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Écos des tatanes (Patrick Cintas)
Musidor, poète.e

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 Article publié le 19 décembre 2021.

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En ces temps de conservatisme, progressisme, wokisme, humanisme, universalisme, inclusionisme* et tout ce qu’on voudra pourvu que ça passe, la situation du poète.e dans la cité a perdu les contours que les temps passés, souvent à ne rien faire, lui avaient attribué.s on ne sait plus d’ailleurs pourquoi ni comment. La question de la vieillesse se pose donc avec une acuité qui vire vite à l’inquiétude si on ne prend pas garde à se voiler la face, comme le recommande le Prophète.e lui-même, pour ne pas sombrer dans un herméneutisme propre à vous délabrer sans laisser de traces. Quant à celle de la jeuness.e (la question de), elle ne se pose plus en termes de croissance mais relativement à ce qu’on compte faire de ses dix doigts si on n’en a pas perdu quelques-uns en route, ce qui participe toujours de l’infantilisation inhérente au militantisme. En citant ci-après une anecdote extraite de Francion (celui de Charles Sorel), je ne veux pas autre chose que montrer à quel point nous sommes éloigné.e.s des temps où la poési.e était une question (encore un.e) d’apparence, dans le sens sans doute noble du terme, mais enfin...

 

oOo

 

Il me prit envie seulement de me conserver la connaissance d’un nommé Musidor, qui était celui qui m’avait accosté tout le premier chez le libraire, parce qu’encore que l’on ne pût pas dire véritablement qu’il fût de bonne humeur il avait, ce me semblait, quelque chose dans son extravagance qui rendait sa compagnie agréable à une personne comme moi, qui ne le voulais fréquenter que pour se moquer de lui. L’ayant une fois rencontré par la rue, il m’apprit sa demeure, et je lui promis de l’aller voir. Jamais il ne me l’avait voulu dire auparavant, et c’était sans doute à cause qu’il ne logeait qu’en quelque grenier à un sol par gîte, avec les aides à maçons. Aussi avait-il été si misérable, que son pauvre équipage me faisait pitié. C’était un indubitable axiome que, lorsqu’il avait une épée, il ne portait point de jarretières, car elles lui servaient à la pendre. Il n’y avait qu’un mais ; qu’il avait été dans une gueuserie extrême ; de sorte qu’il eût porté les crochets afin de gagner sa vie, s’il eût eu de l’argent pour en avoir. Il me souvient qu’en ce temps-là un homme de sa connaissance, qui se voulait donner carrière, lui amena la pratique des chantres du Pont Neuf, et lui dit que, s’il faisait des chansons pour eux, il en serait bien payé, et que personne n’en saurait rien. Musidor, voyant ce profit évident, ne le refusa pas : il reçut une pièce de six sols d’arrhe, de la femme d’un des musiciens de la Samaritaine ; il veilla toute la nuit suivante pour lui faire des vers, et les lui livra le lendemain au matin. Aussitôt, ils furent mis en air, et l’on les alla chanter au bout du pont ; mais personne n’en acheta. Les crocheteurs n’y entendaient rien ; cela n’était pas de leur style, si bien que la femme les lui vint rapporter et lui redemanda son argent. Ayant refusé de le rendre, vous pouvez penser de combien d’injures il fut assailli. L’on dit même qu’elle lui envoya un exploit ; mais, tant y a, qu’elle s’en alla se plaindre de lui partout, et dire qu’il était un beau poësard, que personne ne voulait de ses chansons, et qu’elles étaient pleines de mots de grimoire et de noms de diable. Aussi avait-elle raison, et les courtisans du cheval de bronze n’avaient garde de comprendre sa poésie ; comment il parlait des filandières parques et de l’enfant cuisse-né. Il allait disant :

-------------…qu’Apollon
 Tenant en main son violon
 Sur ce beau mont où il préside,
 Réjouit les bourgeois des Cieux,
 Et près de l’onde Aganipide,
 Fait danser la pavane aux dieux.

Tout le reste des vers est nonpareil, et je les voudrais savoir pour vous donner plus de passe-temps. L’on fait encore bien des contes sur sa pauvreté : l’on dit qu’il était contraint d’aller quérir du bois lui-même pour se chauffer, et qu’ayant acheté un cotret il fut fort surpris quand il fut à la porte du marchand, parce qu’il y rencontra deux hommes de sa connaissance ; mais il s’avisa de leur dire qu’il avait trouvé des fripons qui le voulaient battre, et qu’il avait acheté ce bois pour les charger. Ayant couvert le cotret de son manteau, il s’en alla donc par la rue, et, rencontrant deux ou trois laquais qui le heurtèrent, il leur dit : Je pense que ces marauds ont envie de casser mon luth ? Le bruit est qu’ils le battirent alors à bon escient, et que, son manteau lui étant tombé des épaules, l’on vit quel était le fardeau qu’il portait, et l’on se servit encore de ce bois à le battre davantage.

Quand je le rencontrai donc, songeant à son état passé et aux affronts qu’il avait reçus, je m’étonnai de le voir tout autrement fait qu’auparavant ; je ne pouvais m’imaginer de quel secret il avait usé pour faire changer de visage à sa fortune ; mais tant y a, qu’il était des plus braves, et que son bonheur me donnait beaucoup de jalousie. Je pensais qu’il eût trouvé la pierre philosophale, et que, par son moyen, je pourrais devenir riche, si je le voulais aller courtiser ; tellement que je me levai un matin, auparavant le soleil, afin d’aller chez lui, et ne point manquer à l’y rencontrer. Je n’avais garde que je ne le trouvasse au lit ; car il faut que vous sachiez que la plupart de ces messieurs s’y tiennent toujours jusqu’à onze heures, et qu’ils ne sauraient rien composer que dedans ce repos. Comme je fus donc dans sa chambre, et que je lui eus demandé pardon de ma visite, il me témoigna que je lui faisais beaucoup d’honneur, et fit ouvrir tous les volets des fenêtres, afin d’avoir du jour pour se lever. Je vis alors qu’au lieu de bonnet de nuit il avait son caleçon autour de sa tête, et que tout le meuble de sa chambre était réduit à une escabelle à trois pieds et à un coffre de bois qui servait de table, de buffet et de siège. Pour le lit, il était d’une étoffe si usée, que l’on n’en pouvait pas même connaître la couleur, et il avait été rongé de plus de rats qu’il n’y en avait au combat que décrit Homère. Tout ceci me fit juger que la richesse de Musidor n’était pas si grande que j’avais pensé, et que, si peu qu’il avait, il le mettait tout sur soi, pour paraître au dehors.

Comme je rêvais là-dessus, il me retira de ma méditation par un cri extravagant qu’il fit en appelant son valet :

— Ho ! Calcaret, dit-il, çà, je me veux lever ; apporte-moi mon bas de soie de la correction et de l’amplification de la Nymphe amoureuse ; donne-moi mon haut-de-chausses du grand Olympe, et mon pourpoint de l’Héliotrope : je pense que mon manteau des lauriers du triomphe viendra fort bien là-dessus.

Ce discours m’étonna, de sorte que je n’en pouvais trouver l’explication ; car ni les nymphes, ni le ciel, ni les plantes n’ont point de pourpoint, ni de haut-de-chausses, ni d’étoffe pour en faire. J’eus seulement quelque croyance qu’il y avait quelque mode, quelque couleur, ou quelque étoffe qui étaient nouvelles, lesquelles s’appelaient de ces noms que Musidor avait dits, puisque l’on dit bien des jarretières de Céladon et des roses à la Parthénice. Néanmoins je fus si curieux, que je lui demandai la signification de ses paroles ; et alors, faisant un faible sourire qui ne lui passait pas les moustaches, il me répondit :

— Ah ! monsieur, eh ! ne savez-vous pas ce que je veux dire ? Apprenez que notre honnête travail nous fait gagner souvent quelque petit argent, et que nous le mettons à nous vêtir ; voilà pourquoi, pour reconnaître nos habillements, nous les appelons du nom des livres que nous avons faits et de l’argent desquels nous les avons eus. Si vous allez au Palais, vous entendrez bien crier les livres que j’ai nommés, dont j’ai été payé depuis peu ; ce sont maintenant les entretiens de la plus belle moitié du monde, et il n’y a si petite fille de chambre qui ne les veuille lire, pour apprendre à complimenter. Mais quoi ! trouvez-vous ceci indécent, de se faire donner une récompense par les libraires pour notre labeur ? Y sommes-nous pas aussi bien fondés que les avocats à se faire payer pour leurs écritures ? Apprenez que, s’il y a eu autrefois de la honte à ceci, elle est maintenant toute levée, puisqu’il y a des marquis qui nous en ont frayé le chemin ; et, quoi qu’ils fissent donner l’argent à leurs valets de chambre, comme pour récompense de les avoir servis, cela tournait toujours à leur profit, et les exemptait de payer les gages de leurs serviteurs. Quant à ce nouvel auteur que vous connaissez, lequel s’imagine avoir couché avec l’éloquence, et que ses ouvrages sont les enfants qui proviennent de leur accouplement, croyez-vous qu’il ait donné son livre pour néant, encore qu’il soit riche ? Non, non ; il l’a bien vendu, et j’en nommerais beaucoup d’autres qui en ont fait de même. Pour moi, je suis de ce nombre, et n’en crois mériter que de la louange ; car, si mes ouvrages ne valaient rien, l’on ne me les achèterait pas.

Je ne pus rien répondre à ce propos, et me mis à considérer attentivement la misère de ce pauvre écrivain, qui ne faisait des livres que pour en gagner sa vie. Je jurai bien dès lors qu’il ne fallait point s’étonner si tous ses ouvrages ne valaient rien ; car, allongeant ses livres selon l’argent qu’il désirait avoir, il y mettait beaucoup de choses qui n’étaient pas dignes d’être imprimées, et, outre cela, il écrivait avec une telle hâte, qu’il faisait une infinité de fautes de jugement.

Enfin, son petit laquais lui ayant apporté ses habits, il se leva, et, tout sur l’heure, il entra un poète de ses amis, auquel il dit qu’il lui voulait montrer des vers qu’il avait faits le jour précédent. Là-dessus, il tire de sa poche un papier aussi gras que les feuillets d’un vieux Bréviaire. Mais, comme il fut à la première stance, il nous dit :

— Messieurs, je vous supplie de m’excuser, il faut que j’aille tout maintenant faire ce que les rois ni les empereurs ne peuvent faire par ambassade. Je ne fais point de cérémonie avec vous ; vous savez la liberté avec laquelle on vit maintenant à la cour.

Et là-dessus, nous ayant quittés, il fut environ un quart d’heure au privé, où, ayant son esprit égaré parmi sa poésie, il nous oubliait quasi. En revenant, il nous dit :

— Eh bien, messieurs, achevons de voir mes vers.

Et puis il nous présenta un méchant papier tout rongé par les côtés, et enduit de merde par le milieu, ce qui nous surprit tellement, que nous ne savions si nous en devions rire ou nous en fâcher. Alors, ayant recouvré son esprit, que ses imaginations avaient préoccupé, il reconnut que ce n’était qu’un torche-cul qu’il nous apportait, au lieu de ses vers, et nous dit :

— Ah ! messieurs, excusez mes rêveries ; vous êtes du métier, vous savez que nos grandes pensées nous possèdent quelquefois si fort, que nous ne savons ce que nous faisons : j’ai ici apporté un autre papier que celui que je désirais, je m’en vais requérir celui où mes vers sont écrits.

En disant ceci, il s’en retourna d’où il était venu, mais il n’y trouva pas le papier qu’il cherchait ; car, par mégarde, il s’en était torché les fesses. Cependant je lâchai la bonde à mes risées, et son ami me dit :

— Vraiment nous n’avons rien vu de nouveau : il me souvient que Musidor fit encore, il y a quelque temps, une semblable plaisanterie ; il revint du privé avec un torche-cul à la main, et, croyant tenir son mouchoir, il en releva sa moustache : il est fort sujet à de pareils transports d’esprit, et prend souvent les choses l’une pour l’autre, si bien, qu’étant un jour à la table d’un grand seigneur, pensant cracher à terre et mettre un morceau de viande sur son assiette, il cracha sur son assiette et jeta le morceau de viande à terre.

Comme ce poète disait ceci, Musidor revint, et fut contraint de nous dire par cœur ce qu’il savait de ses vers, à faute du papier.

Extrait de La Vraie Histoire comique de Francion (1623) de Charles Sorel.


* D’ailleurs l’inclusionisme** de l’auteur de cette festive intervention critique n’a pas encore acquis les rudiments même.s de ce nouvel art d’exister malgré tout.
** À confondre peut-être l’inclusivisme... qui sait ?

 

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