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Magmatique - à Pascal Leray
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 Article publié le 30 août 2020.

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Parfois de longs, très longs moments, je me sens comme coupé de ma chambre magmatique, mais retranché en elle, enfermé, reclus, empêché d’en sortir, sans plus pouvoir la contempler de l’extérieur.

Ma forge tourne à vide. Vulcain a déserté ses ateliers.

Ne restent en place que des outils sans emploi.

Dans quelques millénaires, les archéologues n’y verront que du feu. Toutes les bibliothèques brûlent tôt ou tard. Les millions de petits ateliers dont la cendre couve dans les livres disparaîtront à tout jamais.

Souffler sur des braises encore chaudes avant qu’elles ne refroidissent, entretenir le feu sacré, transmettre, susciter l’intérêt et même l’enthousiasme pour les œuvres du passé mais aussi quelques œuvres récentes, voilà qui n’est pas une mince affaire, mais ce n’est pas la mienne, occupé que je suis à ne rien faire dans ma forge natale le plus clair de mon temps.

Une étincelle suffit à rallumer la flamme ; le monde s’illumine pour quelque temps, des ombres dansent sur les parois de ma chambre aussitôt transformée en atelier industrieux à l’activité débordante.

D’incessants cliquetis résonnent, me voilà occupé à briser les maillons de milliers de chaînes pour les faire fondre et puis faire des clés censées ouvrir des portes encore inconnues à ce jour qui ouvriront, je l’espère tant, sur des espaces de liberté insoupçonnés.

Puis tout retombe dans l’indifférence.

La chambre magmatique glougloute à défaut de déborder ; un jour, il se pourrait bien qu’elle explose au grand jour, fasse des milliers de victimes réputées innocentes. Mais marteau en main, pris en flagrant délire, je préfèrerais encore frapper les nuages ou me tirer une balle dans le pied, c’est plus moderne.

Dehors les armureries se remplissent de joujoux de plus en plus sophistiqués ; le business de la mort est en plein boom. C’est à qui tuera le premier proprement et sans bavure, ouvrira les hostilités de la manière la plus clean possible. La merde et le sang, les tripes à l’air et les carcasses qui pourrissent au soleil, ça fait mauvais genre au journal de vingt heures, mais qu’est-ce que je suis bête ! c’est fini tout ça, ce grand théâtre médiatique de vingt heures, depuis que les chaînes d’info en continu déversent leurs commentaires gras ou maigrelets, entrelardés de discours officiels et de commentaires d’experts. On pontifie, on se désole, on s’enthousiasme, on adhère ou on rejette avec plus ou moins de virulence la politique gouvernementale, c’est à peu près tout. Place à l’info ! Questions de société, géopolitique, affaires internationales, tout est passé à la moulinette du commentaire ; ça glose et ça coupe les cheveux en quatre. Pour un peu, on se croirait en pleine discussion sur le sexe des anges, pendant que dehors ça crie et ça proteste pour tout et pour rien, ça se chicane pour des riens, ça hurle et ça se déchire à qui mieux mieux. C’est à qui rongera le plus d’os possible dans ce carnage médiatisé. Les jeux du cirque ne font que commencer.

Les terres brûlées avancent.

A la surface, me direz-vous, quelques fumerolles attestent d’une intense activité magmatique, mais plus rien ne jaillit ou ne sort de terre, ni lave incandescente ni geyser brûlant, ni même sources chaudes émollientes.

Certes, le terrain est terriblement accidenté, comme vous pouvez le voir, mes chers amis.

Des collines arrondies succèdent aux collines arrondies, pour un peu, on se croirait dans le Jura souabe, la verdure en moins ; çà et là, les voilà qui cèdent la place à des monticules informes ; des crevasses larges comme un bras d’homme, d’autres absolument titanesques, fragmentent à l’envi ce chaos en constante évolution, mais une chose et une seule domine l’œil et les pas pour l’heure : un sol gris et graveleux ici, basaltique là, schisteux ailleurs encore, où rien ne germe ni ne pousse ni ne fleurit, terre aride à la surface de laquelle chaque pas du marcheur que je suis semble devoir indéfiniment se répéter au sein d’un monde aux secrets encore inviolés posé là par on ne sait quelle puissance tutélaire ou malfaisante sous mes yeux ébahis comme en attente d’on ne sait trop quel miracle de verdure. Une garrigue, au moins, ferait l’affaire, mais non, rien pour l’instant.

Attente de quoi ? et de qui ? Va savoir.

Seule l’impression prégnante dans un air lourd mais sec que quelque chose doit avoir lieu en ce lieu persiste et signe mon arrêt de vie dans ce monde désolé où je me vois condamné à errer.

Si au moins j’étais à la merci de quelque puissance occulte, je pourrais à la rigueur m’estimer heureux, mais non, rien de tout cela. Pas le moindre signe de bienvenue ou de franche hostilité où que je porte mes regards, comme si ce paysage désolant n’avait d’autre fonction, à perte de vue, que de me renvoyer en pleine figure cette part désertique de moi-même qui refuse de mourir.

Il fut une époque dans ma vie où le monde entier tentait mes jours et mes nuits. J’étais jeune alors.

Le désert, ainsi, devrait combler mes attentes les plus folles. Il n’en est rien.

Dépeuplée, désolée et froide, si froide, malgré la chaleur accablante, cette terre se voit privée d’un avenir à inventer. Faire du sur-place, c’est pas mon fort, mais à quoi bon avancer dans un monde mouvant qui se meurt avant même d’avoir pu naître, qui, certes, semble renouveler à l’envi ses charmes et ses poses lascives mais en définitive ne produit que du même à en perdre la raison ?

Beaucoup de figures amicales flottent heureusement dans mon esprit, elles virevoltent quelques instants, s’évanouissent ici, renaissent là-bas, et une petite musique mignarde et ensorceleuse me serine doucement : Fais-en donc des totems, ainsi jalonne ta route !

Agir ainsi en toute impunité ? autant vouloir fixer des molécules d’air en un lieu précis, nier les vents violents, les courants d’air chaud et froid, les turbulences qui résultent de leurs contacts incessants !

Le plus souvent, la seule chose que les hommes ont en commun, outre le fait brut de vivre à la même époque, c’est l’air qu’ils respirent, contraints qu’ils sont d’en partager les effluves et les miasmes, mais avec des nuances de taille, les uns profitant d’un habitat à peu près sain, tandis que d’autres crèvent la faim dans des lieux pourris.

Air pur, vicié ou pollué qui a l’intense mérite de propager les ondes sonores qui servent à nous comprendre, mais qu’arrive-t-il lorsque l’air vient à manquer ? J’ai tellement fait le vide autour de moi ! Si j’ouvrais brusquement les portes maintenant, la dépressurisation serait telle que je serais immédiatement projeté dans un vide intersidéral qui me serait fatal.

La brièveté d’un séisme, ses longues répercussions, voilà qui dérange les lignes claires d’une écriture habituée à sonder patiemment les strates du récit en cours, devançant par là le millefeuille que sera le grand livre dédalique longtemps rêvé, oh combien compact, quasi impénétrable de prime abord, sans bord ni porte ni fenêtre ni accès de quelque nature que ce soit, offrant une résistance à toute épreuve à l’œil curieux, à la main fureteuse, invitant par-là qui tente de s’en approcher par curiosité à s’en détourner, presque aussitôt découragé, et même dégoûté qu’il est qu’une telle chose puisse seulement exister, dénuée qu’elle semble être de quelque fonction que ce soit dans cette réalité douçâtre vouée aux valeurs d’usage et d’échange. Un monde marchand et industrieux n’a pas sa place ici, mais alors comment habiter en ces lieux, comment en faire une raison de vivre hors de tout cadre préétabli ?

Pour l’heure, les charnières du temps grincent. Loin, très loin, on entend de lourdes portes tourner sur leurs gonds, sans qu’il soit possible de savoir où elles se trouvent et par voix de conséquence si elles sont en train de s’ouvrir ou au contraire de se fermer, peut-être pour toujours. 

Un monde en gestation, piètre ébauche, pas même entièrement constitué, se fissure et se craquèle de partout. Une vue d’ensemble est impossible. Il ressort des coups d’œil jetés çà et là que partout se déroule la même intrigue. Le monde n’est que soubresauts, mouvements de terrains, effondrements et érection de pans entiers de terres stériles. Cartographier ce chaos relève de l’impossible.

Dans ce désert si actif, si changeant, une chose demeure : la force d’un certain langage capable de nommer les choses et les êtres. Face au chaos se pose alors toujours les mêmes questions remâchéee ad nauseam : Suis-je à la hauteur des événements qui se déroulent sous mes yeux ? ne suis-je pas tout bonnement en train de faire du vieux avec du neuf, de plaquer de vieilles notions périmées sur des phénomènes encore inconnus, inédits, inouïs pour tout dire ?

Devant un monde qui ne cesse de s’inventer des raisons d’exister, si éphémères soient-elles, est-ce bien raisonnable d’avoir recours à la fixité d’un langage ? comment adapter ma langue à ce monde qui ne cesse de faire de l’ancien avec du nouveau et du nouveau avec de l’ancien ?

Mais, au moins, je sais une chose : c’est qu’il ne faut pas jeter la plume avec l’eau de l’encre.

Péremption et corruption vont bon train, et j’ai l’impression de toujours avoir un train de retard. Anticiper la corruption des chairs, voir loin et plus loin que le commun des mortels, noble ambition digne d’un drame antique, mais je dois avouer que, pareil à Œdipe en proie à un aveuglement coupable, je ne suis guère informé de ces choses que lorsque je mets le nez dessus, butant sur des obstacles qui me piétinent, me renversent, passent au-dessus de moi pour m’écrabouiller une bonne fois. J’en réchappe, me retrouvant soudain ailleurs mais encore et toujours en terre hostile.

Le désert ouvre sur une aire du soupçon généralisé. L’air y est lourd, souvent étouffant ; le temps peine à y prendre ses marques, ses limites restent floues, indécises, il faut trancher dans le vif du décor. Un esprit borné s’y entendrait mieux que moi à ce petit jeu du chat et de la souris.

C’est l’espace tout entier qui, faisant question, rend problématique l’usage d’un langage qu’il malmène et rudoie, met constamment au défi du feu et de l’eau en une ordalie sans fin, presse comme un citron bien trop sec, jette comme une noix vide pour y revenir ensuite, se contentant d’en ronger les cerneaux rabougris. Un langage à toutes épreuves se forge là dans les affres d’un combat avec soi-même.

Le reporter de guerre que je suis à mes heures s’aventure en terrain hostile, ne sais pas ce qui l’attend, ignore surtout comment il pourra témoigner plus tard de tout cela qui se déroule sous ses yeux. Personne ne l’attend à la maison. Aucun organe de presse ne l’a mandaté pour enquêter sur un monde que le monde entier veut ignorer.

Il y aest le seul crédo de l’être auquel je ne se lasse jamais de revenir comme à un point d’aboutissement jamais atteint qui relance une quête singulière entre tant d’autres en ce monde déchiré, quête qui, invariablement, se fourvoie et s’embourbe dans des terres hostiles. Mais sont-ce encore des terres, quand on y songe ?

Revenir sur cette question n’avance à rien. Piétiner dans le jardin, y faire le pied de grue des heures durant à contempler les fleurs, ce n’est pas cultiver son jardin. A l’ouest, il prospère ; la terrasse est si belle en été.

La question piétine un terrain miné qui la fait exploser en mille morceaux, mais hélas ses éclats ne sont jamais assez nombreux ni assez petits ni assez volatiles.

Une image passée à l’envers tourne en boucle.

Je vois l’explosion si nettement au moment-même où l’être qui s’y expose se reforme à l’identique.

Cette fermeture sur soi et cette aperture sont le même, sans pour autant revenir au même. C’est une ronde sans fin, un jeu de chaise musicale pour tous les écrivains en herbe. Peu d’appelés, encore moins d’élus, et si, par une grâce du ciel, le talent est là, tout reste encore à faire.

Je lisais récemment ce constat lucide :

Je ne sais pas où en est l’amour propre de Pascal Leray, ni si sa modestie a atteint le fond du trou, mais il faut une grande dose de souffle et de générosité pour se donner ainsi en spectacle sans autre contrepartie que le silence éternel des espaces infinis.

Pour lui comme pour quelques autres, le travail continue, pour d’autres il s’éteint ou même a fini de promettre, s’il a jamais promis. C’est ainsi. Et parmi ces travailleurs obstinés, peu seront élus ou même aucun. L’incroyable système mis en place pour un tas d’autres raisons et principes relate aussi cette histoire longtemps vouée aux espaces perdus pour toujours. Personnellement, j’ai l’impression de suivre de loin le Juan Preciado qui n’arrive nulle part.

Avec/Après le désespoir et les tempêtes et d’innombrables épreuves, un salut semble s’offrir à moi comme par le passé.

J’en connais un qui détestait les planches somnifères.

Je me refuserai toujours à parler de planche de salut tant que je serai de ce monde. Le radeau de la Méduse, très peu pour moi, je ne suis pas cannibale. Par salut, entends, ami, ce qui arrive lorsque les rayons d’un clair de lune rencontrent et caressent jusqu’à l’aube la corolle d’un lys blanc ou le visage fervent mais détendu d’une femme à la noble prestance. 

Sa peau de lait ou sa peau d’ébène - Freyja ou Dorothée - je l’aime alors d’un amour ardent sans concupiscence, et ce au moment-même où la pensée taraude et taquine, soulève et puis déchire les chairs.

Et tout se démêle dans les temps présents. 

La Terre, matrice des dieux et des hommes, m’ouvre ses portes, dépêche à ma rescousse une femme rayonnante, tantôt brune, tantôt blonde comme les blés. Auréolée de gloire, sortie toute armée de ma tête, elle devient femme après quelques instants de perplexité seulement, vêtue de lin., un foulard de soie multicolore dans les cheveux. Parfois nue, elle sourit. Cette invite ne reste pas sans réponse.

Une figure rythmique s’impose alors, une ondulation propre aux choses et aux êtres appelés à durer au moins quelques temps dans les parages de ses apparitions évanescentes mais si délicieuses. 

La chaleur de mes forges en action, l’eau qui court, les vertes prairies, les oasis de clarté, tout y est. Vulcain s’active et tremble la terre et fleurissent les eaux.

Ondule l’ondine dans l’onde fine ; seule demeure en dépit du courant qui l’emporte vers elle-même.

Nénuphars et iris safranés coexistent dans les eaux calmes, les mortes et les étangs de mon pays, avec des milliers d’autres créatures qui vont et viennent dans ces milieux de vie qui ignorent la peur. Leur fragilité n’est en rien sui generis, mais leur est infligée par l’action d’hommes et de femmes dont la stupidité n’a d’égale que la cupidité.

Lorsque tout menace de s’effacer, jusqu’à l’effacement-même, luit dans mon esprit une ultime lueur sonore, une pulsation indéfectible, ourdie dans les profondeurs, qui sourd des profondeurs.

C’est ainsi que le blues est né, ainsi que je suis né au blues, moi, le tard venu.

 

Jean-Michel Guyot

11-24 juillet 2020

 

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