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Souvenirs d'un pays oublié
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 Article publié le 14 septembre 2004.

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Souvenirs d’un pays oublié

Copyright 2004 Patrick CINTAS

La première fois que l’événement se passa, la ville entière fut prise d’une panique de fin de monde. Le ciel se couvrit en plein jour, une noirceur dense comme le brouillard qui longe les côtes du pays par certaines soirées fraîches tomba sur la cité avec une lourdeur métallique, et en quelques instants, on ne pouvait plus reconnaître son prochain dans la rue. Puis une puanteur, comme si le ventre de la terre fût ouvert par une force inconnue, et ses intestins, jetés en l’air, et de là, retombés sur la terre, chassa tout le monde à l’intérieur. Personne n’avait jamais senti de tels miasmes. L’air semblait si saturé de l’odeur que les objets commencèrent tout d’un coup à bouger, comme si leurs contours s’efforçaient désespérément à rejeter le toucher de l’aile de la Mort. Puis la Mort éclata de rire et les échos de son rire rompirent les cerceaux du ciel et la pluie se mit à tomber avec un fracas terrible. Ensuite le fracas se transforma en un son sourd comparable à celui des flots de neige qu’une main géante se serait plu à jeter du point le plus haut imaginable. Seulement, cette neige était presque noire, comme chacun pouvait constater en regardant les vitres qui furent bientôt couvertes d’une pâte brunâtre. Ceux qui étaient un peu plus courageux s’aventurèrent sur leurs terrasses pour voir le miracle, et ils virent que le ciel était devenu une vache cosmique qui tenait le monde entre ses jambes comme un énorme échiquier d’un jeu d’échecs, et qui était la Mère de la pluie, et la pluie était sa fille, et elle tombait, lourde, brune et crémeuse. Il pleuvait avec de la merde de vache.

Et puisque chaque première fois est nécessairement suivie d’une deuxième fois, la deuxième fois que notre ville fut couverte de merde arriva d’une manière moins spectaculaire, mais avec un sens d’inévitabilité qui inscrivait d’ores et déjà l’événement dans un passé à venir.

La troisième fois on y était déjà habitué. Les ménagères préparaient leurs serpillières pour le nettoyage d’après, et il y avait même des courageux-comme notre voisin Mitica le Grand-qui décidèrent de rester dehors et de continuer leur conversation en dépit de l’adversité des forces naturelles. Par la fenêtre-un petit coin transparent qui avait miraculeusement réussi à se soustraire à l’averse-nous vîmes Mitica qui, la bouche grand’ ouverte, accueillait la merde comme une bénédiction et invitait son interlocuteur à faire de même. Et les enfants, oh, les enfants ! Ils se déboutonnèrent les pantalons et s’accroupirent pour apporter leur petite contribution à la Grande Crème, et puis, excités au comble, y jouèrent, les pieds nus, et se firent des boules de neige, pardon, de merde, qu’ils se jetaient en plein visage, tout en criant de plaisir et de bonheur.

Et cependant, la merde continuait à tomber en gouttes immenses, et deux vieillards commencèrent un jeu d’échecs, et les spectateurs habituels les rejoignirent comme dans le passé, et les rues s’écoulaient tout près comme des rivières de merde, et un jeune homme à lunettes s’assit sur un banc et ouvrit un livre et se plongea dans la lecture qu’il interrompait de temps à autre pour effacer les pages que la merde n’arrêtait de couvrir, et dans le lointain une voix de femme criait au secours, et on raconta plus tard qu’elle était morte sous exactement un mètre soixante-six centimètres de merde, ce qui était malheureux car elle ne mesurait qu’un mètre soixante-cinq.

Oui, Ladies and Gentlemen, la merde était partout, et sous peu, on ne la voyait même plus. Et nous étions si pleins de merde qu’elle nous sortait parfois par le nez, par les oreilles et même par la bouche, aux moments les plus inattendus, lorsque nous étions en train de parler ou de manger, et elle se mélangeait à la nourriture que nous avalions et à la merde qui était déjà autour de nous, et ainsi reprenait sa place dans le grand cycle de l’existence dont personne ne connaît la fin. Des rumeurs disaient qu’au centre de la terre une machine infernale était sortie de ses gonds et ne pouvait plus contrôler la production de merde qui nous tombait dessus, et que des forces adverses fomentaient la construction d’une machine de neige, mais ce n’étaient évidemment que des rumeurs, et les rumeurs aussi reprenaient leur place dans le grand cycle de l’existence, et l’immense Roue ne cessait de tourner.

Et il tomba tant de merde que la Grande Roue du Destin s’arrêta un jour, bloquée par l’entassement de merde qui paralysait son mouvement. Et alors la Mort montra ses crocs, et la Merde répondit par un effluve d’odeurs, et une lutte de vie et de mort s’engagea entre les deux. Car la Merde, si nauséabonde qu’elle soit, c’est encore la vie, alors que la Mort n’est rien. Qui des deux sortit gagnant de cette lutte ? Tout ce qu’on sait c’est que pour un moment la Mort prit le dessus et l’existence s’illumina comme un champ sous la neige, et toute odeur disparut, et les enfants prirent pour un instant le visage des anges sans corps, et tout était en paix. Puis la Roue recommença à bouger et la Merde reprit ses droits.

Copyright 2004 Patrick CINTAS

 

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