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Assauts et sursauts (Jean-Michel Guyot)
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 Article publié le 14 mars 2021.

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Le siège de tout pouvoir ?

 

De toutes les prononciations, la nôtre est la plus naturelle et la plus unie. Les Chinoiset presque tous les peuples de l’Asiechantent ; les Allemands râlent ; les Espagnolsdéclament ; les Italiens soupirent ; les Anglaissifflent. Il n’y a proprement que les Français qui parlent. 

Et encore :

Il n’y a guère de pays dans l’Europe où l’on n’entende le françois et il ne s’en faut rien que je ne vous avoue maintenant que la connaissance des langues étrangères n’est pas beaucoup nécessaire à un François qui voyage. Où ne va-t-on point avec notre langue ? 

Dominique Bouhours, né le 15 mai 1628 à Paris où il est mort le 27 mai 1702, prêtre jésuite, grammairien, biographe et apologiste français.

La langue anglaise est hyper efficace, extrêmement poétique et précise. Le français n’a pas la carrure pour l’affronter, c’est une langue très difficile à apprendre, à l’image du mot “oiseau” : aucune des lettres qui le composent ne se prononce (sic) comme la lettre elle-même. Alors ça ne sera peut-être pas dans cent ans, mais il y a des chances que le français disparaisse un jour. 

Catherine Dufour, citée in Quel français parlerons-nous en 2050 ? de Chrystèle Bazin

*

A vous entendre, la langue anglaise est poétique en soi.

Pourriez-vous me dire en quoi, selon vous, la langue anglaise est une langue poétique ? par la grâce d’on ne sait quelle puissance tutélaire ou inhérente à cette langue particulière ? Qu’est-ce à dire ? Efficace l’anglais ? comment cela ? grâce, sans doute à sa brièveté qui en fait un outil de communication adapté aux moyens de communication moderne ? et créative dans le domaine des technologies nouvelles qui envahissent et pourrissent notre quotidien ? 

Alors poétique la langue anglaise ?

Il n’y a poésie qu’à partir du moment où il y a intention de poésie, intention qui passe par l’usage d’une rhétorique, d’un code formel conforme à une esthétique héritée ou inventée, or la langue – toute langue – n’est en rien un sujet capable de volitions, entre autres linguistique, mais, hors de toute intention d’art, le support non-neutre, chargé de connotations culturelles conscientes ou non, qui permet à un sujet de s’exprimer sur tous les sujets possibles et imaginables qui ne requièrent pas un langage spécifique : signalétique, morse, langage crypté et signes mathématiques.

L’on peut à la rigueur considérer qu’un poète exploite dans sa langue maternelle toutes les ressources signifiantes et sonores – le son et le sens indissolublement mêlés – mais ce matériau fourni par la langue peut être comparé à du minerai de fer, d’or ou d’argent qui n’a pas encore été travaillé par un forgeron, un orfèvre ou un artisan monnayeur.

Si l’on vous suit bien, la langue anglaise aurait des ressources propres qui lui permettrait de surpasser le français ou l’allemand ou quelque langue concurrente que ce soit, or, si toute langue renferme ses trésors propres, aucune ne peut se targuer de véhiculer à elle seule tous les possibles linguistiques qui ne s’actualisent que partiellement dans des langues particulières.

Je n’irai pas jusqu’à dire que vous inaugurez un nouveau cratylisme, mais nous n’en sommes pas loin. Il consisterait à postuler une adéquation absolue entre les sonorités de la langue anglaise et le sens que nous donnons, bon an, mal an, au monde actuel, comme si cette langue parlée sur tous les continents constituait à elle seule la bande-son de nos rêves sucrés et de nos pires cauchemars.

La langue comme véhicule de culture : langue et culture ne sont en fait qu’une seule et même chose vue sous deux angles différents : la culture d’un pays, d’une nation ou d’une ethnie concentrée ou dispersée dans le monde se reflète dans la langue des locuteurs, chaque locuteur étant le dépositaire d’une culture et d’une langue plus grandes que lui ; de même qu’une langue ne peut se maintenir qu’au sein d’une culture qu’on porte et emporte avec soi jusque dans l’exil, une culture ne saurait se transmettre sans une langue spécifique, koinè ou non.

Pour s’en tirer, il faudrait imaginer un ensemble de possibles propres à l’anglais qui lui permettraient, en l’état actuel du monde, c’est-à-dire des rapports de force existants, de jeter une ombre et même d’éclipser voire de détruire les autres langues pourtant égales en dignité à la langue anglaise.

Imaginer que la puissance, l’hégémonie états-unienne, et le soft power (2) qui en découle, résultent d’une dignité supérieure inhérente à l’idiome anglais dans sa déclinaison nord-américaine essentiellement, en somme, un coup de chance, une opportunité historique saisie à bras le corps, un effet de la Providence, un don des dieux ou de Dieu (un dieu protestant, cela va de soi, sévère mais bon, et qu’on n’exhibe pas supplicié sur une croix romaine).

Dans cette optique messianique, les Nord-Américains sont, pour ainsi dire, le nouveau peuple élu, le plus proche du Dieu mosaïque au double sens de ce terme. A moins qu’il ne faille parler de patchwork, ce qui fait plus américain !

Encore une fois, nous confondons allégrement deux plans distincts bien qu’indissolublement liés (pas de locuteurs sans langue et plus de langue s’il n’y a plus de locuteurs) : ce n’est pas la puissance, présumée intrinsèque, de la langue anglaise qui produit la puissance des locuteurs anglo-saxons états-uniens, mais leur industrie et leur système financier, leur agriculture et leur inventivité technologique, sans oublier le pillage des ressources intellectuelles des autres pays, attractivité financière aidant.

Sauf à penser que la langue - en l’occurrence une langue et une seule, le latin mais aussi le grec avant-hier, le français hier et l’allemand tout seul dans son coin, et l’anglais aujourd’hui, mais comment expliquer ce nomadisme du divin ? - soit le siège de la puissance via une grâce divine ou plus sourdement l’effet grâcieux d’une heureuse nature inscrite dans le sang et le sol, l’ADN d’un peuple appelé à régner sur le monde, pour reprendre le mot à la mode.

La métaphore de l’ADN a en effet les faveurs d’une écriture journalistique qui affectionne les raccourcis synthétiques prisés par la langue anglaise qui, comme l’allemand, privilégie la nominalisation, à cette nuance près que l’allemand, riche en préfixes, infixes et suffixes – la dérivation – se paye le luxe d’être en même temps une langue agglutinante par le biais de la composition, ce qui en fait une langue encore plus souple ou plus plastique, comme vous voudrez, que l’anglais, admirablement adaptée à l’invention conceptuelle, d’où, peut-être, cette tendance ethnocentrique, encore très marquée en ce début de vingt-et-unième siècle (il suffit de lire pour cela des blogs sur Facebook et des commentaires au mieux arrogants, au pire haineux, sur Youtube) à croire et à affirmer tranquillement que la langue allemande est la langue philosophique par excellence, si proche qu’elle est par sa structure et la constitution de son lexique du grec ancien. Heidegger fut, en son temps, après Fichte et d’autres, le champion de cette manière de voir qui sous-tend depuis au moins trois siècles une culture allemande imbue d’elle-même qui n’a pas su s’imposer dans le monde et qui a détruit ses chances de réussite pour plusieurs siècles au moins après l’infamie nazie.

Mais le soft power actuel n’a que faire des prestiges combinés de la littérature et de la philosophie, l’Allemagne a laissé passer sa chance de dominer militairement et culturellement le monde. Tout à la fois un nain politique et un géant culturel au dix-huitième siècle puis un géant industriel aux pieds d’argile, etc… Inutile de revenir sur cette triste histoire. Le leadership technique nord-américain, une merveille d’organisation, doit beaucoup aux esprits européens, en particulier aux savants allemands capturés après la Seconde Guerre Mondiale, Werner von Braun en tête, nazi par opportunisme, criminel de guerre, puis directeur de la NASA, concepteur avec ses collègues exfiltrés du projet Saturne qui permit aux Etats-Unis d’envoyer des astronautes sur la Lune.

Vous donnez à penser que la langue est le siège de la puissance, alors que l’anglais, pour ne prendre que l’exemple qui nous occupe, aura eu une chance historique de s’imposer grâce au colonialisme britannique. Que l’anglais, langue brève et synthétique, corresponde parfaitement au monde ultra-technicisé dans lequel nous vivons, ce qui constitue pour elle un facteur favorable, une chance de plus, d’accord, mais de grâce arrêtez de porter au nue une langue et une seule !

La Chine, malgré sa puissance économique et militaire, et son nombre considérable de locuteurs dans le monde, pas seulement en Chine, n’a aucune chance de s’imposer à l’échelle mondiale en raison des difficultés liées à son système d’écriture, mais surtout parce que son soft power est faible ; la multiplication des centres culturels Confucius n’y changera rien. La route de la soie high-tech ne fait rêver que des industriels et des marchands de bien chinois et européens avides de profits. Le pouvoir chinois, revanchard et arrogant, entend, par ce biais restaurer une puissance perdue, le solipsisme culturel en moi, l’hégémonie mondiale en plus. On imagine qu’il y a quelque plaisir à battre sur son propre terrain un monde occidental méprisé hier, haï maintenant, tout en promouvant un marxisme-léninisme à la sauce chinoise, dernier avatar d’une aventure politique occidentale meurtrière mais heureusement avortée. 

Cette rencontre avec l’Histoire qui amène une nation à se croire appelée à un grand destin, ni plus ni moins que de dominer un continent voire le monde entier, requiert une action diplomatique, économique et militaire ainsi qu’une propagande efficace – le soft power, ce doux euphémisme – de longue haleine. Le prestige d’une langue n’est jamais intrinsèque mais toujours lié à la puissance militaire, commerciale et industrielle puis au rayonnement culturel d’une nation. Il ne suffit pas d’être un peuple industrieux et ingénieux pour s’imposer au monde entier. Il y aurait beaucoup à dire sur l’art de la copie améliorée et revendue ensuite à ceux qui conçurent l’original, art de la copie qui ne pose aucun problème de conscience aux dirigeants chinois, bien décidés à retourner des techniques inventées en Europe, au Japon et aux USA contre nous tous qui ne sommes pas chinois.

C’est à croire que diverses langues, en assez petit nombre somme toute, eurent leur heure de gloire. Il semble, ceci dit, que l’hégémonie culturelle de telle ou telle nation ait le souffle de plus en plus court : aucune langue moderne, pas même l’anglais et encore moins le français, ne peut se targuer d’avoir informé les esprits aussi longtemps et profondément que le grec de Sophocle et de Platon ni que le latin de Cicéron et de Virgile… pour ne rester que dans le domaine européen.

A quand un soft power chinois, une hégémonie mondiale rendue possible par les échanges mondiaux, mais qui ne soit pas exclusivement techno-scientifique, ce nouveau dieu des temps modernes ? Il semble que la tyrannie exercée par le pouvoir chinois entrave toute création digne de ce nom, et par conséquent tout rayonnement culturel qui ne soit pas tourné vers un passé glorieux, alors que Japon, Corée et Inde rayonnent de mille feux pour le meilleur.

A l’instar de la Turquie qui aurait tant à offrir, si elle n’était pas engluée dans un nationalisme islamique rétrograde qui n’a pour tout horizon que le passé soi-disant glorieux de l’empire ottoman, la Chine creuse sa tombe au moment-même où elle se croit arrivée aux portes de la puissance.

Et n’oublions pas les pays arabes, si riches culturellement, qui auront à régler leur rapport au monde actuel et à s’inventer une modernité sui generis sous peine de disparaître culturellement dans des convulsions cataclysmiques.

Mais ayons surtout une pensée pour les oubliés, les damnés de la terre, le petits, les minoritaires capables, eux aussi, de grandes choses !

Et quid de l’Allemagne ? quid de la Russie qu’on oublie trop souvent, détentrice d’immenses espaces linguistiques, quid des peuples amérindiens et des Africains aux cultures si variées ?

Quant au problème de l’oiseau, l’ouazo/l’wazo si l’on vous suit bien, il est vite réglé : l’orthographe anglaise est encore plus fantaisiste, c’est-à-dire archaïque, déconnectée du parler actuel, que le français. Enough is enough ! Inaff iz inaff !

Là où vous marquez un point, c’est lorsque vous affirmez que le français n’a pas la carrure pour affronter l’anglais. (2)

On se croirait dans un match de boxe, dans lequel s’affronterait un poids plume et un poids lourd. Votre réflexion a le mérite de mettre le doigt sur l’essentiel : tout n’est que rapports de force en ce monde. Et la puissance américaine que vous confondez avec la langue anglaise ne semble pas vous déplaire.

Le français, me semble-t-il, boxe dans la même catégorie que l’anglais, à cette nuance près, hélas, qu’il n’a pas autant de supporters, ce qui pourrait bien changer grâce à la francophonie, africaine surtout, chaque locuteur français étant appelé à parler non plus strictement français mais francophone !

Je songe enfin à l’Islande, ce « petit pays » si cher à mon cœur. Tous ses habitants parlent anglais couramment, comme tous les Scandinaves d’ailleurs, a-t-elle pour autant perdu sa langue, si proche encore du vieux-norrois ancestral ? Pas du tout, bien au contraire !

Et vive le Québec qui fait de la résistance linguistique intelligente, même si tous les Québécois sont loin d’adopter toutes les recommandations de l’office québécois de la langue française. Dernier exemple en date : le fameux divulgâcher, bien plus parlant que l’affreux spoiler employé par les adolescents français. Rappelons au passage que les locuteurs gaulois parlant des dialectes celtiques avaient horreur des accumulations consonantiques latines à l’initiale des mots : exemple stella devenue estoile puis étoile, une statue ne devant sa survie qu’on son apparition tardive dans la langue des clercs, ce qui lui évita de devenir une étatue ! Même difficulté avec ces consonnes « sp » dans « spoiler », si désagréables à prononcer.

La poésie et la puissance font bon ménage, dès lors que le poète se fait le serviteur et le thuriféraire des puissants, ce qui arriva souvent dans l’Histoire. Nietzsche ne s’est pas privé d’ironiser en la matière.

J’entends une autre poésie, une poésie toujours autre pour mon enchantement, dans les langues que je maîtrise : j’aime à passer de l’une à l’autre, comme l’on aime jouer un jour du piano, un autre jour de la guitare électrique, du saxophone ou tout autre instrument occidental ou non.

Cette poésie, c’est tout à la fois un ensemble de phonèmes et une rythmique propre à chaque langue, les accents toniques étant primordiaux – il y en a quatre en allemand, un sur la première, un sur la deuxième, un sur la dernière syllabe et un sur la pénultième, selon le mot – ainsi que les accents de phrase, une couleur sonore donc, c’est-à-dire dans le même temps un timbre, une mélodie et divers rythmes. La matière sonore, avant toute prise de sens, est primordiale pour moi : toute poésie part de là et y revient. A ce phénomène musical s’adjoint bien sûr la joie du sens, évident ou obscur, tout étant possible en la matière. Joie du sens et pure musicalité dessinent un possible sensible dans l’espace duquel l’ouïe donne à voir, à sentir et à comprendre en même temps. Phénomène acoustique avant tout qui charrie sensations, impressions, émotions et habitus culturel.

Bien sûr, le terme de poésie est impropre, comme j’ai tenu à le rappeler dans ma remarque liminaire. Pas plus que le terme mélodie – une langue serait mélodieuse ou non, alors que l’on veut dire en fait qu’elle chante à notre oreille de locuteur français – trop restreint, même si une musicalité est en jeu dans toutes les langues. 

Parlons plutôt de charme, chaque langue ayant son charme propre sans qu’elle puisse plaire universellement, pas plus que la musique d’ailleurs, je me souviens de la grimace de dégoûts de ces musiciens javanais à qui ont fit entendre un quatuor à cordes de Beethoven !

Une collègue m’assénait il y a peu l’idée selon laquelle l’allemand est « une langue râpeuse ». Elle m’aura au moins épargné le qualificatif de guttural. Je lui ai répondu qu’à ma connaissance seuls les chats avait une langue râpeuse.

Mon père se souvenait bien des ordres vociférés par les officiers allemands pendant l’Occupation, lui qui faillit se faire écrabouiller – au grand amusement de ces messieurs ! – par une voiture militaire remplie de Waffen SS ! La Franche-Comté, on l’ignore trop souvent, était zone réservée ; Himmler avait prévu de coloniser l’ancienne Bourgogne de Charles le Téméraire pour en faire un état SS modèle, non sans avoir préalablement fait déporter les Franc-Comtois tous promis à moyen terme à l’esclavage et à une mort certaine.

Ecoutezdonc dans un bon film hollywoodien, ce n’est pas ça qui manque, un sergent des Marines hurler ses ordres et ses propos orduriers et dîtes-moi si dans sa bouche l’anglais sonne bien !

La militarisation de la langue allemande, Nietzsche l’a dénoncée après 1870. Peut-être qu’il en reste quelque chose chez certains illuminés de la race en Allemagne et en Autriche, mais je ne côtoient pas ces gens-là.

Goethe, Hölderlin, Eichendorff, Heine, Else Lasker-Schüler, Celan, Eich et bien d’autres m’ont habitué à de tout autres sonorités que des ordres hurlés ! Ecoutez donc Christoph Prégardien interpréter des lieder de Schubert ou de Schumann, et vous serez édifiés, mais c’est vrai, j’oubliais, comme me le disait une amie allemande qui enseigne l’allemand en Allemagne, un vrai sacerdoce par les temps qui courent, « L’allemand, c’est pas sexy ! » C’est vieillot, c’est ringard, comme le français.

Si la langue allemande pue le soufre nazi ou bien la naphtaline, alors que dire du français, une belle langue de bouchers aussi ! Mais j’oubliais, décidément, il paraît que les Français n’ont jamais fait de mal à personne.

Un lien charnel, familial en son fond, nous unit à telle ou telle langue, et basta ! Pour moi, c’est d’abord le français. 

Ce qui plaît aux uns pour des raisons toutes personnelles déplaît à d’autres pour des raisons tout aussi personnelles qu’il serait fastidieux d’énumérer ici. Les difficultés éprouvées lors d’un apprentissage contrarié n’y sont pas pour rien. Je me souviens de cet ami allemand qui occupait un poste élevé à la Lufthansa dans les années 90, parfaitement anglophone et grand latiniste, champion junior de saut en longueur 1955, premier prix de conservatoire à la contrebasse, qui fut journaliste à New York, ayant joué avec le grand batteur de jazz Kenny Clarke, amoureux fou des USA, féru de pop art (il possédait une collection impressionnante de lithographies originales de Warhol et Liechtenstein) : il me raconta un jour avoir pris en grippe la langue française à cause d’un de ses professeurs de français, ancien officier dans la Wehrmacht et qui parlait un français, disons « crispé » (mon ami fit un rictus pour imiter son accent), détestation qui dura jusqu’à ce qu’il rencontre sa future femme professeur de français qui le réconcilia tardivement avec la France. A chaque fois qu’il devait se rendre à Paris pour affaire, il s’empressait de vider les lieux au plus vite, dès qu’il en avait fini avec l’affaire qui l’avait conduit à Paris, tant il se sentait mal à l’aise en France. Plus tard, il eut à côtoyer le PDG d’Airbus dans les années 90, je l’entends encore me dire à propos de l’attitude de cet homme : Typisch französische Arroganz ! Une anecdote parmi des millions d’autres possibles qui illustrent bien l’importance de l’apprentissage, mais aussi l’importance de l’image que l’on donne de son pays à travers sa personne. Monsieur le PDG d’Airbus entendait ne s’exprimer qu’en anglais devant ses collaborateurs allemands, un anglais fort médiocre en comparaison de celui, impeccable et croustillant de mon ami allemand.

Né sur une terre de brassage ethnique depuis des millénaires dans une famille franc-comtoise et alsacienne du côté de ma mère, habituée – enfin façon de parler – aux insultes germanophobes, je ne pouvais qu’être attiré par la langue allemande et aimer les dialectes germaniques en dépit d’une histoire compliquée et douloureuse. Traité à dix ans de « boches de l’Est » à Mont de Marsan, j’ai développé dans ce contexte français généralement hostile à tout ce qui est germanique, langue allemande comprise, une propension jamais démentie à défendre les mal-aimés d’où qu’ils viennent. Cet amour de l’allemand – jusqu’aux frissons lorsque j’entends chanter en allemand – s’est étendu aux langues scandinaves, particulièrement l’islandais, mais jamais je ne songerais pour ma part à décréter que telle ou telle langue du monde est malsonnante. La perception d’une langue par une autre mériterait une étude approfondie pour démêler cet imbroglio qui met en jeu l’acoustique, la sémiotique, la phonologie et l’histoire… J’en ai plus qu’assez des préjugés, des clichés, des réflexions toutes faites.

Ich spreche wie mir der Schnabel gewachsen ist, comme on dit en Allemagne.

Et vive l’anglais que j’aime pour ce qu’il est, et non pour ce qu’il représente aux yeux de certains ! Je ne vendrai pas ma chemise pour faire partie du monde anglophone, m’y faire accepter et y adopter une langue qui me reste étrangère.

 

  • softpower, un mot anglais pour, en fait, parler de rayonnement culturel qui inclut les technologies numériques de l’information, Hollywood et le cinéma indépendant, les musiques américaines et britanniques avant tout et le star system qui s’y rattache.

 

  • La difficulté d’apprentissage d’une langue dépend de nombreux facteurs. Un locuteur européen aura toutes les peines du monde à apprendre une langue à tons comme le Navajo, habilement utilisé par les forces américaines durant la Seconde Guerre Mondiale dans le pacifique, ainsi que le thaïlandais, par exemple. Entre en ligne de compte également « la bande passante » d’une langue : le français a la « malchance » de n’œuvrer que dans le médium, ce qui le rend sourd, dès que ses locuteurs monolingues « franco-français » ont atteint l’âge de neuf-dix ans, à des langues qui mettent en jeu les fréquences graves et aiguës, tandis que le russe balaie les fréquences aiguës, médium et graves, ce qui facilite considérablement l’apprentissage des langues étrangères pour un russophone. Le système d’écriture joue aussi un rôle notable, mais le charme des caractères chinois, japonais, des lettres arabes, thaïe, indiennes, etc… peut largement contrebalancer la difficulté rencontrée et même exercer un fort attrait, la calligraphie constituant une motivation supplémentaire pour l’apprenant. On ne connaît pas une seule langue au monde qui ait consenti à se simplifier pour les beaux yeux d’autres nations, même si le français ferait bien de réformer certains aspects de son orthographe grammaticale en instituant par exemple l’accord de proximité qui était en vigueur avant l’instauration au dix-septième siècle de la fameuse règle sexiste « Le masculin l’emporte sur le féminin », promue par l’abbé Bouhours. La question du genre est un problème de taille qu’on ne discutera pas ici, ainsi que le problème du vocatif : tu/vous, you/you, du/Sie…

 

 

-2-

Une époque formidable

 

Je me garderais bien de livrer ma pensée sur tout ou tel sujet épineux. Qui plus est, si j’avais une opinion tranchée sur tout, je crois bien que j’irais consulter. Je fuis les polémiques, toujours stériles à mes yeux.

Tout au plus sont-elles l’occasion pour certains polémistes de clarifier leurs points de vue, d’éclairer sous un meilleur jour un faisceau d’idées dont ils se veulent les propriétaires, investis qu’ils se sentent être d’une mission de salubrité publique, occasion en somme d’agencer et d’avancer au mieux un argumentaire contraint de s’affiner pour ne pas paraître arbitrairement ridicule.

Il est fascinant, tout de même, de constater combien l’on peut être mal compris à cause d’un manque de culture générale qui enferme tel ou tel contradicteur dans des réflexes de pensée, des opinions bricolées ou toutes faites dont il n’est pas même sûr que tel ou tel contradicteur soit le moins du monde conscient.

Nous sommes tous et toutes à table d’hôte dans une auberge espagnole, et il arrive fréquemment que nos oreilles sifflent à entendre des stupidités énoncées avec sérieux et, apparemment, en toute sincérité.

La franchise est, me semble-t-il, une valeur en hausse. Elle permet de se lâcher en toute impunité. Une opinion en vaut une autre et il n’y a que des opinions complémentaires, concurrentes voire antagonistes. Cette manière de voir et de concevoir le débat fait le lit du relativisme ambiant.

Franchise qui n’en est pas une, puisque ceux et celles qui se lâchent n’ont pas le courage de signer leurs propos : anonymat vaut lâcheté.

Derrière cette apparente liberté de ton accordée à tous par tous se cache en réalité de sourds rapports de force qui n’osent pas dire leurs noms. Les tyrans aux petits pieds pullulent, prolifèrent même, abondent tous dans le même sens : mon opinion est la bonne, c’est la seule valable, et gare à celui ou celle qui oserait me contredire !

Or, moi, j’aime la contradiction.

Dans des conversations informelles, je n’aime rien tant que titiller la pensée et l’imagination verbale de mes interlocuteurs en lançant des affirmations qui n’ont d’autre vertu que d’appeler la contradiction, ceci, non pas pour dynamiter le débat ou le paralyser, mais pour le stimuler.

Tout est alors affaire d’attention et de présence d’esprit, car il s’agit de saisir la balle au bond. L’occasion est ainsi donnée de réviser quelque peu nos jugements respectifs et nos prises de position abruptes, en discutant sur la base d’assertions qui, sans être totalement gratuites ni tout à fait infondées, se savent provisoires et sont acceptées comme telles par l’assemblée que nous formons, constituée qu’elle est de personnes de bonne volonté. 

Ce sont des ballons ou de galops d’essai, rien de plus.

Les polémiques, c’est tout autre chose.

Il s’agit de s’affronter en confrontant des idées. C’est le combat pour le combat, avec tout de même le secret espoir de ridiculiser ou de terrasser l’adversaire.

Un débat sain voudrait, tout au contraire, que l’on acceptât de se confronter aux idées émises par d’autres pour aboutir, sinon à une synthèse qui satisfasse les deux partis, du moins à une mutuelle compréhension basée sur la reconnaissance claire des présupposés philosophiques ou religieux des uns et des autres.

S’entendre sur les tenants et les aboutissants d’une pensée, voilà ce qui manque cruellement le plus souvent. Les pensées ou opinions en apparence les plus libres parce qu’elles se veulent scandaleuses peuvent se révéler être des plus serviles et mesquines, de vraies baudruches par plus solides que des bulles de savon.

Le ton peut monter rapidement. La grogne et la hargne de part et d’autre interagissent à la manière d’un feedback incontrôlé. Cette rétroaction - Rückkoppelungseffekt - finit par rendre inaudible la pensée des uns et des autres.

C’est le rôle de l’animateur - Moderator, en allemand - de couper court aux insultes, aux raccourcis faciles, aux procès d’intention faits aux uns et aux autres lors d’un débat animé, sans qu’il puisse contrer l’éventuelle mauvaise foi de tel ou tel intervenant.

D’aucuns prétendent lire dans nos pensées, alors qu’ils ne font que nous imputer des « pensées » qui ne sont pas les nôtres. La bêtise et la mauvaise foi font bon ménage, les limites intellectuelles des uns et l’arrogance des autres s’entendent comme larrons en foire pour produire un bruit au bout du compte inaudible.

C’est ainsi qu’apparemment en toute bonne foi on s’écharpe en public ou en privé.

A l’heure des Twitter et autres réseaux sociaux où les opinions s’agrègent par mimétisme tout en se déchaînant contre des opinions adverses, il est bon de remarquer que deux postulations animent nos agités du bocal, elles sont rigoureusement parallèles, l’une entretenant l’autre et vice-versa : un grand nombre de gens tiennent pour fausse toute information véhiculée-diffusée par les médias traditionnels : il n’y aurait, à les entendre, que des fake news, de fausses nouvelles, des infox et des intox, comme il vous plaira de les nommer et en réaction ces mêmes personnes développent un intense besoin de croire en quelque chose de solide, ce qui stimule chez ces complotistes une capacité à avaler n’importe quel ramassis de conneries concoctées par de dangereux paranoïaques et des professionnels de la désinformation.

Dans un climat aussi délétère, aucune discussion digne de ce nom n’a sa place.

Il suffit de lancer une opinion pour qu’elle vous revienne à la figure, suscitant moquerie ou indignation, levée de boucliers ou franche attaque. C’est un jeu sans fin dans lequel il est plus prudent de ne jamais entrer. Donner dans cette cacophonie, c’est faire fi de toute pensée un tant soit peu éclairée par la Raison et ainsi ruiner le crédit qu’on lui accorde au profit d’une guéguerre idéologique permanente aux conséquences imprévisibles.

C’est le règne de la réaction, chacun et chacune étant persuadé d’avoir raison sur toute la ligne et d’agir dans le bon sens, le sens de l’histoire, cette mauvaise farce hégelienne-marxiste. 

Les réseaux sociaux n’ont de sociaux que le nom, un piètre adjectif qui masque l’insociabilité foncière de ses participants toujours prompts à s’agréger en meutes de loups prêts à se jeter sur tout ce qui les contrarie. Je m’étonne constamment de voir que des personnes apparemment sensées et bien intentionnées donnent dans ce jeu pervers où elles ont tout à perdre.

A moins qu’il ne faille accepter l’idée qu’il est grand temps que ces mêmes personnes deviennent majoritaires, envahissent les réseaux sociaux pour contrecarrer systématiquement et massivement les tombereaux de conneries que les complotistes et autres opportunistes déversent à longueur de semaine. Les appels au meurtre et les lynchages par messages interposés n’ont rien de virtuel. Les conséquences sont lourdes et bien réelles.

Je comparerais volontiers ces meutes de chiens enragés qui sévissent sur les réseaux sociaux et les polluent à la populace qui assistait avec délice à des exécutions publiques républicaines voire à des mises à mort atroces mises en scène sous l’Ancien Régime. C’est la même cruauté, à peine déguisée sous le manteau neigeux du politiquement correct qui sévit de nos jours.

Indignation à propos de tout et de rien et moraline ingérée à haute dose, goût du sang et relativisme démentiel, voilà une bien triste mixture.

Et après ça, on me dira qu’on vit une époque formidable !

Ce sera sans moi. Merci, sans façons ! 

 

-3-

La souciance

 

Il n’y avait plus en lui ni préoccupation de l’avenir, ni méditation du passé, ni souciance du présent (Las Cases,Mémor. Ste-Hélène, t. 2, 1823, p. 235).

 

Souciance.

Ce bel hapax, somme tout très inspirant, dit désormais un état de notre monde, après avoir décrit l’état d’esprit d’un homme déchu qui domina l’Europe. 

Un état, et non l’état de notre monde.

Le désastre : tout s’est effondré, tout en restant en place, comme si de rien n’était, le tout étant alors de traverser ce tout fantomatique sans jamais rien concéder au néant qui guette avidement notre consentement.

Mettre fin à tout cela une bonne fois pour toute : abattre un édifice vermoulu au prix d’un chaos sans nom et d’innombrables souffrances.

Messianisme et nihilisme s’équivalent. Les chantres de l’apocalypse en maîtres de choral qui entendent nous faire sauter le gosier en nous forçant à chanter comme un seul homme les louanges de la mort. Ah la belle unanimité !

Reprendre langue.

S’aboucher au réel polymorphe.

Marcher et marcher encore, en rase campagne, dans les bois, en pleine montagne, le long de la mer de ton choix. S’ouvrir à toutes les formes de vie et de non-vie, au végétal, à l’animal et au minéral, et ce faisant être de ce monde.

Catastrophes naturelles et désastres humains : voilà l’arrière-fond de toute histoire humaine. On nous annonce un désastre écologique sans précédent qui menace l’existence-même de l’humanité : en somme, nous détruisons la planète en épuisant ses ressources naturelles ce qui est censé conduire l’humanité à sa perte. On peut imaginer des arches de Noé pour gens fortunés ou bien souhaiter que l’humanité entière périsse, avec ou sans espoir eschatologique.

La terre s’est longtemps passé des humains et la vie sur terre a connu plusieurs extinctions de masse : la vie continuera son petit bonhomme de chemin, mais sans nous !

Get away, away from here !Jimi Hendrix sur scène au festival d’Atlanta, juillet 70, à la fin de All Along the Watchtower.

Anywhere out of the World ! Un poème en prose de Baudelaire.

Fuir le monde en ermite ?

Fuir le monde en lui opposant un monde imaginaire et finir dans la misère ou enfermé en HP ?

Instiller à doses homéopathiques des éclats d’imaginaire en poétisant le réel ? en œuvrant dans tel ou tel domaine artistique ? 

Vivre en pleine nature en pratiquant une économie vivrière et circulaire ?

A chacun sa solution de survie !

En terre chrétienne, éviter les calvaires, dédaigner les crucifix qui asphyxient le paysage, détourner le regard des Madones qui polluent les campagnes. Epargner ces furoncles que sont temples et églises. Il ne sert à rien de détruire ; dévaster ne change en rien la donne historiquement déterminée. Il vaut mieux se contenter de passer son chemin ou de visiter en connaisseurs férus d’histoire de l’art ces temples de la superstition.

Désigner un ennemi et mobiliser les foules pour le détruire ? Régénérer « la race », détruire les ennemis de classe, exterminer les impies. On connaît bien ces vieilles lunes. Elles ont encore de l’avenir.

L’empire ou le repli sur soi ?

S’il m’était donné d’effacer d’un trait de plume ou d’un coup de baguette politique, tout ce qui dans ce monde me dégoûte ou me répugne, je serais comme ce fou armé d’une lanterne allumée en plein jour et qui, divaguant, prétendrait éclairer la nuit.

Compte tenu des innombrables rapports de force qui s’enchevêtrent dans tous les domaines de l’existence, je tiens pour acquis que toute victoire remporté sur tel ou tel adversaire n’est qu’une victoire à la Pyrrhus, en d’autres termes provisoire et conséquemment dérisoire, mais qu’il faut néanmoins continuer la lutte, ne jamais dételer, en s’en tenant toujours aux faits, à ce qu’on en peut constater – c’est le sens de toute autopsie au sens premier du terme : toujours vérifier par soi-même les données et informations, dans la mesure de notre possible – pour défendre pied à pied liberté, vérité et justice. Cette dernière n’existe qu’étayée par un amour de la vérité qui ne peut pleinement s’exercer qu’en toute liberté de mouvement et de conscience.

Le monde n’est que rapports de force. Entre personnes, classes, nations, et maintenant entre « minorités ». Partant, que reste-t-il à célébrer, à fêter qui en soit digne ? nous-mêmes ? notre histoire, nos traditions, nos héros nationaux, nos grands hommes (et grandes femmes !), nos œuvres et notre technique ? mais qui peut se targuer d’en être ?

Nous, ce vain mot.

Nous en sommes, si, par un effort de l’esprit, toi, moi, nous tous sommes capables de reprendre le flambeau, dans un domaine fort limité, cela va de soi, car qui peut prétendre tout embrasser ?

D’aucuns, malgré une pensée ferme étayée par des recherches rigoureusement menées avec tout le sérieux scientifique requis, trébuchent sur les mots, dès qu’il s’agit pour eux d’exposer leur pensée en répondant à des questions.

Rares sont les prises de parole fermes, heureusement fermes, portées par une langue souple et maîtrisée, wörterreich und aussagekräftig, dirait-on en allemand. Rigueur et vigueur, c’est ce qui manque le plus de nos jours, lorsqu’il s’agit de prendre la parole en public ou lors d’un entretien télévisé ou radiophonique. Les phatèmes abondent, la pensée bégaye, en réaction, je n’écoute plus, me ferme à ces bruits qui parasitent l’exposition d’une pensée.

On ne compte plus les thèses universitaires mal écrites.

De l’action et des mots pour mobiliser les foules. Quels mots pour quelles actions selon quelles valeurs ?

Vue de Sirius, l’humanité n’est rien. Vue de près, elle n’existe pas, c’est une vue de l’esprit : ne comptent que nos proches, nos amis, nos petits cercles d’entente, nos réseaux d’influence, nos copinages.

L’insouciance, c’est de l’histoire ancienne, une illusion rétrospective basée sur de bons souvenirs, de réels moments d’insouciance vécus lors de période où le tragique de l’histoire semblait ne plus être que pour les autres.

Outre le fait que la mort rôde, corrode nos pensées les plus intimes, nous infligent la perte de proches tendrement aimés avant de nous détruire à notre tour, il y a que l’histoire ne s’arrête jamais, que puissance et folie destructrice soi-disant rédemptrice tendent à gouverner le monde : ce spectre, fantôme et faisceau de possibles humains tout à la fois, nous sert toutes les nuances possibles de coercition et de destruction partielle ou totale mises en œuvre ou fantasmées par une foule décomposée en autant de factions, sectes et partis rivaux.

« Les frêles parapets de nos démocraties libérales » (Jean-Luc Nancy), la pratique des arts, des sciences et des sports, pour noble, utile et divertissante qu’elle soit, n’a rien de salvateur.

Comme on dit : C’est toujours ça, c’est toujours mieux que rien

 

 -4-

Phatèmes, solécismes et compagnie

 

Régulièrement des termes scientifiques entrent dans le langage courant à titre de métaphores et contribuent ainsi à faire du discours un double jeu qui manie et marie et l’image et le concept galvaudé.

Il y a une quarantaine d’années, nous avons eu droit à l’usage courant du mot osmose, hélas désormais passé dans le langage courant. Un homme et une femme se devaient, dans leur couple, de créer entre eux une sorte d’osmose. Echange de flux et de bonnes vibrations censé aboutir à une homéostasie, si je comprends bien ! J’ai encore entendu récemment cette métaphore bancale dans un excellent documentaire diffusé sur Arte consacré à l’opéra Garnier et à ce désir d’art total qui fleure bon le dix-neuvième siècle finissant qui animait Garnier et son équipe.

Scientificité ou technicité.

Les termes techniques n’échappent pas à la banalisation. Ainsi tel parti politique peut être invité ces derniers temps à changer son logiciel comme on change ses pneus de voiture. Quoi de plus facile ?!

Changer d’approche, revoir sa conception de l’action politique, proposer des solutions neuves et audacieuses, je comprends. Plus modestement, revoir son idéologie, la mettre au goût du jour, je peux comprendre aussi.

Logiciel, un mot fourre-tout bien pratique pour remplacer des mots tels que conception du monde, idéologie, mode de pensée et d’action. La pensée n’est plus mécaniste-mécanisée mais digitale-numérique. C’est dans l’air du temps.

A cette mobilité oublieuse s’oppose la fixité de l’ADN, lorsque tel ou tel déclare publiquement, cela va sans dire, sur Youtube ou plus classiquement sur une chaîne de radio ou de télé que ceci ou cela est dans l’ADN de telle ou telle organisation, tel ou tel courant de pensée, telle ou telle pratique artistique, etc…

Dans l’ADN… comme si l’ADN était un réceptacle, alors qu’il est un système d’organisation du vivant qui, en se répliquant, fait des erreurs de codage qui peuvent être bénéfiques à tel ou tel organisme ou au contraire compromettre gravement sa viabilité à plus ou moins long terme.

Ce ne serait pas la première fois qu’une distinction aussi banale et de bon sens que celle du contenant et du contenu nous était reservie en douce à des fins obscures ignorées des locuteurs eux-mêmes : faire de l’ADN un pur contenant, un réceptacle au détriment de sa fonction d’encodage, c’est en quelque sorte, au niveau atomique ou moléculaire, placer du signifié dans du signifiant, du signifié dans un ensemble dont seule l’organisation est signifiante, pour être précis, procédé hasardeux qui a pour effet de revitaliser un certain déterminisme que l’on croyait passé de mode (de pensée).

Face à l’ampleur des données collectées, les sciences humaines tentent de sélectionner des variables pertinentes capables d’expliquer un phénomène social, économique ou culturel, sans jamais être en mesure de prévoir un choc économique, par exemple, ou un changement de paradigme dans l’approche d’un problème.

L’imprévisibilité est source d’inquiétude, cela va de soi. Scientificité signifie prédictibilité. Peine perdue en sciences humaines.

Pas de normativité non plus pour elles.

Les linguistes ne trouvent rien à redire aux évolutions-involutions de la langue. Ils prennent acte des changements dans les manières de s’exprimer, le lexique, les tournures de phrase, sans plus s’inquiéter des solécismes qui peuvent compromettre gravement la capacité à produire du sens. Certes, produire du sens est affaire d’échelle : tout dépend du domaine dans lequel va s’exercer une parole privée ou publique, professionnelle ou intime.

Les jargons propres à diverses professions, a contrario, sont des langues figées dans des usages qui empêchent les néologismes hasardeux et qui n’autorisent que des tournures de phrases bien rôdées. 

L’appauvrissement patent du langage journalistique tient autant à l’usage incorrect de termes mal maîtrisés et à l’usage du globish qu’à une organisation phrastique déficiente. La plupart ne maîtrisent plus les subordonnées relatives complexes : ils produisent un galimatias. Je me surprends souvent à traduire en français leurs propos tenus en français.

La puissance du Verbe n’a, ceci dit, jamais été aussi grande. Notre siècle produit un nombre considérable de narrations sous des formes aussi variées que le story telling d’une personnalité publique, les séries télé aux scenarii de plus en plus sophistiqués, les films (pour combien de temps encore ?), les documentaires et les docufictions.

S’il s’agit purement et simplement de rendre compte au jour le jour du monde dans lequel nous vivons tous contraints et forcés, il va de soi que parler les langages de ce monde paraît être une solution de bon sens : elle répond à une sorte de besoin contradictoire d’immersion dans le réalisme le plus cru et de mise à distance narrative héritée du passé, en d’autres termes on peut tout dire, tout montrer, mettre en scène des abjections et créer des dialogues d’une grande banalité ou grossièreté, à condition que le paquet soit livré en images impeccablement tournées, avec des musiques d’ambiance, tout devant rappeler au spectateur que « c’est pas pour de vrai », comme on disait dans mon enfance.

Jouer à se faire peur, mimer des horreurs, oui, c’est vieux comme le monde.

Il semblerait que, subrepticement-inconsciemment, notre temps louvoie entre des reliquats d’aristotélisme - susciter la crainte et la pitié à des fins purgatives : la fameuse catharsis ! - et une posture brechtienne qui se plaît à montrer-dénoncer des mécanismes de domination. On use et abuse, en ce sens, du mot déconstruction. Pauvre Derrida !

La narration victimaire dans laquelle s’est embarquée notre époque est propice à cette illusion macabre qui consiste à vouloir croire et faire accroire que montrer des saloperies - oups, je prends mon pied en douce ! - aidera à une prise de conscience censée déboucher sur un slogan bien connu : Plus jamais ça !

Le diable se cache dans les détails.

Ce diable qu’il ne fallait pas même évoquer, fut un temps, de peur de l’invoquer. Les visiteurs du soir ont de beaux jours devant eux.

Aristote, Brecht et le diable des églises chrétiennes, autant de moments qui tendent à s’amalgamer de nos jours, tant dans la parole médiatique que dans les arts de l’image animée. Ce moment déploie un discours sur le mode subjectif-subjonctif qui tend à se faire passer pour un indicatif-objectif manié par des gens qui s’expriment subrepticement sur un mode conditionnel-normatif.

On conçoit qu’il soit difficile dans ces conditions de s’y retrouver.

L’usage généralisé de termes euphémistiques dans le but de ne pas heurter les sensibilités, tout comme l’emploi malheureusement récurrent de cette cheville qu’est le mot quelque part, par exemple, relève de cette vieille crainte héritée du Moyen-Age chrétien : nommer les choses, c’est risquer de les faire advenir ; il faut s’en préserver en ne nommant pas ou bien en usant d’un terme qui adoucit la perception de faits inquiétants, angoissants ou révoltants, tous ressentis comme indésirables. 

L’heure est à la prudence, c’est ainsi que les « un peu » prolifèrent devant les adjectifs depuis au moins une décennie. Il faudrait analyser des années de prises de parole publiques pour déterminer quand précisément cet hypocoristique s’est répandu.

Ne pas nommer ni montrer le diable, c’est se préserver du risque qu’il jaillisse de sa boîte et nous emporte tous. Cette pensée magique a beaucoup d’adeptes parmi nos « responsables » politique qui tentent toujours d’atténuer la charge virale - dans tous les sens de ce terme ! - de leurs propos qui se veulent lénifiants, rassurants et résolument optimistes.

Les propos alarmants-alarmistes, les mises en garde répétées sur tous les tons existent aussi, bien entendu, lorsqu’il s’agit de dénoncer un conflit armé (doux euphémisme !), dit plus crûment, une guerre et ses conséquences ou bien encore les atrocités commises par un régime autoritaire ou dictatorial sanguinaire, par exemple.

La souciance écologique de notre temps - pollutions de tous ordres et changement climatique - est riche en propos alarmistes et comminatoires. Le public est invité à regarder les choses en face, à ne pas se voiler la face, à réformer ses habitudes de consommation et à faire pression sur les gouvernants pour que « les choses changent ».

Une certaine insouciance a fait long feu. Un parti pris de laisser-aller linguistique a pris le dessus qui touche toutes les sphères de nos sociétés.

Mais quoi de plus beau qu’une sphère, fermée sur elle-même et qui roule, qui roule, telle la galette qui finit dans la gueule du renard ?

 

-5-

De l’interprétation

 

Les difficultés nerveuses dont vous souffrez ne sont que votre manière de vivre authentiquement cette vérité, de vous maintenir au niveau de ce malheur impersonnel qu’est le monde en son fond. Et sans doute ce mouvement s’est-il acquis quelque complicité organique, mais comment pourrait-il en être autrement, si notre corps est aussi notre impitoyable vérité, sordide il est vrai parfois, mais pas toujours cependant, et ici « sordide » a autant de sens que « glorieux ».

Maurice Blanchot à Georges Bataille, lettre du 8 août (1960 ?)

La pierre seule est innocente.

Hegel

Elle tue cependant, qu’elle serve à lapider ou qu’elle tombe accidentellement d’une masse rocheuse.

Jean-Michel Guyot

Falling in your, falling in your arms
Fish on a line, learns to live on dry land
Thrown back again to drown
Kinder with poison

 

Than pushed down a well - or a face burnt to hell
Feel the cruel stones breaking her bones
Dead before born
Words fall in ruins - but no sound

 

She’s dying of your shame – she’s maimed by your paw
He gives birth to swimming horses

 

Fish on a line, walking on dry land
But, back in the water to drown we drown
Floating in sky

 

He gives birth to swimming horses
Take a ride on…

 

Siouxsie and the Banshees, Swimming Horses, 1983

 

*

Was heisst deuten ?

Que peut bien vouloir dire interpréter un texte isolé ou même une œuvre entière ?

Qu’est-ce qui nous pousse à le faire ? A quel appel ce désir répond-il ? Appel émanant de qui, de quoi ? Est-ce seulement un désir ? n’est-ce pas plutôt un besoin ? Comment une herméneutique est-elle possible, proche du texte mais non fascinée par elle, et surtout dénuée de toute idéologie linguistique ?

Il s’agit, dans le fond, de remonter à la source d’inspiration première, de comprendre le mode de fonctionnement imaginaire et de mettre en évidence le jeu intertextuel propres à un auteur, afin de rendre compte d’une dynamique créatrice à l’originalité plus ou moins marquée, plus ou moins saillante, selon que l’auteur fait montre d’une plus ou moins grande originalité formelle en jouant avec les multiples codes esthétiques que l’histoire nous a légués ou en en inventant d’autres, ce qui implique une approche comparatiste censée mettre en évidence les styles propres à chaque auteur. Mais qu’est-ce que le style ? Un lexique, des tournures de phrase, un rythme ou des rythmes, une rhétorique et tout cela à la fois ?

La source, ce sont les sources qui peuvent être des données biographiques et autobiographiques, des faits connus et vérifiés, une bibliothèque familiale, un cursus scolaire et universitaire qui donne une idée de l’univers intellectuel dans lequel l’auteur a baigné. Des coreligionnaires peuvent livrer des informations précieuses, Hegel évoquant Hölderlin au Stift de Tübingen par exemple. Ceci dit, le suivi au jour le jour d’une formation intellectuelle est impossible. On n’enregistre pas l’activité cérébrale diurne et nocturne d’un grand auteur contemporain ou du passé, et quand bien même cela serait possible, une chimie des idées n’existe pas. Il ne nous avancerait à rien de voir telle ou telle zone du cerveau « s’illuminer », si un écrivain acceptait d’être observé pendant qu’il écrit, ce qui réduirait d’ailleurs le champ d’étude au seul moment où le processus créatif tourne à plein, ce qui reviendrait à négliger les étapes préparatoires ou non qui ont précédé la rédaction d’un texte. On ne peut être ni le témoin d’un acte créatif ni non plus en expliquer le processus ni inventorier les multiples informations traitées par le cerveau d’un écrivain avant et pendant la rédaction d’un ouvrage. La piste des neurosciences est vaine. Tout ce que ces dernières seront amenés à nous proposer dans un avenir plus ou moins lointain, c’est d’une part un programme d’amélioration de l’espèce humaine ou de quelques individus dans une perspective transhumaniste, d’autre part un développement de l’intelligence artificielle qui réserve bien des surprises.

Habileté formelle mise au service d’une thématique plus ou moins riche, coup d’œil neuf jeté sur une matière rebattue ou réelle avancée formelle, c’est selon : intrication de l’innovation formelle et de la matière thématique, toujours, fond et forme ne faisant qu’un, selon la doxa, mais, à dire vrai, la forme ne révèle pas le fond et le fond impulse et commande la forme en apparence seulement, pour la bonne raison que fond et forme ne sont que des fictions analytiques appliquées à une œuvre qui s’en bat l’œil.

Une synthèse du fond et de la forme ne se réalise pas dans l’œuvre en train de s’écrire, fond et forme ne sont pas non plus les deux facettes d’une seule et même pièce de monnaie, pas plus qu’il n’y a révélation de l’un par l’autre dans un jeu de miroirs ininterrompu.

La binarité du couple fond/forme - qui dit binaire dit deux, qui dit deux dit couple, qui dit couple dit association de l’un avec l’autre - est incapable de rendre compte d’un bouillonnement-jaillissement créatif ni d’une patiente élaboration qui peut prendre des années.

Quel que soit l’auteur, on a la désagréable impression que les cartes, toujours les mêmes, sont rebattues pour qu’une nouvelle partie commence, mais c’est que l’auteur jouant contre soi-même esquive constamment les coups de l’adversaire qu’il est pour soi.

Quelle main distribue les cartes au préalable ? et d’où provient le jeu de cartes ? qui a fixé les règles du jeu ? qui compte les points ? Autant de questions sous-jacentes qui soulèvent le texte, l’accouchent, le mettent au monde, en font une chose publique.

Dans cette perspective, l’auteur est la réponse - la source - qui soulève la question que soulève le texte. On le voit, on tourne en rond à vouloir démêler le fond de la forme, même en filant la métaphore du jeu de cartes.

Rien de nouveau sous le soleil.

Fond et forme et cartes à jouer n’épuisent en rien la donne qui s’expose, mais disent l’importance inestimable et incalculable du hasard saisi au bond et qui rebondit sous le sens.

Poussée à l’extrême, la démarche interprétative aboutirait à une sorte de cartographie de la création littéraire capable à la fois de dégager l’originalité propre à un auteur et de mettre en évidence des invariants que l’on retrouverait dans toutes les créations.

Passée cette étape ambitieuse, nous nous trouverions au seuil d’une démarche techno-scientifique qui aurait pour ambition ultime de reproduire les démarches intellectuelles hypercomplexes mises en jeu dans toute réalisation artistique afin d’aboutir à une intelligence artificielle extra-humaine. Dans quel but ? pour quel bénéfice ?

Un texte sacré passé au crible de la philologie comparatiste se révèle être un agrégat textuel porteur de strates discursives successives qu’un œil patient et exercé distingue sans peine. Tout texte sacré a fait l’objet d’une élaboration de la part d’un certain nombre de scripteurs : il ne tombe pas du ciel, n’est en aucun cas révélé tel quel à ce réceptacle-ventriloque que serait le prophète. Voilà ce que nous enseigne la philologie, n’en déplaise aux islamistes.

Il n’en demeure pas moins qu’au-delà de la substance du texte indissociable de la forme qu’il a fini par prendre au cours des diverses manipulations textuelles qu’on lui a fait subir, le texte demeure l’énigme qu’il n’éclaire pas mais met en lumière.

Le texte est la demeure de l’énigme.

Son secret de fabrication est révélé, son contenu analysé et décrypté, sa provenance plurielle mise en évidence, mais l’énigme reste entière. Ce que le texte est censé révélé et ce que la philologie peut en dire à son tour reste un mystère.

Le Dit est percé à jour, non le Dire qui en constitue la matrice, la clef et le souffle. La demeure est ouverte : on y entre, on y déambule de pièce en pièce, la lumière du jour y est présente, mais incapable de dire la lumière qui s’en dégage, pas plus que sa provenance.

Le secret n’est pas percé, mais révélé par le texte ou exposé scientifiquement.

Le secret de toute création artistique, littéraire en particulier, demeure entier à la manière d’un texte sacré, en dépit de toutes les tentatives d’exégèse, ce qui ne signifie nullement que l’œuvre est pour ainsi dire condamnée à l’obscurité. Beaucoup de connaissances sont produites : on repère les sources, on analyse les procédés rhétoriques mis en jeu, on expose le fonctionnement d’un langage propre à un auteur (lexique et syntaxe), on met en perspective la pensée développée par l’auteur en l’insérant dans une histoire des idées, on repère des biographèmes, on identifie des événements déclencheurs, d’éventuels traumas, des sources d’inspiration livresques, des discussions, une participation à un ou plusieurs mouvements littéraires ou non, etc…

Les mouvements littéraires et artistiques ont fait long feu. ONGS et mouvements de libération de ceci ou cela pullulent en revanche. L’atomisation des pratiques artistiques participe du même phénomène que la segmentation des revendications identitaires. Sont ainsi produits dans notre monde des discours complémentaires, concurrents et antagonistes.

La solitude est la règle.

Le mécénat pallie parfois l’absence de structures d’accueil dans lesquelles de jeunes talents peuvent se manifester, mais la littérature est largement exclue de ce type de générosité ; restent les prix littéraires et quelques associations qui éditent des auteurs proches de l’idéologie qui les animent. Quelques revues fédèrent des bonnes volontés venues d’horizons très divers, c’est à peu près tout.

Pourquoi quelque chose comme le langage existe-t-il ?

Cette question centrale mais occultée, mise de côté parce que superflue, court dans toute œuvre littéraire.

Elle est le pendant de cette autre question qui est la question des questions : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Question qui pourrait être reformulée ainsi : par quoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Question qui présuppose l’existence d’un substratum, d’un univers antérieur, tant l’esprit humain se refuse à concevoir une création ex nihilo dépourvue d’un substratum, matière ou lumière divine.

La question des origines est insoluble. Une chaîne causale rétrograde sans fin n’aboutit jamais au néant que l’esprit ne peut concevoir.

Question de l’origine de l’être qui n’existe que dans et par le langage.

La part de mondanité de cette question est toute entière circonscrite par les mots.

Le monde est sans question pas plus que son existence ne peut être remise en question, mais c’est bien le monde sans question remis en question qui occupe notre langage qui produit ainsi toujours plus de questions, le langage agissant comme ce qui est capable d’inverser les pôles de la vie et de la mort : Vivre est une mort et la mort, elle aussi, est une vie, Hölderlin, En bleu adorable. (On n’interrogera pas ici le contre-exemple hégélien, tel qui se déploie magistralement dans l’œuvre de Georges Bataille, on peut, pour cela, consulter le livre de Marie-Christine Lala, Georges Bataille : poète du réel.)

C’est ce questionnement insistant sur ce qui ne se pose pas de soi comme question qui fait question : qu’en serait-il d’un monde sans le langage humain pour le questionner, question toute humaine bien entendu qui, dès qu’elle est formulée, ruine toute possibilité d’y répondre, l’absence de réponse étant consubstantielle à l’absence de question : il est toujours possible de questionner ce qui se pose comme étant sans question, mais il est impossible d’échapper au questionnement, le monde sans question étant alors la chose en soi kantienne qui ne peut être approchée. (Devant un événement aussi grave et monstrueux qu’un génocide, il est difficile d’y voir l’œuvre de la mort sous l’angle hégélien, mais cette question devra être traitée ailleurs ultérieurement.)

La vérité comme alètheia, voilement-dévoilement de l’être, se passe de questions, mais cette manière de voir posant question, il est impossible de s’en sortir ; l’on sent bien que toute assertion peut être remise en question, même la plus nue, même la plus neutre lorsqu’elle se veut pure phénoménologie. Un récit phénoménologique pourra toujours être interrogé de l’extérieur, ce qui, bien sûr, est une violence faite au texte dont la légitimité reste à démontrer.

Religions et idéologies mortifères apportent des réponses « aux grandes question de la vie » : Pourquoi vivre ? comment vivre ? 

Elles font taire le questionnement en fabriquant des dogmes qui, tôt ou tard, pour remis en question et balayés qu’ils soient, n’effacent pas pour autant, en disparaissant, le terreau humain sur lequel viennent s’implanter et prospérer d’autres religions et d’autres idéologies. C’est -hélas ? - sans fin.

La dimension oraculaire de toute œuvre littéraire, pour ignorée qu’elle soit le plus souvent, et même reniée, refusée, rejetée violemment par les tenants d’une littérature au service d’autre chose qu’elle-même - littérature de propagande : réalisme socialiste ou littérature engagée, fut un temps, ou bien encore littérature commerciale, fabriquée pour être accessible au plus grand nombre, avec des visées idéologiques plus ou moins explicites - doit être prise en compte dans sa dimension conjecturale.

Les pratiques religieuses divinatoires, qui s’y rattachent historiquement, doivent être vigoureusement écartées et bannies au profit d’une approche lente et patiente des œuvres, à la condition expresse de ne pas faire buissonner autour de l’œuvre un maquis inextricable de questions et de réponses.

Toute œuvre, plutôt que des hypothèses sur ses conditions de possibilité, nous engage sur la voie d’un certain nombre de conjectures quant au monde dans lequel nous vivons tous et toutes bon gré mal gré, proposant ainsi, plutôt qu’une vision du monde fermée sur elle-même, une série de scenarii possibles, plus ou moins tentants, plus ou moins effrayants. Appelons cela la tournure de l’œuvre en son fond, c’est-à-dire les tours et détours qu’elle emprunte pour arriver à sa conclusion oraculaire décisoire.

L’œuvre en question comme question de l’être, question incessamment questionnée au sein de l’œuvre, n’apporte de réponses que dans le strict domaine du faire - les techniques narratives mises en jeu - et non du sens à donner à cette parole souveraine qui organise le monde comme elle l’entend.

Une critique journalistique mais aussi une étude universitaire, bien sûr, pourront juger l’œuvre à l’aune de la morale publique qui est dans l’air du temps ou bien prendre son contre-pied, peu importe, à l’aune des techniques mises en jeu par l’auteur, plus ou moins habilement, avec plus ou moins d’originalité ainsi qu’à l’aune des œuvres du passé.

La question centrale reste toujours : qu’est-ce que cette œuvre nous dit du monde dans lequel nous vivons ? Une question d’éditeur, en fait, qui, une fois mené l’examen de la qualité du style et de l’orthographe, cherchera à évaluer le potentiel commercial de l’œuvre en question. 

L’œuvre en question comme question de l’être, question incessamment questionnée au sein de l’œuvre, ouvre le champ libre à la dimension mythique de toute littérature qui est pointée là, dans ce que j’ai appelé sa dimension oraculaire sujette à conjectures : la fabrication de récits aux dimensions variables qui organisent le réel, et le réel, c’est la réalité d’un monde humain hic et nunc, passé ou futur prise dans les filets du langage qui se veut littéraire et envisagée dans toutes ses dimensions religieuses, politiques, culturelles et cultuelles, économiques et sociales.

Cette dimension mythiquepropose non pas une explication exhaustive de la réalité mais plutôt une manière de l’approcher sans jamais pouvoir prétendre en épuiser le sens ultime.

A la sauce religieuse ou bien truffée de connaissances scientifiques un jour obsolètes, ou sans tout cela, ou bien encore mêlant les deux perspectives, avec ou sans l’appui d’une quelconque idéologie, c’est cela la littérature dans toutes ses expressions contradictoires dans lesquelles chacun puise à sa guise, croit-il.

Non-apophantique, le récit, c’est-à-dire non susceptible de vérité ou de fausseté : il est à soi sa propre vérité qui se passe de preuves, pur apparoir de (ce) qui s’offre à lire là dans l’espace infiniment ouvert du sens à donner à toutes choses.

Quelle manière plus authentique de se maintenir au niveau de ce malheur impersonnel qu’est le monde en son fond ?

Les états, tous régimes confondus, outre le fait qu’ils prétendent agir pour le bien de tous, sont passés maîtres dans l’art de la dissimulation, utilisant le secret défense pour couvrir des crimes et des manquements que la morale publique imposée à tous les citoyens réprouve, dissimulation qui use sans vergogne du mensonge d’état. On se souvient du nuage de Tchernobyl qui s’arrêta comme par miracle à le frontière française. Les militaires américains et les pêcheurs japonais irradiés lors de l’essai nucléaire de l’atoll de Bikini le 25 juillet 1946 en sont un bon exemple, parmi des milliers et des milliers d’autres. Plus proche de nous, pensons aux marines du porte-avion Ronald Reagan venus porter secours à la population de Fukushima après le tsunami, ignorant à leur arrivée qu’ils se trouvaient sous les vents qui transportaient des particules radioactives à une dose mortelle. Les officiers s’empressèrent d’avaler des pilules d’iode et laissèrent la troupe s’activer sur le pont au péril de sa vie… On n’en finirait pas d’égrener les scandales de cette nature, tous cachés pour raison d’état. L’état, ce grand enfant qui se prend au sérieux et qui est bien le seul à pouvoir faire toutes les conneries possibles et imaginables en toute impunité ou presque !

Les lanceurs d’alerte, tels Edward Snowden ou Julian Assange, se contentent de rendre publics des secrets d’état qui mettent dans l’embarras l’administration américaine démocrate ou républicaine, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont exempts de motivation idéologiques et par conséquent de parti pris. Il serait bon que tous les états « y passent ». Les lanceurs d’alerte livrent des faits preuves à l’appui. Ils sont à l’origine d’articles de journaux qui, eux, mettent en récits ces révélations brutes. Des récits voient ainsi le jour, de nature apophantique, et qui constituent un matériau de choix pour une certaine littérature.

Fictions poétiques ou faits bruts mis en récits : l’écart ne peut être plus grand, mais un point commun les relie : tous deux renvoient au monde dans lequel nous vivons tous et toutes, à ce malheur impersonnel qu’est le monde en son fond pointé par Blanchot dans sa lettre à son ami Georges Bataille, et dont nous sommes tous malades et complices d’une façon ou d’une autre.

 

-6-

Humeur

 

J’ai ma petite idée sur la question.

Bien trop petite pour que je me sente de taille à tenir un discours ample, tout à la fois très général et bourré de détails, sur mon époque et même la société dans laquelle je vis. Je ne serai jamais romancier.

J’y fais néanmoins des choix et j’ai mes opinions, comme tout un chacun, mais j’ai bien conscience de ne voir que par le petit bout d’une lorgnette mon époque et la société dans laquelle je vis tant bien que mal.

Que peut bien signifier être de mon temps ? en épouser les valeurs ou plutôt les tendances ? être technophile par les temps qui courent ?

A bien des égards, je suis largué mais la roue tourne pour tout le monde. Marginalité pour les uns, ringardise pour tous, tôt ou tard. 

Ce qui me frappe le plus, c’est l’inflation de la parole.

Les réseaux sociaux mais aussi les canaux de communication traditionnels, presse et radio, papotage entre amis et babillage télévisuel, propos de café du commerce et grands ou petits discours, tout cela participe d’une inflation de la parole.

Tout se vaut, et partant s’annule.

Est-ce à dire que je préfère une parole experte voire une parole dictatoriale ? Aucunement.

Même le dictateur et son parti unique ont besoin d’une armée de sbires pour propager leur idéologie.

Experts, tyrans ou individus, tous subissent la loi du nombre. Il faut faire nombre et bloc autour d’une parole et pas d’une autre et d’une autre encore.

Nous sommes entrés dans l’ère de la parole de tous contre tous.

Pas impossible, du coup, que je finisse par avoir envie de me taire une bonne fois pour toutes.

 

Jean-Michel Guyot

Juin 2020-Février 2021

 

 

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