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Babil - de Jacques Brou - chez Tituli
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 Article publié le 7 juin 2017.

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« Les métiers manuels étant considérés comme inférieurs par les classes possédantes, une partie de la bourgeoisie — tout le monde ne peut pas se lancer dans le commerce, la finance ou l’industrie — se jette dans les professions dites libérales. Or, celles-ci se divisent en deux catégories : premièrement celles qui nécessitent des études sérieuses, profondes et suivies : la médecine, les sciences, etc., qui fournissent les docteurs, les chirurgiens, les ingénieurs... et dont l’exercice exige, plus que des diplômes : des capacités techniques ; deuxièmement, les professions libérales indéterminées, que chacun peut embrasser, qui produisent les politiciens, les journalistes, les écrivains, et qui groupent tous les ratés, tous les incapables, tous les rebuts intellectuels de la Société. En notre siècle de mercantilisme, la chance et le culot sont de plus sûrs facteurs de réussite que les connaissances ; mais l’assiette au beurre est relativement petite pour tous les appétits, et bien des affamés de gloire, d’honneur et de réputation n’arrivent jamais jusqu’à la précieuse table sur laquelle elle repose. Ils tentent cependant de sortir de l’ombre et comme chacun peut se dire écrivain et coucher sur le papier les idées les plus saugrenues et les plus ridicules, ou encore écrire pour ne rien dire, le monde est infesté d’écrivaillons qui produisent des livres sans intérêt, que bien souvent personne ne lit et qui pourrissent dans les caves des éditeurs et des libraires. »

Lisant le livre de Jacques Brou, ni prose ni vers, cette longue citation de la vieille Encyclopédie anarchiste m’est revenue en mémoire, comme il m’arrive en fait chaque fois que je lis une nouveauté et que par conséquent la question se pose de savoir si son auteur est un écrivain ou une merde héritée du brouillard culturel dans lequel on s’acharne tous les jours à entretenir nos esprits fatigués.

Évidemment, on s’empresse en général, par un court communiqué de Presse, d’embobiner cette fatigue chronique par une profession de foi censée me mettre sur les rails de la positivité chère au commerce du livre.

Cependant, avec Tituli, maison parisienne avec pignon sur rue (ou le contraire), les coquilles sont toujours pleines. Voici :

« Écrire pour donner forme à ce qui n’en a pas, sans que cette forme puisse être attribuée à un genre littéraire en particulier, en inventant ou en laissant venir de nouvelles formes, elles-mêmes très instables. C’est la vie même, prise entre naissance et anéantissement tout comme entre les deux expériences impensables et répétitives de son cours, que l’entreprise d’écriture cherche à se réapproprier, en défigurant les formes qu’il faut emprunter pour faire bonne figure dans le monde, en écoutant la langue défaite, en laissant monter son babil. »

Tout y est. On y est. Tout un programme. Et c’est justement là qu’en général le bât blesse : rarement on annonce la couleur. Et toujours on finit par se perdre en chemin... Putain ! Annoncez la couleur au lieu de me pousser dans le vide comme le fit Dédale à Perdrix !

Cette couleur, j’en avais donné les nuances et les saisons en m’entretenant avec Mathias Richard du mutantisme et même plus. Ses formidables manifestes (publiés chez Caméras animales) nous invitent à sortir de la routine des séries et autres babioles du divertissement littéraire pour revenir par le même chemin aux fondamentaux de la réalité.

C’est tout le talent de Jacques Brou de ne jamais nous en sortir. On a le nez dedans à chaque page. Et ainsi jusqu’à la dernière. Pas d’intrigue, mais des réseaux infinis d’anecdotes, de vues, de sagesse même. Images et sentences s’agglomèrent pour former ce que personnellement j’appelle un roman. Un tout. Un livre de poche. On a vite fait d’en corner chaque page. Épingles des paperoles personnelles ; on n’en finirait pas.

D’autres y verront de la poésie, « langage des langages ». J’en connais un chez qui ce texte provoquerait des envies de mise en scène. De voix polysémiques. D’espace sonore d’un genre nouveau. Il y a d’ailleurs du Stein là-dedans : a rose is a rose is a rose… Ça sent le larsen des distances à entretenir avec l’existence vue sous l’angle du suicide. L’aphorisme, débarrassé de ses apostrophes, voire de sa conjugaison, sonne comme une initiation au bien être (machine dans l’interprétation mutantiste, par exemple).

Mais n’allez pas penser que ce roman est du genre vidoir ou shaker, genre poubelle ou tombeau des mauvaises habitudes du passé. Dès l’incipit, on prend le fil entre les dents et on se laisse aller au voyage. Il y a aussi de l’idéogramme, d’image en mélopée et de rupture en idée. Ça finit même par tourner en rond, mais uniquement parce que la boucle est bouclée. Finnegan soulève sa paupière d’aube.

Comme d’autres, on a touché ici aux instances du texte. Mais cette fois en profondeur : temps, personnages, lieux, écriture… Rhéologie appliquée à l’écriture. Un champ infini entre la vie et la mort. Aux sources mêmes de ce qu’il faut appeler inspiration. Jacques Brou semble inépuisable de ce côté-là. Heuristique chasseresse. Pas un interstice où insérer un inquisitoire. À intervalle régulier (de temps, de page ?) j’ai mesuré l’énergie de cette surface, mais sans trop bien savoir qui j’étais, ni ce que je possédais ni surtout ce que les autres pensent de moi. La philosophie ratiboise l’existence pour le plaisir d’exister. C’est bien. Et c’est fort.

Je n’ai pas encore totalement (si c’est possible) digéré cette nouvelle littérature. Les temps modernes nous ont habitués plutôt aux jeux que le hasard et autres rencontres peuvent interposer entre le désir d’écrire et l’écran des fumées. Depuis des décennies, on joue et même on s’amuse. L’auteur se prend au jeu et le lecteur à ses rôles. Pourtant, ici, et maintenant, il me semble qu’il n’est plus question de tâter le terrain des possibilités. On revient peut-être à ces « titillations de l’intelligence » qui ont aussi marqué les territoires de nos voyages. Quelque chose, je le disais plus haut, de théâtral. Ouais, « l’art sert à quelque chose… » C’est en lisant des auteurs tels que Mathias Richard ou Jacques Brou que je reviens dans la grotte des Tarahumaras, sortant toujours de la caverne de Montesinos qui m’a vu naître. Je me sens bien en compagnie de ces nouveaux livres. La preuve : je les récris, comme Ménard.

Jacques Brou est né à Nancy en 1966. Il enseigne les arts plastiques à l’Université de Toulouse Le Mirail. Il a déjà publié : La Machine à être (éditions è®e, 2009), Le Penseur (2003), L’un (2003), La Grande Vacance (2002) (Ed. Léo Scheer).

Jacques Brou sera au Marché de la poésie
stand Tituli, le jeudi 8 juin à 11h30.

Invitation au marché de la poésie

Stand Tituli (525) avec Jacques Brou, Gérard Bocholier, Fabrizio Bazec, Géraldine Geay, Christophe Hardy et Jean-Michel Mathieu.

Patrick Cintas

 

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