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Un bruit sec
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 Article publié le 17 mai 2020.

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Un bruit sec et puis plus rien.

Mais où sommes-nous ?

Dans un bois. A la saison froide. Des brumes s’accrochaient encore à la rivière, quand je suis parti dans les bois.

Hier, je suis allé au zoo prendre de quoi peupler ma fable.

La girafe ne s’est pas fait prier. Un vieux lion m’a suivi sans rechigner. Deux canards ont fait coin-coin et m’ont emboîté le pas. Il manquait à ma collection une femme de haute taille. A sa place, j’ai dégotté un tank de la dernière guerre piqué à un collectionneur dont je tairai le nom. Je l’ai délesté de son tas de ferraille en un tour de main. J’ai mis le tank dans ma poche et la joyeuse bande m’a suivi jusqu’au bois.

C’est là qu’on a tous entendu le coup sec.

Comme une nuque qui craque.

Ça fait plusieurs années maintenant que mon corps me joue des tours. Je suis presque toujours seul et je m’écoute. J’écoute mes petites douleurs. Elles sont voyageuses. Il ne se passe pas un jour sans que j’aie mal ici ou là. Ça m’occupe l’esprit d’être ainsi à l’écoute. Ça m’encombre aussi, et ça m’entrave.

Ça fait des années qu’à cause de ces petites douleurs baladeuses le récit tourne en rond, menace de tourner court et de s’enfouir si profond en moi que le jour où il jaillira il ne sera que douleur sans cris ni tapage.

S’il me reste une once de bon sens, c’est bien là qu’elle se loge, dans cette croyance ancrée en moi que l’avenir me réserve quelque chose.

Les bruits me distraient.

J’ai envoyé Léo aux nouvelles. Il a fouillé tous les fourrés alentour et n’a rien trouvé. Fallait s’y attendre. On a tous entendu le coup sec. On a songé à une bouteille de mousseux ouverte d’un coup sec. Pas trace de bouchon ni de bouteille. On était dans l’impasse.

Dans une forêt, dans toutes les forêts du monde, il se passe des choses en permanence, mais on ne les voit pas, on ne les sent pas, on entend juste des bruits secs ou fureteurs. Ça grouille de vie dans les cimes, dans le sol, dans l’humus, dans les mousses et les lichens, dans les lierres. Je vous le dis, ça bruisse et ça bruite constamment. A croire que la forêt parle. Si c’est le cas, alors il faut admettre qu’elle se parle à elle-même.

Je songe à cette amie proche qui aime se promener dans les bois en pleine nuit du côté de G . Armée de sa torche, d’un solide bâton et d’un couteau de chasse à la cuisse, elle est tout ouïe pendant des heures. Son odorat est tout à fait remarquable ; elle est capable de sentir le passage d’un renardeau, la croissance d’une tâche de champignons, l’urine d’un chevreuil.

Un jour que nous partagions une de ses virées nocturnes, elle m’a parlé d’un arbre, un hêtre de belle taille dans l’écorce duquel un garde-forestier de sa connaissance avait gravé son prénom au couteau.

Emma-nue-lle, écrit en lettres minuscules, ce qui est assez rare pour être souligné.

Elle se savait désirée, ça ne l’a pas plus embarrassée que ça.

Dans les bois, on rencontre toutes sortes de créatures à l’état sauvage.

L’homme des bois avait laissé un message clair.

Sous la gravure encore fraîche, elle s’est amusée à graver une lettre runique, la lettre Algiz, une sorte de fourche à trois dents, symbole de protection chez les Anciens. C’est le même symbole, mais inversé, que les hippies ont popularisé en leurs temps. Il y a belle lurette que dans nos bois on ne voit plus que des cerfs et des biches, quelques chevreuils aussi, mais pas un seul élan. Quant aux hippies…

Manu repeuple sa forêt de prédilection à sa façon. Garde-chasse un peu sorcière, tout le monde la respecte dans le village, et moi je lui confierais ma vie.

On n’a pas eu à chercher loin. Le corps du garde-forestier gisait sous un tas de feuilles mortes à quelques pas à peine du hêtre mutilé. On l’a laissé là sans autre forme de procès. Son retour à la terre était déjà en bonne voie.

En compagnie de Manu, j’oublie mes petites douleurs. J’ai le pied vif et le jarret tendu. Je respire à pleins poumons des odeurs qu’elle seule est capable de nommer. Herboriser la nuit en sa compagnie a quelque chose de grisant.

Enfant, en compagnie de mon père, je me grisais d’une idée : je me disais : Tu vois, jamais un humain n’a posé le pied là où tu le poses maintenant. Tu es le premier homme a foulé ce sol. C’est la cueillette des champignons qui m’a ouvert les livres et puis donné aussi envie d’en écrire pour fouler des terres vierges de toute présence humaine antérieure à ma venue.

On l’aura deviné : je préfère le terreau à un terroir ou à une terre agraire, les terrains accidentés en plein bois, là où des roches affleurent ou se dressent, là où, parfois, l’on tombe sur un muret de pierres sèches qui remonte à l’époque celtique. 

L’ivresse a son charme, seul, en couple ou en famille.

Ma petite troupe s’est rapidement disloquée.

Léo est parti je ne sais où courir les bois. La girafe s’est acoquinée avec un troupeau de vaches montbéliardes dans le pré qui jouxte la forêt. C’est le paysan qui a dû être surpris. Mes deux canards ont élu domicile dans une mare tout près du hêtre en majesté. Le tank miniature était tombé en poussière dans ma poche. Et voilà comment je me suis retrouvé seul, avec le bruit sec dans les oreilles.

Oh pas un bruit plus obsédant qu’un autre, mais tout de même, je m’interrogeais sur sa provenance.

Quand Manu s’est déshabillée devant moi, j’ai fait pareil sans hésiter. Elle m’a plaqué contre un gros chêne et s’est mise à me sucer. Le sperme a coulé blanc le long de ses joues. Je n’oublierai jamais son sourire de contentement. Une fois fait, elle s’est rhabillée aussi sec et m’a laissé là aux anges. On n’a jamais reparlé de cette nuit un peu plus folle que les précédentes. 

L’hiver était venu. Nous avons arpenté les rives gelées d’un étang. Février était là, et la neige et les glaces. Une fine pellicule de glace recouvrait l’étang, elle-même recouverte d’un fin manteau de neige poudreuse. La pleine lune souriait.

Elle me tournait le dos quand elle m’a dit : Tu vois, c’est tout nous ça, l’étang et ses eaux noires, la glace et la neige. On se demande lequel des trois protège l’autre.

La noirceur des arbres alentour semblait lui donner raison. L’étang dormait. On a allumé un bon feu sur une petite langue de terre qui s’avançait sur les eaux de l’étang et on a dormi là serrés l’un contre l’autre dans un bon sac de couchage rembourré de plumes d’oie. 

L’aube venue, on s’est regardés les yeux dans les yeux.

Pas de baiser. Juste un regard profond, bleu à bleu. Pas une seule trace de sommeil dans nos yeux pas même rougis par la sorte d’hypnose qui nous avait saisie l’un l’autre emmitouflés bien au chaud dans notre duvet. Nos joues étaient fraîches, le froid vif mais pas intense. Nous étions cette boule de chaleur au milieu des bois, allongés tout près de l’étang gelé, désireux de prolonger ce moment de paix à deux.

Il a fallu se remettre en route.

A notre retour chez elle, une douche chaude a prolongé encore le bonheur de cette nuit à la belle lune. Le feu dans la cheminée allumé par elle, par elle seule, maîtresse du feu, nous avons collationné. Le café noir contrastait vivement dans notre souvenir avec le manteau de neige qui nous avait tant frappé la veille au soir sur l’étang gelé.

Tu sais, le bruit sec que tu as entendu l’autre jour, je crois bien que c’est la lame du couteau du garde-forestier quand elle a cassé que tu as entendue. Il devait se tenir tout près de la lame quand elle a cassé, les yeux rivés sur la dernière lettre qui il a eu tout juste le temps de graver, la lame a dû riper, c’est pour ça qu’on a vu dans ce qu’il restait de son œil ce bout de métal brisé. On n’a pas cherché sur le coup, mais je suis sûre et certaine que le manche du couteau brisé traîne encore par terre au pied du grand hêtre.

C’était donc ça !

Manu m’a tendu ses lèvres par-dessus la table pour m’embrasser goulument. J’ai vu ses seins sous son t-shirt. Ni une ni deux, elle a arraché son t-shirt, murmuré : lèche-les, oh oui, lèche-les ! Comment résister à une telle invite ? Je l’ai prise longuement sur la table couverte de miettes de pain. Nos deux couteaux encore enduits de beurre semblaient nous dire : Allez-y, allez-y !

Ses cuisses me serraient si fort. Je n’ai pas voulu la lâcher. On a joui en même temps, langues emmêlées, sexes en fusion. Ses hanches prises de spasme, mes jambes flageolantes, on ne les voyait pas, on les sentait monter dans nos corps. J’avais l’impression de devenir un arbre, un arbre fourchu, un hêtre massif. Elle a dû avoir la même impression, si j’en crois l’air de bonheur qui flotta dans ses yeux de longues minutes.

Les bois tout proches nous appelaient. On les sentait dans toutes nos fibres. On était des leurs.

Dans les yeux de Manu, j’ai vu passer un élan puis une harde de sangliers. Une biche a bondi. Elle m’a dit avoir vu dans les miens le brillant d’une lame de couteau de chasse, le sien. Les proies ne manquent pas par ici.

Les nuits de pleine lune, nous nous retrouvons depuis au pied du grand hêtre pour y faire longuement l’amour. Les autres nuits, nous les passons l’un sans l’autre à courir les bois chacun de notre côté.

Gare aux voyeurs. Vous voilà prévenus.

On peut mourir au détour d’une lettre quand on s’acharne à faire de beaux arrondis en minuscules.

La prochaine fois, car je sais qu’il y aura une prochaine fois, vous ne pouvez pas vous en empêcher, c’est plus fort que vous, essayez de graver vos inepties en écriture runique. Vous connaissez ? Et si l’onciale vous tente, ce sera à vos risques et périls, si vous voyez ce que je veux dire.

 

Jean-Michel Guyot

13 mai 2020

 

 

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