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Nouvelles lentes - [in "Phénomérides"]
Un lit pour la mort (nouvelle)

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 Article publié le 15 janvier 2017.

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La différence entre Aszek et Basrine, c’était qu’Aszek tuait pour voler et Basrine pour le plaisir. Cependant, l’un n’agissait jamais sans l’autre. Aszek était marié à une jolie femme et avait deux enfants bien nourris. Il habitait une maison à moitié restaurée et remboursait le prêt conséquent. Basrine tuait les victimes d’Aszek, mais il ne s’était jamais approché de la maison de son complice. Il habitait à la périphérie de la ville, dans un appartement de pauvre, alors qu’il avait de quoi vivre comme Aszek. Mais il avait choisi de fréquenter les paumés. Basrine avait des ambitions d’écrivain. Il se nourrissait d’observations. Malgré une expérience presque complète de la misère humaine, il n’avait écrit que des notes. Il les conservait dans une serviette de cuir mais ne les relisait jamais. Il pensait les connaître par cœur.

Basrine tuait au couteau. Jamais un cri ne sortit de cet accomplissement secret. Pas même un grognement de satisfaction. Aszek se chargeait alors de détrousser, de vider, de forcer. Le partage était équitable. Puis les deux compères se séparaient pendant quelques mois ou quelques semaines selon les besoins de la famille d’Aszek. Jamais on ne planifia une action au bénéfice de Basrine. Celui-ci ne dépensait pas. Il accumulait, donnait quelquefois, mais ne se nourrissait qu’à la manière des pauvres : avec parcimonie. D’ailleurs Basrine aimait aussi, en plus de l’assassinat, la lenteur qui affecte la misère devenue une habitude, un état.

Cette association dura plus de dix ans. Puis Aszek mourut. Une maladie l’emporta en quelques mois durant lesquels, bien entendu, on ne tua personne. Basrine ne s’approcha pas de la maison de la veuve. Il savait que le défunt lui laissait de quoi vivre et nourrir sa progéniture. Et en effet, l’année suivante, madame Aszek épousa un marchand de vin et de matériaux de construction. Basrine descendit en ville pour assister, de loin, au mariage qui eut lieu à la mairie. Le parvis de l’église, ce jour-là, était occupé par une procession funèbre. Basrine était monté dans les jardins. C’était le printemps. Son odeur se mélangea aux plus capricieux parfums. Il eut envie de tuer, mais un pastis pris à la terrasse d’un café le tranquillisa. Il avait tout de même sué, signe qu’il ne résisterait pas longtemps à l’attrait du sang et de la mort qui va avec.

Par vocation (elle était imposée par Aszek), Basrine n’avait jamais tué de pauvres. Il en voyait tous les jours. C’était des proies faciles. Comme il n’était plus question de nourrir une famille de petits bourgeois, Basrine se dit qu’il importait peu désormais que la victime fût riche ou pauvre. Elle était, un point c’est tout. Et lui était libre d’agir comme il en avait envie. Il avait une confiance totale en son désir. Il affûta le couteau en prévision d’une crise. Il se savait guetté par son talent, lequel pouvait exiger de lui les meilleures conditions de création. Le couteau était dans la poche. Il s’agissait de l’utiliser non pas pour se défendre (Basrine pesait plus de cent kilos), mais dans la seule intention de satisfaire une donnée essentielle de sa personnalité. Il se moquait de la beauté du geste, de sa perfection formelle. Il fallait que le sang coulât et que le cœur de la victime en conçût un arrêt définitif. Ensuite, il calterait puisqu’Aszek n’était plus là pour exiger un coup de main, les paletots et les coffres-forts étant souvent bien remplis en ce temps-là.

Il ne s’agissait pas non plus de choisir, de se laisser séduire par les jambes d’une petite fille ou la poitrine d’une mère de famille. Ou de se venger d’un uniforme ou d’une sale gueule. Les sentiments ne devaient pas interférer. Le désir seul décidait du moment, de la cible et du temps nécessaire à faire venir la mort. Elle venait toujours. Du temps d’Aszek, cette rencontre ne durait pas. Aszek était toujours pressé. Il avait même minuté l’opération. Basrine voyait la mort, elle lui souriait et il s’excusait auprès d’elle d’être pris dans une action dont il ne maîtrisait pas les tenants et les aboutissants. Elle disparaissait comme elle était venue. Le corps immobile et sanglant ne ressemblait plus à rien.

Mais maintenant qu’Aszek n’était plus là pour imposer une procédure inspirée uniquement par le calcul et la prudence, la liberté d’action s’interposait. Non seulement la mort pouvait être donnée sans perspective lucrative, mais il devenait possible d’entretenir avec elle des rapports approfondis.

Basrine se promena plus souvent dans les rues. Il pouvait emprunter n’importe quelle rue sans se soucier de la classe sociale de ses habitants. Il évita de regarder les petites filles et les femmes mûres. Il ne s’intéressa à personne en particulier. Il flânait sans horizon. Les vitrines le retenaient autant que les portes cochères. Il examinait la pierre des angles, les paillassons, les bouches d’égout, les soupiraux aux relents de terre fraîche. Les corps qu’il frôlait provoquaient toujours un frémissement annonciateur, mais le désir ne se signala pas.

Ainsi, au bout de deux semaines de marche finalement forcée, il commença à douter d’avoir conservé le désir de tuer. Il pensa même que ce désir n’avait jamais été le sien, mais celui qu’Aszek lui avait mis dans la tête pour ne pas avoir à tuer lui-même. Mais l’érection prouvait le contraire. Elle était de bonne turgescence, tenait bon pendant toute la durée de la promenade et s’achevait comme il se doit. Rien n’avait changé de ce côté-là. Et si rien n’avait changé, il était peut-être urgent de penser que le désir provoquait ce signal dans une autre intention que le meurtre pur et simple. Sapristi ! songea Basrine. Qu’est-ce qu’un assassinat qui n’est ni pur ni simple ?

En principe, la pureté et la simplicité vont de pair. Et leur parfaite conjonction, appliquée au plan moral, fait le lit de toutes les absurdités dont se nourrissent les fictions. On n’en demande jamais plus. On retourne se coucher le ventre plein. Mais si l’on agit en dehors de tout principe de pureté et de simplicité réunies, n’est-ce pas alors que les choses se compliquent ? Et la question se pose à tout écrivain digne de ce nom : Est-ce que la complexité n’est pas le meilleur moyen d’en finir avec la fiction ? Or, moi, Basrine, qui n’ai jamais rien écrit qui vaille la peine d’être lu, est-ce que je souhaite la mort de la fiction ? Est-ce que c’est la fiction que je veux tuer maintenant ?

Ces réflexions, dont le contenu est impossible à décrire pour cause de complexité, à moins d’introduire ici le flux incohérent de la conscience, occupèrent Basrine pendant plusieurs mois. Je ne dis pas : plusieurs semaines. Je dis : plusieurs mois. Il en oublia qu’il était riche.

L’hiver avait gelé la rigole quand on frappa à la porte. Basrine, qui se réveillait à peine, se demanda si on frappait dans son rêve ou si sa porte était réelle. Toutes ces réflexions au sujet de la mort, de la fiction et de la gloire avaient fatigué son esprit. On frappa de nouveau. La porte devint réelle.

Il se leva, vida au passage un verre qui ne l’avait pas été entièrement et vissa son œil dans le judas. Ce qu’il voyait était un visage de femme. Son parfum s’immisçait entre les planches constituant la porte. Basrine nota aussi le flou agréable d’un foulard de soie aux couleurs transparentes. Il ouvrit. La femme se tenait sur le paillasson qui craquait comme s’il se fût agi d’un hérisson. Elle parlait. Était-ce la mort ?

La question du sexe de la mort dépendait-elle du sexe de la victime ? Basrine n’avait jamais eu le temps, à cause de l’esprit d’organisation d’Aszek, de répondre à cette question sans doute primordiale. Si la mort, qui lui était toujours apparue comme personnage de l’action (le vol avec assassinat conçu par Aszek), était sexuée, il n’était pas idiot de penser que ce sexe fût le complément du sexe de Basrine lui-même. Car autrement, les choses se compliquaient forcément. Bien sûr, la victime était un mâle ou une femelle. Aszek ne choisissait pas ses victimes en fonction de leur sexe, mais du contenu de leur portefeuille, voire de leur coffre-fort. Oui, Basrine avait toujours estimé que la mort était une femme d’un genre particulier. Il en avait imaginé, des histoires de ce genre ! Il conservait la trace de ces rêveries dans ses innombrables carnets. Mais cette fois, l’histoire était réelle.

La Mort se tenait devant lui, belle et parfumée. Son désir se réveilla, mais est-ce qu’on tue la mort ? Il arrangea sa chemise dans le pantalon, se lissa les cheveux du plat de la main et s’inclina respectueusement en murmurant une parole de bienvenue. La Mort, pensait-il, n’était pas venue pour autre chose que rattraper le temps perdu à cause de la mesquinerie d’Aszek. Il s’effaça tout aussi cérémonieusement. La Mort entra.

Elle ne connaissait pas cet intérieur de pauvre. En plus d’être pauvre, il était sale et désordonné. Basrine cherchait les mots pour excuser cet invraisemblable désordre, mais il ne les trouvait pas et mourait de honte. La Mort renonça poliment à s’asseoir sur la chaise qu’il lui présentait après l’avoir époussetée avec son mouchoir. Il ouvrit la fenêtre, la seule. L’air de la rue entra à peine. On entendait les gosses jouer à la marelle. Une voiture manœuvrait, sans doute celle du boulanger qui avait toujours du mal à entrer en marche arrière dans sa remise. Le lit était défait. La Mort exigeait-elle un lit propre et bien carré ? Peut-être…

 

 

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