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Au bord du lac
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 Article publié le 23 janvier 2022.

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Il n’a pas la majesté un peu froide d’un lac de haute montagne qui interdit toute baignade, C’est un lac morainique, assez profond, mais assis sur une plaine fertile propice à la vie des hommes et des bêtes, un milieu idéal pour les canards, les poules d’eau, les hérons, les grandes aigrettes, etc… et aussi pour de riches bourgeois ainsi que pour la fine fleur de l’aristocratie, bref, ce qu’il était convenu d’appeler la haute société, des rentiers et des industriels, des artistes à succès aussi, bref, des gens fortunés qui trouvaient au bord de ce lac un lieu propice à l’édification de splendides villas et de magnifiques jardins. On y trouvait essentiellement des résidences d’été qui permettait aux gens de la haute de se détendre, d’y étaler leur viande et leur os en villégiature sous un soleil estival généreux, climat continental oblige.

Beaucoup de réceptions, de garden-parties, de fêtes somptueuses, beaucoup de conciliabules, d’intrigues et de discussions profondes aussi eurent lieu sur les bords de ce lac enchanteur. Un port de plaisance permettait à tout ce beau monde de faire de la voile. Il y régnait avant-guerre un esprit de classe fraternel où Juifs et Chrétiens s’appréciaient dans un entre-soi sans heurts, les uns et les autres partageant la même aisance dans le même monde. A quelques encablures, sur l’autre rive, le petit peuple se massait sur les plages de sable fin pour y nager, y barboter, y jouer sous le soleil d’été. Une étendue d’eau conséquente - un bras de la Havel en fait - séparait « la haute société » des prolétaires, des petits employés, des petits fonctionnaires et des petits commerçants.

Le lac de Wannsee était un lieu charmant, plein de vie, la face riante et souriante du dynamisme commercial, industriel, intellectuel et artistique du Berlin d’avant-guerre, loin de quartiers ouvriers sordides, des Mietkasernen crasseuses et surpeuplées. Au centre-ville ces cabarets plus ou moins mal famés où s’entassait la bohème et où venait s’encanailler bourgeois, intellectuels fauchés et aristos, au lac l’air libre, l’insouciance jouisseuse ou dominicale, dans un cadre idyllique.

Si tout n’y était pas qu’ordre, luxe, calme et volupté, tout y respirait au moins les loisirs sains et bien mérités des masses laborieuses et l’aisance jouisseuse des gens huppés. Un équilibre social mis à mal par les conséquences désastreuses du Traité de Versailles, la crise de 1929 et la montée des hordes nazies qui, après 1933, commencèrent de s’y installer, d’abord discrètement, subrepticement puis de manière de plus en plus manifeste. Les SS évitaient dans les premières années du régime d’y venir en uniformes trop voyants, mais le mal était fait. Les nazis étaient à pas de loups dans l’opulente bergerie pour y planifier leurs méfaits à grandes échelles, en tout premier lieu l’invasion de l’URSS. Le lieu devint peu à peu un nid d’espions appartenant au SD dirigé par Heydrich. Des villas cossues volées à de riches propriétaires juifs hébergeaient les membres du SD fortement alcoolisés à qui on interdisait de résider à l’hôtel dans Berlin même et un bunker aux murs de quatre mètres d’épaisseur abritait le centre de coordination de la lutte anti-aérienne de Berlin qui employait un personnel nombreux recruté en partie parmi les habitants du coin.

Wannsee, c’est bien sûr aussi l’endroit où eut lieu la conférence du même nom, le lieu donc d’un de ces sommets dans l’horreur dont l’histoire longue nous gratifie régulièrement depuis que le monde est monde, je veux parler bien sûr de la planification de ce que les nazis appelèrent par euphémisme « la solution finale ».

A y bien réfléchir, pas un lieu important sur le plan culturel ne fut épargné par la présence nazie. Tous les hauts lieux culturels et naturels du Reich incluant l’Autriche annexée furent marqués et souillés à jamais par la peste brune. Des nostalgiques peuvent y venir en pèlerinage, comme dans les ruines des tunnels creusés dans le périmètre de la résidence d’Hitler à Berchtesgaden dans les Alpes bavaroises où l’on peut trouver des graffiti néo-nazis.

Après-guerre, devenu lieu de détente des troupes américaines d’occupation, Wannsee entra dans une période d’intense activité de loisirs mais aussi de léthargie : beaucoup de villas tombèrent en déshérence, beaucoup de propriétaires, la famille Liebermann par exemple, ne remirent jamais les pieds en ce lieu d’où partirent les instructions qui aboutirent aux horreurs sans nom que l’on sait. Peu à peu, dès 1948, la vie reprit son cours. Le port de plaisance confisqué dans un premier temps par l’armée américaine et réservé à ses troupes rouvrit aux plaisanciers indigènes qui avaient survécu.

Wannsee ne fut jamais un lieu sacré à proprement parler, mais un lieu qui consacrait un certain mode de vie binaire : aux uns les riches villas et les luxuriants jardins d’agrément, les activités nautiques et le farniente, aux autres les plages de sable fin, la baignade et les jeux collectifs. La vie a repris son cours tranquille. Marqué par l’Histoire, le lieu ne fait pas frémir comme les camps de concentration et d’extermination ; ce n’est pas un lieu de désolation où l’herbe est grasse, si grasse, l’on sait bien pourquoi. On aperçoit des joggeurs et des joggeuses à Auschwitz. La banalisation du site gagne peu à peu du terrain, même si le lieu reste un lieu de mémoire où visites et commémorations se succèdent. 

Entre oubli pur et simple - il faut bien vivre… - et mémoire vive entretenue par toutes celles et ceux qui ne veulent pas voir se reproduire les horreurs qui s’y déroulèrent, Wannsee reste connecté en sourdine avec le monde nazi aux innombrables mailles effilochées. On a détruit les filets de la gigantesque nasse nazie, mais ceux qui rêvent de pouvoir à nouveau régner sans partage existent bel et bien et prospèrent en toute impunité. Ils ne sont plus tapis dans l’ombre, mais s’étalent sans honte sur les réseaux sociaux et dans des manifestations à ciel ouvert. Faut-il voir dans ce phénomène la conséquence de l’échec absolu de la dénazification menée par les Alliés ? Les idées les plus folles ont la vie dure lorsqu’elles donnent du plaisir, sachant, qui plus est, que les cerveaux malades qui les avaient conçues, mises en œuvre puis transmises ne furent hélas pas détruits.

Quand bien même la population allemande aurait été exterminée par les armes et la famine, l’antisémitisme se serait maintenu dans les pays limitrophes, France comprise, et à l’Est particulièrement. Tous les Européens, ainsi que Russes et Américains, pour ne citer que les divers belligérants, peuvent encore aujourd’hui balayer devant leur porte. Le bacille de la peste brune n’est pas mort, loin s’en faut. Une tectonique des idées ne cesse de déplacer les courants d’idées nationalistes, conservateurs, réactionnaires, passéistes. La bête immonde n’est pas morte.

Les sites demeurent pour partie, souillés à jamais ; les idées nauséabondes, quant à elles, prospèrent, empuantissent régulièrement le débat public, alimente les conversations privées, entretiennent une nostalgie malsaine.

Impossible de faire table rase du passé.

A nous de faire en sorte que la clique négationniste et révisionniste ne puisse jamais faire fable rase du passé le plus honteux et le plus abject qui fût. 

Jean-Michel Guyot

20 janvier 2022

 

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