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Hypocrisies - Égoïsmes *
Chapitre XIV

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 Article publié le 6 mars 2022.

oOo

Frankie croquait une pomme, comme de juste. Qu’est-ce qu’il foutait là… ? À en juger par le trognon, il y avait un moment qu’il surveillait les alentours. Je n’ai pas eu le temps de faire demi-tour. Je ne tenais pas tellement à voir un flic alors que je n’étais pas venu pour ça. La porte de la chambre était grande ouverte. Je pouvais voir un tablier blanc s’agiter, mais ce n’était pas le vent, le manche d’un balai en témoignait. Frankie sourit en me voyant hésiter devant la porte de l’ascenseur. Il acheva le trognon en quelques rapides coups de dents puis l’envoya dinguer dans la poubelle hérissée de manches et de flacons. Le visage hilare de la boniche apparut. Elle dut le féliciter, car il gonfla la poitrine comme s’il s’apprêtait à recevoir une médaille. Voilà à quoi le peuple passe son temps…

« Elle est descendue à la cafette, me dit Frankie sans me laisser le temps de le saluer. Elle avait envie d’un café…

— Je peux vous demander ce que vous attendez…

— Mais j’attends rien ! J’étais juste venu pour prendre des nouvelles…

— …de la part de Chercos… ?

— On peut rien vous cacher, monsieur Magloire… Tout le monde est inquiet…

— Et alors… ? Les nouvelles sont bonnes ? »

Je n’en savais rien moi-même. Ce flic en herbe devait en savoir plus que moi. Je jetai un œil amusé à l’intérieur de la chambre où la femme de ménage astiquait tout ce qui pouvait l’être. Je ne comprenais pas de quoi elle parlait. Frankie répondait par de courts éclats d’un rire qui se voulait complice. Il avait amené de quoi manger. Il exhiba un paquet aux reflets métalliques, mais je n’avais pas faim. Le personnel médical avait fui les lieux. Ça ne sentait même pas la désinfection. Pas une odeur de cadavre ou de merde. Rien. On entendait la rumeur de lointaines conversations. Ou bien tout se passait derrière les portes. Frankie n’avait pas de nouvelles, rien que je ne susse déjà. Mais comment savait-il que je m’étais renseigné avant de monter ? J’avais dialogué cinq minutes avec un barjot qui apprenait à rouler ses cigarettes par mesure d’économie. Il se débrouillait bien pour un débutant. Avant d’ « entrer » à l’hôpital, il achetait des clopes toutes faites, ce que tout le monde fait, mais depuis qu’il avait un lit et qu’on s’occupait de ses repas, il avait trouvé ce truc pour ne pas s’ennuyer. Il en parlait si on ne lui posait pas la question. L’ascenseur a coupé la conversation juste après un verbe transitif.

« Je crois qu’elle va bien, suggéra Frankie.

— C’est le fantôme… Ça va toujours bien avant que ça n’arrive. Faut l’avoir vécu pour le croire.

— J’en sais rien, monsieur Magloire… Je suis jeune dans le métier… Monsieur l’inspecteur m’a dit comme ça…

— Vous roulez vos cigarettes, vous… ? »

Personne ne fume dans ces endroits réservés à un pourcentage toujours croissant de la population. On finit toujours par se demander de quel côté on œuvre. Ou alors c’est qu’on n’a pas vécu sa propre existence. Ça peut faire mal. Frankie était d’accord sur ce point. D’ailleurs sa jeune épouse pensait comme lui. Elle en mettait du temps, Juliette, à revenir de la cafette…

« Elle a dû rencontrer le type qui les roule…

— Comme vous y allez, monsieur Magloire !

— J’ai fini ! » claironna la fatma.

Elle mit aussitôt de l’ordre dans son arsenal et entreprit de continuer son voyage au pays de la soumission. Une serpillère répandit ses gouttes. Frankie poussa un dernier cri et se laissa bousculer par le chariot aux odeurs de fruits exotiques. On pouvait entrer dans la chambre pour attendre, mais Frankie consulta sa montre et jugea qu’il était temps pour lui de retourner à ses occupations familières. Il n’en savait pourtant pas plus que moi. Il disparut.

 

*

 

Je descendis deux fois : une première fois pour me rendre compte que je me trompais de chemin et une deuxième qui me jeta dans les bras du barjot qui me reconnut. Il laissa éclater sa joie et reprit notre conversation où je l’avais interrompue. Il savait où se trouvait la cafétéria. Il n’y allait jamais à cause des tarifs. Il était à sec. Pas même de quoi se payer du tabac. Non, ce n’était pas du tabac. Il se débrouillait. Il y avait des mois qu’il se débrouillait, peut-être même des années. Nous atteignîmes un hall digne d’une cathédrale gothique. Un regard commun ne nous renseigna pas. Il aurait bien aimé connaître ma « femme », parce qu’il s’ennuyait ferme sans.

« Qu’est-ce qu’elle a qui va pas… ? s’enquit-il sans insistance.

— Si je le savais… ! Elle revient de Rio…

— Ça, je le savais déjà… »

Ce que j’ignorais. Nous collâmes nos fronts humides contre une baie hautement vitrée. Juliette bavardait avec un type qui ne ressemblait à rien que je connusse. Le barjot ne le connaissait pas non plus. Il s’inquiétait sincèrement. On avait des points communs lui et moi. Il se décida à me « quitter ». On voyait bien ce que ça lui coûtait de se séparer ainsi de quelqu’un en qui il avait sans doute reconnu son double. Je le regardai s’éloigner. Il portait un lourd et étrange fardeau sur ses épaules faméliques. Pas question de lui imposer le transport de la croix. Il allait pieds nus.

« Je te présente Gary, » dit Juliette qui venait d’achever un hot dog et qui s’apprêtait à faire sa fête à une crème glacée multicolore dans laquelle était planté un biscuit feuilleté.

Elle n’avait pas perdu ce côté tragique de sa personnalité. Gary me tendit une main humide, molle et chlorotique. Je ne vis pas son visage. À peine observai-je sa nuque dans un miroir. Il portait le col de sa chemise relevé et sa tignasse se hérissait dans le halo d’une lampe descendue du plafond.

« Je suis ravi de vous connaître… »

Dans le genre ravissement, on ne faisait pas mieux. Il ne dit rien de ses occupations professionnelles, mais je sus tout de suite qu’ils s’étaient connus à Rio. Que savait-il de mes ennuis judiciaires ? Juliette manquait de discrétion à ce point.

« Maintenant que nous voilà réunis… commençai-je avant de prendre conscience que je parlais déjà trop.

— Oh ! Je vous laisse… »

Gary… Il s’éloigna et prit une tangente qu’il avait dû emprunter plus d’une fois. Juliette était toute chose, comme on dit en ces temps de populisme. Elle avait posé un chandail de laine sur ses épaules. Elle était assise sur un tabouret et croisait ses jambes. Sans les pantoufles, elle eût l’air d’une putain en attente. La crème fondait doucement dans sa coupe. La langue apparaissait pour s’en imprégner comme un pinceau explore la surface complexe d’une palette. Pourquoi renonçait-elle encore à me regarder ? Ce n’était pas la première fois que je m’employais à signaler ma présence auprès d’elle.

« Tu ramènes toujours un tas de souvenirs de tes voyages, dis-je en repoussant l’offre du barman qui se remit à la plonge comme on se couche pour rêver.

— Qu’as-tu ramené, toi… ? Tu vas me rendre folle !

— Mais tu l’es déjà, ma chérie… »

Elle ne m’attendait pas. Chercos ne lui avait pas tout dit. Il lui avait peut-être raconté des histoires. J’ignorais comment ce flic pouvait se comporter avec les déséquilibrés. Je n’en savais pas plus sur ses véritables intentions. Juliette avait dû lui parler de moi. Il en savait déjà trop.

« Je vais mieux, dit-elle comme si j’étais disposé à la croire. J’ai reçu la visite d’Erik, de Gary, de Frankie, de… »

Et elle se mit à débitter la longue liste de ses connaissances comme si elle me faisait un cours sur l’amitié et peut-être l’amour. J’étais beaucoup plus seul. En fait, je n’avais qu’elle. Mais j’avais essayé d’en savoir plus sur les rapports qu’on a l’occasion d’entretenir au cours d’un voyage et ensuite. Sauf qu’un naufrage avait changé le cours des choses : la perruque d’Élise, l’enfant d’Hélène, les clopes roulées de ce barjot qui ne m’avait pas dit son nom, ces suppôts judiciaires qui me tombaient dessus alors que j’avais envie d’écrire autre chose, de me divertir avec l’espoir d’en finir avec les convulsions de l’intelligence prise au piège de l’attente.

« Je n’ai jamais menti à personne, » dit Juliette en sautant de son tabouret.

Le barman leva la tête. Il n’avait jamais entendu de pareils propos, surtout de la part d’une femme. Il me regarda plutôt que de se laisser séduire par les charmes de Juliette dont la blouse trahissait un envers prometteur. Ou alors il était discret et je venais d’en faire mon personnage. Vous savez ce que c’est, monsieur…

« Montons ! » dit-elle.

Elle avait des choses à me dire. Je redoutai le pire. Je la suivis, concentrant toute mon attention sur la pliure des jambes. Nous ne tardâmes pas à rejoindre sa chambre « solo » où la trace et la place d’un deuxième lit révélaient d’autres fantômes. Les surfaces respiraient une propreté impeccable. J’entrais avec mes chaussures de ville, mais ce n’était pas interdit. Elle n’avait aucune envie de s’amuser. Elle tourna une manivelle et le volet s’abaissa lentement, emprisonnant la lumière dans je ne savais quel intérieur inaccessible. Enfin elle entra dans le lit et m’invita à ranger les coussins dans son dos. Il n’y avait rien d’autre qu’un verre d’eau sur la table de chevet. Rien sur le mur, pas un cadran, un quelconque indicateur de mesure, mais quelle mesure ? On était dans un hôpital psychiatrique.

« Je n’ai pas dit (à Chercos) que je cèderai à cet ignoble chantage… !

— Mais tu n’as pas le choix, mon chéri… As-tu le choix ? »

C’est fou comme les crises affinent son jugement. C’est toujours dans ces moments que son intelligence dépasse la mienne et me coince dans les cordes. Elle n’avait pas peur de moi. Elle n’était pas folle à ce point. Qu’est-ce que j’attendais d’elle ?

 

*

 

Je vais encore frustrer le lecteur de tout un pan du roman qui s’écrit malgré moi… Mais ne lui ai-je pas épargné une relation complète de ma croisière avec Hélène ? Qui donc lira les hypothétiques considérations policières de Frank Chercos si je les rejette en note à la fin de ce volume construit dans une tout autre perspective note 1 ? Ainsi, je pourrais insérer ici (immiscer, comme j’aime dire à qui veut m’entendre) le récit circonstancié de mon amour pour Juliette et en profiter pour tracer le portrait de cette créature conçue pour me plaire note 2.

Mais je ne pratique pas ce genre d’interruption, à moins, là encore, d’en rejeter le texte à la fin. Et à force d’annoter la présente relation des évènements véridiques qui justifient ma prise de plume, je finirais par égarer le lecteur, non dans un labyrinthe ni dans les eaux agitées de notre mer à tous, mais en chemin, comme on se retrouve seul après avoir ennuyé ses compagnons de route ou de voyage.

Soit… Une deuxième section pourrait contenir le polar et la romance dont j’écarte même l’écriture en ce moment paroxystique du récit que j’ai entrepris à seule fin de me divertir et de divertir, si jamais vous avez le malheur de vous ennuyer autant que moi dans ce monde qui n’amuse que les gens pressés.

Tenons-nous-en pour l’instant au dénouement de cette tragi-comédie et levons le rideau sur ce qui fut ma dernière nuit de sommeil… avant injection :

 

*

 

« Ah… c’est vous… Frankie… Il n’est pas six heures… Vous êtes seul… ?

— C’est que… monsieur Magloire… Je sais pas comment vous dire que…

— C’est Chercos qui vous envoie ?... Dites-lui que je n’ai pas encore décidé si…

— Je suis pas au courant, monsieur Magloire… Il vient d’arriver quelque chose de…

— Nom de Dieu ! Juliette ! »

 

*

 

Dix minutes plus tard, on arpentait les couloirs de l’hosto à la recherche du psychiatre. Frankie nous suivait, haletant et l’arme au côté. L’infirmière s’était inquiétée à propos de ce pétard. L’endroit était hanté par des fous, avais-je expliqué au disciple de l’ordre et de la discipline. Avait-il compris notre inquiétude ?... Mais il agissait alors que je désespérais de trouver enfin ce maudit psychiatre qui s’était peut-être fait la malle parce qu’il se sentait responsable du suicide sanglant de Juliette. L’infirmière agissait elle aussi, dans un cadre aussi étroit. Pour un peu, je me serais senti libre comme l’air que j’avais du mal à respirer parce que la rumeur des envers de porte nous accompagnait comme l’effet Doppler un jour de grand malheur national. L’infirmière m’avait déconseillé le spectacle. J’avais insisté en versant toutes les larmes de mon corps. Ainsi, l’aval du toubib était nécessaire. Mais il avait été appelé pour intervenir dans un cas similaire. Frankie avait alors émis un sifflement d’admiration. Il n’avait sans doute jamais eu l’occasion de témoigner sa déférence à un garant de la tranquillité citoyenne. Il n’avait pas plus d’expérience du côté de l’enfermement judiciaire, mais il comptait sur les lendemains qui chantent pour en devenir grand clerc.

Soudain, l’infirmière détala comme un animal qui s’est mis dans la tête de traverser un pré où mugissent d’autres animaux moins enclins à la fuite. Frankie faillit dégainer. J’en profitai pour souffler un peu. On avait atteint notre but. On se sent toujours mieux quand ça s’arrête. Deux types baraqués surgirent d’une chambre, couverts de sang et l’air égaré de l’oiseau qui ne veut pas sortir de sa cage. L’infirmière les interrogea. Ils étaient au courant de tout, même pour Juliette. C’était une nuit qu’ils n’oublieraient pas. L’infirmière était d’accord avec eux sur ce point. Ils s’éloignèrent sans cesser de commenter le double évènement. J’avais déjà lu ça quelque part.

« Mieux vaut attendre ici, me dit l’infirmière. Je vous conseille de vous éloigner… disons jusqu’à la salle d’attente qui… là… vous voyez le cendrier… ? »

Je pivotai sur mes talons. Frankie ne bougea pas. Il était dans mon dos maintenant. Et il parlait à l’infirmière. Une minute plus tard, tandis que j’atteignais le cendrier qui servait de borne, il ne s’arrêta pas pour me dire qu’il retournait au bureau. Celui de Frank Chercos. J’entrai dans une pièce qui sentait le propre, genre fruits et passions en tous genres. Un type attendait, apparemment depuis longtemps. Il portait un costard mais la cravate était posée sur ses genoux. Il avait l’intention de se pendre. J’avisai le plafond qui ne comportait aucun objet susceptible de servir de crochet. Pourquoi avait-il ôté sa cravate et pourquoi l’avait-il soigneusement disposée sur ses genoux ? Il me regarda comme si je venais de commettre une indiscrétion. Je n’avais rien à lui dire. Il ne me salua pas. Depuis qu’on avait quitté en trombe l’appartement que je partageais avec Juliette et que je craignais d’avoir à quitter désormais, je n’avais pas pensé à sa mort. Je ne m’étais même pas approché de la chambre où elle s’était possiblement ouvert les veines. On en était loin Frankie et moi quand l’infirmière nous a interpelés. Mais maintenant, je me sentais parfaitement seul. Je pouvais me laisser aller à penser à cette mort que je n’attendais pas. J’étais pris au dépourvu, une fois de plus. Frankie m’avait dit, sans rire :

« D’après ce qu’on sait, vous êtes la dernière personne à l’avoir vue vivante… »

Dans le couloir, on s’agitait, glissant d’un bout à l’autre en poussant des chariots qui rebondissaient sur le dallage ancestral. Le type qui m’accompagnait assis se bouchait les oreilles fois chaque qu’un de ces engins s’annonçait par le claquement lugubre des portes de l’ascenseur. Il avait peut-être quelque chose à voir avec l’autre suicide. Si c’était un suicide, ne pus-je m’empêcher de penser.

 

*

 

Ah ça va vite quand ça ne va plus !... J’ai signé je ne savais et ne sais toujours pas quel papier en triple exemplaires et je suis rentré chez moi. Sans Frankie et à pied. Autant dire que j’ai pris le temps de me faire du mal. Je savais ce qui m’attendait. Autant reculer l’échéance de cette nouvelle humiliation. Mais comme ma chance avait tourné au vinaigre, Chercos est passé par là à bord d’une voiture de service. Je me suis plié pour situer ma tête à la hauteur de la vitre qu’il venait de descendre. Roger Russel était assis à la place du mort. Un malheur n’arrive jamais seul. Un tas malheurs arrivaient et ils se ressemblaient tous.

 

*

 

Je n’ai pas mis les pied dans l’appartement que Juliette et moi partagions depuis des années. Et je ne suis pas resté longtemps sur le paillasson. Ses parents gesticulaient à l’intérieur. Je renonçai à écouter ce qu’ils crachaient dans le bassinet de Chercos qui tirait sur un cigare éteint. Il s’était éteint dans la voiture après une longue agonie et l’inspecteur l’avait maudit. Roger Russel n’avait pas souri une seule fois. Je m’étais laissé porté comme un bagage sauf que je savais où j’allais. Enfin l’avocat me rejoignit sur le paillasson. Je ne lui inspirais aucune compassion, mais il affecta un air aussi triste que sa chanson :

« Vous n’êtes pas ici chez vous… L’appart’ leur appartient. Ils ont appelé la police pour prévenir les ennuis que vous pourriez… occasionner… Je ne peux que vous conseiller de partir…

— Mais pour aller où, nom de Dieu ! »

Il haussa les épaules. L’ascenseur étant de nouveau hors service, je redescendis l’escalier, exactement comme j’étais venu, sauf que je n’étais plus accompagné. Jamais je ne m’étais senti aussi seul. Et abandonné. Et soudain, en poussant la porte d’entrée, j’ai réalisé que je venais d’avoir affaire à l’avocat des parents d’Hélène. Vous n’allez pas me croire, monsieur, mais j’ai tout de suite pensé que les parents d’Hélène étaient aussi ceux de Juliette et que par conséquent Hélène était la sœur de Juliette ! Mais au lieu de ne pas sortir dans la rue pour aller n’importe où, je me suis agenouillé sur le trottoir pour tenter de résoudre l’énigmatique question que me posait Élise : j’avais enfin compris que si elle résidait dans deux logis différents et voisins c’était parce qu’elle était une sœur jumelle, comme à Cherbourg. Ah ça allait vite !... Et je me suis relevé comme un ressort pour piquer un sprint jusqu’au bout de la rue.

 

*

 

Heureusement, je n’avais pas épuisé ma réserve de colocaïne. J’ai fait un voyage. Un long voyage. J’ai même marché sur les eaux de la Seine en respirant à pleins poumons les poussières de la cathédrale. Ce qui avait commencé par une croisière au pays d’Ulysse devait se terminer dans les couloirs sans perspective du Labyrinthe. Là-bas, j’étais sûr de ne tuer personne, même sans faire exprès d’être là au moment où il fallait justement ne pas y être. On ne pratique pas le naufrage en matière labyrinthique. On n’y a pas le choix entre la profondeur et la paix du rivage. On s’y perd ou on s’y retrouve. Mais pour se retrouver, il faut d’abord s’y être perdu. J’étais bien capable de commencer par ça ! Et je m’en suis injecté jusqu’à la transparence parfaite du verre qui le contenait.

 

*

 

« C’est quoi, ce flacon… ? dit Frankie.

— Ça sent rien, dit une voix.

— Ya plus le bouchon…

— Il se visse…

— On saura pas ce qu’il a avalé si on cherche pas dans son estomac…

— Ou dans ses tripes…

— Dans son sang. Mais il a pas l’air de souffrir… (voix de Chercos)

— Pas l’air de s’en aller…

— Il veut vivre… Comme s’il allait parler…

— Vous ne le connaissez pas !... » (voix de Chercos)

Je vis l’éclair bleu de l’aiguille, puis les yeux de celle qui s’employait à soutirer mon sang. Le monde ne me parlait plus. Étrange sensation de repos mérité. Je ne savais pas comment j’avais réussi à me fatiguer, moi qui ne tente jamais l’impossible en matière physique. Mais je l’étais, fatigué. Tellement que le repos me paraissait la meilleure solution. De quel problème s’agissait-il… ? Je reconnus quelques-uns des protagonistes de mon malheur. Chercos me proposait une cigarette. Je n’ai pas bougé, j’en suis sûr, mais la cigarette s’est insérée entre mes lèvres et quelqu’un que je connaissais disait qu’il (Chercos ?) avait tort de me faire fumer du tabac alors que j’avais peut-être pris quelque chose d’incompatible « On ne sait jamais avec la chimie… les mélanges… je me souviens… acide plus base égale sel plus eau… Tu te souviens, chéri… ? » Et Roger Russel examinait les photos sur la table de chevet. De temps en temps, il me donnait à reconnaître un visage. Rien que des inconnus, mais des sensations que je retrouvais avec un réel plaisir. Un plaisir d’enfant. Était-ce la fin du voyage ? Est-ce qu’on avait enterré Juliette ? J’avais sans doute voyagé plus longtemps que le délai légal d’inhumation note 3. Je me suis mis à chialer comme si j’en avais envie. Rien de plus.

 

 

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