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GOR UR - [in "Gor Ur, le gorille urinant"]
Quatrième épisode - DES FOIS QUEUE

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 Article publié le 16 septembre 2018.

oOo

Quatrième épisode

 

DES FOIS QUEUE

 

Finalement, ils avaient arrêté Sweeney, un mannequin qui était tombé dans la pornographie. Sweeny n’avait participé à aucun défilé de mode et ça faisait des années qu’on le voyait dans des films assez salés où il jouait le rôle du gamin pris en otage par un gorille qui possédait toujours une Ferrari et un château à la campagne. C’était une série et j’aimais pas les séries. J’aimais pas les gosses qui se font ramoner sous prétexte qu’ils ont la gueule de l’emploi et les mecs qui en profitent me donnent des idées de meurtre. Aussi, si j’ai tiqué en apprenant la nouvelle sur mon Kindle, ces personnages sans doute virtuels n’y étaient pour rien.

J’avais remis un rapport circonstancié sur les activités secrètes d’Anaïs Kling, deux cents pages de détails et d’analyse. Elle seule pouvait avoir été complice du faux assassinat du Comte et ces deux barons n’étaient pas étrangers au lâche massacre du couple Bradley qui laissait un orphelin de taille multinationale. Muescas était la clé de ce dossier. Il avait été le premier à désigner Anaïs Kling et j’avais été le second à épouser cette thèse. Pourtant, je l’avais traité comme un chien. Pourquoi papa Frank n’aimait-il pas le vieux Muescas qui épousait la petite Cecilia Russel ? L’explication résidait peut-être dans cette question même que je posais au chapitre deuxième de mon rapport. Quatre personnages dans une seule question, faut l’faire !

Je les avais réunis par hasard dans le hall de l’hôtel où avait eu lieu le double assassinat des Bradley. Ils attendaient quelqu’un. Roger Russel se tenait un peu à l’écart du couple. Muescas et Cecilia s’entretenaient de questions concernant la domesticité de l’hôtel. J’appris alors, en questionnant le réceptionniste, que le couple était propriétaire de l’hôtel à parts égales. Roger Russel ne pouvait pas être étranger à cette alliance. En effet, il était l’ancien propriétaire et avait cédé ce capital pour une bouchée de pain qui aurait nourri papa Frankie et les siens pendant un millénaire au moins. Le genre de détail qui me rend mélancolique.

— Qui est la mère de Cecilia ?

Vous connaissez la réponse. On ne peut pas mettre son nez dans les affaires du Monde sans rencontrer tôt ou tard, et il est toujours trop tard, le personnage complexe et incomplet de Roger Russel, Roggie pour les amis intimes, et j’étais de ceux-là, une chose expliquant l’autre. J’avais mis la main sur le dossier Russel pendant mon séjour chez les Chinois qui n’avaient à aucun moment interrompu mes recherches. Cecilia et moi, on était sorti de la même matrice. Il y avait deux pères : le mien et le sien, Rog Ru. Le mien, j’en avais peur, n’était autre qu’Omar Lobster. Une femme, deux hommes, deux demi-gosses et Muescas intervient pour pimenter la minisaga. Mais pourquoi intervient-il à ce point qu’Anaïs Kling se met à lui en vouloir à mort ? Qui était Muescas. Un ancien maître d’hôtel ou de cuisine, les rapports divergeaient sur ce détail qui ne change rien à l’affaire. Je fouillais ma mémoire. Rien. Mais ma mémoire avait été altérée par les interventions du BE.

Que s’était-il passé entre Anaïs Kling et Muescas ? Ils s’étaient aimés à une époque où elle appartenait à Roger Russel sans avoir vraiment renoncé à Omar Lobster. Or, ni l’un ni l’autre ne s’était jamais plaint de cette situation pourtant suffisamment ambiguë pour inspirer des idées de vengeance. Les bandes enregistrées en témoignaient clairement. Pas un mot plus haut que l’autre, pas une allusion, un mouvement d’humeur qui aurait mis la puce à l’oreille (vous pouvez traduire par ze tchip in zi hier ; depuis l’invasion chinoise, on écrit même l’anglais en pinyin ; ya des réfractaires, comme moi ; fallait s’y attendre ; qu’est-ce qu’il m’ont charcuté à cause de ça !).

La réponse se trouvait sans doute dans le fait indiscutable que Muescas n’était pas Muescas, mais le type qui se faisait appeler Muescas. Il était d’origine espagnole ou descendait d’un nazi refugié chez Franco. Pourquoi la mouche (mosca) et la grimace (mueca) ? Et pourquoi Cecilia acceptait d’épouser ce nabot sans sourciller ?

Quand j’étais enfant, j’avais été effrayé par un syrphe que j’avais pris pour une guêpe. Mon père (lequel ?) m’avait expliqué que la nature a donné à certaines créatures inoffensives et par conséquent vulnérables le don de se faire passer pour d’autres créatures qui, elles, sont dangereuses et parfaitement capables de tuer leurs adversaires sans avoir à user de subterfuges.

— Dans la vie, Frankitounet, t’es un syrphe ou une guêpe.

Qu’est-ce qu’il était, lui ? Qu’est-ce qu’il avait rêvé de devenir ? Il demeura parfaitement obscur sur ce point et j’ai éprouvé longtemps le désir de le clarifier. Entre son silence obstiné et lâche et mon désir légitime et inassouvi, il s’était passé ce qui se passe toujours quand ça arrive avec une netteté aussi évidente : la rupture qui remplace avantageusement l’agression commise par le fils sur le père et l’humiliation qui rendrait celui-ci parfaitement improductif dans sa relation à la société. (Non, j’ai pas copié : c’est Frankie qui écrivait ça au lendemain de la première fellation offerte par la gent féminine, dans la roseraie du Gardon noirci au charbon des usines.)

L’enfance, c’est le lieu des stigmates, pensais-je en surveillant leur manège dans ce hall d’hôtel où Muescas n’était pas le larbin, mais le client impatient et grossier du bec. Syrphace. Guêgueule. Il y avait un tas de possibilités pour le désigner de façon à ne pas se tromper. Je l’avais haï dès la première seconde qui n’était pas la première seconde, dans le bureau de Kol Panglas qui m’avait donné pour mission de protéger la vie et l’existence de ce nabab qui n’avait été rien pour la société et peut-être tout pour l’enfant que j’avais été.

Mais Cecilia n’avait lancé aucun signal de détresse. Elle s’offrait en partage à un nabot qui ne méritait pas de coucher avec ce corps étroit et vivace. Et Roggie paraissait satisfait de l’échange, heureux même. Ce matin, il avait annoncé à la Presse que Sweeney avait été confondu par son ADN. Il était entendu par les spécialistes de l’aveu et ne tarderait pas à rencontrer enfin ses juges. Mon rapport, soigneusement relié par mes soins, était resté en attente, dans le meilleur des cas. Quand il le lirait, ou le ferait lire par Kol Panglas, il serait trop tard et une erreur judiciaire aurait envoyé l’ancien mannequin ad patres. Ce n’était pas l’injustice qui me révoltait, mais ce qu’elle rendait aussi inepte que le discours d’un parano. On venait, ce matin-là, de piétiner ce que j’avais de plus cher au monde : ma trace de petit animal qui n’avait pas réussi à devenir une guêpe faute de courage ni un syrphe d’ailleurs, à cause d’une insuffisance intellectuelle qui m’avait valu les non-diplômes responsables de ma médiocrité.

 

Humpty-Dumpty fait constater à la charmante Alice (bbbbllllllllll…) que l’année ne fait cas que d’un seul anniversaire, alors que les non-anniversaires font une différence dont nous sommes tous les heureux bénéficiaires (365 – 1 = 364 non-anniversaires). Pour les diplômes, c’est pareil, à ce détail près que le facteur temps est inconnu : X – diplôme = (X – diplôme) non-diplômes. J’veux pas savoir !

— Qu’est-ce que vous ne voulez pas savoir, Frank ?

Roger Russel m’avait rejoint au bar. De près, il avait l’air triste. Il examina le fond de mon œil. Il savait bien pourquoi l’autre était de verre.

— Anaïs se fait espérer, soupira-t-i. Vous savez comment sont les femmes.

Il commanda un Gibson et se mit à jouer avec les p’tits oagnons frais. Je buvais un daïquiri accompagné de p’tits fours.

— Je me demande comment vous pouvez manger ça, Frank.

C’était à cause des sapellis que le carabin m’avait prescrits.

— Raoul ne vous a pas dit de les manger crus.

— Ils les servent crus, patron !

Les chenilles s’agitaient dans les friands. Ils servent ça avec une sauce à base de morve d’un mollusque dont j’ai oublié le nom tellement il est écœurant.

— J’ai besoin de protéines, patron !

— La colocaïne réduit le taux de protéines présentes dans le corps.

— Mais elle augmente celui des endomorphines dans un rapport de un à dix !

— Vu comme ça…

Ça ne m’empêchait pas d’éjaculer dans le rapport inverse.

— Vous avez appris pour Sweeney, Frank ?

— Kol m’a confié la direction de l’interrogatoire.

C’était une nouvelle pour lui. Il croqua lentement un p’tit oagnon frais sans cesser de m’observer des fois que je changerais d’avis.

— Vous n’êtes pas convaincu, Frank.

— Mais je suis convaincant !

Il éclata de rire, montrant la perfection d’une dentition dont il était capable de se servir en cas d’urgence. Je n’en ramenais pas aussi large que j’en avais l’air.

— Ils forment un joli couple, n’est-ce pas, Frank ?

Il me demandait mon avis alors que les dés pipés avaient été jetés en l’absence de Frankie. Comment supporter la vision déformée par la haine de ces corps incompatibles qui allaient pourtant former l’unité de parade recherchée ? Je n’arrivais pas à déceler la moindre trace de détresse dans le comportement de Cecilia. Elle se soumettait pour des motifs de haut niveau, donc hors de portée, ou c’était la kolok qui la maintenait à la surface de son désespoir. Elle ne pouvait même pas compter sur Frankie le frangin qui se méfiait des mouches à cause d’une légère myopie.

— Il y aura du beau monde, dit fièrement Roger Russel qui sirotait un deuxième Gibson avec la même affectation tranquille.

— Ça en fait, du monde ! m’agitai-je.

Moi, si je m’agite pas, je parais suspect. Je commandais un deuxième daïquiri avec des chenilles.

— Vous voulez pas goûter à notre limace de Papouasie ? dit le garçon qui avait du style comme les torchons qui se mélangent avec les serviettes.

— Des limaces ! s’écria Rog Ru.

Le garçon parut étonné qu’on prononçât ce met avec autant de prévention outrée. Il plongeait sa main dans le bocal et en retirait des spécimens parfaitement dégoûtants. Roggie, redevenu l’enfant qu’il n’avait peut-être jamais été tant il prenait soin de ne pas l’évoquer, secoua sa main en grimaçant.

— Si vous voulez goûter, Monsieur, me dit le garçon qui s’y connaissait, ce sera intégralement, car il ne faut pas les faire souffrir.

— On ne mâche pas ! s’écria Roggie.

— Regardez !

On la pose sur la langue, tête vers le fond. Elle glisse alors sans provoquer de sensation d’étouffement grâce à une substance aux propriétés…

— …analgésiques, précisa le garçon avec des airs de complicité qui excitèrent les extrémités de Frankie la bobinette qui choit.

— C’est dégueulasse ! conclut Roggie.

Il préférait les p’tits oagnons. Je les aime aussi, mais pas autant que le reste. Cecilia me faisait des signes incompréhensibles. Muescas souriait comme s’il les comprenait et Rog Ru approuvait sans cesser d’y trouver un bonheur qui détruisait le mien. Je fis des signes à mon tour et elle comprit que je ne comprenais pas. Elle se leva, abandonnant son promis qui se mit à attendre son retour à la normale. Le petit corps noir et rapide progressait dans ma direction.

— Frank aime ça, dit Rog Ru en désignant les petits fours aux chenilles d’Afrique. C’est pas donné non plus !

— Cher et dégoûtant ! fit Cecilia en frôlant ma joue avec la sienne, mais sans y déposer le baiser mouillé tant attendu. Il n’en faut pas plus à Papa pour exiger une loi qu’on lui concède parce qu’on l’aime.

— Les limaces de Papouasie, dit le garçon, c’est autre chose.

— Il sait de quoi il parle ! fit Rog Ru qui achevait le dernier p’tit oagnon de la série. De vrais potes !

— Mais c’est pas nous qu’on marie ! dit le garçon en me lorgnant des fois queue.

Cecilia riait par habitude et quelquefois par ennui. Je ne la concevais pas autrement. Elle consentit à caresser ma joue. Elle savait que j’aimais sa peau sur la mienne. On n’était pas officiellement frère et sœur.

— Vous savez pour Sweeney, Frank ? me demanda-t-elle pendant que Muescas, qui n’avait pas quitté sa chaise andalouse, se demandait ce qu’on disait de lui.

— Frank est au parfum, fit le garçon.

Rog sourit.

— Personne n’y avait pensé, à part Frank qui a du nez, révéla-t-il.

— Moi !

— Ne dites pas le contraire, Frank.

C’était un conseil d’ami hiérarchiquement supérieur. Je supportai l’admiration de Cecilia sans broncher.

— Il était sympa, ce Sweeney, dit-elle. Nous le connaissions, pas vrai, Papa ?

Le vieux acquiesça. Son pif écarlate s’enfonçait lentement dans le verre vide.

— Nous étions loin de nous douter que Frank avait raison sur toute la ligne, déclara-t-il comme s’il participait à un débat télévisé.

— Bravo, Frank ! dit Cecilia.

Au fond, elle ne pouvait pas admirer le type qui avait coincé un faux-cul pour qui elle éprouvait de la sympathie. En parlant de faux-cul, le mien commençait à donner des signes de dysfonctionnement probable. Je dis ça parce qu’une chose explique l’autre. J’étais pas à l’aise, mais papa Roggie mentait à sa fille avec une facilité déconcertante. Était-ce sa fille, d’ailleurs ? Débat secret des entrailles cérébrales du vieux Frankie qui cachait son amour comme on cache les états du sexe dans un slip. Elle n’était vêtue que d’une robe étroite et blanche qui révélait une peau si proche de la mienne qu’on ne pouvait plus sérieusement douter de notre filiation ni de l’inceste conçu dans la douleur du silence réduit au secret.

— Frank dirigera l’interrogatoire, précisa le papa prévenant.

Cecilia en conçut une petite douleur que Frankie reçut comme une balle de calibre 45.

— Les preuves sont-elles vraiment si indiscutables ? demanda-t-elle en s’efforçant de dissimuler son émotion.

— Frank a travaillé dur, dit Rog Ru qui se doutait aussi de quelque chose, mais avec une foule de détails que Frankie ne pouvait pas connaître.

Qu’est-ce que je savais de Sweeney ? Ce que tout le monde savait, pas plus, et même moins. Je ne visionnais pas ce genre de porno. Sweeney avait des airs de Joselito, le p’tit chanteur espagnol qui provoquait chez moi des identifications encore très vivaces malgré des centres d’intérêt maintenant tournés vers le réel tel qu’il est défini dans la Charte des Réseaux de l’Uniformité Recommandée en Cas de Fragilité Mentale. La CRURCFM. J’ai jamais pu prononcer ce mot sans me mordre la langue.

— L’acte d’accusation devra s’étendre aux trois meurtres, précisa Rog Ru, des fois que j’aurais pas compris.

Ou des fois que tout le monde aurait compris sauf moi. Ça arrive. Ne lui en voulons pas. Je commençais aujourd’hui même, pas même préparé à accepter l’idée que je m’étais complètement gouré et que mon rapport en témoignait et en témoignerait dans le cas où je manifesterais des réticences. Muescas se marrait.

— Pourquoi kiri ? dis-je en suçotant la peluche d’une chenille hurlante.

— Iripa, fit Cecilia que ma remarque étonnait franchement.

— Iri !

— Iripa !

On n’allait pas se disputer devant tout le monde. Muescas riait, il grimaçait pas, il se foutait de moi. J’avais rarement subi une telle défaite. Cecilia entretenait des rapports avec Sweeney et j’en ignorais la nature. Sweeney parlerait à sa place ! On verrait bien kirirè le dernier.

La tête complètement à l’envers sur des épaules qui ne la supportaient que pour me faire passer pour un con, j’atteignis tant bien que mal les locaux du Palais Exemplaire des Interrogatoires qui l’étaient aussi. Mon laissez-passer portait la signature personnelle de Roger Russel lui-même qui passait pour le représentant sur la Terre de toutes les prières et supplications adressées au Ciel par les minables et les moins minables. Kol Panglas m’attendait. J’avais une heure de retard, le temps qu’il m’avait fallu pour comprendre que Rog Ru ne se moquait pas de sa fille, mais de moi. Kol n’était pas patient à ce point, surtout quand j’étais là. Il me conduisit à Sweeney. Je ne sais plus si on montait ou si on en redescendait. Je réfléchissais sans laisser de place à autre chose.

 

Sweeney avait changé depuis l’époque bénie de la passerelle virtuelle où il avait fait un malheur. Ce n’était plus qu’un homme affecté de rachitisme et d’une maladie de la peau qui changeait sa couleur naturelle.

— Salut, Frank, me dit-il en tendant sa main droite qui était pour lui celle du cœur tellement il était plus con que moi.

— ‘jour, Sweeney. Ça fait un bail.

— J’ai encore oublié de payer mon loyer, Frank.

— T’en paieras p’us, d’loyer.

— Ça m’rassure pas, Frank !

Il y avait deux types qui attendaient les bras croisés sur des poitrines qui étaient le résultat d’un entraînement quotidien. Je manifestais mon inquiétude. Kol m’indiquait que je n’avais pas à m’en faire. Je pouvais continuer. Sweeney guettait ces signes comme s’il avait encore les moyens d’intervenir pour changer le cours des choses, mais ce temps-là était révolu. Il ne semblait pas le comprendre et évoquait son influence sur le comportement sexuel des branleurs.

— J’ai pas les faits sous la main, dis-je comme si Kol Panglas n’était pas là pour surveiller mes propres faits avec en prime tous les gestes que je pouvais commettre en dehors des limites qui m’étaient imposées.

— C’est pas un jeu, Frank ! Vous êtes dans la Réalité. Sweeney n’a jamais existé que dans votre imagination. Demandez-lui de vous expliquer pourquoi vous êtes là et pas lui.

— Kisékiri ?

— Apari. Arijamé.

— Sitapari, kisé ?

On avait été des enfants pas faciles, faut l’reconnaître. Voilà où ça mène. J’avais des Chinois dans le dos et des flics devant. Comme une saucisse qui baigne dans la moutarde.

— J’ai lu votre rapport, Frank. C’est cohérent, mais ça n’a rien à voir avec la réalité. On appelle ça un équilibre sommaire. Qui est la Sibylle ?

Un détail que j’avais oublié de préciser. Il manquait pas mal de notes à mon rapport, selon Kol Panglas qui en lisait des extraits à un type qui demeurait dans l’ombre et dont je ne parvenais pas à identifier la voix. Je ne le connaissais peut-être pas. Je ne connais pas tout le monde.

— Mais vous connaissez Sweeney, Frank !

Ce type avait une voix de stentor. Ou il parlait dans une interface vocale.

— C’est vous qui parlez dans une interface, Frank ! On analyse en temps réel des données dont vous ne comprendrez jamais l’importance.

Ça ne me gênait pas qu’on analyse mes données. Sweeney me regardait sans comprendre lui non plus. Ce silence allait nous rendre aussi vulnérables qu’un syrphe, mais on n’aurait pas la capacité de se faire passer pour une guêpe. Sweeney voulait parler de ses succès, pas de la série d’échecs qu’il subissait depuis qu’il avait changé de métier.

— Mon Lolo, dit-il enfin, on est mal barré toi et moi.

Il fallait en convenir. On se sentait solidaire en attendant qu’on nous sépare dans la douleur. Les pages tournaient et Kol en commentait la cohérence hypothétique. Le type qu’on ne voyait pas contredisait les affirmations de Kol qui ne répondait pas à des provocations qui m’étaient destinées.

— Si quelqu’un peut ouvrir la fenêtre, proposai-je.

— Ya pas d’fenêtre, Frank. Ya une porte pour entrer et sortir. T’étais d’accord sur ce principe. T’as plus envie ?

La question était posée en tout cas. De quoi avais-je envie ? La table qui me séparait de Sweeny était occupée par des plans et des instruments de mesure. Avait-on le droit à l’erreur. J’avais entendu parler de ces traitements par le jeu. Sweeney souffrait d’une grave lésion au niveau du nerf optique. Il fermait cet œil. On voyait les traces de la morsure. La peau avait été cousue par endroits.

— Kitafébobo ?

— Apabobo !

Je manipulais une règle à calcul qui portait le logo du Musée Ordinaire des Mathématiques Amusantes.

— Fallait pas vous déranger, dis-je au type qui consentit enfin à montrer son visage.

— Vous me reconnaissez, Frank ?

— Akitafébobo ? hurlai-je.

— C’est quoi, c’patois ? fit Kol Panglas qui examinait lui aussi les objets obsolètes qui, d’après lui, conservaient un attrait pédagogique.

— J’ai jamais tué d’chats ! se plaignit Sweeney qui cherchait à se dissimuler sans y parvenir même en partie.

— J’vais vous sortir de là, Frank !

On m’écartelait. J’étais sur la table et je me remuais pour faire surface. Quelqu’un m’enculait, l’autre me tirait par la queue.

— J’vais vous sortir de là, Frank ! Accrochez-vous !

Je n’avais pas que des ennemis. Ça glissait. Mes bras giclaient de l’électricité en gerbe. Je pouvais entendre ce qui se passait au fond de mon œil.

— La prochaine fois, dit Kol qui semblait marcher devant, prévenez-moi avant de me faire perdre un temps précieux.

— On n’a prévenu personne, Chef !

— Vous me prévenez à moi, connards ! Les autres, je m’en fous !

Du Kol Panglas tout craché ! Les autres, il s’en fout. Et le petit Frankie n’est même pas un autre !

— Vous êtes qui, Frank, si vous n’êtes pas un autre ?

— Sépakimafébobo !

— Quelqu’un ?

— Personne !

Ils remettaient ça. Le coup du capitaine Némo.

— Restez avec nous, Frank ! Je vais chercher de l’aide.

Ça s’agitait autour de moi. Ils commettent des erreurs.

— 50 cc de ce truc d’enfer dont j’ai oublié le nom !

— On le perd, Raoul ! On le perd !

Il ne serait pas perdu pour tout le monde, Frankie, si ça arrivait. Il voyait l’avenir comme s’il était la Sibylle elle-même.

— Vous venez de penser à elle, Frank ! C’est bon signe ou mauvais signe, d’après vous ?

Ils répondaient dans la confusion des hypothèses. Ils pouvaient tous se ressembler. Je ne distinguais que ma voix, ma sollicitation distinguée, le trémolo que je destinais aux objets de ma séduction.

— Qu’est-ce que tu vois, Frank ? Sans mentir !

Comme si je pouvais mentir aux témoins de ma première expérience acide !

— T’avais quel âge ?

— C’était avant ou après la première fellation ?

— Qu’est-ce qui est arrivé ensuite ?

Ils en posaient des questions, mes premiers amis ! Je les avais déjà sidérés en descendant en rappel la plus haute tour de la ville, même que personne y croyait que c’était moi sur la photo. Premier séjour en Centre de Rééducation Temporaire. Le Centre n’était pas temporaire. Il existe toujours. La preuve ! La rééducation n’a pas fait long feu. Je récidivais toujours.

— Ékitafébobo ?

— Jidirépa !

Et je disais rien, pas un mot à ces curieux de l’expérience de l’autre. Ils m’en voulaient à mort maintenant. Mais la main était celle de Cecilia qui me parlait d’autre chose.

— De quoi, par exemple ?

— Sépadi !

— Situladi !

— Jépadikimafébobo !

Ça glissait toujours. J’étais sur la table et quelqu’un m’enculait. Il salivait sur mes fesses. Cecilia me demandait de le trahir. Elle me prenait le visage dans ses mains qui sentaient la lavande de nos parterres et elle me parlait de ce qu’il fallait dire et de ce que personne n’avait besoin de savoir.

— Kitadissa ?

Remarquez bien qu’après tout ce ramdam, je me sentais aussi peinard qu’un gosse qui sait ce qu’il mange et qui ne mange pas comme les autres. J’ai toujours eu cette prétention au bonheur trouvé avec d’autres moyens que ceux qu’on impose à notre conscience. J’ai creusé partout. J’ai rencontré des semblables. Ça devait arriver et c’est arrivé. Alors Sweeney les intéressait au premier chef. Ils l’asseyaient de force de l’autre côté de la table et ils me demandaient de l’interroger.

— Qu’est-ce qu’il a dit, Frank ?

— Il vous emmerde, Kol ! Il a besoin de réfléchir sans vous. C’est possible ?

— J’vais voir.

Et il voyait. Je retournai à l’hôtel. Muescas m’attendait.

— Vous êtes tenace, Frank. Vous savez où elle est ?

— Pas dans cet hôtel. J’ai des hommes même dans l’ascenseur. Pas vous ?

Il me prenait pour un minable et demandait à ce minable de le protéger des mauvaises intentions d’une femme que mon rapport désignait comme la seule coupable. Il m’offrit un verre juste pour voir de près comment je m’en sortais avec les chenilles. Le garçon lui courait après pour lui montrer sa limace.

— J’en ai marre d’attendre, dit-il en s’enfonçant dans la moelle d’un fauteuil.

J’en avais marre moi aussi, mais pas d’attendre. Marre d’agir, de ne pas prendre le temps de faire autre chose que ce que tout le monde fait : agir. On est des agissants et il se plaignait d’être différent du commun des mortels. Quelle prétention !

— Vous allez faire des gosses ?

Je lui posais la question pour l’embarrasser. Il n’était pas embarrassé.

— Il en faut, dit-il. Sinon on pose des questions à votre toubib qui y répond peut-être. Vous savez de quoi je parle.

 Je savais pas, sinon je s’rais pas v’nu.

— Vous avez assez de preuves pour la traduire devant la Chambre d’Accusation, Frank. J’ai lu votre rapport.

— C’est pas les preuves qui manquent. Mais ya pas la volonté. Je peux rien faire sans la volonté de ce tas de crétins à qui je dois obéir en fermant ma gueule. Vous n’avez même pas assez d’influence pour les obliger à changer d’avis. Elle finira par vous avoir, Muescas.

J’en salivais. Je voyais Cecilia en robe noire. Si j’avais de la chance, ça se passait après la mort de Muescas. Mais a-t-on jamais eu des raisons de douter de la loyauté de Frankie ? Je travaillais parce que c’était ce que j’avais de mieux à faire. Sinon, j’serais devenu autre chose.

— Ne dites pas ça, Frank ! Ça porte malheur !

J’irais pas jusque-là. J’suis pas si mauvais. S’il avait lu mon rapport, comme il le prétendait, il avait noté mon côté amateur, celui qui n’apparaît que dans mes rapports, en marge des conclusions que j’assène à la société et à ses existences prolifiques ou rien. Voilà où j’en étais. Voilà d’où je ne sortais pas. Et voilà pourquoi. Kikenveudmésalad ?

— Votre connaissance des langues m’étonne, dit-il. Vous avez parlé à ce type ? Moi, j’aurais pas pu !

Il paraissait épuisé rien que d’y penser. Oui, j’avais parlé à ce type qui ne savait rien parce qu’il n’était pas d’ici.

— Vous l’avez trouvé comment ?

— Il sait ce que nous ne savons pas vous et moi !

— Je vous paierai, Frank ! Je vous paierai !

Ou il me le ferait payer. C’était un type du genre à changer de position rien que pour mettre l’autre mal à l’aise. Je me méfiais de lui comme si je l’avais inventé rien que pour m’empoisonner l’existence. Je le supportais par devoir, c’était tout, et il s’imaginait que quelque chose se passait entre nous. Pas tant qu’il était encore célibataire.

— La prochaine fois que vous le voyez, me dit-il en aparté, parlez-lui de moi. Il se rappellera.

— Lui aussi !

Ils étaient tous nostalgiques et craintifs. Ils étaient comme Frankie qui ne se fait plus d’illusion. Que restait-il de tout ce temps passé à chercher et à ne rien trouver ? Un type qui allait mourir assassiné et une femme qui cavalait pendant que mon rapport n’intéressait personne. J’en étais aux miettes.

— Vous lui direz que j’étais là moi aussi, mais de l’autre côté du comptoir, loin de me douter que je deviendrais un des hommes les plus riches du monde. Il se pavanait au bras des courtisanes les plus recherchées par ces temps de disette. Vous savez ce que c’est. Il m’a donné ma chance.

— Et qui avez-vous trahi ?

Dans mon esprit, que je préparais mollement d’ailleurs, on ne pouvait pas devenir riche sans trahir quelqu’un. Encore faut-il tomber sur la bonne personne. J’aurais pas cette chance.

— Je ne réponds pas à toutes les questions, minauda-t-il.

Moi oui. Ça rend ma fréquentation un peu problématique.

— Cecilia !

Il l’appellerait encore longtemps avec un point d’exclamation. Elle le savait. Elle ne dédaignait pas cet avantage sur le reste de ses fréquentations féminines. Elle s’approchait en se dandinant comme si elle avait quelque chose d’important à nous dire. Je sue facilement.

— Chéri (elle ne pouvait tout de même pas l’appeler Muescas), on me demande si le yacht contiendra tout ce monde. Avez-vous une idée ?

— Pas la moindre, Cecilia !

— Vous invitez ! Vous invitez ! Et moi alors ! Ces questions auxquelles je réponds par des approximations qui vont finir par énerver tout le monde !

— Vraiment, Cecilia ! Je ne sais ce qu’il faut répondre !

— Voilà où nous en sommes, Frankie !

Je savais bien où ils en étaient. Tu te lèves le matin sans te demander ce que ça va te coûter et tu continues sans regarder à la dépense. À ce train-là, ce sont les autres qui s’usent et qui finissent par ne plus servir à rien. Ça t’empêche pas de mourir, d’accord, mais sans souffrances qu’on pourrait qualifier d’inutiles si on servait à rien !

— Vous serez des nôtres, Frank, quoiqu’il arrive !

Elle était ce qu’on appelle charmante et désuète. Elle était devenue ce pour quoi elle ne s’était pas préparée. La croisière s’annonçait palpitante. J’ai jamais vu une femme perdre patience avant que ce soit le moment. J’acceptais l’invitation en me fendant d’un sourire difficile à interpréter sans filet. Mais j’avais deux ou trois choses à compléter d’abord. Je dis compléter parce que ces choses me paraissent toujours manquer de finition. Le destin de la Nation ne me passionnait pas. J’étais pas là pour toujours, moi ! Mais les choses avait besoin de Frankie la science. Des choses pas nettes ou pas clairement établies. Des choses qui me réclamaient comme les grenouilles réclament leur bénitier. J’étais peut-être pas tout le temps à l’heure, mais j’arrivais. Frankie était un forçat de l’emploi du temps.

 

Je les quittais sur ce. Je rejoignais la foule. J’avais un nom à défendre avec les mains et une réputation à parfaire dans le sens du poil. Qui c’est qu’est pas d’accord avec Frankie ?

— Kiséképafifi ?

Merde au monde ! Il me doit rien et je lui dois rien.

 

Larra et Sonoya sont bien copines. L’une vous assiste dans le travail que Dieu impose à l’existence et l’autre compense les lacunes de la vie récréative. Je travaille peu avec Larra et joue beaucoup avec Sonoya. Chacune est à sa place et quand je sors, par exemple pour aller me beurrer chez Bernie, je sors seul.

Je n’ai jamais vu Larra. Je n’en connais que le terminal en forme d’oiseau empaillé aux yeux qui s’ouvrent et se ferment en fonction de la situation du moment. Ils ont pensé qu’un oiseau, petit et gris, correspondait à ma personnalité au travail. Je ne connais pas mes critères d’éligibilité au poste que j’occupe comme une sentinelle qui attend l’heure de la relève. Mais l’oiseau fait quelquefois le mort et la voix de Larra me parvient aussi nette sans révéler sa source. Je les soupçonne de me manipuler au cours de ces conversations où Larra apporte des réponses claires et indiscutables à des questions que je sais difficiles et marquées par ma propre souffrance. Je me mets alors à douter de son existence pour la traiter d’objet de mon imagination suscité par l’environnement salarial. Ils interviennent toujours pour mettre fin à ce qu’ils considèrent comme ma critique existentielle mettant en jeu le sens à accorder à mon utilité.

Sonoya couche dans mon lit. On regarde la télé ensemble. Elle réagit à mes attouchements. Un simple effleurement provoque une courbure, un creux ou au contraire des proéminences dont le frémissement alternatif excite mon imagination. Je suis bien avec elle. Je ne m’endors pas sans au moins une petite dose de métakolok qu’elle infiltre lentement dans la trace des suçons. Je la retrouve au matin, attentive au bonheur, et elle se dissout lentement pour laisser la place que mérite ma vie familiale réduite à des intervalles de colère rentrée et d’angoisse sourde. Larra prend le relais, commençant par les commentaires de mes analyses. Je discute un peu, jouant avec sa patience, mais sans lui donner des raisons de signaler mes incohérences à la direction des ressources humaines que Kol Panglas dirige avec une poigne de général.

— Vous êtes en retard, Frank.

— Vous êtes jalouse, Larra.

— Sonoya et ses petits seins !

Le rapport est revenu sur mon bureau. Kol a inséré une note :

 

D’accord avec vous, Frank. Presque sur toute la ligne. J’ai obtenu une rallonge du budget. L’interrogatoire de Sweeney n’a rien donné. On se passera de ses aveux. Son ADN parle pour lui. Je vous envoie à l’autre bout du monde pour interroger sa complice. Elle est sur le point d’être exécutée pour trafic d’Iranien. On lui a accordé un sursis pour que vous puissiez l’interroger proprement. Vous disposez de tout le temps nécessaire. Voici un billet et de quoi payer les frais. Votre ami Kol.

 

Une poignée d’eurodollars et un billet en place assise, deuxième classe. Frankie a l’habitude d’être traité comme un chien. Six heures plus tard, je suis en Mongolie. Le douanier examine Sonoya. Je l’ai désactivée pour ne pas avoir d’histoire.

— Activez-la !

— J’y ai droit ! Personne ne peut discuter ce droit ! Appelez vot’patron !

— J’ai pas dit que j’allais discuter, explique le douanier. La nôtre s’appelle Kouchkaya. On s’en plaint, si vous voyez ce que j’veux dire.

— Sonoya est programmée pour ne fonctionner qu’avec moi.

— Soyez sympa, monsieur Chercos ! Kouchkaya est si…

— J’ai pas envie de me donner en spectacle !

— Vous aimez le yaourt mongol ?

Si les chamans s’y mettent !

— Kouchkaya ne remplacera jamais nos rêves, dit le chaman. Elle ne vaut pas mieux que nos épouses.

— On s’en sert jamais, dit le douanier en grimaçant.

— On pratique l’homophilie pour tromper les autorités. Sans amour, on devient tristes et ils finiraient par poser les bonnes questions.

— Ça finit toujours comme ça, dit aigrement le chaman. Ça coûte combien, une Sonoya, sur le marché noir ?

— Nous, on l’a gratos, dis-je sans cacher ma fierté. On m’a jamais rien demandé, ajoutai-je pour semer le doute.

— Ils vous réclameront l’addition, dit le chaman qui devenait morose.

— Ils réclament rien ! s’écria le douanier. Ils viennent récupérer Sonoya dans votre lit de mort. En général, la veuve fait un don, mais c’est pas obligatoire.

— Tu parles ! fit le chaman.

Il me toisa, secouant sa balayette multicolore.

— Dans ce pays, dit-il, il faut beaucoup donner pour recevoir un peu. Qu’est-ce que vous attendez de nous ?

Je refermai la valise sur le regard terrorisé de Sonoya qui s’attendait au pire.

— J’attends rien, dis-je fermement. J’ai rendez-vous.

— Suivez-moi !

Dans la valise, Sonoya frémissait comme un poisson privé d’eau.

— Parlez lentement, me conseillait le chaman.

— Avec qui ?

— Avec les Mongols.

— J’essaierai.

— Les Chinois, Frankie, les Chinois !

Il conduisait aussi, d’une main à cause de la balayette qu’il agitait à la portière pour signaler une priorité culturelle dont le sens échappait à ma prudence d’étranger. Le tricycle s’arrêta devant une muraille. Le chaman ne descendait pas.

— Demandez le chemin au gardien.

Il me montra quelque chose au milieu de ses innombrables rubans.

— J’pense à Sonoya, Frankie ! J’arrête pas d’y penser ! On s’revoit ce soir. J’aurais l’argent. Autant que vous voulez ! Faut qu’cette chose connaisse le vrai plaisir. À ce soir ! ¡Muchos togrogs ! ¡Un montón !

Il démarra en trombe sous les applaudissements d’une foule bigarrée qui agitait des gamelles vides.

— Ils ont faim, dit le gardien. Le programme Kouchkaya nous prive d’une vie décente. Elle ressemble à quoi, votre Sonoya ?

— Laissez-moi entrer et je vous encule. Gros machin. Gratuit. Qualité française.

 

La cour du Centre Pénitencier d’Oulan-Bator est peuplée de statues taillées dans l’acier russe. Les traces des meules renvoient des reflets gris. Ils ont particulièrement soigné les gueules de ces héros encore capables d’enflammer l’esprit patriotique. Un drapeau onusien couvre le ciel de ses petites étoiles blanches. Les façades sont couvertes de végétations qui descendent jusqu’au sol où elles répandent leur désordre humide. Des fenêtres menacent de s’ouvrir. Une porte cloutée à chaud nous avale.

— J’peux surveiller vot’valoche, M’sieur. Merci de m’avoir enculé gratuitement. J’en parlerai aux copains. On parlera aussi de Sonoya, si vous n’y voyez pas d’inconvénient…

— C’est qui, c’nabot ?

Le gardien fila sans la valise. Sonoya chauffait à blanc. Je le sentais à la poignée.

— Ce nabot, c’est le directeur, dit le nabot qui me tendait une main moite.

Je sacrifiai la mienne au rite de la rencontre.

— Vous laisserez votre valise dans mon bureau.

Je frémis.

— On ne peut pas entrer dans le périmètre sécurisé avec une valise à la main. Vous pouvez garder la culotte et les baskets.

Ce qui expliquait sa tenue légère.

— Sonoya est avec vous ?

On traversait des parois sinistres. Des gardiens nus apparaissaient sur les seuils.

— Voilà mon bureau. Entrez, Frank. Je peux vous appeler Frank ? Je suis Angustias. Angustias Escondida Ramirez Bonachera. Mon père était mexicain et je suis une fille contrairement aux apparences. Posez votre valise là !

— Sonoya ne supporte pas la solitude !

— Je vais lui tenir compagnie. Appelez-moi Ango, Frank. J’adore les familiarités. Mon côté hispanique. Ma mère était russe. Slip et baskets.

Le style télégraphique à l’époque de la messagerie fluide. Ango donna des ordres dans un combiné de téléphone. Elle avait ouvert la valise pour que Sonoya prît l’air.

— Elle en avait sacrément besoin, constatai-je.

— Vous n’en prenez pas assez soin. Vous me l’échangez contre deux Kouchkayas ?

— J’sais pas si ma hiérarchie sera d’accord, Ango…

Un gardien se pointa. Un eunuque. Ça fait un drôle d’effet.

— Ne partez pas sans lui conseiller d’être gentille avec moi, dit Ango qui caressait le cuir élastique de Sonoya.

Elle se rapprocha.

— Ensuite vous m’enculerez et on s’ra quitte !

Le genre de personnage qu’on a envie de jeter à la vindicte populaire. J’m’en ferais, des partisans, si je savais utiliser le don d’ubiquité de Sonoya.

— Monsieur me suivra ? demandait le gardien qui posait la question à sa directrice.

— Cellule 1954 ! dit Ango en lançant la clé.

La porte se referma. Je suivais un petit cucul. La musculature dorsale désignait un dangereux guerrier, mais le fessier invitait à la pédophilie.

— Kouchkaya a des qualités, disait-il. Mais on peut pas dire qu’elle arrive à la cheville de votre Sonoya. Ça fait vingt ans que j’la fréquente, Kouchkaya. Elle m’a pas donné que des satisfactions, mais j’aurais quelque chose à raconter à mes petits enfants. Qu’est-ce que vous leur raconterez, vous, monsieur Frank ?

— La même chose, mais en mieux.

Le cucul frémit. On arriva devant la cellule 1954.

— J’vous préviens : au moindre attouchement, je mets fin. Vous devez vous exprimer en mongol. Pas un mot plus haut que l’autre. Vous disposez d’un tabouret équipé d’un dossier. Elle doit rester assise sur le lit, jambes croisées. Elle a déjà reçu les instructions. Vous n’êtes pas filmés.

La clé pénétra dans une serrure oxydée qui craqua comme si on brisait quelque chose à l’intérieur. Sur le lit, la Sibylle m’attendait, jambes et bras croisés, la tête basse, vêtue d’un tablier qui avait servi aux corvées d’chiottes. Un soupirail envahi d’herbes folles jetait une lumière sinistre sur la chevelure nouée au sommet du crâne. Ils avaient travaillé les doigts et les genoux. Les cheveux tombants m’empêchaient de voir ses yeux. Un tremblement continu affectait tout le corps. Je pris place sur le tabouret qui semblait fait à mes mesures. Elle me montra enfin son visage détruit par le feu des tisons. Un seul œil me regardait.

— En mongol, salope ! grogna le gardien.

 

Elle me parla d’un voyage en termes si sibyllins que je ne compris pas tout de suite que c’était un voyage. Elle avait eu une aventure avec un héros de la NASO qui avait marché sur l’anneau de Saturne. John Cicada qu’il s’appelait. Elle l’avait aimé. Puis le voyage avait interrompu cette idylle. C’était un voyage compliqué par des parcours la plupart du temps dénués de sens. Elle avait obéi aux ordres pour une fois. Et ça l’avait menée en Mongolie où un chaman l’avait trahie en pleine fabrication d’un yaourt aux propriétés mystérieuses. Sweeney apparut en pleine nuit d’amour avec une Kouchkaya qui ne connaissait pas le kama-sutra. Il était en cavale suite à un petit trafic de circuits améliorant les performances de Kouchkaya. Il était tombé bien bas ! Mais il était fauché et il dormait dans le lit des autres. Le chaman l’empoigna et l’immobilisa dans les draps.

— J’te connais, toi ! grogna-t-il.

On se retrouva dans un fourgon qui acheminait des prisonniers vers la potence, racontait la Sibylle. J’avais perdu mon connecteur Z80. Sans au moins un réseau, je suis plus rien ! On se sent femme dans ces moments-là ! Sweeney riait parce qu’il avait déjà été pendu par le cou et qu’il en était pas mort. Personne ne le croyait et il nous déprimait pendant que le fourgon cahotait sur la piste. Il n’avait plus rien à perdre et il m’a raconté ce qui s’était passé exactement.

— Comment as-tu transmis ces informations sans ton connecteur ?

— Ça s’est passé plus tard. J’étais pas encore morte. Ils m’avaient montré ce qu’ils infligeaient aux suppliciés. Entre-temps, je balayais. Il y avait un type avec moi pour pelleter. Il avait vécu dans le désert et s’était battu sous le commandement du Comte. Il avait même reçu une lettre de Gor Ur qui à cette époque n’avait que deux étoiles. Les Mongols lui avaient arraché cette lettre pour la classer dans son dossier. Elle contenait des informations cruciales qui expliquaient la réussite de l’industrie occidentale. Je balayais et il pelletait. Voilà à quoi on était réduit, lui et moi ! Un troisième portait le seau. C’était un mouchard. Voilà comment on vivait, Frank !

— Et tu as transmis les informations ?

— Ce type, le pelleteur, possédait un clone du connecteur Z80. C’était pas évident. On avait besoin d’une Kouchkaya et d’un peu de chance.

— Merde !

Elle avait donc transmis un rapport complet sur les activités parallèles et secrètes de Sweeney. Notamment, le faux assassinat du Comte et le double meurtre de la chambre 1954. Elle avait ensuite répondu à toutes les questions du BE en utilisant les réseaux disponibles qui acceptaient les circuits de la Kouchkaya interfacés par le vieux Z80 qui était un clone tchécoslovaque. Kol Panglas avait alors ordonné l’arrestation immédiate et sans mandat de l’ancien mannequin recyclé dans la délinquance et le renseignement de l’ennemi.

— Ça s’invente pas ! m’écriai-je.

— Mais alors, qu’est-ce que tu fous ici ?

Moi ? Rien. Mais Sonoya ?

— Frank ! Achève-moi !

Ils m’avaient envoyé pour ça aussi !

— T’as une clé ? demandai-je doucement au gardien.

— Comme toujours : une seule ! Tu l’auras pas ! On m’a prévenu que j’aurais à me battre avec toi, Frank Chercos !

— Tu préfères pas que j’t’encule !

Qu’est-ce que j’avais sous la main ? Une clé, le Z80 et rien pour le connecter. La Sibylle avait depuis longtemps renoncé à ce combat. Elle me supplia de ne rien tenter avant de l’avoir achevée. Le gardien nous regardait à travers la grille entrouverte. La clé était toujours en sa possession. Et Sonoya était l’otage de la direction. La Sibylle me donna le Z80, mais comme souvenir.

— Il te servira pas, murmura-t-elle, risquant d’alerter Larra qui mesurait l’intensité du son émis par nos cordes vocales.

— Il est cramé ?

— Infiltré.

Elle me montra l’incision entre deux pattes. La gardien se marrait doucement. Je pouvais achever la Sibylle sans que ça le dérange. Il en informerait la direction qui n’y verrait aucun inconvénient puisque j’étais venu pour ça ! Quelle était la signification du Z80 ? Pourquoi Sonoya n’avait-elle pas utilisé ses moyens de défense ? Pourquoi Larra surveillait-elle nos moindres bits ?

— Ton œil ! dis-je à la Sibylle en désignant la paupière cousue.

— Quoi, mon œil ?

J’avais encore mes deux yeux à cette époque-là ! Pourquoi m’avaient-ils envoyé en Mongolie avec un retard de plusieurs années sur la Réalité ? Je connaissais pas encore la Sibylle à cette époque. J’étais borgne quand je l’ai rencontrée pour la première fois. Et elle avait deux yeux. Dont le mien !

— T’es barge, Frank !

Je suis pas fou. Il m’arrive quand même de savoir ce que je dis.

— O. K., Sibylle. Je reviens demain pour t’achever. De ma part, ce sera un acte d’amour !

— Je l’sais, Frank ! Je t’aime !

 

La grille se referma dans un grand bruit d’électroaimants. La Sibylle était de nouveau rentrée en elle. Je suivis le gardien qui me refusait ses commentaires en secouant ses miches de gamine. Ango était en pleine discussion métaphysique avec Sonoya quand je revins dans ce triste bureau de direction qui sentait la poudre d’escampette.

— Prends un verre, Frank ! proposait Sonoya en secouant le sien.

— Alcool de ciboulette de Hulun Buir, précisa Ango qui poussait le gardien dans le couloir.

Elle ne referma pas la porte.

— On est copine, dit-elle.

— J’dirais pas l’contraire ! s’esclaffa Sonoya qui avait bu sans compter comme à son habitude.

— Alors, Frank ? Cette… Sibylle ?

Je pris place dans le fauteuil qu’on m’offrait. Sonoya avait perdu la tête.

— J’savais pas que Larra avait des connexions avec la zone de translocation, dis-je en trempant le bout de la langue dans mon verre.

— Le monde est petit, dit Ango. Sonoya sera bien ici.

— Les Russes seront contents d’améliorer leur Kouchkaya.

— Vous n’y connaissez rien, Frank. C’est pas vot’boulot.

— Ni le vôtre, Ango. Satisfaite ?

— Je le serai quand vous aurez pris conscience de votre état, Frank. C’est la première fois que vous venez en Mongolie ?

Qu’est-ce que vous voulez répondre à ce genre de question ? Des trucs sans intérêts qui vous font gagner le temps nécessaire pour préparer votre fuite. Je m’y employais. La conversation devint vicieuse.

— Que pensez-vous de nos chamans, Frank ?

— Tous ces trucs orientaux me font vomir. Je pense que l’Oriental est celui qui a su le mieux exploiter la connerie humaine.

— Au moins c’est clair ! Et vous, ma chère Sonoya, que pensez-vous de votre… amant ?

La pauvre Sonoya ne pouvait pas répondre à cette question parce qu’elle mettait en cause mes propres moyens d’existence, ce qui est interdit aux automates. Ango ne pouvait pas ignorer ce détail croustillant.

— Vous avez chaud, Frank ?

J’étais toujours en slip et en baskets. J’avais troqué mes p’tites queulottes juste le temps d’en finir avec le mystère de la chambre 1954. J’enfilais mon costard trois-pièces avant de devenir ridicule. Je finissais de nouer ma cravate quand la Sibylle entra. Elle me surprendrait toujours. Elle avait conservé l’aspect de la prisonnière, sans les ongles ni l’œil, et des craquelures aux endroits des articulations.

— Vous m’avez demandée, Madame ? dit-elle sans me voir.

C’était moi qui la voyais.

— Nous avons un invité de plus, couina Ango. Prévenez la cuisine.

La Sibylle tourna des talons habitués à ce genre d’exercice.

— Ah ! Mademoiselle (il s’agissait de la Sibylle), pas de pickles pour monsieur.

— Entendu, Madame !

La Sibylle croisa le gardien dans le couloir. On entendit une brève conversation sans pouvoir en capter le contenu. Sonoya me lança un clin d’œil discret.

— Le personnel laisse à désirer, se plaignit Ango en me servant un autre verre.

— J’en ai pas d’personnel, moi ! rouspétai-je. Et j’m’en plains pas !

— Tumamoa ! s’écria Sonoya.

J’en avais toujours une, mais elles n’étaient pas vraiment un bien personnel. J’émargeais toujours avant de l’utiliser. Je me suis jamais permis de me servir dans la caisse. Honnête, le Frank, et pas con !

— Jeté ! lançai-je en levant mon verre. Jeté, répétai-je tandis que la mélancolie m’envahissait lentement.

Je devais avoir changé de gueule. Ango me flatta l’avant-bras. Encore un truc à expliquer. Mais elle ne me demandait rien. On allait bientôt se gaver de yaourt. J’en savais pas plus de la cuisine mongole à cause de la télé. Yaourt, yourte, pour moi, c’est du pareil au même. Un domestique en loques apporta une table et des chaises. J’en comptais quatre.

— Roggie sera avec nous ! caqueta Ango qui ne cachait plus l’excitation provoquée par Sonoya qui m’interrogeait du regard comme si j’avais possédé la clé pour nous sortir de ce merdier.

Je ne réagissais pas, écrasé par le poids des responsabilités. Sonoya laissait entendre l’affolement d’un radiateur peut-être mal bridé. Elle minaudait pour dissimuler l’agitation des composants qui commençaient à souffrir de la chaleur. Elle avait besoin d’un bol d’air. On pouvait le prendre sur la terrasse, mais pas plus loin à cause des molosses qu’on privait de repas à cet effet. Une lune ronde nous éclaira, ce qui me rendit définitivement mélancolique.

— Tu vas ? me demanda Sonoya.

— La Sibylle veut que j’achève ses souffrances. Je vais pas pouvoir.

— Tu s’ras peut-être mort avant si tu te laisses avoir par la mélancolie.

Elle me connaissait comme si elle m’avait fait, la Sonoya. Je calais ma tête folle dans son corsage prévu à cet effet. Mes larmes coulaient sur ses seins. J’en pouvais plus. J’étais usé jusqu’aux os. Je pouvais crever sans que ça fasse mal aux autres. C’est le pire qui puisse arriver à un homme. À une femme aussi.

— Passons une bonne soirée avec Rog, dit Sonoya qui savait me consoler.

Roggie arriva à temps pour déguster des crevettes qui attendaient de trépasser dans le bouillon. Il était heureux. Le mariage de Cecilia le rendait heureux. Muescas avait des qualités rares. Peu d’hommes les possèdent. Par exemple, il se serait opposé à mon mariage avec Cecilia.

— Mais c’est votre sœur ! s’écria Ango qui renversa un peu d’alcool sur les circuits pathétiques de Sonoya.

— À demi seulement ! expliquai-je à quelqu’un d’autre. Est-il interdit de marier les moitiés qui ne sont pas de la même mère ? J’exige ce mariage ! Je n’aurais pas d’autre occasion de prouver au Monde que je suis capable d’amour désintéressé !

— Tu picoles trop, Coco !

Je me rendis compte alors que je parlais à la Sonoya de Rog. Il pouvait pas amener sa femme puisqu’il était veuf. On lui avait donc attribué une Sonoya et je ne mis pas longtemps à constater que les modèles qu’on réserve au peuple, dont je suis, manquent sérieusement de finition.

— Au rapport, Frank ! s’écria Rog en riant à tue-tête.

Tout le monde riait. Je comptais les chaises qui sont moins remuantes que les invités sollicités par une musique composée pour le sexe. Il y avait du monde ! C’était peut-être LE Monde ! On m’a déjà fait le coup !

— Vous ne buvez pas, me reprocha Ango qui me rapprochait d’un calice.

— Je bois ! Mais ça ne me fait aucun effet !

Sonoya II avait des idées d’adultère, dans un pays où on lapide les coupables de tromperie sexuelle. Elle me demandait où j’en étais et je répondais comme d’hab que je n’y étais pour rien.

— C’est pas l’Arabie, dit Sonoya I. Il confond. J’y étais, moi.

— Ah, ouais ? fit Sonoya II que ça intéressait, les angoisses du supplicié.

Le moment était peut-être bien choisi pour s’éclipser discrètement et trouver la Sibylle qui aidait en cuisine. Elle avait perdu sa dignité et ne la retrouverait pas. Elle nageait dans la piscine vêtue de sa seule peau. Je tâtais mon œil. C’était le bon, le faux. Elle me regardait avec les deux yeux, brassant l’eau bleue.

— Tu viens ? dit-elle. Profite !

Profiter de quoi ? Je profite pas, moi, quand j’ai l’air de profiter. On peut pas profiter si on possède pas l’équivalent en luxe, calme et volupté. Je veux bien être moins riche, mais sans être pauvre. Elle nageait comme un poisson. J’avais plutôt l’air d’une souche à la dérive. Mais personne ne nous observait. Tout le monde s’amusait.

— T’aurais tort de t’priver, dit la Sibylle. T’aimes pas ça ?

— J’aime !

Je mentais. J’aimais pas. J’aimais personne à part la Sibylle. J’aimais la moitié de Cecilia qui me revenait de droit parce que je l’aimais tout entière. J’aimais Frank parce qu’il me ressemblait et je le plaignais parce qu’il ne ressemblait à personne d’autre. Il avait pas les moyens de se multiplier au moins un peu en partageant des points communs avec des autres qui ne pensent pas autrement. Il pouvait se reproduire, mais pour donner quoi ?

— Tu m’feras un enfant, dit la Sibylle qui trouvait des enfants où elle voulait et quand elle voulait.

Roger Russel parlait de Cecilia, entouré de Sonoyas et même de Kouchkayas qu’il savait faire fondre en larmes. Il n’en aurait pas parlé aussi finement si Muescas avait été là. Ce nabab nabot aurait peut-être trompé une Kouchkaya, mais certainement pas une Sonoya. Ango me refila encore un verre, comme si je n’avais pas assez bu.

— Demain sera un autre jour, Frank, dit-elle.

Ils étaient tous là.

— Finalement, votre Sonoya paraît bien pâle à côté de sa Sonoya, dit-elle en parlant de Rog comme personne ne se permettait jamais d’en parler. Que se passe-t-il quand vous montez en grade ? On vous la change ?

J’y avais pensé. Elle ne me surprenait pas. Mais je ne répondis pas à cette provocation destinée à empoisonner ma relation à Rog qui aurait pu être mon père et qui l’était à moitié parce que je le voulais.

— Vous appréciez notre pays ? À part les questions spirituelles, bien sûr.

— Quelle est la différence entre un yaourt et une yourte ?

— Quelle est la différence entre votre Sonoya et celle de Roggie ?

— Vous vous disputez ? dit la Sibylle en arrivant.

— Vous ! Retournez dans votre cellule ! pesta Ango en retenant une larme.

La Sibylle n’avait jamais été aussi belle. Elle rayonnait. Sonoya lui reprocha des oreilles de chou. Ango ravalait sa salive sans ménagement. Sonoya II intervint pour donner un air de fête à ces tensions relationnelles.

— Frank ne sait pas danser ! Il fait comme ça !

Elle montra comment je faisais.

— C’est un cochon, dit Ango.

La Sibylle clignait toujours de l’œil. Je comprenais pas le message. Je vérifiai mon œil. Si j’en croyais son verre finement ciselé, il n’était plus question de s’évader du pénitencier d’Oulan-Bator, mais de se souvenir que j’y avais vécu une partie importante de mon aventure extraprofessionnelle. Deux segments de mon existence cohabitaient dans deux endroits différents. J’suis pas doué pour les complications temporelles. J’ai besoin de concret pour comprendre et saisir. La Sibylle me proposait l’impossible. Elle regagna sa cellule, escortée par un eunuque qui était une offrande du Prince à la Princesse. Roger Russel n’expliquait rien. Il attendait.

 

Dans la nuit, les invités rejoignirent leurs cellules. Sonoya I et Sonoya II s’entretenaient avec la Kouchkaya d’Ango qui parlait de son pays sans en ménager la mythologie désuète. Ango m’invita à prendre un dernier verre sur la terrasse. Les molosses déchiquetaient une brebis dans les escaliers. Une sentinelle observait l’horizon sans montrer son visage qui ne quittait pas une obscurité grandissante. Rog bavardait négligemment avec ce qui restait de la Sibylle, un reflet dans un miroir qui appelait mon angoisse comme si c’était son petit chien.

— Vous ne verrez plus la Sibylle, dit Ango. Vous ne saurez plus rien d’elle. Vous auriez dû lui faire l’amour dans la piscine.

— Mais c’était une illusion ! m’écriai-je.

On appelait comme ça les hallucinations parallèles qui proposent des solutions provisoires.

— Frank ! Vous êtes dans la Réalité.

— Sweeney ne parlera pas !

— On a assez de preuves. On n’a pas besoin de vous !

— Première nouvelle !

Qu’est-ce que je foutais en Mongolie ? Ils avaient arraché les voies ferrées pour construire un palais à K. K. Kronprinz et le ciel était couvert de drapeaux. On circulait en tricycle en attendant le retour des chevaux qui avaient quitté le pays à la première occasion. Ils avaient eu plus de chance que moi ! Je trouvais pas le moyen de sortir sans traverser les murailles qui étaient ancestrales. On avait vu des esprits la traverser pour se retrouver de l’autre côté.

— T’as un esprit, Frank ? Non. Alors tu sors pas !

 

Je ne dormirais pas cette nuit. Sonoya découcha. J’étais seul sur un canapé en peau de bouc. Le Z80 se mit à vibrer. La Sibylle était au bout du fil.

— T’es con ou quoi, Frank ?

— Pourquoi qu’je serais con ? J’ai rien fait !

— Tu vas attraper froid. Ferme la fenêtre.

Je savais même pas qu’ils avaient des fenêtres dans ce pays de merde ! Je me levais pour la fermer. Le soleil se levait. La majesté du spectacle me sidéra. Je me laissais caresser par une brise qui sentait l’urine et le cuir. Un chaman tournoyait dans les rues, environné de lueurs et de trous noirs. Puis, personne. Rien. Il était temps de quitter ce beau pays qui n’avait pas changé mon opinion sur l’opinion qu’on avait généralement de l’Orient et de ses extrêmes contradictoires. J’abandonnais Sonoya aux bras possessifs d’Angustias qui aimait priver les autres de liberté. La Sibylle me suivait à distance, prudente comme un petit animal du désert qui ne sort pas de son trou sans s’exposer au désir. J’avançais dans une obscurité circulaire, mais sous l’effet d’une force centrifuge qui n’était pas étrangère au temps. Mon œil était bien de verre. Je ne me trompais pas d’époque. Ça glissait. La Sibylle m’envoyait de petits signaux satisfaits qui augmentaient ma capacité séminale par effet de croissance. L’enfant s’extrayait de l’enfant, conscient que c’était la dernière chance. Je la sentis glisser contre moi. Elle avait maintenant besoin de me précéder et je la suivais à la trace, ne confondant pas son style avec celui des animaux, glissant moi aussi à même le sable qui recommençait à jouer avec la lumière et le vent.

— Frank ! Sommes-nous bien loin d’Montmartre ?

Loin ? On n’a jamais quitté ce qu’on retrouve avec une joie telle que le Monde paraît dérisoire et la vie exubérante comme la foison des rêves qui la fonde. On descendait de ces hauteurs sur les traces de l’Orient-Express. J’avais en poche toute ma connaissance de la terre étrangère et elle me fascinait comme si je n’y avais jamais mis les pieds. Des coussins recevaient nos sécrétions. Jamais voyage ne fut aussi révélateur. À Paris, on n’avait plus rien à se dire et on se sépara rue de Rome au-dessus des trains qui grouillaient sous le réseau des caténaires.

 

J’habitais pas loin. Bernie était ouvert. Il était en train de pisser contre le mur de son voisin qui roupillait encore à cette heure.

— T’as pas dormi ? me demanda-t-il.

— J’ai voyagé, Bernie, et j’ai compris un tas de choses.

Il me regardait comme si j’avais perdu la tête et qu’on n’avait aucune chance de la retrouver.

— Entre, dit-il mollement.

Il n’avait pas encore lavé le sol à grande eau. Il se mit à vider les cendriers où les aiguilles menaçaient de lui refiler des maladies incurables.

— Molly est couchée, disait-il. On a eu une descente.

Il se mordait les lèvres, torchonnant le comptoir aux alouettes.

— Tu dis qu’t’étais où ?

— Chez les Mongols. Je m’suis pas emmerdé.

— J’ai jamais été aussi loin. C’est cher ?

— J’étais en mission.

Fallait bien expliquer comment ce minable de Frank avait pu se payer un voyage aussi lointain.

— J’dis ça parce que Sally a envie de changer ses habitudes. Paraît que quand tu voyages, t’es perdu. T’as plus tes repères.

Il posa un regard morose sur ses repères. Il était temps de balancer des seaux d’eau sur cette crasse.

— Faudra que j’me renseigne, des fois queue.

Il était pas enthousiasmé par l’idée, tonton Bernie. Je remplissais le seau et il en balançait le contenu avec une précision qui témoignait qu’il était complètement bouffé par les habitudes. Il ne se sortirait jamais de là. Sally voyagerait avec un Sonoyo. Elle y avait droit. Il avait droit lui aussi à une Sonoya s’il avait une bonne raison pour en avoir une.

— Raconte-moi, dit-il tristement.

Elle partirait sans lui.

 

Le même Bernie tient la buvette du stade municipal. Ces soirs-là, Sally est seule dans le café pendant que son homme remplit la caisse avec la bière des supporters, des fans, des aficionados et autres hooligans. Il travaille derrière une grille où viennent éclater les bouteilles, les mollards et quelquefois les têtes. Il prend commande d’un côté et livre de l’autre, ce qui provoque dans cette espèce de couloir une cohue dangereuse où les moins chanceux se laissent piétiner ou coincer contre le mur qui ne vaut pas mieux que ces fanatiques du jeu poussé à l’extrême de la joie. Il reconnaît toujours ma gueule marquée par l’esprit grégaire. Je suis venu détruire le corps de mon ennemi. Je ne manque jamais de revenir à bord d’une ambulance ou d’un fourgon blindé où quelqu’un dit à l’autre qu’il est inutile de me faire une leçon qu’on a maintes fois tenté de m’inculquer sans succès. J’ai jamais saisi l’importance de la modération, d’autant que dans cette société de merde, les modérateurs ont l’esprit aussi tordu que le mien, mais dans l’autre sens. Après tout, je fais le mal en exerçant la violence, ce qui vaut toujours mieux que de le faire sournoisement. Les serviteurs de l’État, de l’Administration et de la Justice savent de quoi je parle. Un magistrat qui envoie les innocents au suicide est assez lâche pour ne pas reconnaître sa responsabilité ni s’excuser en dehors des procédures qui protègent sa sinistre corporation de foireux de l’honneur et du bien. Un autre balance des gosses en prison parce que leurs jets de pierre ont accidentellement causé la mort d’une autre enfant qui aurait sans doute fait la même chose, mais sans tuer personne. Et on n’inquiète pas le poivrot qui fait la même chose avec une bagnole ou le patron qui réduit le capital humain à la mendicité et à l’exploitation de ses enfants qui deviendront grands eux aussi. Ces crapules du bon sens me servent de contre-exemple une ou deux fois par mois et j’exprime ma joie en m’en prenant au corps d’un ennemi qui a peut-être été mon ami ou le sera possiblement demain. Bernie n’a pas cette chance : il est au milieu, encaissant l’argent des coups par pure prévoyance et n’ayant pas l’intention de le jeter par les fenêtres. Une grille aux barreaux solides le protège de l’envie qu’on a de récupérer notre bien salement dépensé en substances qu’on ferait aussi bien de fabriquer nous-mêmes. Voilà bien la meilleure manière de gagner beaucoup plus que ce qu’on perd connement. Mais je ne vais pas plus loin. Je sais pas aller plus loin. Je deviens flic par inaptitude à être un homme qui prend en main son destin mesuré à l’aulne du temps et non pas de cet instant qui cloue le bec aux concitoyens larvaires que je traite comme des frères uniquement parce qu’on a un point commun : la trouille, les affres de l’occupation, la hantise de la torture ou pire du bannissement, le domicile fixe dehors et la nourriture des restes, la lente détérioration des organes et la pensée obsessionnelle qui donne son avis dans un délire dont personne n’a aucune chance de comprendre la priorité. Bernie non plus ne comprend pas. Il retient l’injure et le dénigrement, se passe de la calomnie pour ne pas perdre un temps précieux et revient chez lui en véhicule blindé, lourd de ses plus-values et de ses dégrèvements abusifs. Je l’ai aidé à installer ses outils dans le blockhaus, une fois de plus. L’après-midi était calme. Ce soir, K. K. Kronprinz, le prince du blues et de la salsa, revenait enchanter ses fans et pousser ses ennemis à la violence.

 

— J’en aurais pas assez ! grognait Bernie en consultant les quantités soigneusement alignées dans son calepin.

Il y en avait pourtant beaucoup. Les cageots formaient des allées étroites où on ne pouvait pas se croiser sans s’insulter copieusement. Il avait embauché deux bons à rien qui comptaient se régaler dans le dos du patron. C’était mal connaître le vieux Bernie qui connaît toutes les ruses pour profiter totalement de son prochain.

— Paraît qu’t’es flic ? me demande Bar I. Tu vas pas nous faire chier.

— C’est une question ?

— On n’a pas d’ennemis, dit Bar II.

Il me montre ses paluches en forme de pelle à béton. Il a pas l’air de rigoler. Deux loups sont entrés dans la caverne de l’ours. Ça va barder. J’en touche deux mots à Bernie qui me confie une bombe de gaz paralysant. Il y a une tête de mort au-dessus du mode d’emploi :

— T’es sûr que c’est que paralysant ? dis-je comme si j’en doutais sans vraiment m’inquiéter du résultat.

— Tu fais gaffe à pas respirer quand t’appuies là, conseille Bernie qui téléphone en même temps à son grossiste pour obtenir une rallonge de crédit.

Les Bar nous observent sous l’aisselle, inclinant ces têtes d’abrutis que Bernie a embauchés sans regarder. Il devrait m’employer comme recruteur. J’y amènerais que des filles pas assez âgées pour comprendre les ficelles d’un métier qui consiste à échanger lucrativement de la merde contre de l’or. Comment voulez-vous qu’on progresse avec des juges péteux et des bougnats illicites ? Les uns ne s’excusent jamais et les autres font baisser les prix. On trinque.

— Tu sais lire ? je demande à un Bar.

Il me regarde comme s’il savait.

— C’est écrit « Privé ».

— J’veux savoir de quoi on m’prive !

— Et Bernie y t’prive de savoir. Touche pas à ce rideau !

Le Bar lâche le rideau et ses mouches. Derrière, ya la caisse encore vide et un choix de substances actives. Bernie n’a pas l’intention d’investir dans une porte sécurisée. Il utilise ce rideau crasseux depuis son voyage en Espagne. C’est un rideau décoratif qui attire l’attention et l’appétit. Comment je peux accepter de vivre dans ces conditions ? Bar n’est pas convaicu :

— T’es un malin, qu’il me dit. J’ai connu un tas d’malins. Y sont plus malins.

L’humour des minables qui croient qu’ils ont un rôle à jouer dans l’asocial.

— Bernie n’aime pas qu’on regarde, expliqué-je. Tous ceux qui ont regardé ne peuvent plus regarder.

Le Bar apprécie ce retour de service en me montrant ses dents acérées, des implants issus du marché officiel de la transformation corporelle. Produits chinois ou russes selon l’exigence et les moyens. Ils se font renforcer les mâchoires avec de l’acier inoxydable. Les plus démunis se passent de la micromécanique autorisant des morsures à faire pâlir de jalousie un alligator du Mississippi. Enfin, c’est ce que m’explique Bar quand Bernie me fait signe de le rejoindre.

— T’en as buté à la pelle, me souffle-t-il…

Il a encore le téléphone à la main.

— Ça dépend de la taille de la pelle, Bernie.

— Ces deux zonards sont peut-être leurs complices.

— Qu’est-ce que t’as pas payé, Bernie !?

Son pacemaker s’embrouille. Ça fait des bulles blanches aux commissures des lèvres. Quelques gouttes de cette salive épaisse ont déjà marqué le tablier, sans doute pendant qu’il téléphonait pour apprendre la mauvaise nouvelle.

— Tu veux qu’j’les vide, Bernie ?

— Vide-les en douceur. J’t’expliquerai, Frank.

Il avait un tas de choses à m’expliquer, Bernie. Ça faisait une de plus.

— On s’ra pas d’trop, Bernie, toi et moi et ce tas de fanatiques des deux bords.

— Je sais, Frank. Je sais. Vide-les. Tiens !

Ils accepteront une poignée d’eurodollars. C’est ce que croit Bernie quand ils me les confie. Mais les Bar sont déjà à l’ouvrage. Ils ont profité de notre conversation métaphysique pour s’intéresser de plus près à ce qui se cache derrière le rideau.

— De la kolok, m’explique Bar I. On aime bien ça nous aussi. On en prend un peu et on se barre. D’accord, Frankie ?

Ça l’amusait de m’appeler Frankie et que je n’connaisse pas son nom.

— Bernie va pas être d’accord, dis-je en allumant une cigarette, des fois que ça m’donnerait un air indifférent à ce qui se passait et surtout à ce qui se passerait si Bernie intervenait sans réfléchir.

— Bernie est un minable, dit le type.

— Il a de grandes poches, ton pote ?

— On a amené un sac. Prévoyants, les mecs.

— Fallait pas vous faire confiance, philosophé-je. T’as confiance, toi, dans l’honnêteté idiosyncrasique de ton copain ? T’as pas un doute ?

Bar I souleva le rideau avec le silencieux. 

— Si tu m’avais demandé, connard, dis-je, j’t’aurais expliqué. Et maintenant c’est toi et moi qu’on se calterait avec la came.

— Merde ! fit le blousé.

Et il partit à la poursuite de son copain véreux. Bernie revenait.

— J’les ai vidés, confirmai-je. Ils nous f’ront plus chier.

— Ça m’coûte combien ?

— J’sais pas, Bernie. Mais j’suis pas mécontent que tu ne fasses confiance qu’à moi.

Bernie compta et recompta. Le rideau était entrouvert et je pouvais voir à quel point il était content de s’être fait piquer de la bonne marchandise par deux minables qui m’avaient blousé comme un bleu. Je trépignais sur place en attendant l’orage.

— C’est grave, dit Bernie en revenant (le rideau tomba derrière lui pour signaler la fin de la représentation). Mais moins que je redoutais.

— Je diffuse leur signalement, Bernie ! J’en ai pour une minute.

 

J’empruntai le souterrain qui communique avec un extérieur qui présente les mêmes caractéristiques que l’intérieur de la buvette à Bernie, sauf que les cageots sont blindés et les canettes armées jusqu’aux dents. Ça grouillait en prévision de la panique que K. K. K. finirait par inspirer à des admirateurs que les détracteurs du blues et de la salsa harcelaient depuis des jours dans les rues où les uns reconnaissaient les autres à des détails qui échappaient au commun des mortels. Les rues se remplissaient de haine et d’indifférence, ce qui ne constitue pas autant de délits.

— Salut la compagnie !

Un capitaine en armure m’offrit son diffuseur de nouvelles. J’envoyais. Je perdais mon temps, mais j’avais rien d’autre à faire.

— Ils ont pas pu partir avec la caisse, constata le capitaine.

Il agitait les oreilles. Ses yeux appartenaient à un type qui comprend parfaitement deux ou trois choses qui lui permettent de gagner sa vie et rien à tout le reste qui est peut-être ce qui pour vous a le plus d’importance. D’où les chocs frontaux et le déséquilibre des forces.

— Avec quoi il sont partis ? continue le capitaine.

— Avec mes papiers, dis-je pour en finir.

— Ils n’iront pas loin.

Ce type n’était pas assez intelligent pour faire de l’humour au second degré. Je le félicitai pour l’aspect des troupes qui avaient l’air fraîches.

— Tous des cons, me confia-t-il. Des chômeurs qui vendraient leur mère pour avoir du boulot. C’est d’ailleurs ce qu’ils font. Moi, je fais mon boulot. Vous voyez la différence ?

Je la voyais comme si j’y étais. Il n’y avait plus qu’à attendre la caravane qui amènerait K. K. K. et ses troupes. Le champ de bataille annonçait des combats obscurs. Bernie ne tenait plus en place. Il remit ça sur le tapis :

— T’en as buté assez pour savoir que les types comme moi sont incapables de faire du mal à une mouche, Frank !

Du mal, tout le monde peut en faire. Les substances que Bernie me vendait à prix d’or avaient fait de moi un instable chronique. Mais il pouvait me faire confiance. Il avait la larme à l’œil tellement c’était sérieux. Il allait peut-être m’en donner, sait-on ? Une fois dans sa vie de pingre.

— J’ai fait une connerie, Frank !

Je m’en doutais un peu. Mais de là à buter de parfaits inconnus…

— Tu les connais, Frank.

— Ça dépend comment j’les connais, Bernie. J’suis pas un sauvage.

En fait, j’en connaissais deux et l’autre devait demeurer inconnu. C’était compliqué, expliquait Bernie. Deux sur trois, c’était jouable, non ? Ce cafetier maîtrisait la négociation. Ce minable de Frank subissait son ascendance sans arriver à ne plus en souffrir.

— J’peux savoir c’que tu leur a fait ? demandai-je à tout hasard.

Les Bar n’avaient pas emporté que du zinc.

— S’ils avaient besoin d’une preuve, dit Bernie, maintenant ils l’ont !

En principe, c’est pas le genre de preuve qui ouvre les débats dans un tribunal servi par la Justice. J’connais ça. Il reste plus grand-chose du cerveau du petit Frankie dans c’te boîte, mais le vieux Frank peut encore réfléchir avant d’agir. D’ailleurs, plus on vieillit et moins on réfléchit, ce qui explique l’inaction.

— J’veux pas en savoir trop, Bernie. J’ai assez d’emmerdes comme ça !

— Tu agis dans la discrétion, voire dans l’ombre !

Je savais que c’était présomptueux de lui demander d’effacer toute ma dette, mais il insistait pour payer en liquide. J’étais libre de ne pas accepter, de ne pas accepter le pognon qui serait directement versé au débit de mon compte. J’aurais peut-être l’impression d’avoir travaillé pour rien, mais je me sentirais léger. Bernie aussi se sentirait léger, mais dans le sens figuré, ce qui allait bien avec son teint.

1) Je butais un SDF en l’incendiant.

2) Je butais les Bradley sans poser de questions.

On connaît la suite. Et ça, alors que le prince du blues et de la salsa se ferait des ennemis et de nouveaux adeptes au cours d’un concert qu’on qualifiait déjà de culte. Sans Frankie et avec un Bernie qui bosserait seul face à l’adversité et aux injures. Lui derrière une grille, moi en plein air et sans doute en pleine lumière. J’acceptais le deal sans enthousiasme. Voilà comment ça commence. Bernie actionne la caisse qui se met à réclamer son dû et Frankie s’expose à la vindicte sans rien dans les poches à part de l’essence en quantité suffisante pour défigurer un mec des pieds à la tête.

— Tu lui mettras ça dedans, conclut Bernie en me refilant le portefeuille personnel du Comte.

— Ça va faire louche, remarquai-je.

— Ça f’ra pas louche si tu le crames un peu. Tu veux qu’on le crame maintenant, Frank ?

— Ce s’ra toujours ça d’économisé !

Je pensais au temps. J’étais déjà à l’ouvrage et le temps revenait dans ma pensée. Je perdais d’avance, je le savais. Le temps file entre les doigts et on croit le maîtriser en préméditant l’ouvrage à la seconde près. Seulement, il suffit d’une seconde pour tout foutre en l’air et Frankie se retrouve sur le banc des accusés, sans accusés pour lui tenir compagnie. Ça se voyait que j’étais pas clair. L’essence, d’accord, mais un mec qui crame, Bernie !

— Tue-le avant !

J’y avais pas pensé. Je lui tranchai la gorge pendant son sommeil. Une fille me regardait, assise sur le parapet, exactement en même temps. Ça fait une drôle d’impression, cette superposition de l’acte prémédité et du reflet inattendu.

— Si tu m’pousses, prévint-elle, je crie.

Le fleuve coulait sous elle, profond et chatoyant. J’avais mal fait mon boulot. Le type se traînait vers l’abribus où il avait ses affaires. Je répandis l’essence. Il me demanda pitié. Il avait une voix d’enfant. C’était peut-être un enfant, un débile léger que sa bourgeoise de famille ne cherchait pas à récupérer et qui croyait s’être fait la belle pour prouver que c’était possible. Je commençais par le visage qui s’enflamma parce que le type avait gardé son mégot au coin des lèvres. J’en étais quitte pour me balader sans sourcils pendant le temps qu’il faudrait à mes concitoyens pour ne plus remarquer ce détail prégnant. La Sibylle (c’était la Sibylle à partir d’ici et pour longtemps) m’éteignait avec son châle. Elle portait un châle de grand-mère sur des épaules nues. L’air était en effet un peu frisquet.

— Écoute ! dit-elle en me prenant la main. Le Prince arrive !

On entendait en effet la rumeur qui se propageait le long du fleuve. Des mariniers mirent leur tête aux hublots. Des passants attendaient sur les ponts les premières fusées. Pendant ce temps, le type essayait de crier à travers un mouchoir roulé en boule.

— T’es complètement dingue ! me dit la Sibylle. Tu t’f’ras piquer et t’auras droit à l’injection pénale.

Il fallait achever le boulot. Bernie n’accepterait pas de doubler la mise, histoire de récompenser la complice d’une erreur de jeunesse que j’allais payer toute ma vie. Qu’est-ce que je raconterais comme conneries pour ne pas dire la vérité qui me pousserait à l’aveu ! La Sibylle pompa le réservoir de son scooter. On n’allait pas manquer d’essence ni d’initiative. Comme le type ne voulait pas crever, je lui ouvris le ventre mis à nu par l’incendie de son costume.

— N’en fais pas trop ! dit la Sibylle. Bernie va pas être content.

— Tu connais Bernie ?

— Je connais tout le monde.

— Sans blague !

Elle en avait l’air en tout cas. Un je ne sais quoi de mystère dans son regard. Le corps s’éteignit. Le type respirait encore, mais avec un peu de patience, on pouvait compter sur lui pour ressembler comme un frère à un Comte dont je n’avais pas la moindre idée à l’époque. La Sibylle avait couché avec lui. Une chose explique l’autre, Frankie, me disais-je dans le silence envahissant de ce que je supposais être l’intérieur de moi-même.

— C’est bon ! fit la Sibylle. J’ai amené une bagnole.

Le scooter n’était pas le sien. Elle avait percé le réservoir d’une propriété privée qui ne la concernait absolument pas. J’apprendrais moi aussi à ne plus rien sentir d’infamant en m’en prenant à la vie et aux choses qui appartiennent aux vivants. Elle avait aussi pensé au sac. J’avais pensé à rien, moi, sauf à tuer.

La bagnole avait aussi son rôle à jouer, M’sieur. La Sibylle me montra le chemin. J’étais ivre de tant attendre, d’attendre que ça se finisse sans commentaires désobligeants. Elle me fit arrêter sous les arbres. On s’était éloigné de la ville, mais la voix du Prince nous confortait.

— T’as pas l’métal, Frank ! dit la Sibylle qui arrangeait la scène de l’accident avec un professionnalisme qui ne m’honorait pas.

J’avais rien. Pas une idée. Pas un sentiment reconnaissable. Rien. Et je la regardais installer le corps au volant, soignant les détails, imaginant la gueule des flics concluant à l’accident ou au suicide.

— Reste pas là rien faire ! dit-elle sans m’énerver. Allume !

J’allumais. Elle se mit à courir et je la suivis en haletant comme un cardiaque. L’explosion illumina le ciel, ce qui n’étonna sans doute personne tant il était embrasé par les fusées que la société K. K. K. proposait à l’imagination des fous du Prince. On arriva au fleuve où nous attendait une vedette de la Marine nationale.

— Pose pas d’questions et monte !

Je montais. Elle caressa un pompon et me conduisit dans la cabine où Kol Panglas fumait un cigare en buvant de la chicha péruvienne.

— Servez-vous, Frank, et oubliez !

C’était un conseil d’ennemi possible si je ne le suivais pas à la lettre. Une overdose me ferait du bien. La Sibylle composa un cocktail qui ravagea les derniers bastions de mon intelligence.

— Comme ça on n’a pas besoin de te buter, mon p’tit loup !

J’étais pas mécontent d’ailleurs de perdre ce qui me restait d’intelligence au profit d’une existence monotone peut-être, mais pas si différente de celle à laquelle je m’étais habitué depuis que l’enfant était mort en moi.

— Vous l’avez tué ? demanda Kol Panglas.

— Non, il s’est suicidé et j’ai survécu, expliquai-je.

— Il est naze ! fit la Sibylle.

J’étais pas que naze. J’avais rien perdu, j’avais même gagné, et il n’y avait rien à comprendre et tout à imaginer. Kol Panglas voulait voir le corps. Il fut comblé : même taille, même corpulence, des restes de cheveux roux pousseraient à l’erreur. Le portefeuille contenant les papiers du Comte était à sa place, sur le cœur qu’on ne voyait plus battre dans la déchirure que j’avais pratiquée.

— C’est qui, le Comte ? demandai-je parce que je comptais encore sur le hasard pour changer mon existence en mieux.

— T’as pas besoin de le savoir, dit lentement la Sibylle.

— Le Comte est un guerrier, dit Kol Panglas avec une nuance d’admiration qui me donna le frisson. Vous venez de lui filer un sacré coup de main, Frank !

— J’aime joindre l’utile à l’agréable, dis-je au premier degré.

— Il veut se faire embaucher, dit la Sibylle.

— Allez vous reposer, conseilla Kol Panglas. Le voyage est long et je ne vous recommande pas l’ennui. Vous jouez au poker, Frank ?

J’sais pas jouer ! J’prends tout au sérieux.

— Quand vous voulez… patron !

La Sibylle voulait dormir seule parce qu’elle était au turbin depuis une semaine sans une minute à elle. Que faisait-elle des minutes ? Ce qu’elle voulait, je suppose. Et ça ne me disait pas grand-chose sur le personnage. On allait où ?

Je ne posais même pas la question tellement j’étais heureux de quitter le Monde. J’imaginais ce monde parallèle avec des yeux d’enfant, je sais. Je pouvais pas fermer l’œil sans y penser, sinon le hublot me racontait des histoires de baleines et de sauvages tatoués jusqu’au bout de la queue. J’avais rien de tatoué sur moi, pas un souvenir, un espoir, un mythe, quelque chose qui parle à ma place et en ma faveur.

 

Au matin, on était en pleine mer. Je m’aperçus que je n’étais pas fait pour le large. Un peu de vomissure sur ma cravate me signala à un carabin qui partageait notre petit-déjeuner. Il roucoulait devant la Sibylle qui s’empiffrait sans tenir compte des critiques. Des bourgeoises fréquentaient des retraitées qui les nourrissaient de discours moralisateurs et esthètes. Il fallait que je leur dise que j’en vomissais, mais je vomissais avec des accents de vérité et l’océan réclamait mon témoignage.

— C’est un navire de combat, expliquait le carabin.

Je comprenais pas tout depuis quelque temps. Où se cachaient les missiles ?

— Ne comptez pas ! hurlait Kol Panglas. Ne comptez pas !

Il avait l’air fou de joie, comme un fonctionnaire en mission peut l’être quand la réalité surpasse les rêves les plus fous. Je me demandais avec laquelle de ces rombières il avait passé la nuit.

— Avec moi, dit tranquillement la Sibylle.

Ce n’était pas de la duplicité de sa part. Je devinais une sauvage indomptable. Elle avait l’air de me conseiller de parler de tout sauf de l’essentiel. J’étais d’accord avec elle : je savais l’essentiel inconsciemment. Je me mis à évoquer mes spectacles au lieu de parler de mon enfance comme d’habitude. Elle m’encouragea discrètement à continuer dans cette voie nouvelle pour moi.

— Quand on s’ra arrivé, me dit-elle, ne sympathise pas avec les Bradley.

— Et s’ils sympathisent avec moi ? J’ai une bonne gueule !

— Tu les tueras pas si tu sympathises.

Elle me connaissait déjà.

 

Je rencontrai Amanda Bradley dans son bureau de New York deux jours plus tard. Elle me reçut parce que j’étais en possession d’un document qui pouvait détruire sa réputation d’altruiste distinguée. Autrement dit, elle me haïssait avant même de me connaître. C’était une petite femme boulotte et nerveuse qui vous refilait son angoisse dès la première minute de conversation. Elle était pressée d’en finir. Je n’avais pas ce document sur moi, bien entendu. Je ne savais même pas s’il existait. Et j’ignorais qu’elle allait se confier à moi.

— Nous n’avons pas d’enfant, dit-elle en me servant un truc coriace. Je ne bois que ça. Mike est stérile. Buvez, vous verrez. L’adoption, les éprouvettes, tous ces trucs qu’on nous propose ne trompent personne. Vous avez peur de vous empoisonner ? Or, je veux tromper tout le monde. Tenez, je bois à votre santé, Frank ! Cet enfant, je le volerai !

J’en concevais de l’admiration, vous pensez ! Comme si c’était nouveau de voler des enfants pour leur donner une existence garantie pur sucre !

— VOUS le volerez, Frank !

De quel enfant parlait-elle ? J’étais venu en maître-chanteur et j’allais repartir en voleur d’enfants. Que contenait ce document censé la faire changer de stratégie sur des questions de flux financier dont j’étais incapable d’apprécier la beauté intérieure, vu que de l’extérieur, c’était forcément inhumanitaire. J’étais mal conseillé.

— Et où trouverai-je ce marmot ? crânai-je un peu.

— Où il se trouve !

Vaste bureau qui donne des envies de puissance. Je me voyais en général à la retraite ou en marchand de tableaux historique. Avais-je la fibre nécessaire ? Quelquefois, les circonstances posent les questions à votre place, parce qu’évidemment, on est encore dans l’humilité et le doute.

— Vous n’achetez pas ce document avant ?

— Pour ce que ça me coûte ! Personne n’imagine à quel point je suis vernie !

Je transmettrais. Comme j’avais un nouveau boulot, je pouvais revenir à la maison sans faire cette gueule qui caractérise mes fins de journée. J’en parlais à Kol Panglas après lui avoir transmis le message d’Amanda Bradley et sans rien lui confier de mon nouveau deal. Je devais avoir l’air content, parce que ça l’étonnait, que je pose pas les bonnes questions et que j’accepte de revenir dans mon chez-soi pour le prix d’une Crevault bas de gamme. J’avais jamais eu d’Crevault. Pas même une bagnole d’occase pour frimer et transporter mes achats. Qu’est-ce qu’il savait, ce fonctionnaire hors cadre, de l’existence des pauvres ?

— Calme-toi ! me disait la Sibylle sur le pont du navire. T’es destiné à l’aventure. Tu m’crois ?

J’étais prêt à la croire si elle consentait à m’peloter. Mais elle me filait entre les doigts. Que devenait la signification de cet aller-retour si je ne la baisais pas ? D’autant qu’Bernie serait curieux. Seulement voilà : ils l’avaient buté et j’étais recherché comme témoin coupable. Sally s’arrachait les cheveux derrière le comptoir.

— Si c’est toi, Frank, je t’aime plus !

La Sibylle m’avait abandonné à mon sort. J’avais encore épousé personne à cette époque-là et j’avais pas l’intention de consacrer mon existence au mensonge conjugal. J’avais encore de l’avenir, même si l’enfant que j’avais été n’était plus de ce Monde. On peut pas tout avoir et rien payer, comme dit la sagesse populaire.

— Si t’étais un peu malin, dit la Sibylle qui mangeait les olives de Sally sans les payer, t’irais voir le Prince pour qu’il te donne un boulot digne de ton nom.

J’avais pas d’fierté, on le sait. Mais un boulot à ma mesure, ça ne pouvait pas me laisser indifférent.

— Je l’connais pas, moi, le Prince ! Il m’connaît pas non plus !

— J’y parlerai, dit la Sibylle. T’as besoin d’un vrai boulot.

— Bernie le faisait travailler honnêtement ! s’écria Sally qui s’en foutait pour les olives tellement elle était détruite.

— J’aurais pitié d’elle quand les robots auront des dents en ivoire ! me confia la Sibylle qui m’ramenait chez moi dans un triste état.

La pièce était jaune. Je vivais dans le bordel sans les avantages du bordel. Je mangeais à même le sol dans des assiettes en carton. La télé trônait sur le radiateur, ce qui améliorait le rendu de l’image. Je m’habillais si j’y pensais, sinon je sortais à poil. Outrage s’il y avait des enfants dans la rue, sinon je m’faisais violer par des pervers. J’avais une vie pas très utile à l’existence et pas les moyens de m’en passer pour monter d’un étage. Je sortais de l’enfance. Ma queue m’sollicitait à chaque pas si j’avançais, et je me faisais enculer si j’avançais plus. C’était pas vraiment monotone. Ça servait à rien. J’étais même pas personne, mais personne ne voulait d’moi. J’avais envisagé le travail comme une nécessité et justement j’en avais pas besoin.

— Tu fais quoi d’ta vie ! s’étonnait la Sibylle qui résistait à des envies de rangement, des fois qu’j’apprécie pas l’service.

Rien. Quelque chose m’aurait poussé à me demander quoi.

— C’est l’Enfer, Frank !

Pas vraiment. Je comptais bien m’en aller sans souffrances inutiles. Et aller nulle part pour satisfaire mes convictions.

— Il est où, Bernie, à c’te heure ?

— En médecine légale, dit la Sibylle. Avec ton ADN.

Avais-je conscience de la gravité des faits et de ma propre situation ? Non.

— Pour les Bradley, constatai-je, c’est foutu.

— T’auras toujours tué ton premier cadavre, Frank.

Comme si ça me consolait d’être le con qui avait œuvré dans le noir pour mettre en lumière une intelligence en voie de disparition, comme les animaux sauvages qu’on ne trouve qu’en cage avant de les consommer en boîte.

— Va pas m’rendre triste ! J’suis déjà assez minable comme ça !

Mais la Sibylle ne prétendait rien d’autre que de me sortir d’un tran-tran quotidien gâté par une mission dont je ne pouvais connaître les tenants et les aboutissants sous peine de finir comme Bernie avec un trou à la place de la tête. Voilà comment ça avait commencé, cette histoire, au cas où on l’aurait pas encore compris. Vous connaissez la suite. Tonton Frankie revient de Mongolie avec un enfant dans le dos et il apprend que les Bradley ont été tués de sa main. Il comprend plus, le Frank, d’autant qu’il a assisté à la déchéance d’une Sibylle qu’il n’a peut-être jamais mise dans son lit. Faut pas croire tout c’qu’il raconte, le Frank ! Qu’est-ce qui va me sauver de l’humiliation d’un procès maintenant ?

 

Je rentrai chez moi. Ma tête n’était pas mise à prix après tout. J’avais une vie familiale et un avenir dans le travail. Mon passé n’avait été qu’interrompu par des évènements indépendants de ma volonté. Ils pouvaient revenir là-dessus si ça leur faisait plaisir ou si la coutume les y contraignait. Je pouvais passer une bonne nuit avec cet enfant qui respirait à peine tant il était nouveau. Il avait pas encore compris qu’il faut respirer à plein poumon cet air saturé de fausses nouvelles et de promesses illusoires. Il faut le respirer à fond pour apprécier la détresse de l’être et la prépondérance de l’inhumain. Mais qu’est-ce que je vais faire de ce gosse qui croit tout savoir parce qu’il se sent lutter contre un Monde qui ne lui montre que le bout de son nez ? Enfin, qu’est-ce qu’on va en faire, Mimine ? Toi et moi avec un mongolien et des histoires de chromosomes tellement compliquées qu’Autant en emporte le vent c’est du nougat pour l’esprit. Il ne pèsera pas deux cents kilos, Mimine. J’voulais t’faire peur. Tu ne pèseras pas trente kilos. J’aurais toutes mes dents. Et un boulot dont les voisins seront fiers.

— T’as pas vu mon pardessus ?

 

J’ai suivi le conseil de la Sibylle et je suis allé voir K. K. Kronprinz pour du boulot. J’pouvais tout d’même pas laisser crever ma famille : un fils de deux cents kilos et une femme qui ne se nourrit pas, mais qui dépense sans compter. J’avais un intense besoin de fric, d’autant que mon procès s’annonçait long et pénible. Kol Panglas m’avait accordé le bénéfice du doute et j’étais donc en liberté à la condition de m’tenir tranquille et de subvenir aux besoins de ma p’tite famille. J’avais trente jours pour ce faire. Bernie m’avait laissé un p’tit héritage, mais la Loi m’interdisait d’y toucher tant qu’un jugement ne serait pas prononcé pour blanchir ma réputation. Je possédais un pardessus offert par la maison. La première chose que je fis en sortant ce jour-là, vers les six heures du matin, fut de me rendre à la Préfecture pour restituer ce bien qui appartenait à l’État. Le flic de garde n’aima pas être dérangé dans ses rêves.

— J’savais même pas qu’on avait droit à un pardessus, nota-t-il d’entrée.

Comme je lui apportais une bonne nouvelle, il daigna soulever sa carcasse pour ouvrir en grand le guichet et jeter un œil sur ce que je rapportais. Je l’avais sur moi. Il comprenait.

— On s’attache à un tas d’conneries pendant qu’nos princes vont s’la vernir à l’étranger, dit-il. J’en cauchemarde tous les jours que Dieu défait.

— J’ai pas b’soin d’ça pour rêver mal !

— Il est pas à ma taille. On aurait pu échanger.

— Faut qu’j’le remette dans des mains propres.

— Ya pas comme des mains propres pour l’amitié.

Un philosophe. J’avais pas tout le temps devant moi, mais Kol Panglas avait fait la fête toute la nuit et la substitute connaissait pas le boulot, donc elle ignorait tout des ustensiles confiés aux enquêteurs du Bureau des Investigations Sommaires, le fameux BIS qui s’y prenait toujours à deux fois pour être sûr que rien n’avait été laissé au hasard. Mais comme ce hasard n’était pas celui qui était en usage chez les juges de la chaise, y avait des confusions dont j’aurais moi aussi à souffrir. Et quand je dis souffrir, c’est pas seulement en baver qu’j’allais. La Justice me réservait des surprises dont je paierais le prix.

— J’y connais rien, moi ! en vêtement de travail, caqueta la substitute en ajustant les plis d’une robe.

Elle aurait mieux fait de venir à poil, vu les plis et le tombé qui ne coincidaient pas avec sa tronche de revancharde dont le pile est égal à la face.

— J’peux pas l’déposer, que j’vous dis ! C’est un bien direct, sans intermédiaire ! Ah ! Tiens, j’aurais même pas dû en parler.

— Sûr que vous auriez mieux fait d’amener une bouteille ! s’esclaffa la sentinelle qui buvait toujours dans un verre pour avoir l’air frais.

La substitute n’avait pas envie de se marrer. Elle était sur le point de me traiter en délinquant maison. J’arrachais la doublure pour lui montrer l‘électronique et la sophistication.

— C’est du Chinois ! s’exclama le gardien des rêves.

Ça l’était. Du pur impérial et du milieu de première qualité.

— Si vous l’laissez pas, remportez-le ! dit la substitute.

— Et où c’est-y que j’vais l’amener si on lui interdit de pisser dans la rue ?

J’étais hors de moi dans ce pardessus. Je claquai la porte. À travers la grille, le flic me confia qu’elle n’aimait pas les hommes, ce qui pour lui expliquait tout, y compris mon comportement. Je l’abandonnais à sa pensée, regrettant d’avoir encore perdu du temps avec des cons, mais qui n’a pas sa propension fatale ?

J’irais voir K. K. Konprinz en pardessus d’une autre époque. Ça ne me rajeunissait pas alors que ça aurait dû. Mais bon, faut accepter de passer pour un con si on peut pas faire autrement. La Sibylle m’avait donné une carte de visite.

— Ils te montreront leur cul, m’avait-elle expliqué sans déconner. Tu y mets la carte et la bobinette cherra. Tu verras, m’avait-elle affirmé, c’est facile !

 

Quand j’arrive sur le mail, pas un chat, à part un chat qui voulait sympathiser parce qu’il avait faim. Les caravanes de la tournée K. K. K. rutilaient dans le soleil levant. Elles formaient un cercle impénétrable à cause des gardiens qui pointaient leurs fusils dans ma direction. Le premier était le plus incommode. J’ai jamais eu d’chance avec les types dangereux. Avec eux, il faut être encore plus dangereux et on n’a pas forcément envie d’être con.

— Tékitoa ! dit-il entre les dents parce que le patron n’était pas le seul à roupiller à cette heure du jour où l’esprit est encore clair comme de l’eau, ce qui ne dure pas.

J’exhibais mon laissez-passer.

— À c’te heure ! Reviens après.

— Après quoi ?

D’emblée, je l’énervais. On demande pas à un con s’il a dormi sur ses deux oreilles, sinon il dort plus.

— J’peux attendre, dis-je comme si j’étais pas pressé.

— C’est pour du boulot ?

— T’as vu mon laissez-passer ? T’en avais un, toi, quand t’es venu mendier un salaire de misère ?

Le voilà remis à sa place. Je me pose sur un timon. Il m’observe sans me prendre pour un terroriste ni pour un fan déterminé à obtenir une faveur unique. J’ai l’air de ce que je suis : un type dont la tronche a orné plusieurs fois la première page des journaux. Il ne peut pas ne pas me reconnaître. Il sait que l’inspecteur Frank Chercos est un type honnête accusé faussement d’un crime qu’il ne peut pas avoir commis. Autrement dit : un con. Ça l’rassure.

— Le Prince se lève le premier, me dit-il.

— Tu veux dire qu’il est le premier à pisser ?

— Pas seulement ça, M’sieur !

Du coup, j’voulais savoir ! Voilà comment la domesticité arrondit ses fins de mois. K. K. Kronprinz se met à pisser au moment où je mets la main à la poche.

— Joli pardessus, dit-il pour flatter mon orgueil. On se connaît, non ?

— La Sibylle m’envoie pour…

— Sibylle !

Il a crié assez fort pour réveiller toute la domesticité. Je ne concevais pas ce prince sans un essaim de domestiques nus jusqu’à la ceinture.

— Pourquoi pas entièrement nus ? dit le Prince que ma remarque laissait rêveur.

Il y avait des paillettes dans ses cheveux. Il secoua la tête aux pieds du gardien qui apprécia l’offrande en giclant une larme véritable que le Prince cueillit comme s’il s’était agi d’une goutte de rosée. Il y avait du Philosophe en lui.

— J’aime la Sibylle, me confia-t-il en gravissant les marches de sa caravane.

Il y avait une femme dans le lit, mais ce n’était pas moi. Elle me sourit sans lever les yeux de sa seringue. Il se passait quelque chose entre elle et l’aiguille, une goutte peut-être, que je ne voyais pas à cause du peu de lumière. Il y avait une dent sur la table de chevet.

— Ce n’est pas une domestique, dit le Prince, et elle n’est pas nue jusqu’à la ceinture. Vous appréciez les femmes ?

— J’dis jamais non.

Il rit. J’ai toujours fréquenté du beau monde dans le cadre de mes activités professionnelles.

— Vous en fréquenterez encore si vous travaillez pour moi, dit le Prince qui se branchait pour en savoir plus sur Frank Chercos.

Ya une sacrée différence entre travailler pour et travailler avec. Moi je travaillais sans et rarement contre.

— C’est dingue ! s’écria-t-il.

Je lui plaisais. Il avait rien sous la main pour signer un contrat. Si je n’y voyais pas d’inconvénient, on s’en passerait. Je lui expliquais rapidement les conditions de ma liberté sans doute provisoire.

— J’ai aucune chance, dis-je fièrement. Alors en attendant d’aller pourrir en Mongolie, j’me suis dit que j’pourrais profiter encore des bons côtés de la vie.

Il m’admira.

— J’ai besoin d’un papier, continuai-je.

— Vous l’aurez, votre contrat, Frank !

 

Je suis entré en fonction une heure plus tard. Il a fallu que j’attende que le dompteur se réveille. Son assistante ne connaissait rien au travail de technicien de surface. Je lui expliquais pas. Inutile de s’humilier tant que c’est pas nécessaire. Je lui racontais pas ma vie non plus. Elle buvait du café dans un verre, trempant les morceaux de sucre jusqu’à l’écœurement qui me donna la nausée. J’attendais, pas encore outillé, encore vêtu de mon pardessus et le chat me frottait les jambes à l’endroit des chaussettes. Un mauvais moment à passer. J’en ai eu des tas, de ces moments qu’il faut passer entre les autres moments. J’appelle pas ça l’attente, parce que l’attente, elle est merveilleuse ou ce n’est pas de l’attente, c’est de l’espoir.

— Je ne vous ai même pas proposé un café ! s’étonna l’assistante qui minaudait toute nue dans sa robe de chambre.

Elle était tellement étonnée qu’elle oublia définitivement de me le proposer. Sa tignasse reposait sur un visage pas ingrat du tout, un de ces visages qui convient à l’usage qu’on en fait quand on a les moyens de faire et de gagner du fric en même temps. Frankie ne foutait rien et dépensait l’argent des autres. Le dompteur avait un avantage sur moi, mais j’étais l’égal de cette connasse question café.

— Il ne tardera pas aujourd’hui, précisa-t-elle entre deux bouchées qui sentaient le croissant au beurre.

Y avait une raison. Elle avait envie de parler avec une femme de son espèce. Elle voyait bien ce qui se cachait dans mon pardessus, mais elle était loin d’imaginer ce que je cachais moi-même dans ma féminité relative à l’abri d’une électronique qui me donnait le Monde et ses Habitants.

— J’ai vu votre photo dans le journal, continua-t-elle. Vous êtes dans le pétrin. Je me demande pourquoi le Prince prend en pitié des types comme vous.

Des types comme moi s’enorgueillissent de connaître intimement la Sibylle ! Le Prince nous reconnaît au bonheur qui illumine nos faces de rats !

— Voilà Golo ! dit-elle négligemment.

Le dompteur était un nain. Il était en robe de chambre lui aussi. Il descendait les marches de la caravane en somnambule.

— Au lieu de mettre la tête, expliqua l’assistante, il s’y met tout entier. Les gens ont d’ces idées !

Golo me toisa. Il serrait sa ceinture avec une espèce de rage qui déformait un visage regonflé à la kolok. S’il n’avait pas peur des lions, il y avait une raison.

— C’est pas des lions, dit-il de sa voix nasillarde.

— C’est des hyènes, dit l’assistante qui me montra la cicatrice d’une morsure à l’intérieur de sa cuisse.

— Vous avez déjà été mordu ? me demanda le nain.

— Plein d’fois !

— Par des animaux ?

Il connaissait la danse et la musique, le vieux Golo.

— Vous n’êtes pas obligé de répondre, dit-il en se servant du café.

Je remarquai alors la cafetière. Je remarquai aussi l’élégance surannée du service, les petites serviettes roulées en papillote, la pelle que surmontait un morceau de pain aux raisins. Il se privait pas, le Golo, et il avait l’intention de me priver. Il prit place dans un coussin. Son regard de marmotte ne m’avait pas quitté.

— Le Prince n’y connaît rien en matière de ressources humaines, dit-il entre deux gorgées chaudes comme le bon pain. Vous savez ce que ça lui coûte, ces… caprices.

— J’ai pas idée, non…

— Ça lui coûte MON argent.

Il fallait que je donne mon sentiment, ce qui est toujours plus facile à donner qu’une idée parce qu’on se sent bien vainement propriétaire de ce que nous inflige l’attente. Le nain attendait lui aussi, mais avec délices, tandis que mes amours ne m’inspiraient rien pour jouer de l’orgue que mon existence met au singulier pour simplifier le problème.

— Il ne vous en a pas touché mot, bien sûr, dit le nain qui en avait sans doute marre d’attendre que je devienne sentimental. Il est… fantasque, n’est-ce pas, Anaïs ?

— J’suis toujours d’accord avec toi, mon chou. Vous savez c’qui arrive quand je diffère ?

J’aimais pas l’idée d’un nabot tabassant une belle blonde qui m’arrivait à l’épaule. Je dus paraître nerveux, instable, disposé au combat avec des hyènes plutôt que d’admettre que j’avais tort, que je ne pouvais qu’avoir tort.

— Vous verrez les hyènes, dit Golo qui donnait de l’air à sa langue pour apprécier les subtilités du pain aux raisins.

— Mais vous n’y toucherez pas, dit Anaïs en levant les yeux au ciel. Il tient ce discours chaque fois qu’un imbécile consent à se faire mordre par ces… monstruosités.

Je frissonnais sans trahir mes premières impressions. C’était un boulot, mais sans le confort ordinairement accordé aux faibles. J’acceptais.

— C’est qui qui signe le contrat ? demandai-je.

Je ne perds jamais de vue mon objectif. Sans ce contrat, je résidais en taule. Avec, je goûtais aux charmes du domicile fixe.

— Je signe les contrats après une période d’essai…

— …qui ne peut pas dépasser trente jours, M’sieur.

— Comment diable s’est-il renseigné ? s’écria le nain en étreignant le bras menu d’Anaïs.

— C’est un flic, dit-elle mollement.

Golo me reconsidéra.

— Il embauche des flics maintenant ! s’écria-t-il.

La Sibylle avait omis de me parler du contexte, sinon j’aurais pas v’nu. Un flic en liberté conditionnelle, c’était incompatible avec une horde de hyènes qui sautaient courageusement dans des cerceaux en flammes. Pas besoin de sortir de Saint-Cirque pour comprendre que je venais de perdre ma bouée de sauvetage à cause de cette gonzesse qui n’aimait personne. Je lui jetai un regard furieux. Peut-être que Golo me permettrait de la cogner sans la défigurer. Elle finirait impotente à force de condamner les mecs à ne fixer leur domicile que dans le cadre de l’administration pénitencière. Mais Golo avait bon cœur.

— Vous finirez peut-être votre vie dans une cage, F… Frank.

J’avais pas l’choix. De cage en cage, je perdais en crédibilité et en assurance. Il me montra les cages et les dents. La merde aussi, que j’avais pour mission de transporter ailleurs. C’était un ailleurs que je ne conseille à personne. Des types dans mon genre s’activaient autour d’une fosse aux émanations aussi mortelles que celles des cuves de fermentation de mon enfance, sauf que le pinard est tout de même une plus belle mort que la merde. Je m’exprime mal, je sais, parce que le vin est une belle mort et la merde une sale mort. Mais il faut mériter la nuance. Je me mis à bosser sur-le-champ. Un type m’engueula parce que j’étais propre.

— J’l’ai toujours été, connard ! grognai-je en montant l’échelle qui ne l’avait jamais été.

— Tu l’seras pas longtemps, sale flic !

La rumeur, toujours la rumeur. Elle vous précède avant même la réputation qui complète le tableau de l’homme mis à genou par les circonstances. Je jetais un œil trouble sur la merde qui remontait avec les bulles.

— Yen a pour tous les culs, me dit le type qui ressemblait au héros de l’espace, John Cicada, mais c’était pas lui, hélas.

Il touchait à mes boutons comme s’il avait l’intention de les arracher.

— Quand tu en sauras autant que moi, flic de merde, tu seras plus un flic de merde mais une merde de flic ! Au travail ! Ici, c’est moi qui commande et c’est pas moi qui paye. Mais j’peux influencer l’patron, les gars ! Ne l’oubliez pas !

Je travaillais comme j’ai toujours travaillé : j’ignorais les hyènes, je prenais la merde pour de la merde et je disais oui si on me posait une question. À midi, je mangeais avec les autres, pas avec les hyènes.

— Si tu manges avec les animaux, me dit le contremaître, tu perds la tête et ton boulot. Faut manger avec tes frères qui finiront par t’aimer.

On aurait dit les paroles d’une chanson digne de K. K. Kronpritz.

 

Si tu mange’ avec les bêtes

Tu perds ton boulot ta tête

Faut manger avec tes frères

Sinon tu tourne’ à l’envers

 

— J’ai jamais mangé de bêtes sans y penser, à mes frères.

J’aurais peut-être pas dû dire ça. On me regardait avec prudence. De loin, Golo estimait mon efficacité. Il ne suffisait pas d’avoir un contrat. Fallait aussi se tenir à carreau et satisfaire une demande que rien n’encadrait comme moi je l’aurais encadrée si j’avais eu ne serait-ce qu’un peu de pouvoir décisionnel. J’étais même pas consultatif, ce qui est accordé aux religieux, mais j’étais pas religieux non plus. J’aurais pu me demander ce que j’étais, mais ça m’est jamais venu à l’idée. Enfin… pas comme ça, pas dans la conversation. Des fois, la nuit, avec une angoisse que je ne regardais pas en face comme j’aurais dû si j’avais eu des cerveaux à la place des couilles. On se fait pas. On se défait même, si on a eu la chance d’être construit par des parents aimables. Mais ils n’ont pas tous la chance de voir leur enfant réussir là où ils ont échoué, alors ils se font rares, les parents aimables. Moi-même, j’suis pas étranger au rébarbatif et à l’arrogance. Pauvre Benjy ! Quand j’y pense. Et j’y pense pas assez.

 

On balançait des bactéries dans la merde et ça se mettait à tourner en rond, sans doute sous la contrainte d’une mécanique qui ne craignait pas la merde et ses oxydations génétiques. On regardait ça avec curiosité, incapables d’aller plus loin que la curiosité pour s’informer des maladies professionnelles avec les moyens de l’analyse et de l’expérience. On se sentait solidaire, des fois. On avait des idées, moins souvent, mais ça faisait plaisir d’en avoir dans un endroit qui n’était pas fait pour ça. Des bulles disparaissaient dans le ciel sans qu’on sache ce qui leur était vraiment arrivé, moment propice aux histoires inventées de toutes pièces pour meubler l’espace, sachant que le temps ne nous était pas favorable.

— Tu t’plais dans ton nouveau boulot ? me demandait la Sibylle quand je sortais des Bains-Douches pour l’accompagner dans ses expéditions punitives.

— Dedans, pas vraiment.

Elle riait en confisquant les domiciles où j’avais failli habiter suite à une erreur de jeunesse.

— Mais qu’est-ce que tu as pu bien faire pour mériter ça ? s’étonnait-elle.

— Je l’ai mal fait, heureusement !

Minus runners, voilà ce qu’on était, mais le BE payait mal, pas assez pour nourrir mes avocats commis d’office, ni cette famille de deux cent trente kilos sans moi. J’avais du mal à me frotter à cause d’un blocage des reins et le gérant des Bains-Douches avait fait venir exprès pour moi un détergent qui avait fait ses preuves dans l’espace.

— Pas d’conquêtes sans un bon savon ! plaisantait-il.

Des savons, ils étaient plusieurs à m’en passer parce que j’étais pas doué pour l’exécution sommaire ni pour l’hygiène. J’aurais fait le meilleur flic du Monde sans les emmerdes. Les aventures sont semées d’embûches, sinon il paraît que ce sont pas des aventures, mais des circonstances. Je veux bien apprécier la nuance à condition qu’on me demande pas de dire ce que j’en pense. Il ne manquait plus que la tournée du Prince déménageât et c’est ce qui est arrivé, en plein subjonctif imparfait, mais alors d’une imperfection qui rendait ma supplique incompréhensible, voire délirante. La Sibylle crut me calmer en vibrant comme elle est seule à savoir le faire sans me ridiculiser.

— T’iras pas loin, Frank !

— Ça , on me l’a déjà dit !

On f’rait comment pour runner les minus si on travaillait pas ensemble ? Elle avait pas vraiment besoin de moi, je l’reconnais. Ça m’privait d’un revenu non négligeable, par ailleurs. Je vivrais plus que de la merde et dans la merde.

— Tu vois ! dit-elle parce qu’elle veut toujours avoir raison.

Je laissais respirer personne. J’étais inaltérable comme le métal qui composait l’essentiel de ma personne. J’étais né vivant et j’allais mourir idiot. Y aurait-il un procès après les hyènes ? Posée comme ça, la question faisait douter de ma santé, mais je me comprenais, je comprenais ce type sans qui je ne suis plus qu’un personnage et le Monde un prétexte.

Elle m’embrassa sur le quai. K. K. Kronprinz avait moins de chance. Il accepta un baiser sur la joue et disparut dans son compartiment. Golo me pressait d’en finir pour commencer. Les voilà, les patrons ! C’est par ici qu’ça s’passe, minable ! Laisse tomber ce que tu aimes si tu veux manger à ta faim. Le convoi s’ébranla sans la Sibylle. On emmenait la merde avec nous, des fois qu’on perde l’habitude d’y mettre le nez pour ne pas en mesurer l’importance résiduelle.

 

Il n’était pas difficile de se retrouver en Chine dès le lendemain. On passait d’un Monde en avance à un Autre qui avait encore le temps. Un ingénieur chinois nous expliqua que la merde pouvait servir à nourrir les pauvres, pas seulement les animaux domestiques. Je lui montrai mon pardessus et il jubila en consultant l’étiquette :

— Vous voyez ! Vous voyez !

Ils voyaient tous. Ils étaient toujours contents de voir. Ça les stimulait. Par contre, les hyènes leur inspiraient le malheur. Golo se lança dans un discours destiné à la conservation de la hyène qui était en voie de disparition dans le cœur de l’homme. Il ne convainquit que les convaincus, des Tibétains qui avaient perdu leur âme chez Nintendo. La merde de hyène n’avait pas d’avenir ici. Golo prit le large et on ne le revit plus. Anaïs refusa de me quitter. Je savais même pas qu’elle tenait à moi.

— Si je tiens à toi, Frankie ! Regarde-moi !

Je voyais rien, à part un corps parfait pour la photo et l’anatomie des surfaces, des zones érogènes surtout. On monta dans une grande roue qui atteignait le palace suspendu de K. K. Kronprinz. Il nous invita à participer à sa gloire. Il dominait la Chine, donc le Monde. Sa musique descendait avec des confettis. Dessous, l’Humanité avait des airs de civilisation ensevelie que le vol plané révèle dans les champs de blé et les étendues du désert. Frank en concevait un vertige délicat comme la chute d’une première feuille à l’automne de la vie.

— Amanda ne te paiera pas si tu négliges l’enfant, dit Anaïs qui suçait des olives sans les croquer jusqu’à l’anchois.

K. K. K. était au courant. Il me fit signe de ne pas répondre à cette femme qui envahissait ma pensée.

 

Si tu mange’ avec les bêtes

Tu perds ton boulot ta tête

Faut manger avec tes frères

Sinon tu tourne’ à l’envers

 

fredonna le Prince qui cherchait une mélodie à la hauteur du sens. Vous vous y connaissez, Frank, en musique populaire ? me demanda-t-il comme si la question était naturellement posée à un connaisseur.

— J’ai donné des signes, dis-je en rougissant, mais je n’ai pas eu l’occasion de donner autre chose, notamment pas toute ma mesure.

J’étais pas le seul à parler, alors je ne garantis pas que le Prince m’avait posé la question ni que la réponse était de moi. Je m’faisais du mouron à cause de la date du procès qu’il avait le pouvoir de repousser si le travail l’exigeait.

— Si tu travaillais pas dans la merde, me dit Anaïs, ce serait plus facile !

— Vous êtes en procès ? s’enquit le Chinois qui nous accompagnait.

Quand ces types-là commencent une conversation, c’est toujours eux qui la concluent. Anaïs me pinça le bras.

— On est tous en procès, expliquai-je. C’est la Loi.

— Je ne connaissais pas cette Loi, dit le Chinois qui en connaissait d’autres.

— Je fais un procès et on me fait un procès. Comme ça, on est quitte.

Les Chinois reniflent la mauvaise fois avec les dents. Il m’envoya un sourire de circonstance (reportez-vous plus haut pour faire la différence avec l’aventure). Anaïs se concentrait sur les pinçons qu’elle m’administrait parce qu’elle se sentait concernée par mon insolence.

— Monsieur Chercos veut dire que ce sont les paroles d’une chanson que chacun peut interpréter en fonction de ses désirs, roucoula K. K. K. de sa voix caverneuse.

— Ah ! Le désir ! fit le Chinois qui ne paraissait pas convaincu.

Il leva son verre à mon avenir proche.

— Frankie est le meilleur nettoyeur de merde du Monde ! lança K. K. K. à tout hasard.

— Oui, dit le Chinois qui suivait une idée fixe, mais c’est de la merde de hyène. Or…

— … les Chinois n’aiment pas les hyènes, exulta le Prince.

— Ce n’est pas qu’on ne les aime pas, dit le Chinois en agitant son éventail. Ces petites bêtes sont mieux en Afrique où reposent leurs ancêtres.

— Ah ! Les ancêtres, soupira le Prince.

— Des ancêtres ! Des ancêtres ! scanda Anaïs en répandant les gouttes acides de son verre.

Le prince ne sortit pas de sa nostalgie. Quand le mal du pays l’envahissait, il y avait peu de chance pour que quelqu’un l’en guérît. Ma sueur était froide.

— On n’a pas de chance, dit le Prince. On n’a ce qu’on mérite.

Il voulait dire qu’il n’avait plus envie de jouer, qu’on le fatiguait et qu’on pouvait nous en aller au diable.

— J’accompagne’ai monsieur Fank Checos, dit le Chinois en me cédant le passage.

On redescendit. J’avais gagné un Chinois collant. Coller, c’est son métier, du moins en surface. Moi, j’étais un emmerdeur, en profondeur. On n’était pas fait pour vivre ensemble. Et pourtant, c’est ce qu’il avait décidé.

— Plus de hyènes, plus de mède !

Qu’est-ce qu’il avait prévu pour amuser Papa Fank qui avait tendance à s’emmerder à l’étranger ?

— Chinois pas étanger ! Chinois citoyen du monde !

— Chinois emmédeul sans hyènes !

— Un seul êve ! Un seul êve !

J’deviens raciste, moi, quand j’ai raison.

— On est tous de la même ace !

Il fallait bien le reconnaître. On avait servi de modèle. De quoi on allait se plaindre ?

— On mangera avec des baguettes, pour changer ! proposa Anaïs.

— Les Indiens bouffent bien avec les doigts. Et les Arabes, le peuple le plus raffiné du Monde, en poésie comme en technique létale.

— Sicépatocho ! dit le Chinois qui aimait parler notre langue syllabique.

Cétépacho, mais ça y ressemblait. Il fallait que j’acceptasse de coucher dans un lit dont le pied était occupé par un Chinois en mission de renseignement. Je ne pus pas m’empêcher de lui demander ce que ce minable de Frank Chercos représentait aux yeux de sa hiérarchie confucéenne.

— Fank Checos pas minable ! Lui tuer Bernie.

— Avec un « r » ?

— Avec un « r » !

¡No me digas !

On est toujours surpris de l’interprétation que les autres proposent aux autres à votre sujet. Bernie n’était pas aussi minable que j’avais cru. Bernie avait un sens !

— Fank Checos plus mangé mède, me confia le Chinois. Lui tuillé Bernie

(le seul personnage qui à l’air d’en être un en Chinois)

et Bernie pas mot.

— Pas un mot, d’accord !

— Non ! Lui pas mot !

Comment ça lui pamo ! Je l’ai pas…

— Mot.

J’avais pamo Bernie. Un motif de moins à inscrire dans l’acte d’accusation. Et pourquoi les Chinois m’admiraient-ils si Bernie vivait malgré moi ?

— Lui fou !

— Comme Kung ?

Le Chinois s’emmêlait. Il s’était assis par erreur sur une seringue. Anaïs me fit en effet remarquer qu’il s’exprimait clairement tout à l’heure. Il manquait d’ « r », sauf exception qui confirme la règle. Il était en voie de manquer de se taire. Anaïs, qui n’avait rien pris, m’expliqua clairement que je pouvais profiter de la situation pour en savoir plus sur les intentions de la Chine à mon égard. Je n’en conçois aucun orgueil. La Chine s’intéressait à mon cas particulier.

— Ils te proposent peut-être un autre procès, qui sait ? dit Anaïs qui complétait la différence avec de l’Iranien.

— J’ai pas envie de jouer avec ma vie !

Mais je jouais avec ma mort. Le Chinois n’en revenait pas. Il savait même plus qui était Bernie. Je lui parlais de Bernie comme je l’avais connu, minable et con comme tout le monde, mais le Chinois ne comprenait plus un mot de ce que je lui disais. J’avais envie de le secouer.

— Ça va, Frank ! dit Anaïs qui commençait à ne plus comprendre ce qu’elle avait pourtant initié, si je me souviens bien.

Elle allait. Le Chinois allait aussi. J’allais pas. Je demeurais là, sur place, une seringue dans l’cul et un comprimé à fondre sous la langue, incapable de fixer mon attention sur un objet qui m’eût inspiré quelque chose en rapport avec ma situation judiciaire, avec mes circonstances, avec tout ce qui pouvait donner un sens à une existence qui n’en a pas sans aventure. Golo frappa à la porte.

— Et les hyènes ? demandai-je.

— Les Chinois n’aiment pas ça ! grogna Golo qui n’était peut-être pas un être humain. Au travail !

— J’irai pas !

La révolte maintenant, moi qui ai toujours respecté le silence des autres ! Golo se dressa sur des espèces d’ergots qui menaçaient mes yeux.

— Vous les avez piqués ? dit-il comme si j’étais assez minable pour ne pas être capable de duplicité dans les moments tragiques.

— J’ai piqué Frank aussi.

— Vous avez piqué Frank !

Je sais pas si ça le décevait ou si c’était justement ce qu’il fallait pas faire. Golo piquait jamais Golo. Golo piquait les autres, mais pas Golo. C’était difficile à comprendre. Normalement, on se pique avant de piquer les autres, s’il en reste. Et si on les pique avant, c’est pour mieux se piquer, avec la bonne cette fois. Voilà ce que tout le monde peut comprendre.

— Je suis un agent du BE, Frank ! Un ami !

Qu’est-ce qu’il me secouait ! Ça rendait les aiguilles nerveuses.

— Un agent du BE ? répétai-je tandis que la grande roue nous remontait.

Je voyais la trappe et le visage poupon du Prince qui me souriait.

— Vous vous en êtes débarrassé, Frank !

— C’est Anaïs qui va trinquer à sa place, dit Golo en me poussant dans la trappe. Le Chinois va pas apprécier.

Je portais malheur aux femmes qui daignaient s’intéresser à mon sort d’aventurier immobile. Le vaisseau s’éleva encore. On croisait des Chinois qui redescendaient après l’expérience du travail spatial. La voix du Prince rappelait les meilleurs moments du rhythm and blues. J’étais en compagnie de deux hommes alors que je souhaitais la compagnie de deux femmes. Bernie était vivant alors qu’il était mort. Et j’étais en mission alors qu’il n’en était plus question.

 

— Enfin, me dit Anaïs, tant qu’on est en Chine, tu risques rien.

J’étais pas recherché en Chine. On me trouvait bizarre. Bizarre parce que j’étais, dans mon pays, accusé d’avoir descendu Bernie ou bizarre parce que Bernie, d’après les Chinois, était encore en vie. Je m’étais renseigné auprès de notre chaperon, mais il prétendait ignorer tout de Bernie, à part le fait qu’il était en vie. Il a fallu qu’Anaïs m’explique un peu :

— C’est un espion chinois… commença-t-elle.

— …On est tous de la même race ! dit le Chinois qui avait retrouvé ses « r ».

— Ils ont essayé de le descendre, continua Anaïs.

— Qui ça, ILS !

J’avais crié. Par pure précaution, « ils » m’avaient attaché au lit. Dans la nuit, j’avais fait une crise de delirium acide. J’avais aussi touché à un accélérateur expérimental et « ils » avaient dû contenir mon expérience. En fait, j’avais foutu en l’air une soirée qui s’annonçait amicale. Le Prince m’en voulait, mais il avait trouvé le sommeil, nous confia Anaïs qui couchait avec lui quand il avait le bourdon. Autant dire, disait-elle, qu’elle ne le connaissait pas sous l’angle de l’orgasme. Le Chinois émit un rire qui trahissait une pudeur de pacotille.

— Vous devez aller au travail, me dit-il en secouant sa baguette magique.

J’avais même oublié que j’étais un travailleur. Une journée de repos ne manquerait pas à un patron qui se battait de mon côté.

— Elle manquera aux hyènes ! s’écria le Chinois en se bouchant le nez.

— C’est pas l’heure, fis-je en m’étirant.

— Si, c’est l’heure ! Si, c’est l’heure !

ou

— Si c’est l’heure ? Si c’est l’heure ? gueula le Chinois.

Il tapotait sa montre contrefaite avec le bout de l’index. Son horreur des hyènes ne pouvait être que maladive.

— 5 milliards de Chinois malades, dit Anaïs qui reprenait le cours de l’existence avec l’espoir de ne rien lui devoir, ça s’rait une sacrée épidémie !

— Ne me parlez pas d’épidémie ! couina le Chinois qui maintenant se tenait les oreilles à deux mains.

Je remarquai les piqûres au niveau du poignet.

— Les moustiques ! dit-il.

Ses nuits étaient harcelées par les moustiques qui, comme je devais l’ignorer d’après lui, constituent le principal vecteur des maladies tropicales avec le poulet qui est un concurrent chinois. J’avais jamais vraiment pensé aux maladies. On n’en a plus beaucoup chez nous.

— Vous en avez ! affirma le Chinois que je commençais à énerver. Vous en avez autant que nous ! déclara-t-il au patriote inconditionnel que je suis.

Je haussai les épaules en signe de contestation.

— Vous en avez même plus que nous !

— C’est ça, connard ! On est des malades et vous allez nous soigner avec des plantes. Ce qu’il faut pas entendre à notre époque !

Je l’avais sacrément énervé, le Wang Wang. Il ne tenait plus en place. Anaïs me reprochait du regard une cruauté que j’hérite d’une enfance passée à me poser des questions sur l’importance à accorder au plaisir. Il s’appelait Wang Wang, d’après ce qu’elle avait trouvé sur le réseau principal auquel elle avait accès comme assistante du docteur Golo. Pour avoir accès, moi, il fallait que je paye d’avance. Je travaillais aux frais réels. Ça faisait marrer Wang Wang qui n’avait aucune idée de ce qu’il payait pour être connecté. Comme il avait un doute, il pensait que peut-être rien. Sait-on jamais ? Avec la Chine…

— Allez travailler maintenant ! m’ordonna-t-il avant d’aller plus loin.

— Mais je vais tout dégueuler ! rouspétai-je.

— Dégueulis d’homme bon pour croquettes. Dégueulez dans la merde !

« Ils » avaient compliqué mon travail en collaboration étroite avec les autorités chinoises. Les hyènes étaient parquées dans un enclos hermétique. Tout ce qui y entrait n’en ressortait plus, à part moi. Et tout ce qu’y s’y produisait n’en sortait pas non plus, à part les croquettes qui étaient destinées à l’exportation.

— Vous aimer beaucoup croquettes de crottes de hyènes, expliquait Wang Wang. Nous produire et vous obéir !

Les miens me trahissaient. Mais je n’avais pas d’autre moyen de nourrir ma famille. Il fallait bien que je bouffe moi aussi. J’aurais pas tenu debout avec c’qu’il me donnait. J’étais pas exigeant, mais on peut pas sérieusement envisager de se doper dans les règles avec du Chinois. Je complétais par de l’Iranien. Et j’obéissais.

 

J’avais une fosse pour moi tout seul. J’y travaillais en solitaire de la production de masse. Les hyènes chiaient sans arrêt. Aussi, quand je revenais le matin, ma forme baissait en constatant l’ampleur de la tâche. Je bossais jusqu’à midi pour ramener le niveau de production à son rythme de croisière. L’après-midi, j’avais pas le temps de paresser, mais je prenais mon mal en patience, d’autant que les Chinois m’envoyaient des comprimés par le circuit pneumatique et étanche mis au point pour l’occasion. Ma haine des hyènes ne pouvait plus avoir de limites raisonnables. Dans le sas de décontamination, je me laissais sonder sans m’exprimer et je ressortais de cet enfer de la production avec des airs de fêtard qui compte profiter des avantages de la nuit pour se livrer corps et âme à l’inavouable. J’avais remplacé la femme de mon enfance par la chimie du Monde et l’orgasme de l’adolescent par une idée plus haute de la satisfaction. On me reparla de Bernie :

— Tu sais, Frank, faut pas prendre pour argent comptant tout ce que te disent les Chinois.

Et « ils » me donnaient un truc pour m’aider à ne pas prendre l’argent des Chinois au comptant. Ça ne m’améliorait pas vraiment, mais « ils » étaient contents de moi. Je l’aurais été aussi si j’avais su qui ils étaient et ce qu’ils me demandaient dans le cadre d’un patriotisme dont je me forçais vainement à apprécier la priorité. Je débarquais, moi, à cette époque-là, et mon idée nationale n’allait pas plus loin que la peur de l’inconnu. J’avais tout lu sur le sujet. Si t’as pas peur de l’autre, c’est que tu n’y crois pas. Je m’efforçais d’avoir peur et je parvenais à les convaincre non pas que j’avais réellement peur, mais que j’étais assez con pour chercher à avoir peur sans me demander en quoi cela pouvait servir la cause nationale. On nous donnait des trucs pour aider à être le plus con possible, du yaourt au trifidus à la dose de MDMA calculée en fonction du manque. J’ai jamais été chien question dosage. Ou alors un chien docile qui revient à son os à l’entracte. J’aurais pas fait un bon dissident, mais j’avais pas l’intention non plus de perdre mon temps précieux avec des Chinois que je servais par ricochet d’un patriotisme qui faisait de moi un amicide dans mon propre pays. Hélas, Bernie ne m’avait pas expliqué pourquoi il m’envoyait au front et j’avais pas exigé ces explications avant de me jeter à corps perdu dans une aventure qui n’était pas la mienne. J’étais vivant et il n’était pas mort. Je me demandais si Sally était au courant. Qu’est-ce qu’ils avaient enterré à la place de Bernie ? Ça me ramenait au Comte qui avait subi le même sort par SDF interposé et rendu méconnaissable suite à un traitement antiADN. Et de l’ADN à Frank, « ils » en avaient trouvé sur le prétendu cadavre de Bernie. Pourquoi m’avaient-« ils » envoyé en Chine. Que savait le Prince ? Et surtout, la Sibylle m’avait-elle trahi ?

 

J’en pouvais plus de me questionner. Ce dédoublement me fragilisait. Pourquoi étais-je encore en vie ? De quoi me punissaient-« ils » ? Wang Wang ne m’aimait pas et Anaïs ne cachait pas les efforts considérables que je coûtais à sa volupté outragée. K. K. K. me demandait rarement des nouvelles de mon travail. Il avait oublié que les hyènes avait été le clou du spectacle juste après son propre clou enfoncé dans la tête des cons qui payaient pour entrer et sortir. Ma vie parallèle n’intéressait que les Chinois qui avaient programmé à mes dépens une recherche destinée à trouver le moyen d’utiliser la hyène au lieu de chercher à la faire disparaître et provoquer ainsi d’autres haines sans doute plus tenaces. Frankie bossait la merde du matin au soir et s’amusait avec les substances du soir au matin, bouclant ainsi sa hyène de vie. Ça pouvait pas durer. Je contractai une infection au troisième jour de ma mission divine.

— Si t’étais Dieu en personne, me dit le vicomte Raoul de Vermort qui était le frère cadet du Comte, de celui qu’on appelait LE Comte sans poser de questions subsidiaires, tu t’exprimerais par parabole.

À part la télé parabolique, j’avais pas vraiment idée du rapport que la personne de Dieu pouvait entretenir avec les gens. Raoul de Vermort était carabin et j’étais son carabas. À chaque entretien, je tentais d’inverser les rôles, mais j’avais pas la technique. « Ils » enseignent pas l’essentiel aux flics du bas de l’échelle. Les Chinois m’avaient remplacé au pied levé, ce qui en disait long sur mon importance, voire ma nécessité. J’étais au plus bas de ma forme. Informe.

— Il est mort ou pas, le Bernie ? hurlai-je chaque fois que le silence s’en mêlait.

Aucune réponse. On m’ignorait chaque fois que je devenais réel. Et « ils » intervenaient chimiquement pour redonner à la fiction la place que ma propre substance lui disputait avec peut-être un acharnement que j’étais incapable de mesurer. Ce combat ne m’apportait aucune satisfaction. Je dépérissais et « ils » tenaient inexplicablement à conserver le corps d’une existence dont les tenants ne m’appartenaient plus.

— Tu l’as cherché ! dit Anaïs.

Qui était-elle ? Dans son ombre, le héros de l’espace, John Cicada en personne, me regardait comme s’il m’avait fait et qu’il regrettait maintenant cet acte d’amour.

— Ramenez-le chez vous ! grognaient les Chinois. Il est malade. On ne veut pas de maladie africaine chez nous !

« Ils » ne me ramenaient pas. « Ils » trouvaient toujours l’argument qui reculait l’échéance administrative. Ça n’en finissait pas de reculer et j’en perdais la notion même de temps. J’étais un corps suspendu dans une attente étrangère au temps. Sujet d’une expérience qui expliquait la présence de John Cicada. Celle d’Anaïs n’avait pas besoin d’explication dans la mesure où elle la limitait à la série de rapports sexuels qu’elle entretenait avec John Cicada à mes dépens. Mais les Chinois devenaient plus sourcilleux. Mes jours ne tenaient qu’au fil ténu qui me reliait à l’usage qu’on avait prévu pour moi. Qu’est-ce que ce sacré Bernie venait faire dans cet imbroglio diplomatique ?

— On a un tas de choses à vous dire, Frank (c’était la voix de Kol Panglas doublée par celle de Wang Wang qui imitait Roger Russel). Pour l’instant, les circonstances nous contraignent à la prudence. Ce que vous ne savez pas, les Chinois ne peuvent pas le savoir non plus.

— Et Bernie ? Je m’soucie, vous comprenez ?

— Bernie est mort, Frank. Votre ADN prouve…

— Bernie pas mot ! BE menti. BE tompé Fankie. Fankie écouter la Voix de Pékin. Bernie pas mot !

— Mais Bernie pas envoyé message à Fankie ! Fankie pas compende. C’est toi, Bernie ?

— C’est moi, Frank ! Les Chinois veulent me tuer !

J’étais en communication avec les réseaux les mieux renseignés. Bernie surfait sur une vague dangereuse construite sur du sept bits. Je percevais ses données dans l’écho des nouvelles de la guerre.

— Encore un effort, Frank ! m’injectaient-« ils ».

J’étais au bout d’une séquence mort-coma. John Cicada me tenait la main, me traitant de son fils, comme si j’étais plus ce bâtard qui avait tué sa mère à force de mauvais traitement médicamenteux. Et Anaïs se comportait en mère poule pondeuse des œufs acides qui me rapprochaient de la Réalité. On y était presque, « eux » et moi, et les Chinois transmettaient de fausses nouvelles aux Russes qui les vendaient à prix d’or aux Iraniens. J’avais pas tout compris.

 

Au matin, on m’annonçait que la dernière hyène avait rendu l’âme, comme si chaque matin devait commencer par la même histoire d’une hyène qui expirait sans l’achever, laissant le Monde dans une expectative qui n’avait aucune chance de changer l’aurore. John Cicada dormait dans un fauteuil près de la fenêtre, les mains religieusement posées sur la couverture qui couvrait ses jambes. Anaïs regardait à travers le carreau humide. La chambre pesait. Je pouvais bouger, mais sans savoir ce que je bougeais et si ce frémissement était perceptible par des gens que je ne pouvais pas informer des changements qui semblaient affecter mon immobilité. La porte vibrait comme si elle allait s’ouvrir.

— Vous n’allez pas apprécier l’expérience, Frank. Mais c’est pour votre bien.

Les photos nous montraient, la Sibylle et moi, en train d’arroser un pauvre type qui semblait demander pitié. Rien ne liait ces photos au cadavre présumé du Comte. Mais je pouvais passer aux aveux comme on quitte une pièce qui est devenue familière pour entrer dans l’autre pour la première fois.

— C’est Bernie qui vous a inspiré ?

Ce qui bougeait, c’était l’aiguille. Je la voyais maintenant. Le liquide s’épaississait, contraignant le métal à se dilater. C’était tout ce que je pouvais faire, voir. Les Chinois m’avaient restitué dans un sale état. Je ne pouvais m’en prendre qu’à eux. Mes chances de m’en sortir étaient nulles. Si j’avais encore un peu de ce sentiment patriotique qui me sauverait de l’Enfer, je parlerais. Mais à qui ? Qui interrogeait le vieux Frank, celui qui était passé de l’enfance à l’âge adulte à la suite d’une initiation qu’il avait acceptée pour des raisons purement esthétiques. Jamais le métal n’avait exercé une telle fascination sur un prétendant, m’aviez-vous affirmé pour épater mes concurrents. Je m’en souviens comme si c’était hier.

— Vous ne vous souvenez de rien, Frank. Ce ne sont pas des souvenirs, mais des fictions de fabrication chinoise.

— Courage, petit !

C’était la voix de John Cicada. Il parlait sans ouvrir les yeux, comme s’il rêvait de moi et que son rêve était si proche de la Réalité que sa propre existence ne pouvait plus être contestée par Frankie la biroulette.

— C’est bien, Frank ! Continuez, John.

Et il continuait. Anaïs ne bronchait pas. Qui m’a trahi ? Qui étais-je avant de devenir une loque que Bernie nourrissait de substances parallèles ? Pourquoi avais-je sombré dans cet oubli qu’on ne peut pas confondre avec l’amnésie parce que ce n’est pas un symptôme, mais un agent de la Réalité.

— Dieu ne se mêle pas de nos affaires, Frank !

C’était la doctrine officielle. Dieu avait créé et il en pensait quelque chose qui n’avait rien à voir avec la Foi. C’était ça, le Mystère. Rien d’autre. Les Révélations appartenaient au cycle des Crimes contre l’Humanité parce qu’elles en avaient toutes favorisé l’apparition aux points clés de l’Histoire.

— Moi aussi je peux créer !

— Ouais, Frank, mais c’est pas pareil. Vous sentez l’aiguille ?

Je sentais la substance, ses effets destructeurs de l’inutile qui peuvent donner l’impression de pouvoir créer à son tour. S’il s’agissait de passer après le Dieu de la doctrine officielle, c’était le meilleur moyen d’exister avec au moins une chance d’en témoigner.

— Où est-on ? demandai-je, pensant que quoiqu’on fît, on était en Chine ou ailleurs dans le même Monde.

John Cicada m’envoyait des messages imparfaitement vidés de leur sens. Qui les vidait ? Était-il complice de cette privation intolérable ?

— Mais, non, Frank ! C’est pas une leçon qu’on vous donne.

Je pouvais pas me tenir plus tranquille. De quoi me nourrissait-on ? « Ils » savent tellement de choses sur le corps et ses psychoses qu’il est impossible de leur glisser entre les doigts. Mais j’avais tout de même pas l’éternité devant moi !

Ya des moments, comme ça, où on se met à regretter les hyènes d’une existence qui n’était pas non plus réjouissante. Ça sent la merde dans l’intervalle qui construit leurs discours sur la personne.

— Où êtes-vous, Frank ? Dehors ou dedans ?

Si je donnais l’impression d’être nulle part, « ils » gagnaient en crédibilité ce que je perdais en utilité relative.

— Frank !

— Ouais.

— Qui êtes-vous, à part Frank ?

« Ils » n’avaient rien trouvé. Pas encore. Les Chinois possédaient les microtechniques. D’où le dépeçage des corps devenus étrangers à la suite d’un trop long voyage. On ne revenait pas sans cette autopsie de la molécule vitale. C’était perdre un temps fou pour ne pas perdre la face et l’économie souterraine de cette face montrée au Monde pour ne pas se laisser dominer patriotiquement.

John Cicada se leva. La couverture avait glissé pendant tout ce temps. On lui reprocha de détourner mon attention.

— Je l’aime, dit-il. Je ne peux pas partir sans qu’il comprenne.

— Bon voyage, John. Et ne vous faites pas trop d’illusion. Il est foutu.

— Ne dites pas ça, bordel ! Vous parlez à son père !

— Bon voyage !

Il ne partait pas. Anaïs le retenait avec une douceur qui avait dû préparer ma conception. Mais je n’étais pas devenu indispensable comme Papa.

— Combien j’ai de doigts, Frank ?

J’en ai combien, moi ? J’avais sauté sur une mine ou dans la mauvaise case ? Qu’est-ce que vous savez de la guerre quand il n’est plus question de s’exprimer librement sur ce sujet ? J’entendais des bruits d’essai sur la résistance humaine. Ça m’inspirait des critiques sur le sentiment national.

— Fermez-la, Frank ! Vous n’êtes pas seul !

Donc, je communiquais. C’était une bonne nouvelle. J’étais sûr qu’il y avait d’autres nouvelles assez bonnes pour établir les bases solides de l’extase. J’essayais de mettre de l’ordre à l’intérieur, sachant que mes chances de revivre dehors se limitaient à la paralysie totale et donc à la dépendance sur tous les plans de l’existence. Qu’est-ce que je possédais qui ne pouvait pas m’être totalement arraché ? L’enfant, l’homme, l’erreur initiale et l’aventure qui se termine mal. Avec ça, je pouvais amuser la galerie et en profiter pour dénoncer les aspects destructeurs de la Réalité. J’écouterais aussi les échos, à travers des murs si c’était ce qui m’attendait en cas de survie. « Ils » ne reconstruisaient pas ce qu’ « ils » avaient déconstruit selon une méthode irréversible. J’attendis longtemps.

 

On me ramena chez moi, du temps où je vivais seul et dans la merde. C’était le meilleur endroit pour me priver de tout espoir. Anaïs s’occuperait de moi pendant que John Cicada marcherait sur l’anneau de Saturne pour épater le Monde et ses médias. Mon intérieur changea sensiblement. Elle n’avait pas l’intention de le changer au point d’en faire le nid douillet d’un pauvre type qui a de la chance. Elle déplaça des objets pour des raisons pratiques et conserva en l’état ce qui n’avait plus d’importance. Je pouvais voir la fenêtre ou la télé, comme je le souhaitais. Elle m’interdisait les postures paranoïaques-critiques sur recommandation des autorités médicales. Je pouvais assister à la confection des repas, au dépoussiérage, aux conversations téléphoniques qu’elle entretenait avec de mystérieux correspondants qui comprenaient son langage symbolique. La nuit, j’étais seul et j’avais froid. J’actionnais les petits leviers de mon apparence. Un animal eût égaillé cet intérieur ingrat et couleur du métal qu’on avait forgé et usiné à ma mesure. J’attendais le matin avec une résignation de vieille fille. Il arrivait dans la rue que je surplombais. Puis le soleil disparaissait et il fallait croire que c’était le jour, jusqu’au soir où il revenait à l’autre bout de la rue, flamboyant et fragile. Entre-temps, Anaïs avait recommencé le rituel indispensable à l’hygiène d’une existence parasitaire que je consacrais à l’étude patiente des raisons. Je classais les raisons en catégories descendantes et des graphes sans solution m’apparaissaient clairement, comme si j’étais en mesure de les résoudre avec les moyens de la prothèse et du produit synthétique dont j’abusais presque sciemment. Je n’avais aucun moyen de me sortir de cette situation éprouvante pour l’esprit, aux antipodes de la tranquillité et des petits succès stimulants qui jalonnent en principe l’existence des travailleurs. Et déchirante pour ce corps qui avait servi d’expérience concluante à des chercheurs qui ne s’y intéressaient plus parce qu’ils avaient progressé dans la connaissance de la douleur. Le Monde s’articulait dans mes cassures parce que je l’envisageais avec trop d’actes improbables et pas assez de connaissance pratique. L’homme ne mourait pas, il perpétuait son expérience sans témoins.

Nous sortions quelquefois, je ne saurais dire à quelle occasion ni dans quelles conditions. J’avais alors besoin de me jeter dans le fleuve où j’avais failli noyer la Sibylle le soir de cet assassinat qui devait sauver Bernie d’un danger que je n’avais pas pris la précaution de mesurer à l’aulne de ma propre peur. Anaïs poussait le fauteuil vers les ponts pour m’interdire un suicide pourtant mérité et l’eau du fleuve emportait cette secousse comme s’il ne s’était rien passé en moi et à la surface de ce corps immobile et peut-être beau à force de perfections formelles. Nous nous souriions en suçant des glaces sous les platanes d’une place publique où mon nom avait résonné sans garantir ma perpétuité d’inconnu célèbre. Je n’en pouvais plus, on me comprend. Il fallait que j’en finisse. J’avais besoin que quelqu’un commît le geste définitif avant qu’une mort intenable ne m’emportât au Diable. Anaïs refusait catégoriquement et la Sibylle avait disparu sans laisser de traces.

 

Ce fut Bernie qui ne vit aucun inconvénient à mettre fin à ma souffrance. Il se pointa à la maison un jour de grand vent qu’Anaïs avait mis à profit pour s’occuper de ses propres affaires négligées depuis qu’elle s’occupait de moi. Bernie avait un peu vieilli. Il avait fait un héritage, lui, pupille de l’État :

— On peut pas dire qu’j’ai pas d’vieux, m’expliqua-t-il. C’est le dabe qui m’a laissé de quoi envisager l’avenir avec sérénité. J’vais investir et me marier. J’ai d’quoi !

Il était heureux comme un fruit mûr, le vieux Bernie. Il me montra une infime partie de l’héritage, un anneau en or qui avait appartenu à sa mère, parce qu’il en avait forcément une, on pouvait plus en douter. Il avait rencontré une certaine Sally qui avait du charme et le sens de l’organisation. Ils avaient tous les deux des points communs et la simulation conjugale avait donné des résultats encourageants. Qu’est-ce qu’il pouvait demander de plus ? Moi, je comptais sur les progrès de la science. Lui, il comptait sur les promesses du commerce. On n’était pas si différents que ça. Sauf qu’il allait épouser une Sally que chez moi il avait déjà épousée, petit détail qui donne une idée de l’état que je proposais à la science. Il m’encouragea :

— Ya pas d’différence entre le progrès et les promesses, Frank. Il arrive toujours un moment où la science et le commerce se mettent d’accord pour sauver un homme du malheur qui a changé sa vie dans le sens contraire. Si tu permets, je participe ! Dis-moi que tu m’en voudras pas !

— Si c’est des renminbis…

— Tu perdras pas au change, amigo Frankie !

J’ai pas l’espoir facile. Mais bon. J’avais pas le choix non plus. J’y allais d’une larme qui rappela à l’ancien tenancier de la buvette du stade municipal les grands moments d’émotion noyés dans la bière et les injections parallèles. Mais la mort avait endurci le vieux Bernie. Il ne la retenait même pas, la larme de l’émotion qui prouve qu’on est sincère. Ça rendait l’atmosphère irrespirable et Frankie haletait comme si quelqu’un était à l’ouvrage de sa queue.

— En parlant d’queue, dit Bernie, j’sais qu’pour toi c’est du passé, mais qu’est-ce que tu sais du proxénétisme ?

— Faut d’mander ça à Anaïs.

¡No me digas !

J’avais tort de dénigrer, mais je souffrais trop ! Ma confiance dans les progrès de la science ne m’autorisait pas à avoir de l’espoir. Je vivais d’allocations, pas de chance. Verni Bernie ! Je te hais parce que tu n’es pas moi et que je serais toi si j’avais la force de te tuer de mes propres mains.

— Au fait, fis-je remarquer, je t’ai jamais tué. Qu’est-ce que tu fricotais avec les Chinois ? Les traîtres ont droit de profiter de leurs héritages ?

— Déconne pas, Frank ! Ça n’a rien à voir avec toi.

— Mais « ils » ont condamné personne à ma place, au procès !

— Pisque que j’étais pas mort !

Bernie et ses complications. À l’époque de la buvette sportive, il m’embrouillait déjà pour justifier le prix des substances dont j’avais besoin pour faire face aux inconvénients de l’existence. Je comprenais pas et je zippais pour pas abîmer les effets que ÇA avait sur moi.

— Moi, j’ai confiance, dit Bernie qui recommençait à rêver à ma place. Si j’ajoute les filles à un commerce déjà diversifié, ça s’verra pas au premier coup d’œil.

— Et qu’est-ce que je ferai, moi ?

— Rien ! Tu peux pas faire quelque chose, Frank !

— Ouais, mais quand j’aurais plus ce problème ?

Bernie était au bord des larmes, mais ça voulait pas sortir. Il s’excusait presque. La mort l’avait endurci. Il n’avait pas aimé cette idée, mais c’était la seule idée qu’il avait eu quand sa vie a basculé.

— J’les ai retrouvés, Frank, et j’ai pas eu d’pitié pour leur vie sociale.

— Tu les as butés tous les deux ? J’y crois pas !

— J’ai récupéré ce qu’ils étaient venus chercher, à part la kolok qu’ils avaient déjà dealée. T’imagines pas ma colère, Frank ! J’ai tout pété, même leurs doigts d’pied. J’voulais rien laisser. Ah ! Ils ont payé, ces deux saligauds !

— Si j’avais su…

— Je sais, Frank, je sais. C’est ma faute.

Il arrivait vraiment pas à se sortir au moins une larme.

— Je sais c’que tu as enduré à ma place, Frankie. Maintenant que tout est rentré dans l’ordre, j’vais réparer le tort que j’t’ai causé.

Il me regardait tristement en prononçant ces conneries.

— Moralement, Frank. Moralement.

Je dus paraître désespéré. Il recula.

— J’paierais plus si je pouvais, Frank. Comprends.

Je n’avais pas besoin de me fatiguer à comprendre l’incompréhensible. Il améliorerait tout ce que je fuyais et le reste prendrait cette fois les dimensions de la douleur libérée de ses gonds. Reprenons.

— J’étais qu’un pauvre type, Bernie, quand j’t’aidais à la manœuvre et ya pas grand-monde qui sait pourquoi je l’étais. J’t’ai même pas demandé pourquoi tu t’énervais et j’les aurais butés, ces minables, si tu m’l’avais d’mandé, Bernie. Au lieu d’ça j’les ai laissés en vie et j’ai eu un tas d’emmerdements à cause de cette négligence. Tu t’en es tiré avec un héritage et des perspectives conjugales, alors que rien n’est venu au moins soulager mon inexpérience.

L’expression de la jalousie à l’état pur, je l’reconnais. Bernie était venu en ami reconnaissant et je le traitais en ennemi reconnaissable à sa chance. J’avais mal, ça peut se comprendre et Bernie comprenait sans toutefois m’abandonner à ma connerie. Il insistait avec une grâce de vrai repenti.

— La science suffira pas, Bernie. Il faudrait un miracle.

— Demande à l’auteur de tes jours !

— John Cicada ? L’auteur de mes jours ? La NASO n’a plus d’nouvelles depuis son histoire avec une passagère.

— Merde ! fit Bernie qui n’était pas au courant du fiasco de la mission scientificoreligieuse confiée au grand astronaute.

— Qu’est-ce que tu crois !

Il se servit un Bourbon. Il ne trouvait pas mes lèvres et renonça.

— Doit y avoir des moyens auxquels on a pas pensé, réfléchissait-il à haute voix. J’m’en suis bien sorti, moi ! Et haut la main ! T’aurais vu ça ! Un vrai cadavre. Personne n’y croyait.

— Mais qu’est-ce qui t’es arrivé, merde !

— La chirurgie esthétique.

Comme je disais rien, il tourna ce qu’il prenait pour ma tête.

— Frank ! J’courais pas assez vite à cause de ses kilos génétiques que j’ai en trop. J’ai pas vu venir la balle. J’étais équipé pour ça. Mais j’avais dû esquinter quelque chose en crevant à mort ces deux foutus emmerdeurs. Jamais j’aurais imaginé qu’ça faisait aussi mal. Et rien pour soulager la douleur. J’trouvais plus rien. On m’prenaii pour un camé en manque. D’la came, j’en avais plein les poches, mais j’arrivais pas à faire remonter l’information pour me piquer. J’suis tombé sur un Chinois qui revenait d’un séminaire scientifique. Il a tout de suite compris et je l’ai aimé tellement que j’l’ai suivi dans sa demeure secrète. J’ai pas vraiment trahi. Je parlais en dormant.

Ils disent tous ça. Bernie pouvait pas espérer que j’avalasse de pareilles conneries. Il arrêtait pas de tourner vers lui ce qu’il prenait pour ma tête. Et il buvait parce qu’il avait plus soif.

— Je s’rais pas rev’nu sans cet héritage, Frank. Ça m’a donné d’l’espoir. J’ai jamais eu d’espoir. J’avais même jamais fait confiance à personne…

— Merci pour l’info ! Je revisionne avec des yeux nouveaux !

— C’est pas c’que j’veux dire, Frankie !

— Alors dis-le et on s’ra quitte !

J’en avais rien à foutre de son histoire d’amour. Il se souvenait même pas de la nôtre. Qu’est-ce qu’ils avaient fait de son cerveau, les Chinois ? Il ne termina pas et remit en place ce qu’il prenait pour ma tête. Il serra chaleureusement ce qu’il prenait pour ma main et s’en alla. Il m’avait pas reconnu. Je pouvais être un autre. Mais qu’est-ce que je savais de plus ? J’avançais pas.

 

Anaïs passa un peu avant la nuit. Un taxi l’attendait dans la rue. Elle savait ce qu’il fallait tourner à la place de ma tête. Je lui parlais de Bernie, sans la jalousie, mais sans exulter non plus.

— Ya Inpecteur Derrick ce soir. Tu vas bien dormir.

Je me postais au-dessus de la rue, à l’abri des regards. J’ai obtenu un crédit de commisération pour faire construire cet observatoire de l’Autre. C’était pas donné, mais faut que jeunesse se passe, surtout quand elle est condamnée à la douleur et à ses affres. J’avais peu voyagé. Pas grand-chose à raconter aux murs. J’évitais les sujets qui m’fâchent. J’attendais Mescal. Il ne venait pas. J’attendais plus et je revenais planter mes pieds composites dans le sol de la Patrie. Souffrant comme un martyr qui découvre que c’est pas l’Autre qui inflige la douleur, mais soi-même en proie à des explications apocryphes héritées de l’éducation et de l’impossibilité congénitale d’en trouver d’autres en voyageant plus et plus intelligemment. On sait que je m’en sortirais plus ou moins grâce au progrès de la science, donnant raison à Bernie qui n’a pas ménagé les sollicitudes partout dans le monde. Il avait même convaincu des donateurs qui ne m’auraient rien donné si j’avais demandé. Il m’a présenté Mimine, insistant pour être témoin à notre mariage. On a eu droit à la gazinière équipée d’un thermostat et à une télé qui en savait long sur l’actualité. Je savais toujours pas où j’allais. J’avais rien expliqué à propos de tout ce qui avait précédé ma chute. Rien sur les raisons et les circonstances de cette chute. Ça n’intéressait personne. Elle allait me servir, cette queue, et servir la Nation. J’étais loin de me douter que tout cela allait arriver. Je me voyais plutôt finir dans un musée avec les autres exemples de la malchance et du malheur, de la douleur aussi, de cette douleur infernale dont je n’oublierais jamais le corps destiné à lui donner raison au lieu de me rendre fou, ce qui m’aurait sauvé de la dérision comme moteur de mes pensées intimes. Je pourrais jamais rendre heureux quelqu’un.

 

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