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Nouvelles lentes - [in "Phénomérides"]
La faille (nouvelle)
![]() oOo L’accès à la maison était rendu impossible par la faille. Elle était apparue dans la nuit précédant notre arrivée. Personne ne nous avait prévenus. Nos vacances étaient compromises par un phénomène géologique sans doute ordinaire. Mais nous n’en avions pas connu de tels dans la région. Pas de mémoire d’homme en tout cas. Les autorités avaient bouclé le périmètre. Seuls quelques ingénieurs arpentaient le bord du gouffre. « Si vous le souhaitez, me dit l’un d’eux, je peux vous y amener (il parlait de la maison). J’emmène une équipe de l’autre côté. Nous passerons par le lac. — Vous pourrez apponter chez nous, proposai-je. Et même vous y installer. J’irai sans mon épouse. Juste le temps de jeter un œil sur la maison. Elle a dû souffrir. Je suppose que la secousse a été puissante. — Pas du tout ! Les gens disent qu’ils n’ont rien ressenti. Ils se sont réveillés comme d’habitude. Ce sont des pêcheurs qui se rendaient au lac qui ont découvert la faille. Je vous remercie pour l’hospitalité. — Je suppose que vous avez toute latitude pour réquisitionner… » L’ingénieur sourit. Je n’aimais pas son visage. Il me rappelait d’anciennes gravures qui avaient empoisonné mon enfance. Je le suivis. Gisèle était déjà montée dans la chambre. Je n’avais pas l’intention de rester à la maison. Et je ne m’attendais pas à être autorisé à y aller. Qui me ramènerait ? La question ne fut pas posée. L’équipe dirigée par l’ingénieur passerait plusieurs jours de l’autre côté. Un ouvrier qui revenait du lac parla des mesures qu’il y avait faites. D’après lui, le niveau de l’eau n’avait pas changé. Il avait vu la maison. Et le ponton. L’ingénieur lui parla de moi et, deux minutes plus tard, j’étais assis au fond d’une embarcation dont le moteur pétaradait. L’ingénieur resta debout pendant la traversée, observant le rivage avec des jumelles. L’ouvrier tenait des plans roulés sous son bras. Lui aussi observait, la main en visière. Il devait être midi. « Nous y voilà ! » lança l’ingénieur. Je me levai. Un homme arrivait sur le ponton. Il jeta une corde que l’ingénieur saisit. Quelqu’un me souleva. J’enjambai ainsi le plat-bord et me retrouvai sur le ponton. « Vous êtes marié ? me demanda l’ingénieur. — Depuis trente et quelques ans… — De la bouteille ! — Je bois aussi. » Il rougit. Nous marchions côte à côte. Je tenais la clé comme un cierge. La porte était déjà ouverte. « Ils l’ont enfoncée, dit l’ingénieur. Nous paierons les dégâts. » Il me tapota l’épaule, souriant toujours. « Enfin, précisa-t-il… ceux causés par notre intervention. Pour le reste… — Je comprends. » En vérité, je me fichais de ce qui était arrivé à la maison. Sa cave était vidée depuis longtemps. Et puis la faille était d’un intérêt autrement important. L’ingénieur me permettrait peut-être de m’en approcher. « Y a-t-il de la lave ? demandai-je sur le ton de l’écolier qui souhaite qu’il y en ait. — Non, dit l’ingénieur. Je sais que je vous déçois. Je suis comme vous. — Il y en a peut-être au fond… On ne sait jamais jusqu’où ça peut aller, ces choses… — Vous vous y connaissez ? — Non, mais je lis beaucoup. — Pour étudier ou pour vous divertir ? — Cela m’amuse. » J’aurais pu ajouter que j’étais un enfant, malgré mes cheveux gris. Il m’aurait cru. Lui non plus n’avait pas l’air d’un enfant. Son visage trahissait une certaine dureté de caractère. Il en avait vu d’autres. Nous entrâmes dans la maison. Rien n’avait bougé. Des ouvriers se restauraient dans l’escalier. On tira la chasse des cabinets du rez-de-chaussée. Un homme en costume de ville apparut, les mains humides. Il leva la main pour saluer l’ingénieur et s’approcha en se dandinant. Il avait l’air heureux. Je l’étais moi aussi. Il m’adressa un joyeux clin d’œil. « C’est le propriétaire de la maison, dit l’ingénieur. — Fameux waters ! s’écria l’homme. Et il y a de la lecture. » Il avait emporté un magazine. Il dépassait d’une de ses poches. Je reconnus un numéro de Passé et Présent. Il n’avait pas terminé l’article de Frédéric Hamstel sur les animaux des profondeurs. Sa lecture avait été interrompue par la voix de l’ingénieur. « Pour le linge de maison… commençai-je. — Ne vous inquiétez pas, dit l’ingénieur. On ne touchera à rien. Je vais donner des consignes. Voulez-vous qu’on vous ramène une fois que vous aurez fait ce que vous avez à faire... ? — Je pensais pouvoir m’approcher du gouffre… Je ne sais pas si… — C’est dangereux, dit l’homme en costume. Deux hommes de perdus déjà… » L’ingénieur pâlit. Ma curiosité venait d’atteindre son paroxysme. Une goutte de sueur perla sur ma joue. Je l’effaçai d’un geste rapide. « On m’avait dit que rien ne bougeait plus, dit l’ingénieur. — C’est exact, dit l’homme. Tout est calme maintenant. Mais ce matin, Grossard et Berlon sont tombés dans la faille, entraînés par un éboulement. — Merde ! » fit l’ingénieur. Il se dirigea vers une table où des ouvriers consultaient des plans. J’entendis les mots « Grossard… Berlon… » L’homme en costume alluma une cigarette. « Il va falloir déguerpir, dit-il d’un air satisfait. En vérité, Grossard et Berlon n’ont pas glissé. Quelque chose est sorti de la faille et les a emportés. — Un animal ? — Un gaz plutôt. Les témoins parlent d’une sorte de flamme. Mais elle pouvait très bien sortir de la gueule d’un dragon ! » L’homme éclata de rire. Il écrasa sa cigarette sur mon tapis persan. L’ingénieur revint vers nous. Il avait entendu les témoignages. Ces deux hommes avaient échappé à la mort. Ils nous regardaient maintenant. Ils avaient l’air d’avoir vu le diable en personne. Ils étaient penchés avec les autres sur les plans étalés. L’homme en costume alluma une autre cigarette. « Vous les connaissiez ? demanda-t-il à l’ingénieur. — Je connais tous mes hommes. — Il y aura d’autres pertes si on s’attarde ici. » Il me tapota encore l’épaule. « Vous pouvez dire adieu à votre belle maison. Et à tout ce qu’elle contient. Sauvez ce que vous pouvez sauver, mais que ça contienne dans vos poches. » Il s’éclipsa. L’ingénieur grogna sans me regarder. Il me fit signe de le suivre. Dehors, les hommes commençaient à s’organiser. Ils avaient installé des tentes, des générateurs, des réservoirs et des véhicules traversaient mon gazon en y laissant la trace de leurs chenilles. Un autre bateau venait d’arriver. L’ingénieur sourit. « Celui-ci est pour vous, dit-il. On y embarquera tout ce qui vous tient à cœur. Mes hommes vont se charger de la manœuvre. Pendant ce temps, approchons-nous de la faille. C’est bien ce que vous voulez, non ? » Je ne désirais rien d’autre en ce moment. Voir cette ouverture qui avait avalé deux hommes qu’on ne reverrait plus. Nous montâmes dans le bois. Les véhicules y avaient creusé de profondes ornières, mais il n’y avait plus personne là-haut. Le temps de l’observation était passé. Sauf pour nous. Nous atteignîmes la crête. Le sol était boueux. L’ingénieur me proposa ses épaules, car j’étais en habit de ville. Il était chaussé de grosses bottes de cuir. Je les entendais chuinter dans la boue. « Qu’est-ce que vous voyez ? me dit-il. — Il me semble que la lave est en train de monter ! — Vous comprenez pourquoi il faut se tirer d’ici ? » Mais au lieu de retourner sur ses pas, l’ingénieur entreprit de descendre vers la faille. Il n’y avait plus personne de ce côté. Tout le monde avait fui. La lave était montée tandis que l’ingénieur et moi traversions le bois. De l’autre côté, des ombres s’agitaient. Elles ne tardèrent pas à s’éclipser. Il allait se passer quelque chose de terrible. C’était la panique. Du côté de la maison, les moteurs ronflaient à plein régime. L’ingénieur descendait toujours. C’était un homme solide. J’étais assis sur ses épaules, comme un enfant, et je me retenais à sa mâchoire inférieure. La chaleur devint suffocante. Je vis le bouillonnement. C’était ce que l’ingénieur voulait voir aussi. « Je n’en ai jamais vu d’aussi près, dit-il. — Jamais je n’aurais imaginé une pareille fusion ! » Nous cessâmes de parler pour écouter le grondement. La terre vibrait à peine. Je voyais les feuillages frémir. Je tapais alors sur le front de l’ingénieur. « Laissez-moi descendre ! — Descendre où ? — Je veux juste poser les pieds par terre. — Vous ne savez même pas qui je suis… — Quel rapport ? » |
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Commentaires :
Cette nouvelle est l’une que je préfère parmi celles de Cintas. Il semble qu’elle soit au plus près des inquiétudes actuelles tant en ce qui concerne le climat « matériel » que celui de « l’existentiel ». Cette faille est celle qui se creuse entre nature et pensée comme entre le réel et la réalité laquelle est l’angoissant décor de la nécessité. Je pense au Faust de Goethe et à ses personnages toujours à des bords où bouille la fusion d’une métaphysique d’opéra-comique. L’ingénieur est le Méphistophélès et l’Anchise du personnage doublement sinistré qui cherche un sol où se poser enfin. L’ingénieur/ Méphisto ne décline pas son nom, mais dit à son Faust en toute mauvaise foi : Tu ne sais pas qui je suis, sachant que celui-ci le connait très bien. C’est au profond de cette faille que se situe le Lieu dans lequel se trouver et qui n’est ni enfer ni paradis mais la vie vivable malgré tout, où l’ennui, n’en déplaise à Pascal, peut être un divertissement, comme chez les pseudo personnages de Samuel Beckett. Cette nouvelle catastrophique m’a étrangement conforté dont mon nihilisme joyeux à tous crins.