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 Article publié le 19 mars 2017.

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Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. - Anaxagore

 

La peur est un parapet peu efficace.

On n’écrit pas sous le feu de l’ennemi, hormis peut-être quelques notes jetées à la hâte sur un carnet à ses heures perdues, le temps d’un répit. On griffonne, on ne développe pas.

Ecrire, alors, c’est écrire sans repentir, sans espoir de retouche quelque chose qui ne souffre aucune attente, aucun délai, aucun repentir, exposé qu’est la chose ainsi écrite aux aléas de l’action sans souci aucun de postérité.

L’idée serait mal venue. On préserve du néant une lueur d’espoir, on sauve une petite flamme au milieu d’une époque horriblement obscure.

C’est le temps de tous les dangers encourus par une minorité agissante au sein de laquelle une minorité plus infime encore veille sur un possible humain, maintient vive autant que faire se peut une possibilité de communication sans freins en des temps où la communication interhumaine est gravement menacée voire rompue, annihilée, empoisonnée qu’elle est par une propagande envahissante qui se substitue à la libre pensée de tout un chacun.

Il ne s’agit pas alors d’idéaliser une époque antérieure où tout était censé aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, loin de là, car prémicel’on garde à l’esprit que là où nous en sommes tristement arrivé trouve son origine dans ce qui fut vécu de gauche et de droite dans toutes les couches ou classes des sociétés existantes et préparé de longue date par tout un ensemble confusément vécu d’événements sociaux, économiques et politiques à la triste lumière detout un fatras idéologique nauséabond véhiculé tant par les fascismes et le nazisme que par le communisme et le libéralisme.

Ainsi des Feuillets d’Hypnos de René Char.

Et si nombre de « grands poèmes » n’étaient que des notes arrachées au plus vite à l’oubli ?

Une pensée retentit, résonne longuement en nous avant de s’y faire une place, avant de creuser de profonds sillons dans la terre arable de notre mémoire.

Car une mémoire instantanée ne se constitue qu’à la condition expresse d’en figurer au moins les prémices par le truchement de notations rapides qui appelleront un développement ultérieur.

Impossible sinon de développer, de suivre le cours irrégulier de toutes les suggestions explosives que l’on ressent vivement au moment où une idée prend forme. Elle émerge d’on ne sait où, on la capture à condition d’être captivé par elle parce que l’on ressent fortement tout le potentiel qu’elle recèle.

C’est une énigme qu’il faut explorer, sachant qu’elle ne préexiste pas à sa découverte. Nous explorons l’énigme en train de jaillir. Peut-être n’est-il plus de mise, comme aux temps de Hölderlin, d’y chercher la pureté, car notre poésie moderne fait flèche de tout bois. Seul compte l’arc bandé sur le monde, arc-en-ciel du langage jeté sur le paysage en train de naître sous nos yeux.

Sous un déluge de feu.

L’arc est aussi bien une arche à bord de laquelle il s’est agi de sauver les meubles et de ne pas perdre une miette du gargantuesque repas festif auquel s’est invitée toute l’humanité sensible. Arche qui a tous les traits d’une auberge espagnole dans laquelle on ne trouve que ce que l’on y a importé.

Il arrive malgré tout que l’on y trébuche sur quelques trouvailles inattendues. L’inopiné fait toute la saveur de ces instants de grâce où le ciel s’éclaircit.

Le boire et le manger, les meubles et le couvert, le parapet, et les êtres vivants ici et maintenant, tous concourent à développer une mémoire de l’instant, configurent les tours, les détours et les atours d’une fulgurance.

Tout au plus circonscrit-elle par là quelques arpents de terre même pas vierge qui flotte sur l’eau à la manière d’une ile mobile.

Et ce paysage pluriel et fugace n’a rien d’idyllique.

Il englobe divers mondes capables de s’affronter férocement. De ces mondes diffus émerge une vision globale qui n’englobe pas, n’universalise aucune expérience singulière, mais tente de faire ressentir vivement, charnellement le singulier dans l’universel et l’universel dans le singulier.

C’est comme une peau d’orange délicieusement parfumée que l’on rechigne à peler, bien que l’on pressente le délice que sera sa chair ferme et juteuse. 

L’essentiel est ailleurs, là précisément où une mémoire digne de ce nom retient le pur donné mouvant, sans intention aucune d’en fixer les tenants et les aboutissants, ce qui reviendrait à le figer dans une mort prématurée.

Il s’agit d’en épouser toutes les suggestions, de substituer à la volatilité des idées et des images un dynamisme vital qui débouche, phrase après phrase, sur une dynamique endiablée.

On pose des jalons éphémères sans user d’étalons de mesure préconçus.

Bornoyer reviendrait à noyer le pur donné dans des normes qui lui sont foncièrement étrangères. Ni jardin anglais ni jardin à la française, mais une déambulation, une démarche, une promenade en tous sens à travers sens tous sens éveillés.

Ceux qui écrivent dans une telle perspective ne ferment pas un œil pour mieux voir et mieux apprécier la rectitude de leurs vues et de leurs visions. Ils arpentent des pans entiers du réel existant sans autre instrument de mesure que le langage trempé dans le miel de leur langue maternelle informée par une rhétorique puissante deux fois millénaire dans laquelle chacun puise à volonté ce que bon lui semble.

Au fiel du monde, ils opposent le miel d’un Dire tout de bonté qui n’exclue nullement colère et sarcasmes à l’encontre des travers qu’ils constatent chez les uns et les autres en ce monde, et c’est peu dire.

Le vitalisme de la poésie est là tout entier, sans reste.

Tout y est consumé-consommé avec gourmandise, parodiant-pervertissant ainsi la formule lavoisienne, car enfin si rien ne se crée, alors rien ne se perd qui ne se transforme aussitôt en un objet mort-né.

C’est au cœur de cette double négation suspendue que s’agite sans cesse le monde perçu par les langages poétiques de toutes tendances et obédiences.

A la perte du sens véhiculé par l’objet mort-né, ce cadavre tout sauf exquis, on substitue le sens aigu de la perte irrémédiable du pur donné moins le mouvement de la perte qui fait œuvre en chacun de nous qui lisons ou écrivons.

 

Jean-Michel Guyot

12 mars 2017

 

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