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L'homme qui a perdu sa mort
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 Article publié le 14 septembre 2004.

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L’homme qui a perdu sa mort

Copyright 2004 Patrick CINTAS

C’était en l’an 2***, dans une famille aisée, où ni le pain ne manquait ni le rire, mais les enfants. Et un jour, après des cures et des pilules, et des prières aussi-car la famille était pieuse, le père, Directeur des Associations de Charité du Val de ***, et la mère, Directrice des Manifestations Visuelles de la Bible à l’église du quartier—, un enfant naquit. Il était blond comme le soleil, disait sa grand-mère, comme un pain doré à peine sorti du four, disait Esméralda la bonne, comme l’or, disait le père. La mère ne disait pas grande chose, prise comme elle était entre la maison et l’église, et de plus, elle n’en avait pas besoin, car le père parlait pour elle aussi.

La naissance de l’enfant fut accueillie avec beaucoup de joie et, selon la coutume, on invita les trois spécialistes en génétique du quartier pour qu’elles lui lisent le code génétique et qu’elles y déchiffrent le visage de sa mort. Les trois femmes passèrent plusieurs heures avec l’enfant, le tâtèrent et le tournèrent sur le dos et sur tous les côtés et à la fin se prononcèrent toutes, devant les parents anxieux : "L’enfant est sain comme un boeuf." 

Mais dans l’enthousiasme du moment, on oublia d’inviter une quatrième femme, une femme vieille comme la mort et laide comme un hibou, qui habitait au sous-sol du Musée des Archives, une ancienne sage-femme. A vrai dire, peut-être ne l’oublia-t-on point, mais personne ne la prenait au sérieux, car elle était du Vieux Temps et ses méthodes faisaient rire même les enfants.

Ainsi, un air d’embarras parcourut tous ceux qui étaient présents, quand la vieille femme apparut au seuil de la porte avec ses loques et ses rides qui rappelaient qu’il y avait une fin et qu’elle était à tous. On lui donna un verre de Bourgogne qu’elle finit d’un coup, puis, avec des gestes lents, elle sortit une grande pipe d’une poche cachée, l’alluma et avala la fumée avec la volupté d’une plante qui happe l’eau par tous ses pores. Les trois spécialistes étaient en train d’énumérer les lettres du code où les maladies à venir étaient inscrites, où l’âme se décantait dans des traits caractériels encryptés dans des chiffres, des centaines de lettres et de chiffres qui formaient le miracle d’un être humain. Il suffisait qu’un chiffre soit déplacé pour que le miracle change dans le miracle tout aussi changeant d’un autre être. Le Fils du Soleil, le Petit, l’Unique était tout le monde. Les trois femmes se mirent à rédiger le procès-verbal et demandèrent aux parents s’ils voulaient modifier d’une façon ou d’une autre le code de l’enfant. 

— Un peu moins d’inquiétude peut-être, suggéra l’une d’entre elles. Il aura tendance à...comment dire ? A se poser trop de questions.

Pendant que les parents délibéraient, une tousse caverneuse s’entendit du coin où la vieille fumait, entourée d’un gros nuage grisâtre, où elle avait l’air de se plaire comme dans une coquille ouatée. Ils l’avaient oubliée et maintenant elle était là, invraisemblable.

— Faut pas, dit-elle brièvement. Et puis, elle se tut.

— Faut pas...quoi ? demanda le père après un silence confus.

Elle aspira profondément, ferma les yeux pendant quelques secondes et, sans les ouvrir, laissa la fumée s’échapper en plusieurs cercles parfaits.

— Faut pas essayer de pénétrer les secrets des dieux. Les dieux ont fait le monde comme un oignon. Il a quelque chose dedans pourvu qu’on le garde avec sa pelure intacte. Mais si on l’épluche pour voir ce qu’il y a en son coeur, une fois qu’on a enlevé toutes ses pelures, l’une après l’autre, on verra qu’il n’y a rien. L’homme s’entête à dévoiler et à dévoiler, mais devant le bout d’oignon qui lui reste dans les mains, que fera-t-il ? Il ne lui restera qu’une main puante pour lui rappeler sa monstruosité, s’il est encore capable de se rappeler.

Les parents et les invités commençaient à perdre patience. De quoi est-ce qu’elle parlait ? Et qu’est-ce que l’oignon avait à faire dans tout ça ?

— Allons, Mère...commença le père irrité...

— Vous pouvez m’appeler Sainte Dimanche, lui suggéra modestement la vieille.

— Voyons, Mère Dimanche, vous allez nous dire cette jolie histoire de l’oignon après qu’on aura fini le baptême de l’enfant. Au lieu de battre la campagne, dites-nous plutôt ce que vous souhaitez à notre petit.

— Oui, reprirent les autres, faites-lui un beau voeu, quelque chose qui traverse comme un rayon de soleil son destin terrestre.

Mais la vieille, que ce fût à cause de son orgueil frôlé, que ce fût par simple fidélité de femme pour son oignon méprisé, émanait une divine colère de chaque cellule de son être :

— Ce que je lui souhaite ? Eh bien, voilà ce que je lui souhaite : que chaque instant de sa vie soit l’instant de la mort de son désir, qu’il possède tout avant que son désir ait le temps de naître, qu’il ne désire jamais rien, qu’il vive son avenir au présent. Et que sachant tout et ne désirant rien, il n’ait plus qu’une seule pensée : de pouvoir retrouver sa mort, la mort perdue dans l’éparpillement du corps en mille chiffres. Oui, je lui souhaite de vouloir mourir de sa mort et de ne pas pouvoir, d’être un mort-vivant éternel.

C’est ainsi que, dans la panique qui suivit les paroles de la vieille femme, la carte de la disposition astrale du code génétique se trouva esquissée seulement à moitié, et les trois spécialistes s’enfuirent effrayées avant que les astres parlent de leur parole inébranlable. Sur la carte il n’y avait que ces bribes d’une phrase inexistante, des mots séparés par des rangées de x, comme des îlots de sens au milieu d’une mer d’étoiles : "pilosité sous-nasale," "le neuvième mois de l’année," "traversée," "tunnel," "Sphinx."

L’enfant grandissait, et l’ombre de ce mystérieux labyrinthe de mots interrompus, aussi. Quand l’enfant fut à l’âge des questions répétées et sans réponse, il ne tarda pas à poser la question dont ses parents avaient si peur, et dont ils espéraient pouvoir différer la réponse le plus longtemps possible. Mais l’enfant était d’une intelligence têtue, il voulait la réponse maintenant, maintenant, et il frappait le sol de ses pieds au rythme de ses paroles impétueuses. Alors les parents firent la seule chose qui pût apporter la réponse au désir de l’enfant de savoir ce que tous les autres enfants avec lesquels il jouait, savaient, cette chose cachée dans les astres et dévoilée à peine ou plutôt promettant un dévoilement à venir : ils se rendirent à la vieille, mais non avant de lui acheter deux cigares havanais dont l’arôme qu’ils portèrent le long d’une longue allée de tilleuls couvrit un instant leur odeur exquise. Leurs fleurs d’un vert pâle se laissaient porter par le vent, et leur odeur mélangée à l’arôme sec mais fort des cigares devint un chuchotement, such a delicate whisper, à l’oreille de la vieille sorcière. Oui, elle savait ce qu’ils voulaient avant qu’ils franchissent le seuil de la porte, et les accueillit avec un grand sourire.

— Quand l’enfant aura atteint l’âge où les poils commencent à lui pousser sous le nez, il sera temps qu’il s’en aille à la recherche du visage de sa mort. Ce sera le neuvième mois de l’année, l’air sera imprégné de l’odeur d’aubergines grillées et le désir de partir sera au coeur de plus d’un jeune homme. Il suivra une lumière merveilleuse le long d’un tunnel pendant sept cent soixante-sept jours ; le sept cent soixante-septième jour il rencontrera le Sphinx, ni homme ni femme, mais plutôt les deux, ni savant ni idiot, mais d’une innocence simplement divine, qui lui posera la question ni de la vie ni de la mort, mais de leur accouplement solaire, union sacrée qui rayonne du soleil noir de la nuit déchirée par l’aube à venir.

En effet, dès les premiers signes de l’adolescence, le Fils du Soleil, comme les siens l’appelaient toujours, passait des jours entiers à griller des aubergines comme pour trouver dans leur arôme doux-amer la réponse à la direction que ses pas devaient prendre. C’était en septembre, et partout, la fumée des aubergines grillées accompagnait le rire des écoliers qui revenaient de leurs premiers jours à l’école. 

Le Fils du Soleil mit dans ses poches l’argent obtenu par la vente de sa vieille Chevrolet. Il n’était ni heureux ni triste : ces états ne lui étaient connus que des livres ; non, il n’était ni heureux ni triste, mais il était content. Content de suivre le fil argentin de lumière tout au long d’un tunnel dont les murs, couverts de mots dans toutes les langues de la terre, étaient si proches l’un de l’autre, qu’il les touchait en passant.

Quand il rencontra le Sphinx, qui n’était en effet, ni homme ni femme, il s’arrêta surpris, comme devant un rêve qu’on a eu pendant longtemps et qui finit par s’incarner-une lumière mouvante qui cesse de bouger et prend les contours brillants du réel. Oh, le Sphinx était marmoréen, il voulut le toucher pour voir s’il avait la consistance de la pierre ou de la peau, mais il se dit que c’était peut-être impoli et se contenta d’admirer la souplesse de son enveloppe charnelle (ou statuesque), le sourire énigmatique, les yeux allongés aux tempes et surtout les sourcils arc-boutés et si longs qu’ils se rencontraient au milieu du front, au-dessus d’un troisième oeil, grand-ouvert et d’un bleu si clair, si clair...

Le Fils du Soleil le regardait fasciné et dans la fascination de l’instant il oublia et la raison de son voyage et temps et espace. Le Sphinx le réveilla de sa rêverie, ou plutôt, c’était son troisième oeil qui le fit, en s’ouvrant plus grand encore, et laissa s’échapper des paroles comme des perles. Le Sphinx parlait et, à chacune de ses paroles, une perle tombait par terre, blanche, luisante, d’un ovale parfait. Bientôt, le Fils du Soleil était entouré de tant de perles qu’il ne pouvait plus bouger. Le talus lui arrivait aux genoux et le Sphinx n’arrêtait de parler. Le jeune homme comprenait chaque mot et cependant le sens entier de ce que le Sphinx disait lui échappait, perdu dans le son que chaque perle faisait en touchant le tas déjà formé au-dessous. Il pria le Sphinx d’arrêter et, d’une manière tout à fait inattendue, le Sphinx cessa de parler, et le flot de perles s’arrêta aussi. Puis il reprit, mais pour dire seulement ceci :

— De toutes les perles, laquelle est la plus belle ?

Sa voix était neutre, d’une blancheur de perle indifférente à sa beauté, mais derrière cette neutralité, le Fils du Soleil sentait qu’il n’y avait qu’une réponse et que, eût-il failli la trouver, le Sphinx aurait été impitoyable. 

— Sphinx, la plus belle est celle qui est encore dans votre bouche, la parole pas encore dite.

Le Sphinx parut satisfait de la réponse, lui dit de prendre une perle et le laissa passer. Le Fils du Soleil mit la perle dans l’une de ses poches et continua son trajet le long du tunnel. Mais il remarqua bientôt que la trace lumineuse qui l’avait guidé jusqu’alors était disparue, et il se trouva plongé dans la plus profonde obscurité. Son coeur commença à battre plus fort, mais il continua son chemin. Plus il marchait, plus il s’habituait à voir dans le noir, et ses pas devinrent de plus en plus résolus. 

Il arriva à un croisement et s’arrêta pour un instant, essoufflé, pour prendre une décision : lequel des deux chemins allait-il prendre ? Il eut l’impression d’entendre des murmures et des frottements d’ailes, et cette impression fut confirmée tout de suite. Sur une branche qui se dessinait en l’air sans qu’elle soit attachée à aucun arbre, deux hiboux étaient en train de se quereller de la plus belle :

— Je te dis que c’est un homme.

— Homme, femme, qu’est-ce que tu en sais ?

— Homme, homme, homme !

Le Fils du Soleil les salua poliment et leur dit qu’il cherchait sa mort. Les hiboux cessèrent immédiatement leur dispute et le dévisagèrent avec curiosité.

— Tu as entendu, Castor, il veut trouver sa mort.

— Tu as entendu, Castor, il veut trouver sa mort, répéta l’autre, comme un écho.

— Non, c’est moi Castor, toi, tu es Pollux.

— Non, c’est moi Castor, toi, tu es Pollux.

Et les deux oiseaux nocturnes recommencèrent leur dispute interrompue pendant quelques instants par l’étrange voyageur. Le Fils du Soleil toussa discrètement : il était désolé d’interrompre leur amicale conversation, mais il était nouveau dans le pays et avait besoin d’aide pour continuer sa route.

— De quelle sorte d’aide, précisément ? demanda Castor ou Pollux.

— Oui, de quelle sorte d’aide ? répéta Pollux ou Castor.

Alors, le Fils du Soleil leur raconta son histoire le plus brièvement qu’il pût, ajoutant que ce n’était pas la mort qu’il cherchait, mais sa mort, sa mort à lui. Il avait beaucoup voyagé, il était fatigué et commençait à perdre l’espoir. Maintenant, arrivé à ce croisement, il ne savait plus quel chemin prendre, peut-être ils pourraient l’aider. Les hiboux, émus par sa jeunesse et par la tâche qu’il s’était donnée, acceptèrent de l’aider à une condition : qu’il devine lequel des deux était Castor et lequel, Pollux.

— Mais comment le saurais-je ? Vous-mêmes, vous n’en semblez pas certains.

— Ça n’a pas d’importance. C’est toi qui dois deviner et pas nous.

Notre jeune héros était sur le point de perdre patience, quand une idée lui vint brusquement. Il sortit de sa poche la perle offerte par le Sphinx et la montra aux deux oiseaux qui demeurèrent éblouis. Dans l’opacité de la nuit, la perle brillait d’un éclat insoutenable, illuminant la laideur de leurs visages.

— C’est un petit cadeau que le Sphinx m’a demandé de donner à Castor, dit le Fils du Soleil.

— Comment, à Castor seulement ? dit l’un des oiseaux, pendant que l’autre se jetait sur le précieux et minuscule objet.

Victorieux, le Fils du Soleil, appela "Castor" le nouveau possesseur de la perle, et celui-ci lui montra le chemin à droite :

— Prends ce chemin qui te portera à la fontaine-du-nain-borgne. Il te dira ce que tu as à faire.

Le jeune homme se mit à courir et laissa vite derrière le bizarre couple qui se disputait maintenant pour la possession de la perle.

La fontaine-du-nain-borgne était dans une clairière parsemée de marguerites et de pissenlits, l’un de ces endroits où le temps semble s’être arrêté en éternité. La fontaine était tarie et ses murs, couverts d’une couche verte-brune. Le nain ronflait à côté et le jeune homme dut le secouer plusieurs fois pour qu’il se réveille finalement.

— Ah, c’est toi, dit-il sans le regarder. Je me suis endormi en t’attendant.

Le jeune homme commença à raconter son histoire, mais le nain l’interrompit avec impatience et sortit de sa poche un miroir.

— Tiens, regarde.

Le Fils de Soleil y regarda et ce qu’il vit lui fit venir les larmes aux yeux pour la première fois de sa vie. C’étaient deux cercueils et une foule de gens rassemblés pour enterrer ses parents.

— Trouver sa mort, ce n’est pas si facile que ça, dit le nain d’un air gravement philosophique. Quiconque ne connaît pas la tristesse, la profonde tristesse que toute vie contient secrètement en elle, ne peut pas mourir de sa mort. Voilà, tu es sur le bon chemin. Mais avec quelques fleurs on ne fait pas le printemps, et avec quelques larmes on ne sait pas ce que c’est que la tristesse. Tu devras pleurer toutes les larmes de ton corps, tu devras remplir cette fontaine de tes larmes. Quand je serai de retour, je veux y prendre mon bain.

Et le nain disparut, laissant le jeune homme dans un tel état qu’il n’eut pas de peine à verser des larmes. Trois cent soixante-six jours il pleura. Pendant la nuit, la fontaine abritait une petite nappe d’eau, mais pendant le jour, un soleil impitoyable la séchait, ne laissant que le sel des larmes au fond, comme une trace diamantine d’une impossible tâche. Le trois cent soixante-sixième jour, exaspéré, le Fils du Soleil se tourna vers le globe doré, ennemi de son entreprise, et grinça :

— A nous deux maintenant !

Puis, il déboutonna ses pantalons et laissa couler le liquide jaune qui en quelques minutes remplit la fontaine jusqu’au bord. Le nain arriva bientôt, contempla avec contentement la fontaine ressuscitée et s’y jeta avec un cri de joie. De là, tout en jouant avec l’eau comme les nains jouent quand ils ont la chance de s’y trouver, il laissa échapper ces mots :

— Maintenant que tu as trouvé la tristesse, tu devras retrouver Sainte Dimanche pour qu’elle te conduise aux portes du bonheur. Car quiconque ne connaît pas le bonheur, le bonheur où l’âme s’envole de sa prison terrestre dans le paradis de l’intelligibilité parfaite des âmes, celui-là ne connaîtra jamais sa mort.

Retrouver Sainte Dimanche ? Mais il l’avait laissée dans sa ville natale ; il aurait donc fait ce voyage pour rien ? Il revint sur ses pas jusqu’au croisement où se trouvaient les deux hiboux, oh, ils se querellaient toujours pour la perle, et, comme il voulait à tout prix éviter une rencontre avec eux, il prit l’autre chemin, avant qu’ils n’eussent le temps de remarquer sa présence.

Quand il rencontra enfin Sainte Dimanche, habitué maintenant qu’il était à verser des larmes, il se mit à pleurer comme un enfant, car en elle il voyait son enfance, ses parents et le lieu de sa naissance perdus à jamais.

— Voyons, lui dit la vieille femme, embrasse-moi la main et mouche-toi ! Chez moi, les âmes faibles ne sont pas bienvenues. Et puis, on n’est pas chez Sainte Mercredi ici ; ce n’est pas pour rien qu’on m’appelle Sainte Dimanche, moi, car ici c’est l’empire de la joie.
Le jeune homme lui embrassa respectueusement la main. Elle lui prit le visage dans les mains, le regarda attentivement et dit comme pour elle-même :

— Voyons, il a l’air intelligent ce petit. On m’a raconté la mauvaise blague que tu as faite au pauvre nain, hi, hi-et elle se mit à rire si fort que son gros corps se secouait comme une barque sur une mer furieuse. Hi, hi, il est mort intoxiqué, il le méritait bien, celui-là.

Le Fils du Soleil esquissa un sourire timide, n’étant pas sûr si c’était ou non un piège. Puis, il remarqua à côté de la vieille femme un tapis qu’elle était en train de tisser et dont, apparemment, il avait interrompu le travail. Il resta quelques moments à contempler la jolie image, le château crénelé qui occupait le centre, les deux arbres, l’un à droite, l’autre à gauche, le ciel d’un bleu velouté...

— Je vois que tu admires mon oeuvre, dit la vieille. Tu veux la voir de plus près ?

— Oui, répondit le Fils du Soleil sans réfléchir, et Sainte Dimanche lui dit de mettre la main sur la porte.

Il se conforma, intrigué, et la porte s’ouvrit avec un grincement prolongé, comme si quelqu’un venait d’ouvrir ses entrailles et de les ramener au jour. Il franchit le seuil et, à l’instant, une tranquillité inouïe s’empara de lui. Oh, ce devait être le Bonheur, le Bonheur dont il avait tant entendu parler. La paix était si profonde qu’il ne pouvait plus distinguer les battements de son coeur de ceux du vieux château et des oiseaux des arbres. L’herbe lui caressait les chevilles, les roses l’enivraient de leur parfum et les oiseaux lui murmuraient aux oreilles. Il marchait, ivre, ivre de bonheur. De temps en temps, il s’arrêtait pour goûter aux fruits sauvages, myrtilles, mûres, fraises de bois, qui se trouvaient le long du sentier et qui l’appelaient à les goûter de leurs voix douces et languissantes.

Quand le soleil se retira derrière une colline, il s’étendit fatigué par terre et s’endormit tout de suite, car son esprit était si léger que les états de veille et de rêve se distinguaient à peine pour lui. Il se réveilla en pleine nuit, dérangé par un rayon lumineux qui ne voulait pas quitter sa paupière. Il ouvrit les yeux et dans l’obscurité éclairée par un clair de lune qui ajoutait à chaque chose une ombre d’ivoire, il vit devant lui un lac, non, non un lac, mais l’eau dans sa manifestation la plus élémentaire, l’eau d’une profondeur effrayante d’un lac baignée dans les rayons de la lune.

Ce ne fut qu’après quelques secondes, le temps de s’habituer à la nuit, qu’il distingua au beau milieu du lac une créature de feu, comme sortie de la nuit abyssale de l’eau, nue, et les cheveux tissés des rayons mêmes de la lune. Elle avait les mains tendues vers lui et sa voix était triste et faible, comme si elle venait du fond du lac, et non du ciel.

— Viens, disait-elle, viens.

Il tendit les mains aussi et ses pieds marchèrent sur l’eau à sa rencontre. Il la prit dans ses bras et lui demanda son nom.

— Je suis la Fille de la Lune, dit-elle.

Mais peut-être fut-il trop tard pour qu’il entende sa réponse, car le lac, fâché de tant d’arrogance, les avala à l’instant dans son ventre de baleine affamée.

A la porte du château, Sainte Dimanche, qui tissait toujours, dit comme pour elle-même :

— Heureux celui qui rencontre l’Autre, car il verra le visage de sa mort.

Copyright 2004 Patrick CINTAS

 

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