez l’entendre, Le répéter, le parcourir des yeux, le pli ; Lèvres entrouvertes par tous les temps, Toutes les humidités relatives, toutes Les possibilités de retrouver le chemin ; Des arbres perdent leurs feuilles à l’automne, Mais pas tous les arbres de la forêt Ni de l’allée qui mène nos pas.
Partout, ce n’est que chantiers, espoirs De reconnaissance en tous genres. Partout, on s’échine jusqu’à tuer S’il le faut ; partout on élève des murs En attendant charpente et huisserie. Partout c’est le rêve qui l’emporte Sur la réalité mal en point et pire.
Ici, vu du jardin qui nous appartient, Nous pauvres et nus malgré l’abondance De mots, la fenêtre porte ses rideaux D’ardoise sans cesse recommencée ; Sans effacement d’eau, de sang, de lave ; La perfection se lisse dans ses yeux ; Les carreaux figurent des transparences.
On ne voit pas le monde si on l’habite. Mais l’habitant en question n’a pas de demeure Autre que celle de ses jouissances. Il n’y a rien à l’extérieur vu de l’extérieur. Et on n’entre pas dans la maison qu’elle habite. On voit le rideau frémir, le carreau goutter ; La pluie, le soleil prennent la forme d’un livre.
J’aime les plis. Drapés impossibles A fixer sur le plan blanc qui obsède Les passants, les fuyards, les immobiles. Le livre sort, il est dehors, sur le seuil. Il n’ira pas plus loin ; on l’ouvre Et nos fugitives parois se couvrent De scènes anciennes, de murmures éternels, De jambes croisées, de regards familiers ; Chaque page est un pli du rideau ; Le vent, le nécessaire vent, nous balaie ; Nous retournons dans le jardin de nos pensées.
Creuser, voler, nous n’avons pas le choix Car c’est dehors que nous habitons, Passants, fuyards des jardins de poésie. Et pourtant elle n’attend pas ; son ombre Traverse la fenêtre, de jour comme de nuit ; L’homme voit ses limites, l’art et la mort ; Ce que nous vivons ensemble et ce que nous cessons De vivre ; il n’y a pas de fleur plus significative De notre impuissance à devenir poète Alors que c’est ce que nous désirons le plus au monde. Mais ce n’est pas l’objet de son désir ; Elle possède les lieux depuis longtemps, Depuis toujours peut-être ; elle ne creuse pas, Elle ne vole pas dans les airs comme les oiseaux De nos fantaisies palliatives ; elle apprend à voir.
Il y a une grande différence entre voir, Ce qui s’apprend, et se mettre au travail Pour en finir avec les chantiers de l’existence.
Nous n’en finirons jamais ; elle a déjà Tout vu ; ce jardin qui est le nôtre, Où n’habitent pas les poètes que nous sommes, Laisse ses allées aller à la dérive poussé Lui-même par le vent, la marée, ce qui va Plus vite que le moindre soupçon ; mais N’est-il pas agréable de se voir dans le reflet Des carreaux qu’elle brique de l’intérieur ?
Nos maisons, nos châteaux finissent mal ; J’ai vu comment les murs de ma maison Se sont penchés contre les arbres ; Je n’entrerai jamais dans cet erzast. Personne n’entrera dans ce qu’il a construit. Un chant ne remplacera pas les murs Et les murs sont faits pour être vécus De l’intérieur ; autant retourner sur nos pas, Ouvrir les plis qui choient à l’extérieur, Apprécier les écailles non de justice Mais de judicieuse observation.
Et là, sur le paillasson de bienvenue, Les pieds agités d’insectes pressés, Faut-il appeler ? Naître, dit-elle, Et disparaître sans laisser de traces ? Nous y pensons dans l’attente et Dans notre dos d’autres s’avancent. La fenêtre, clouée au mur sur les rosiers, Frémit sans laisser voir qu’elle nous regarde.
Qui appelle ? Nos regards se croisent A l’infini éternel tant qu’il existe Pour nous et dans toutes les choses Qui impressionnent nos sens ; la voix, Celle qu’on entend, ne vient pas De l’intérieur ; elle nous appartient.
Chaque fois qu’au hasard de la promenade Ou de l’aventure nous tombons nez à nez Sur ce qui nous ressemble et se distingue Pourtant de nous, c’est la poésie qui S’interpose, langage des langages, Disait-il. Certes il n’est pas sage De croire ni de douter ; mais l’intérieur Des mots qui désignent et changent A besoin de poésie pour notre bien A tous ; on n’entre pas, ai-je dit, Mais le poète sait figurer son regard ; Ces gouttes de rosée extérieures nous parlent.
On a beau s’échiner, se tuer à la tâche, Jalouser, dénoncer, trahir, écrire, vivre En chaisière dans le jardin public, rien N’interdit de s’arrêter devant le mur Qui a toujours été là, percé de sa fenêtre, Les pieds dans les rosiers, le toit bleui Par tant de ciel qui ne descend jamais Même par temps de nuit, d’orage, de guerre.
Mon histoire, ton histoire, nos avortements, L’immobilité est un effet de miroir ; Les pages seules se couvrent d’écriture. Quel spectacle ! Quelle complexité ! Jamais le néant n’a été aussi visible, Entendu, touché, peut-être apprécié Comme la langue sait le faire Quand elle y met du sien ; « la page blanche, Dis-tu, n’a pas de marge. » Qui prétend alors S’immiscer à toutes fins utiles ?
Briser le silence ne rompt pas le temps Qu’il met à nous empoisonner la vie ; La voix est nécessaire ; pli de l’organe aussi.
S’il y avait un dieu (un seul d’entre eux), Il serait l’ouverture de ce pli ; mais Comme va le monde, à feu et à sang, Il n’y a guère que la poésie pour ouvrir ; Ecartement des cuisses pour recevoir et donner ; Nous ne savons rien d’autre ; sur nos genoux De bidets errants la joie rend des enfants Comme la gueule des épouvantables statues De nos toits bleus, noirs, rouges ou verts ; Il y a du charme là-dedans ; plaisir d’appât ; Levez la tête vers le haut quand vous plongez ; Le monde ne vous a pas quitté mais vous êtes Sur le point d’en changer ; c’est tout l’effet De la poésie destinée à ceux qui aiment la vie Autant que la mort et l’homme mieux Que ses rassemblements inévitables A la surface qui martèle l’Histoire ; Martèle le métal de nos reflets, à chaud, A froid, avec ou sans la science, près du cœur Ou au contraire loin de tout ; la fin S’annonce toujours par des signes.
Alors il faut parler ; qu’est-ce qu’écrire Sinon parler seul en attendant d’être entendu ? Les pages portent des traces de coups ; Elles ne prétendent pas limiter le cri ; Des encres interrompent le vertige, Glissements de nuit le jour, claquements De langue à sec la nuit, joies et arrêts Au bord, à la surface, jamais quelquefois, Souvent toujours ; lire demeure un plaisir ; Te lire, lire à haute voix pour être entendu, Parler entre les lignes qui fondent le vers Sans quoi la poésie n’est plus ce qu’elle était.
C’est pourquoi le livre existe ; livre de papier, Livre d’homme, tradition de l’écrit ou de l’oral, Ce recours à la poésie a besoin du livre Parce qu’il enferme, abrite, contient ; Beau livre d’ailleurs, bien fait de sa personne, Interrompu par d’autres fenêtres d’encres. Si ma voix ne lisait pas, on n’entendrait rien. Mon palais idéal en frissonne ; je reviendrai Vers toi comme je ne reviens jamais, clair voyant.
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