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Le récit ruisselant (Pascal Leray)
8- Épilogues

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 Article publié le 7 juin 2020.

oOo

*

 

 

Des monts, on ne voit rien sinon un lourd tapis de brume à ras le sol. Ce qui donne à songer que cette plaine n’est qu’une grisaille, en attendant du moins que le soleil ne s’y déploie. Car il paraît encore restreint. Ses dards demeurent prostrés, blottis contre l’affreux caillou de leur matrice. Mais on ne voit que lui dans ce ciel oppressant, à demi étendu sur ce sol qu’il confond. On ne voit que la sphère citrique et c’est impressionnant, ce conflit vaporeux entre la brume et l’éclat fade du soleil, sur cette plaine qu’on ne voit jamais que par défaut, qui se dessine cependant à la lenteur de l’aube, et qui se moque et se dévêt de ses parures injurieuses — à ne rien esquisser qui vaille, rien même qui évoque. Et ce qu’on pourrait prendre pour une cavité, au bel est du ciel (sinon que le ciel pose, on peut encore deviner l’horizon, indécis, fluctuant — si frêle !), ce n’est encore que le soleil, qui creuse dans la brume son emprise et jure, furieux, à crépiter, qu’il aura bientôt apprivoisé la plaine de ses flammes.

 

Je sais que ma confrontation est illusoire. Je ne suis pas soleil moi-même. Seulement j’aimerais que chaque brindille de ces herbes hautes parle, chante, car je sais, pour l’avoir entendu, qu’elles le peuvent. Et il me semble aussi connaître leur désir. Mais on me raille. Chacun attend midi. Tous les ventres se creusent.

 

 

Végétable

 

 

Avec un regard courbe il évalue la plaine. Une rosée récente le recueille et reflète ses yeux parmi chaque brindille d’herbe. Ainsi reconnaît-il bientôt, avec pourtant un retard somnolent, mûri, l’hybride fruit de ses éparses perceptions. Les herbes en conflit dessinent son chemin : un jour parmi la pierre où se raréfie l’air, un autre sous ses pieds s’ouvre la terre ; et il se laissera happer, heureux. A l’aurore, lui aussi naîtra. Mais il ne le saura que bien plus tard et encore — il devra douter des échos qui lui parviendront, qu’il fut. Son cœur, pour l’heure, devra souffrir et apaiser ses turbulents voyages. Connaîtra-t-il du moins la froideur qui lui paraissait l’injonction vraie ? Son regard de rosée le soumettra, toujours — bientôt, il n’espérera plus. Et c’est toujours parmi ses propres ruines végétales qu’il se fraiera son droit chemin.

 

 

 

 

*

 

 

Je suis ce ciel brisé, s’écoulant silencieusement parmi ses ruisseaux malléables. Au crépuscule désassemblé, ma cohorte surgit. J’y suis, entre autres, un chien dans les nuages qu’on voit par intermittences. Moi aussi, je vous regarde. Je vous vois de haut. Si haut que vous doutez. C’est une nuit particulière, perdue de pénombre.

 

Il fallait que je tombe. Je n’étais qu’un ciel pour amoureux. Ils ont vieilli. Ils se sont détendus. Bientôt, l’un d’eux s’en fut et l’autre ne revint jamais de s’être suspendu à un cérémonial antique. De s’être laissé ravir par l’histoire. "Il fallait que je parte".

 

Le moment était mauvais. La nuit allait tomber. Le chemin entravé. J’avais vu impuissant les amoureux se détacher du monde. J’allais commettre un crime.

 

Si j’aboie, qui m’écoute ? On doute. Si je suis aux intestins de l’âme, pourquoi si lointain ? On ne pourrait que rire ou s’émouvoir. On se défend d’aller plus loin.

 

La gente se débat. "On nous regarde". Je m’assombris, obéissant comme un idiot mais on ignore tout de moi. On me vénère, c’est tout. La fille quittera son homme et rentrera chez elle, à moins qu’elle ne retrouve son chemin.

 

Voici les champs, homme seul. Je t’y laisse un instant. Puis, tu t’habitueras tout seul. Espérant t’y fertiliser. Ton organe vital ne te sera plus d’aucune aide.

 

 

 

 

*

 

 

De mes amours, s’ils existent, je ferai un arbre. Je le revêtirai moi-même, indécent, de mon art. Et j’oublierai la terre infirme où je suis né, où je me suis abandonné, où j’ai pêché.

 

Avoir voulu imaginer - un arbre.

 

En équilibre instable sur un escabeau, couvrant les murs d’une épaisse peinture d’un vert profond et la lampe électrique pour ne pas toucher la terre, laisser se fendre la couleur, que son opacité révèle une irréelle rive, une peinture telle qu’il n’y a rien, sinon, à voir.

 

Puis, s’être résigné.

 

"On confondra mon teint, livide avec la hauteur de mon art, prétentieuse surtout, avec la lampe à derme, la lampe que j’allumerai lorsque j’en recevrai l’ordre et la chair en filigrane, à la nuit commuée cordes de lyres (on me jouera, aussi)."

 

 

 

*

 

 

L’excès d’écrit est un péché. Aussi je pêche de bon cœur. Je sais que je pourrais faire mieux, ailleurs et je sais que je m’en voudrais. Mais qu’à cela ne tienne. J’ai verrouillé mon chez-moi pour éviter tout émoi, je déteste les formes, toutes, que peut prendre de nos jours la sympathie. J’ai entamé un monologue par écrit qui était excessif et qui n’était rien d’autre. J’ai fauché de nombreux mots. J’ai su que j’étais vain car ils avaient toujours été inertes. Mon plaisir ne me rassasia plus. Je me tuais. Encore, il fallut que je recommence. Décidément, ce fut bien difficile. Et à la fin, j’abandonnai.

 

Tout ce que j’ai commis, ce fut en raison du remord qui m’enivrait. Qui, j’en étais certain, ne pourrait plus tarder car je croyais avoir fini. Dont je me réjouissais et à présent, croyais-je, j’avais tout le temps débonnaire à cela. Je m’en réjouis fort peu pourtant. Voici pourquoi.

 

Le temps que j’avais gaspillé. Le papier que j’avais usé. La mélancolie effarée, préservée dans de grands bocaux prétentieux mais surtout patients sous la forme voulue de gélatine. La cherté de ma vie. L’embarras dans lequel je me trouvais. L’humeur noire dont je m’étais dépossédé. Tout cela avait duré - j’aurais pu le chronométrer. Moi, non.

 

Et puis s’en vinrent des architectes. Je les ai renvoyés. Laissez-moi à mon terrain vague !, répété-je, seul. Mon bureau ne prend pas la pluie.

 

*

 

 

La mesure de nos rythmes est fausse, déréglée, hypocrite. Ainsi de notre démesure. Ainsi de nos paroles.

 

Je les voulais tout en contradictions, afin que nul n’y croie. Je les interrompis de réflexions inopinées qui tournoyèrent longtemps, se faisant dès lors les chantres d’une vérité de parasite, au détriment de faussetés joliment bien construites et désincarnées en moi, qui n’atteignent personne.

 

Je parle ici du ciel, bien sûr, des animaux et du couloir d’une chambre qui mène à l’intoxication et à l’esprit. Je parle positivement aussi de ce qu’on voit - mais par nos yeux. Aussi et puisque tout cela est faux, à commencer par une idée du verbe s’agrippant au monde, j’ai abandonné hier l’amour, la beauté et la vie, la chair enfin, pour m’embraser tout seul dans une forêt dense de pénombres avortées, jonchant le sol en brumes et cafards vivants, puis mors et puis ressuscités que je tuais de mes pas trop violents, trop lourds et sans chemin - mais aussi et surtout dénué de rythme.

 

Oh oui ! J’allais bien loin de tout et surtout de ces rythmes qui empressent la grand-ville par ces chaleurs. C’est qu’on les entend mieux l’été en raison du silence qui les accomplit, lointains et sobres, qui les rend féroces, malséants. Mais la forêt se rassemble sans arbres, juste de pénombre multiforme.

 

Le hasard me guette à tout instant. J’ai découvert la vérité, je me suis tu !

 

 

*

 

 

Souvent j’ai pensé au suicide. Et d’une manière plus générale, j’ai beaucoup aimé la mort. Je n’y croyais qu’à peine, c’était pourtant elle qui me rendait heureux. Aussi, du désir de suicide j’ai longtemps tergiversé mais à présent, c’est bien fini. Oui, j’ai choisi en quelque sorte un moment bien hideux, pour une vraie masturbation, au pied mouvant et capricieux d’une falaise.

 

Au fond, gémirai-je en tenant bravement mon organe solide, ce n’est que peu de choses pour des vagues, pour de l’océan. C’est - mon urine aboutie - mais j’éjaculerai.

 

Parvenu au Sommet-du-Chien, baptisé avec hâte, à sa respectable hauteur, je sacrifierai moi aussi au pourtour immobile qui pourfend mes yeux. Je ne marcherai pas. Je reprendrai ma nudité et je la violerai. Tendresse de roche. Espace malléable, unique, la falaise. Et reprendrai mon souffle aussi.

 

 

 

*

 

 

En moi, la douleur est une corde et la réalité. Ainsi, que je la pince, tout disparaît et se ranime. Il faut que l’on m’arrache un bras, un œil, ce dont je rêve - j’en suis incapable.

 

Car la seule douleur vraie n’existe pas. On ne saurait localiser son havre. Et décrire sa bibliothèque, évoquer ses encens. Si je l’ai cherchée, ce fut sans doute en vain. Il me viendra, tout au long de ma quête, son idée sous la forme hypocrite d’un désert ou d’une plaine.

 

Mais j’ai déjà abandonné la ville et j’y suis retourné. En vain, en vain, etc.

 

Je suis tellement sûr de moi !

 

Si cette chair que je crois ignorer me parle, il me faut pourtant lui répondre. Mais comment ? J’ai l’instinct idiot de survivre et pourquoi pas ? De fonder une famille. Des enfants monstrueux sortent déjà de l’imagination et ordonnent le monde. Et je leur offrirai l’esprit bizarre, mien, mais plus lointain et cruel. Je rêve.

 

 

 

*

 

 

D’antiques théâtre se dressent, monumentaux et nous nous y surprenons si infimes lorsque nous entrons, après la splendeur de songes racoleurs - telle serait notre déception. Ces théâtres-ci ne sont que d’immenses habitacles où Dieux fantoches et anges farceurs se fourvoient. On les rencontre une fois pour toutes et l’on sort, déçu. Quelque chose de singulièrement déplaisant a succédé à l’espoir d’une vie nouvelle. Leurs dédales n’y sont jamais infinis.

 

Avec une sorte de résolution, on la nomme amertume, quelqu’un, dont on voit qu’il s’agit, entre en scène et marche en laissant tomber une main au sol. Il a un geste frénétique et sans doute cherche-t-il à nous faire croire qu’il souffre. Mais il n’émeut personne et d’impatients spectateurs se lèvent en riant, jetant des regards moqueurs autour d’eux.

 

Beaucoup d’autres qui restent assis en prenant un air absorbé feignent de ne pas les voir mais au fond, personne n’est vraiment dupe. On entend des chuchotements.

 

- Demain, ils se représentent.

- Irez-vous les voir ?

 

Un spectateur devant moi bâille et se gratte la tête. Sur la scène il n’y a plus un bruit. L’acteur s’est recroquevillé en chien de fusil et ce n’est qu’après un long silence qu’il récite une prose anodine d’une voix bégayante.

 

S’ensuit un dialogue imparfait, morose. Jamais on ne voit cette mort à qui il dit parler de sa voix lente, forçant son timbre pour le rendre plus grave et sans y parvenir, il s’anime, étendu, mimant de sa prose la vaniteuse alchimie.

 

 

 

 

*

 

 

Le doute apparaîtra sur scène comme un être fantastique, fantomatique avec une laideur particulière, décharnée. Le doute, cependant, apparaîtra - comme un spectateur désossé. Il est - la négation des sépultures. Et une foule, à son tour spectatrice, jonchera le sol autour de lui. On se bousculera, rampant, en riant - pour le voir. Des cris d’horreur aussi auront à prendre corps, superbe de la femme c’est - ce cri strident et sensuel, un geste de recul - esquissé par mégarde.

 

Une attraction particulière au spectateur, mêlée de dégoût et de crainte - et parfois mieux : de haine - sera la rupture de cœur des valses chaotiques qui jamais n’atteindront l’être pantelant assurément de cité ou d’autre chose : on agit indifféremment, à part la squelettique. On est - un bris de foule, superposément, arraché à un autre monde.

 

La danse solitaire du doute au fond sans relief. Il s’agirait selon la mise en scène hasardeuse (elle aussi obéit - à quoi ? au jour qui vient - et d’où vient-il ? De son alter ego), d’une pantomime aliénée du ballet - son vêtement, sa plaisante acception - qui le vit, si l’on ose dire, naître. L’ambiguïté demeurera malgré cela et chaque instant qui mettre tout - en œuvre - pour défenestrer le tiers halluciné, pour mettre à jour la vérité anthropophage de la - le doute (apparaîtra sur scène, etc.) dans un bain d’horreur.

 

Commune peur, vis-à-vis du fléau, des spectateurs assemblés sur l’estrade, aspirant un breuvage des intrigues qu’ils auront voulu cacher (c’est dans la mise en scène), ils seront incapables de communiquer. Ils seront malaisés surtout. Et cela se perçoit déjà aux trois coups essentiels du jour et dans le rire très bref, aride, de leur condition commune.

 

Il y aura certainement, à voir comme on évite le toucher du doute, un risque. Il s’agit de l’intrigue et celle-ci ne sera jamais confirmée car le contact ici - sur scène - est interdit (ou ailleurs, confiné).

 

 

 

*

 

 

Si je veux une plaie bien vive, c’est à titre d’expérience. Pour savoir mais pour être certain. Je veux la voir et, on me comprendra à peine, m’en réconforter.

 

 

 

 

*

 

 

Car tout cela est beau : oui, tout cela est vif.

 

Projections de tortures

Que je fais subir, jour après jour, à des milliers de moi.

 

Il me faut donc, pour m’excuser, charger mon chant d’expériences vécues. J’avais trois ans, l’amour au visage essoufflé ou nu me demanda ce que je voyais d’un ciel gris. Je ne répondis pas. Dans sa grisaille, à tout moment, des serpents salubres ou imaginaires.

 

Mais il se peut que j’aie répondu non.

 

Et je me refuse à le répéter. C’était déjà une forêt verbeuse et l’on ne voyait plus le ciel. Ici où je me refroidis les veines, il est possible que l’azur me commette. Je suis sa grisaille.

 

 

 

 

 

*

 

 

 

Des voix au corridor de son dégel. Il frappa trois coups à la porte et ne s’en releva jamais. Cependant il tourna à une allure changeante qui lui laissa le repos d’un leurre pour (qui dirait autrement) le dépecer absolument de toute son empreinte charnelle.

 

Une évidence fantasmagorique devant lui qui se déchire, il se pourrait que le spectacle bande au maximum une attention qui dégénère en spasme. Violemment efficace au quotidien. Une genèse comme aux retrouvailles. Avec ce même effet de printemps brusque, dans sa revivance prime et infantile, gravement.

 

On ne lui laissa plus le temps de se remémorer. Il balaya une parcelle appréhensive et à son tour se dévêtit. Un mur livide lui aurait promis de ne jamais rien dire, de ne jamais le lui répéter. Puis, c’est ce bain où il se dissout calmement, avec la sensation surtout d’avoir parachevé le travail magnifique, vivre, en un silence remarquable.

 

Fœtus volontaire

 

 

Bris de veille transitoire, arraché sur le vif.

 

Passé le seuil imaginaire de la douleur, voici exactement ce qu’il en est. Parmi la foule tiède, peut-être bousculé, je ne crie pourtant plus.

 

Je me rencontre au détour d’une foule exubérante, un ballet trépignant sur de la glace. Et je rentre dans mon ventre vide. Beaucoup plus haute et distante, fluctuant, aquatique, j’entends qui émerge le chant d’une flûte, sans doute, absorbant le néant millionnaire, l’océan divagué de la foule à ce lieu. Mais le lieu oublié, se succèdent les notes au murmure de la foule.

 

Aussi mes yeux se ferment-ils. Je charrie mon irrecevable veille sur le dos, escaladant à grand-peine le cahot dépecé de son rythme. Je grimpe vers de stridentes ombres. Dans le loin, mes vertiges jaunissent. Et je ne parviens plus à m’inquiéter du battement exagéré qui cognait ma poitrine. Tel se fraie mon chemin, dans l’incertain éblouissant, sur ces vestiges mitigés.

 

 

 

 

 

J’étais à mon berceau, il était déjà tard et cependant on entendait encore toutes sortes de bruit. C’est qu’il y avait du monde. Mais je feignais de l’ignorer. En fait, je me disais absorbé par la lueur d’un bout de clope que je gardais dans la main. Il y avait donc un vrai rapport entre la chaleur qui en émanait si peu et la gelure qui me hantait.

 

J’entendis quelques pas comme isolés les uns des autres dans l’escalier. Ô peu nombreux mais ce pouvait, selon ma bonne peur, bien vieille et bienveillante, devenir quelqu’un - qui monterait alors.

 

De loin j’entendis cette voix aussi, qui m’était familière et pour cela me terrifiait. Mais bientôt, on m’interrogea. Oui car il fallait absolument que l’on sache ce que je faisais (ce que vraiment j’essayais d’éviter). Non, non, me disais-je : pas ici.

 

- Pourquoi ?

 

 

 

 

 

 

J’étais là bien exposé mais je ne voulais pas toujours voir. Parfois, cela me déplaisait ou me plaisait et d’autres fois, cela ne m’inquiétait simplement pas. Que quelque chose vienne ou non, finalement, était le pire des hasards. Surtout en moi où je vivais différemment, avec cependant une idée d’être lié à tout cela, à un fil banc, à un trompe-l’œil.

 

Je ne m’étais pas avancé depuis si longtemps ! Et je respirais là, devant cette porte où à côté d’une fenêtre. Je veillais mais à quoi ? A moi même, sans doute. Je voulais m’affranchir mais je ne savais pas comment m’y prendre. Avec lenteur mais je n’y étais pour rien. Et cela m’obsédait.

 

A deux choses qui s’installent en moi, disais-je à haute voix, une suffit. Et j’avais à choisir. Les milliers de spotlights... dans un corridor de verre, d’un verre qui allait fondre, qui était ma chair. 

 

 

 

 

On ne nous laissera qu’un silence adéquat. Et c’est peut-être là sa volonté. Nous vient d’ailleurs le mur transparent d’une chambre et le décor décevant de la rotation des astres. Nous serions pulvérisés. Voici le théâtre d’amour et les vapeurs de son plancher. Mais nous n’y sommes pas l’herbe qui pousse et nous ne grandissons avec ses fondations, soudain visibles sous la terre limpide, que l’espace d’un spasme bleu comme une mer. Nous nous apprêtions à des remous et toute lèvre en ce bas entremonde n’est plus lors que sa salive facétieuse – ou plutôt inventive. C’est une maison perméable et nous y incidons, c’est un hasard – tu le crois pur, je te retiens, c’est encore une rotation malchanceuse d’êtres. Et ton sourire implose – je t’aurai au moins déçue (voici, ne me dis-je pas sur le moment, feignant de l’oublier, la malfaçon dont je rassure mon esprit de vivre) mais tu n’es plus qu’un râle, alors. J’étais pour oublier que nous étions bien deux, chacun, sans imaginer nos espaces. Alors je cherche un moyen imprévu de t’ennuyer, je voudrais m’anuyter mais on a tout prévu, depuis longtemps déjà, dans ce domaine rétréci qui n’est que chaque brique rencontrée auparavant, et voici bien longtemps déjà, un crépuscule est tombé lentement et il nous a quitté aussi. Ne nous laissant que cette pièce pâle aux murs dévisagés et l’écho de nos chairs, un bavardage inaccessible.

 

 

*

 

 

J’atteignis les limites gémissantes de la ville. A présent sa fureur n’avait plus lieu, je ne concevais plus qu’une extase de pluies intermittentes dans un ciel couvert d’épaisses auréoles, ténues et immobiles quoiqu’un vent les faisait chanter, un vent fuyant et fort, désordonné et gouverneur. C’est au bord de la plaine que je me suis précipité. C’est au bord du silence et du crétinisme absolu. Des mots me venaient qui étaient pareils à des salves, d’insensées détonations que j’entendais d’un battement de cœur et je me vis, parmi l’un d’eux, fêlé en son mouvant milieu, me relevant de chutes successives et drôles : car il n’y avait pas que moi, parmi ces chutes qui, anciennes, s’étaient faites très lentes et qui superposées, se jouaient d’un seul tour dont le centre était volatil et incompréhensible — vous verrez bien, beaucoup plus tard, ce que j’entendis là — ces chutes qui n’en étaient qu’une, qui se décomposaient larmoyantes et qui étaient, d’un coup, mon spectacle cruel, je m’en saisis, ou quelque chose me saisit alors, à ce moment, qui m’y plongea et qui me dicta quelques lignes à partir desquelles je pus bâtir de nouveaux mondes fiers et impavides, que j’allais détruire. Mais entre-temps, il y eut le souffle exercé de tant de souvenances douloureuses qui me comprenaient tout aussi bien qu’il s’y jouait de fortes intrusions : ainsi un cheval noir et endormi ruait si violemment parmi son somme que le ciel s’en soulevait et tout le monde eut peur qu’il se plaignît — ou pis, qu’il fût saigné. Et tout le monde s’approcha du cheval qui dormait mal, inconfortablement, proférant des injures incompréhensibles. Nul ne douta, alors, qu’il en voulait particulièrement au ciel et à moi-même, étendu vif riant, jouant d’obscènes comédies pour quelques spectateurs désorientés. Et tout ceci dans une chute, je la vis sous moi, elle se multiplia bientôt, la ville m’y rejoint. "Et vous voyez ce point ?’", me demanda un spectateur. Aussitôt je lui crevai l’autre œil, m’attendant insouciant à voir un flot de sang jaillir sur moi et ses mes vêtements que j’avais laissés sur le sol. La fracture dont je retenais l’imprononçable nom avait eu lieu, alors j’étais bien vrai et j’allais retourner en ville, j’allais me faire élire et conduire un bel univers aux degrés contrastés de sa déchéance admirable. Ville d’alcooliques ! Et de putains et de gens malheureux ! Ville en parfaite cohérence et d’harmonie parfaite ! A présent je serai ton maître ; déjà tu m’entends.

 

 

 

 *

 

 

De grands territoires verts et romancés. Voici où je me trouve. J’y dors. N’y croyez pas. Je veux seulement feindre la vertu. Et puis...

 

Comprenez l’herbe dont je vous protège, dont je vous rapporte les propos, dont je vous gave. Il ne saurait plus être question ici du clocher de l’église d’un village que l’on n’entend pas, au loin, il n’est ici question que de nature, et de mon destin bucolique.

 

Je voulais vous envenimer par la racine. C’est l’échec. Vous n’existez pas et moi non plus. Peut-être pire, la plaine dont la réalité ne se discute pas, mais qui nous extrapole et qui nous juge sur ce délire familier, simiesque, qu’est sa propre vie. Nous sommes prisonniers, il faudra nous y faire, prisonniers d’une pauvre plaine qui n’a que nous pour l’amuser. Et je verdis et vous disparaissez. J’imagine la plaine, encore, je la veux telle qu’hier. Hier était déjà un lendemain sur cette plaine qui s’amuse, qui fait vœu à chaque instant de nous rassembler, de nous clouer à l’herbe et c’est pourquoi je feins, dans une comédie sans fin, cette ignoble pudeur qui me revêt, à chaque instant plus grasse et tout est dévoré par mon nombril, qui lui aussi est une plaine, cernée d’arbres celle-ci, cernée de monts et dans le ciel de lourds nuages : une attraction pressante vous rassemblera sur mon nombril, je le voulais visqueux, à présent vous dansez.

 

Êtes-vous malheureux ?

 

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Commentaires :

  Le Récit ruisselant, entracte par Patrick Cintas

Ainsi s’achève la première partie du Récit ruisselant, La chair spectaculaire.

Et sa version epub (texte intégral) pour une lecture sur liseuse, ci-dessous.

Suit la deuxième partie, le Dit du ruisseau.

*

Inutile de chercher à disserter sur ce texte qui varie entre poésie et roman. Sans doute est-ce dans ces variations que réside tout le secret de la narration et de ses notations. Rien d’intellectuel là-dedans. La voix porte bien au-delà des considérations philologiques, métriques et autres métaphysiques du rien. Vaine aussi toute tentation de réduire la coulée verbale à la scène ou à l’écran. Le texte est un texte, avec ses retours de pages toujours possibles, ses sauts de colonnes même « ornés de vrais oiseaux », ses applications sur la mémoire en fuite d’un lecteur-trice enclin à l’identification et aux mêmes larmes versées en vers ou en prose selon le rythme du récit et surtout sa vitesse de croissance. Écrit émaillé d’outrages et de renoncements, presque romantique si l’époque n’était pas si consommatrice de petits faits quotidiens et de slogans, ou soutras, en guise d’idées à piailler en réseau. C’est là toute la différence entre un véritable artiste et un bavard de la feuille blanche. L’effort n’est pas le même : l’indiscrétion fait défaut au babillard ; elle sert d’outils de forage au portraitiste qui se voit dans le regard jouxtant le nécessaire miroir de la représentation. Ruisseau pas exempt de fontaine par magie : le chant s’associe à ses forêts de symboles pour former le cœur d’une qaṣīda, so that :

 


  Forage par Pascal Leray

Le forage est à l’amphore ce que le fort est au foirage.


  Forage par Jean-Michel Guyot

Le forage est à l’amphore ce que le fort est au foirage.

*

Ah mais que voilà une parole énigmatique à souhait !

Réduite à une courte sentence distribuant quatre éléments scindés en deux couples de termes mis en vis-à-vis par la copule du jugement, ce pauvre verbe être répété deux fois, elle revêt tous les atours d’une parole oraculaire : brièveté, construction syntaxique rigoureuse et apparente simplicité qui cache une complexité abyssale.

Tournure de phrase frappante par son apparente simplicité dont la clef de voûte est le verbe être, dont on peut se demander s’il n’a pas la force d’un verbe transitif à même de transir toute la phrase en rebondissant sur lui-même indéfiniment.

Sans transition, je dirais volontiers que le verbe être tressaille dans cette phrase en ouvrant une faille, sa propre faille de mot fourre-tout que les deux couples de termes mis en parallèle et posés comme sur les deux plateaux d’une balance étaient en quelque sorte chargés d’en sauver la possibilité heuristique.

En effet, effacez les quatre termes mis en jeu, et il ne reste plus rien de la phrase que le verbe être répété par deux fois au présent de l’indicatif, sonnant ainsi comme en écho, ce qui renvoie ipso facto à l’impossible commencement d’une vibration initiale.

Voilà qui fait naître en moi le soupçon que les quatre termes mis en jeu, loin d’être anecdotiques, sont pour ainsi dire les quatre piliers d’un Dire qui s’impose par le truchement d’un Dit en apparence aléatoire.

Cette phrase n’est pas gratuite mais savamment pesée, je dirais même plutôt savamment dosée. Notons la force singulière de son double datif qui établit entre les termes une relation d’apparente sujétion : le forage est à l’amphore ce que le fort est au foirage, suggestion de sujétion par un datif qui renforce considérablement la force interne du propos : les quatre termes sont solidaires bien que renvoyant à des domaines étrangers les uns aux autres : une action, un artefact antique, un humain qualifié de fort, un échec lamentable rendu par ce joli mot familier de foirage qui dédramatise quelque peu le pesante notion d’échec, et qui, plus fort que ratage, laisse entrevoir clairement le « côté » piteux de l’entreprise qui a foiré !

Cette phrase introduit-elle à l’œuvre entière, à une œuvre récente, passée ou en cours d’élaboration ? Renvoie-t-elle exclusivement à l’entreprise de Masse critique dans le déroulé de laquelle elle est insérée ? Fournit-elle une quelconque clef de lecture, alors même qu’elle est si difficile à interpréter ? Mystère !

J’y vois en tous cas prétexte à une rêverie abstraite, une flânerie dans un espace ouvert par un lexique raréfié, le temps d’un vertige. C’est pour ainsi dire un sésame qui n’ouvre que sur lui-même, nous contraignant ainsi à le répéter x-fois dans l’espoir qu’enfin la signification supposément cachée dans ses mots se révèle à nous. Espoir déçu, cela va sans dire !

Il est à craindre que la phrase en question qui nous questionne ne se referme en fait sur nous, promesse d’un trésor de sens qui n’advient à la parole qu’en-deçà des mots censés en révéler tout le sens, mais alors pourquoi ces quelques mots qui, n’ouvrant que sur eux-mêmes indéfiniment, ne libère aucun espace terrestre ou aérien ?

Cette phrase est proprement vertigineuse.

J’y entends un poème condensé à l’extrême en forme de pochade.

Les deux extrémités de la phrase riment allégrement, le foirage final introduisant une légère variation phonétique au forage initial, tandis que l’antique amphore encore intacte semble narguer cette volonté - forcenée ? - de forage qui initie le propos.

Forer, c’est creuser à la verticale, de plus en plus profond afin d’extraire du sol pétrole, gaz, gaz de schiste, bref un produit brut qu’il faut aller chercher plus ou moins profond dans le sous-sol en le fracturant.

L’amphore, elle, recueille un précieux liquide finement élaboré par l’être humain, du vin, de l’huile. Elle est stockée à la verticale dans les navires puis dans les lieux où elle est conservée pour son usage domestique.

Le rapport à l’espace - la verticalité - est le seul point commun entre l’action de forage, agressive, destructrice et l’amphore conservée dans de bonnes conditions.

Le forage est à l’amphore… première mise en relation comparative qui recèle une opposition qui va rebondir sur la deuxième partie de la phrase : ce que le fort est au foirage, elle aussi une opposition terme à terme.

Sur le plan formel, nous avons donc un double jeu d’oppositions : forage/amphore apposé à fort/foirage, trois de ces termes commençant par le phonème [f], amphore faisant exception.

Le forage est un forçage, une contrainte exercée sur les éléments naturels. Qui dit forage dit donc mise en action d’une force machinique dans le but d’extraire du sous-sol des énergies fossiles brutes qu’il faudra ensuite raffiner.

L’amphore, elle, est un contenant qui accueille-recueille le travail de la vigne et de l’huile (d’olives !), produits méditerranéens par excellence présents dans tout le pourtour de cette mer intérieure dont les rives, et pas que les rives ! furent occupées par les Phéniciens, les Grecs, et enfin les Romains. Pardonnez-moi si j’oublie quelqu’un !

Le forage requiert une énergie capable d’extraire des matières à valeur énergétique dans le cadre d’une économie moderne qui exploite encore de nos jours - pour combien de temps ? - des minéraux et des gaz fossiles produits il y a des millions d’années par des bouleversements géologiques colossaux dont les êtres humains ne furent pas témoins mais que la science moderne est capable d’expliquer et de décrire par le menu.

Combustibles fossiles, ressources naturelles… termes techno-scientifiques qui disent un rapport au monde inventé par les Européens, développés par les Nord-Américains, etc… inutile d’en dire plus, tout le monde connaît la chanson.

Se dessine donc dans « notre » courte phrase un rapport au monde et à la technique : technique antique transformant raisin et olives en vin et en huile, je ne dirais pas respectueuse de l’environnement, n’exagérons rien, mais impliquant une modification du donné naturel faisant peu de dégâts environnementaux versus une technique destructrice d’un bout à l’autre de la chaîne (production/consommation).

Si l’on suit le raisonnement de l’auteur, une fois rappelées les diverses implications des deux premiers termes en jeu, l’on peut en conclure à peu près ceci :

Par rapport à l’amphore qui recueille des produits affinés plus ou moins raffinés dans le cadre d’une économie préindustrielle, le forage est « un échec annoncé » comparable à celui que vit et éprouve « le fort » (l’homme moderne, l’ingénieur ?) lorsque, fort de sa maîtrise technique, son entreprise foire lamentablement.

Le temps fort de ce raisonnement serait donc l’amphore.

A-t-elle une signification symbolique ? est-ce une pure métaphore ?

Il me semble que ce terme désigne tout à la fois un artefact et une fonction qui, dans l’économie de la phrase, prend une valeur à la fois universelle et exemplaire, universelle parce qu’exemplaire, à ceci près qu’aucun autre terme de substitution n’est possible ce qui donne à penser que son usage est nécessairement métaphorique dans le cadre d’un mode d’expression littéraire : il n’existe pas d’autre terme adéquat à la pensée de son auteur, en d’autres termes, le mot amphore s’impose comme une évidence pour dire un rapport qui est tout sauf évident, rapport qui ne préexiste pas à son expression, tout en prenant des allures de vérité établie depuis la nuit des temps !

Est-ce à dire que le mode d’expression poétique, fort de sa technique, est « un échec annoncé » au même titre que le forage du fort qui foire ? Un échec assumé plutôt, sachant qu’alors le poème fonctionne-fictionne à la manière de l’antique amphore, seul élément féminin dans l’articulation de cet ensemble logique, les trois autres termes étant tous masculins : la poésie comme recueillement de ce qui est (visible/invisible, technique/naturel, humain/divin). 

La phrase de l’auteur n’est pas une déploration, mais se contente malicieusement de poser un constat qui laisse perplexe.

Le fort ne peut que déplorer son échec (foirage), tout comme le forage (opération technique) récuse l’antique amphore… Nous voilà donc en plein cauchemar technophile !

Course à l’innovation technique sans fin à des fins de domination du marché mondial mais aussi des esprits, des corps et des relations sociales (ah vive la Chine, cette synthèse parfaite du productivisme capitaliste et de la soi-disant dictature du prolétariat conduit-guidé par un parti unique telle que prônée par Lénine et consorts : une infrastructure capitaliste chapeautée par une superstructure communiste, le rêve, en somme : contrôle des masses par la flicaille et l’intelligence artificielle, terreur d’état et servitude volontaire à tous les étages, militarisme, ultranationalisme, enfin tout pour plaire, quoi !).

A commenter ce texte - un vrai casse-tête chinois ! -, je me vois obligé d’y ajouter des termes de mon crû inspirés librement par son propos resserré que je tente ainsi d’aérer pour mieux y respirer, et j’ignore totalement, en fin de compte, s’il s’agit en la matière d’avoir tort ou raison de procéder ainsi, en tous cas, c’est la seule façon pour moi d’avancer un peu dans ce bloc logique plus dur que le granit !

N’est-ce pas le propre de toute littérature d’être étrangère à l’opposition binaire vrai/faux ? au profit d’une voie intermédiaire (surtout ne pas parler de troisième voie !) qui louvoie entre le vrai - référence obligée au réel - et le faux (fiction nécessairement impure), vrai et faux n’étant alors que les termes approximatifs d’une relation indéfinie et tremblante entre ces deux termes afin d’échapper quelque peu, et autant que possible, au chaos.

Montrer le voile n’est pas exactement dévoiler ce qu’il occulte : il n’y a peut-être rien sous le voile, qui plus est ! ce « qui plus est », voilà peut-être la littérature, du moins une certaine littérature, dans toute sa nudité et sa surabondance narrative !

 

Le forage est à l’amphore ce que le fort est au foirage.

En fin de compte, c’est toujours l’auteur qui a le dernier mot !

 


  En devenir par Pascal Leray

Le problème, c’est que tout devient très lent. J’ai voulu écrire le mot "devenu" tout à l’heure. J’ai eu un vertige. Merci pour ces lectures.


 

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