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Hypocrisies - Égoïsmes *
Chapitre XX - Annexes (L’air /2)

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 Article publié le 24 avril 2022.

oOo

2

« C’est en tout cas ce qu’en dit Alfred Tulipe dans son dernier ouvrage…

Mais Alfred Tulipe n’a jamais publié ! »

Je sortis. D’où ? Je ne me souviens pas. Comme j’ai oublié la majeure partie de cette conversation que je résume si mal ici. Nous en reparlerons… peut-être. Je continue :

Nous voguâmes au large du cap. La chaîne se présentait de face, perdue dans les nuages. Mon père prétextait-il une pêche à la seiche uniquement pour admirer ce point de vue ? Il le documenta encore, me reprochant de ne pas avoir un cerveau conçu pour la prise de notes sans carnet. D’ailleurs, je n’avais pas le carnet sur moi. Ni rien dans les poches à part le briquet que mon père égarait s’il l’emportait avec lui. Ma mère et moi nous mettions alors à la recherche de ce petit lingot d’or hérité de la famille, je ne sais plus de quel côté. Ainsi, pas question de l’envoyer par le fond :

1) Je ne savais pas nager ;

2) Mon père était bien incapable de pratiquer l’apnée, bien qu’il flottât avec aisance sur le dos en l’absence de vagues ; la houle le terrifiait mais ce jour-là, la mer était d’huile, comme on dit. Nous observions ensemble la pénétration phallique de la montagne dans la mer tandis que la masse nuageuse formait un horizon tout aussi pénétrable comme en témoignaient les mèches grisonnantes qui descendaient sur les flancs, au gré d’un vent qui tournoyait le plus souvent ou qui élevait ces espèces de volutes dans un ciel aussi bleu que les promesses de la journée. Mon père n’avait rien sur lui pour immortaliser cette composition exceptionnelle selon lui. Pas de carnet, pas d’appareil photo, rien que ma mémoire d’adolescent en crise priapique. Les bateaux de pêche rentraient au port, poursuivis par les mouettes aussi agressives que braillardes. Mais leurs sillages ne nous atteignaient pas. La journée promettait et promettait encore et mon père répétait les mêmes banalités que la veille. J’allumai sa cigarette :

« Nous avons tous été jeunes, dit-il en envoyant la première bouffée. Tout le monde peut en dire autant, à part ceux qui n’ont pas connu l’âge adulte, comme mon cher frère que tu n’as pas connu… »

Il recommença à larmoyer. À croire que ses souvenirs ne concernaient que sa vie de famille. Qu’est-ce qu’il pensait de moi ? Nous n’en parlions jamais, je veux dire que nous n’eûmes aucune conversation sur le sujet, jamais ! Il me taquinait sans gentillesse, mais sans cruauté non plus. Comment qualifier cet entredeux ? Je me suis souvent creusé, jusqu’à la douleur, pour trouver ou retrouver (qui sait ce que l’enfance nous réserve ?) ce mot jamais prononcé, en tout cas devant moi. Je ne fumais pas.

« Sers-moi un verre, l’ami ! »

Je ramenai la bouteille qu’il avait plongée dans l’eau dès le départ. Elle n’avait jamais été débouchée elle non plus. Je m’y employai avec vigueur et retrouvai ma forme ithyphallique à l’abri des ampleurs de mon pantalon. Impossible de tenter de plonger nu sans provoquer des commentaires. Par contre, mon père ne bandait pas. Sa queue avait même pris froid. Il me montra ses fesses, debout à la proue, les pieds dans le cordage que j’avais négligé. Plouf ! Les pieds les premiers. Il remonta aussitôt, suffoquant comme s’il revenait d’une mission romanesque. La cigarette finissait de se décomposer à la surface de l’eau maintenant écumante. Il riait. C’est ce qu’il faisait le mieux quand ma mère n’était pas là pour critiquer son comportement enfantin. Il aimait cette enfance, mais sans avoir jamais dit si elle avait été totalement heureuse. Elle ne pouvait pas l’être. Je venais de quitter la mienne, sans regrets d’ailleurs, et j’en savais autant que lui sur ces zones d’ombres et de terreur. Mais je n’étais pas un homme. Pas de visage en tout cas.

« Sers-t-en un ! cria-t-il comme si je n’avais aucune chance de l’entendre. C’est du bon. Les vins de ce pays sont meilleurs que les nôtres. Bois si tu es un homme ! »

Dessous, ma queue caressait les plis. Il se hissa dans la barque sans réclamer mon aide, car il était nu. Il n’avait plus de queue. Un bouton violacé ornait un coussin de poils roux. Puis je revis ses fesses et il replongea, les pieds devant, éclaboussant cette fois mon pantalon gibbeux. Se donnait-il en spectacle ? Une pareille diminution de son pouvoir sur le fantasme ne l’y invitait pourtant pas. Il ne flottait pas sur le dos. Ma mère n’était pas là pour commenter l’érection. J’imagine.

« As-tu bu ? » cria-t-il.

Je ne répondis pas. Sa tête semblait plonger puis l’eau atteignait le menton et elle remontait comme mue par un ressort rencontré dans l’abysse. Ce n’était pas un endroit à seiches, bien sûr. Nous nous étions d’ailleurs rapprochés de la côte. Plus loin, la roche perçait la surface, formant de petits jets d’écume jaune. Une plage que je ne connaissais pas jouxtait les eaux mouvementées du cap.

« Cette fois la tête la première, » dit mon père.

Il remonta comme un noyé, les yeux et la bouche grands ouverts, et le ventre comme celui d’un poisson mort, soumis aux feux du soleil, les poils se hérissant, jambes tranquilles mais anxieuses. Il ne plongeait jamais la tête la première. Il en était à la première leçon. Et elle m’était destinée. Il rit enfin, me demandant si j’avais goûté au rosé qui rutilait dans son verre légèrement teinté. Je fis signe que non. J’étais sur le point d’éjaculer, gorge nouée en attendant. La Vieille et le Noir m’avait prévenu : pas de ça ! Je débouchai la bouteille, exhaussant son contenu au-dessus de ma gorge. Mon père exultait. Je crois que c’était son côté enfant qui séduisait ma mère. Le vin me barbouilla un peu, mais ma chemise était soigneusement roulée à la proue, à l’abri des jeux que mon père répétait pour que j’en apprécie la leçon. Pourquoi ne savais-je pas nager ? À mon âge ! Il était de nouveau debout à la proue, formant figure, mais loin de la côte où tout ceci n’était pas aussi visible que je me l’imaginais, voyant les balcons alignés et leurs baies comme des portières à canon. Autant de navires étagés sur la côte comme des jardins d’oliviers. Je n’avais pas encore acquis une connaissance parfaite des lieux, vus de l’intérieur comme de la mer. Les fesses de mon père se contractèrent, il plia ses jambes sans muscles saillants, je vis la blancheur extrême des talons, le dos couvert de gouttes dorées par le soleil, les bras qui s’élevaient vers le ciel comme en prière… Il plongea, piquant de la tête.

Curieusement, son corps s’arrêta, jambes en l’air et la tête immergée. Puis il s’inclina mais ne tomba pas à l’oblique. Il se plia, se déstructura, sembla s’éparpiller dans l’écume soulevée. Je me levai instantanément, la barque roulant aussitôt et mes jambes cherchant l’équilibre tandis que mes yeux scrutaient l’écume. Elle était rouge maintenant, inexplicablement rouge comme si des algues étaient remontées dans le remous causé par le corps qui ne s’était pas enfoncé comme prévu. L’écueil n’était pas plus grand que la bouteille que je tenais par le goulot. Il exhibait une pointe déchiquetée. Quelques coquillages y brillaient de tous leurs éclats de nacre et de cristaux. Ça ne sentait rien pour l’instant. Une bande très organisée de petits poissons explorait cette région minuscule de l’océan en jeu. La barque menaçait de se retourner. J’en étais le tourmenteur. Je devais m’en convaincre avant de réfléchir à ce qui venait de se passer. L’eau cessa d’écumer. Les petits poissons happaient la surface de sang. Je me penchai enfin, la barque s’étant stabilisée, et je vis le corps entre deux eaux, désarticulé, harcelé maintenant par des animaux venus de toutes parts du fond de cette immensité impossible à contenir d’un seul regard, d’un seul cri. Et le corps continuait sa descente, perdant rapidement sa luminosité, semblant gesticuler mais je voyais bien qu’il n’était plus question de vie. J’étais seul. La barque heurta le petit écueil qui présentait sa pointe comme si elle m’invitait à m’y accrocher. J’eus la présence d’esprit d’y nouer un cordage et de me tenir à distance avec une rame qui s’écaillait comme un poisson entre les mains de ma mère. Cet effort m’épuisait, je le savais. Les bateaux qui rentraient au port m’ignoraient, ils ignoraient qu’un drame venait de se produire et que j’avais perdu mon père au moment où j’avais le plus besoin de lui. J’avais beau crier, personne, pas même les oiseaux, ne s’approcha de cette scène tragique qui était la première ou la dernière, impossible de le savoir à ce stade de la douleur ou de la peur, l’une ou l’autre selon la nature de mes sentiments filiaux.

Le corps avait disparu et les animaux marins avec lui. L’écume était blanche autour de l’écueil. Le soleil était haut quand je repris mes esprits. J’eus la sensation de remonter des profondeurs après y avoir perdu mon souffle. Je haletais, incapable d’envisager un effort, la rame ripant sur l’écueil et chaque fois la barque s’en approchant comme si elle voulait s’y frotter. J’envisageai alors de périr de cette sinistre façon. Il n’y aurait pas de sang, pas tant que les morsures contribueraient à ma souffrance, si j’en étais encore là au moment de ne plus pouvoir remonter à la surface. C’est fou ce que mon imagination de noyé projetait par le petit trou de la bouteille qu’on appelle goulot parce que c’est en effet une petite gueule !

Je savais maintenant qu’au moment de ne plus rien posséder de tangible ni de raisonnable, on achève son existence ou on se laisse achever par elle. J’avalais le contenu de la bouteille, chaud régal de terre et de soleil, encore aux anges dans mon pantalon. Aussitôt lampée la dernière goutte, je me mis à regretter de m’être limité à une seule bouteille alors que le marchand lui-même avait calculé que deux hommes (il m’avait traité d’homme devant mon père hilare) en consomment au moins « trois fois plus » en un jour, surtout que c’était un jour de détente et de réussite, car il était sûr qu’on ramènerait de quoi alimenter la soirée en nourriture et, proposa-t-il, en une autre boisson moins colorée mais plus adaptée à ce style de régal. Mon père avait dressé deux doigts et, bêtement, j’avais déclaré que je ne buvais pas, refusant de répondre à la question de savoir pourquoi alors qu’il n’y avait aucune raison. Mon père paya la bouteille et promit de revenir pour s’approvisionner plus sérieusement, ce que le marchand de vin prit pour un mensonge. C’était le genre d’homme à vous qualifier de menteur sans vous le dire en face comme je l’aurais fait si j’avais été à sa place.

Le soleil déclinait lorsqu’un bateau à moteur me rejoignit. On s’était inquiété sur les quais ou sur la plage. Il n’y avait qu’un seul homme à bord. Il se tenait debout à la poupe, le bras du gouvernail sous l’aisselle. Il portait une casquette et je pouvais voir ses petits yeux inquiets. Il coupa le moteur et se pencha pour saisir ma rame le long de laquelle il remonta. Je le voyais s’approcher comme s’il était venu uniquement pour me poser des questions. Ou une seule si la situation n’en imposait pas d’autres.

 

*

 

« Il dit que son père s’est noyé…

— Vous le connaissez ?

— C’est la barque d’Alfonso… Faut lui demander à lui.

— Où on peut le voir, Alfonso ?

— À cette heure… ? Hum… Chez lui. »

Le policier me fit signe de le suivre. Il marchait d’un bon pas. Ses bottes heurtaient le pavé comme le marteau sur l’enclume, à croire qu’il s’annonçait ainsi dans les rues que nous traversions. En passant devant les boutiques, il saluait en portant deux doigts à sa visière. On entendait les voix à l’intérieur et, en me retournant, je les voyais sortir sur le trottoir et regarder dans notre direction. Le policier ne s’adressait pas à moi quand il parlait, ralentissant entre les présentoirs, écartant d’une main légère les ballons et les bouées et sa tête quelquefois disparaissait derrière un rideau, secouant les mouches. Personne ne me demanda si j’avais mal. Je marchais moi aussi d’un bon pas, torse nu, les jambes de mon pantalon retroussées sous les genoux, pieds nus. Le sel avait changé ma coiffure en balai usagé. Pourtant, je n’avais pas plongé. Comme je l’ai dit au pêcheur qui m’avait ramené au port (la barque d’Alfonso dansait dans la houle puis faillit nous dépasser dans les vagues), je ne savais pas nager. Je n’ai pas nagé quand le Temibile a coulé. Donc, Élise ne mentait pas quand elle affirmait à qui voulait l’entendre qu’elle m’avait sauvé de la noyade. Ce jour-là, cet été-là, j’étais loin de penser que j’avais absolument besoin d’apprendre à nager. Et aujourd’hui, je ne peux pas vous dire si je l’ai appris. Ni si j’ai appris à nager avant d’embarquer sur le Temibile. Ma mémoire est à ce point imprécise. Elle retient les faits, mais éprouve quelque difficulté à se les rappeler dans l’ordre de leur apparition. J’y pensais en suivant le policier. Je pensais aussi à ma mère que je n’avais pas songé à faire prévenir. Cette idée de la voir toute nue sur la terrasse, exposée comme une toile au soleil du matin avant que les rayonnements ne la chassent, était une idée faussée par l’évènement même qui devancerait le premier rayon nocif. Nous nous enfoncions dans un labyrinthe de rues et de façades tristes. L’absence de volets me parut incongrue. Les fenêtres sans reflets ne trahissaient aucun regard. Plus de boutiques à cette latitude. Des portes et des fenêtres et les ouvertures noires des garages où on s’activait. L’odeur de terre et de métal, les étincelles, leurs gerbes, les coups, sourds ou claironnants, des voix qui s’interpellaient, et l’étrange sensation de ne pas appartenir à cette espèce de monde souterrain. Je haletais maintenant. Le trottoir avait disparu. La terre battue me réservait ses émergences pointues. Ici, tu marches les yeux baissés pour ne pas mettre les pieds dans la flaque aux origines douteuses. Le flic sautait par-dessus et je l’imitais, sentant mon seul vêtement menacer de me quitter. Je le tenais comme si j’avais aussi perdu ma ceinture. Enfin le flic s’arrêta. Il ne se retourna pas pour me demander d’attendre. J’entendis : « C’est lui ? » et la voix d’Alfonso dit : « Oui… Mais… Qu’est-il arrivé… ? »

J’ai toujours évité de me mêler à la foule des sentiments qui envahissent les témoins. Il pouvait témoigner jusqu’à un certain point. Il me désigna sous le regard du policier qui hochait la tête en murmurant. Puis Alfonso tourna sa tête hirsute et ses yeux de pauvre propriétaire ne montèrent pas plus haut que mes genoux. Il ne voulait pas en savoir plus. Le flic le rassura : la barque était à peine éraflée à la proue. Il l’avait lui-même amarrée au ponton. Par contre, il enverrait quelqu’un pour récupérer les affaires appartenant aux turistas. Il était content d’apprendre qu’Alfonso avait été payé d’avance. Je ne me souvenais pas du montant de la caution. Il couvrirait la réparation, une éraflure, rien de plus. Alfonso connaissait ces écueils au large de la plage principale. Oui, oui, il avait prévenu mon père. Même le chaval était au courant. Il leva encore la tête pour voir ma ceinture. Il n’eut pas besoin de la lever encore : j’avouais avoir entendu son avertissement au sujet des écueils. Le policier ne voulait pas en savoir plus. Il revint vers moi, me dépassa et je le suivis.

 

*

 

Le corps et nos affaires reposaient sur une table dans la maison de la pêche. Ma mère était là. Le flic passa derrière moi. J’entrai. Il y avait un petit morceau de toile sur l’entrejambe, pas de bosse, rien. Ma mère inondait un mouchoir pas assez grand. Elle se tenait debout à l’écart. Le policier la salua discrètement mais elle ne répondit pas. Il alla directement dans l’autre pièce et se mit à parler à son supérieur. Celui-ci me regardait à travers une vitre sale. J’entendis : « Oui, c’est le dernier à l’avoir vu vivant. Vous savez ce qu’il convient de faire avec ce type de témoin. Vous sortez de l’école. Voilà une occasion de mettre en pratique la théorie. Interrogez-le ! »

Le flic revint dans la pièce où un type vêtu d’une combinaison d’ouvrier était en train d’installer un système de réfrigération. Le compresseur émettait un bruit poussif. Un autre type vérifiait les fils. Ou peut-être s’agissait-il de tuyaux. Je ne m’approchai pas de ma mère. Ou elle ne me vit pas. Le policier me tapota l’épaule et je le suivis.

« Il a plongé la tête la première… ?

— Oui.

— En sautant de la proue… ?

— Oui.

— Et vous ne vous êtes pas souvenu de ce qu’Alfonso vous avait dit… ?

— Je n’y ai pas pensé… Mon père plongeait toujours les pieds devant…

— Et ce matin, il a voulu vous impressionner… ? Il n’y avait personne d’autre avec vous… ?

— Non.

— Vous aviez bu ?

— Je ne bois pas.

— Je veux dire : votre père… ?

— Je ne sais pas. La bouteille s’est brisée.

— Qui l’a brisée… ? Vous ?

— Je ne sais pas. La barque bougeait. J’allais perdre l’équilibre…

— Vous teniez donc la bouteille à la main…

— Peut-être…

— C’est peut-être ou je ne sais pas… ?

—Je ne sais pas.

— Ensuite, vous avez eu peur de plonger. Vous auriez pu sauver votre père. À moins qu’il ne fût déjà mort. À cause du coup. L’autopsie le dira…

— L’autopsie… ?

— Comment voulez-vous qu’on sache ce qui s’est passé exactement si on ignore s’il était mort ou vivant quand il s’est enfoncé dans l’eau ? Les poumons…

— Il bougeait… Ses bras… Ses jambes… Des milliers de poissons… Je ne sais pas nager…

— Je comprends…

— Non ! Vous ne comprenez pas ! Je crois qu’il était mort quand il s’est enfoncé dans l’eau. Il y avait du sang. Les poissons… »

Le policier prenait des notes dans un carnet semblable à celui que j’entretenais de mon côté. Je ne l’avais pas sur moi. Je m’en plaignis.

« Il doit être avec vos affaires dans la barque, dit le policier sans cesser d’écrire.

— Non. Les affaires sont ici.

— Allez chercher votre carnet si c’est important.

— Ça ne l’est pas. Je n’ai pas parlé à ma mère. Je ne sais pas… »

Le policier me regarda exactement comme quelqu’un qui ne s’étonne pas de constater que la personne qu’il entend n’éprouve aucun sentiment pour la victime. S’il en avait parlé, j’aurais approuvé ce jugement, mais il se tut et se replongea dans sa rédaction apparemment laborieuse. Il ne leva la tête à nouveau que quand la porte s’ouvrit. C’était son chef qui l’interrogeait du regard puis qui me regarda en me disant de m’asseoir. Ma mère était derrière lui, toute droite, mais cette fois sans mouchoir. Ses yeux étaient secs, mais rouges. Je n’ai jamais su si elle aimait mon père ou s’il lui était utile. Le chef s’effaça pour la laisser passer. Je ne m’étais pas assis.

« Qu’est-ce qu’elle vous a dit ? demandai-je au chef sans mesurer la dureté de ma voix.

— Elle ne m’a rien dit, dit le chef. Elle aurait dû me dire quelque chose… ? »

Le subalterne cessa d’écrire. Il ne leva pas la tête. Il écoutait maintenant, le crayon encore sur le papier.

« Nous ne savons pas ce qui s’est passé, dit ma mère.

— Nous savons ce que vous nous avez dit, dit le chef.

— J’ai dit ce qui s’est passé ! »

J’insistai sur le fait que je ne savais pas nager. Admettez un instant qu’il n’en soit rien, que je sache nager, ce qui est le cas d’à peu près tout le monde, reconnaissait le chef. Et toute la trame de ce récit s’en trouverait changée. Élise n’existait pas encore. Je n’avais pas d’imagination. Je demandais à ma mère de le répéter. Elle me le disait si souvent ! Pourquoi pas maintenant ?

« Il va y avoir une autopsie, dit-elle.

— Je le sais, grognai-je. Les poumons contiendront de l’eau ou pas. Voilà ce qu’on ne sait pas. Et je ne suis pas en mesure de le savoir. Qu’on me reproche de ne pas savoir nager et l’affaire est classée ! »

Je criai cela. Personne ne se boucha les oreilles. On voulait m’entendre. Le chef avait connu deux types qui avaient tué leur père. Et deux autres qui avaient tué leur fils. Il expliquait à son subalterne que l’existence n’est pas aussi absurde que le prétendait la mode française à l’époque de sa jeunesse. L’existence est compliquée. Il dit : l’existence est simplement compliquée. D’un air de dire qu’ils étaient là, lui et son subalterne, pour le constater et en tirer les conclusions qui s’imposaient à l’esprit. Ma mère s’assit. Il n’y avait pas d’autres chaises. Le subalterne était assis sur le bord du bureau, un pied à terre et l’autre se balançant nerveusement. Le chef et moi étions debout, épaule contre épaule. Et pourtant, il voulait m’avoir en face de lui. Il y avait renoncé et j’essayais de savoir si le subalterne se demandait pourquoi, comme s’il était encore en formation alors qu’un galon rutilait sur sa manche. Ma mère se remit à sangloter. Je pouvais voir le corps à travers la vitre et les « affaires » (cosas) qui l’environnaient comme autant de pièces à conviction. Le type en combinaison d’ouvrier poussa un cri de joie quand un autre type, dans la même combinaison, entra avec un carton dans les bras. Il le déposa sur la table après avoir poussé quelques affaires. Ensuite ils se mirent à l’œuvre et le corps fut recouvert. On ne voyait plus que la tête défoncée. En clignant des yeux pour mieux voir, on pouvait observer le vide du crâne. Le cerveau avait été emporté par l’eau et en ce moment même les petits poissons achevaient un repas royal. C’était comme si la seule preuve avait été définitivement soustraite à l’investigation en cours. Elle contenait toutes les données, mais les policiers et moi ne songions pas au même type de données. Le cerveau de mon père m’eût été utile pour comprendre pourquoi j’étais ce que j’étais.

 

*

 

Les poumons ne contenaient pas d’eau. Il fallait en conclure, comme à la télé, que la mort précédait la plongée du corps dans l’eau. Mon père s’était tué en se brisant le crâne sur le petit rocher. Le policier insista sur la petitesse du rocher. Un rocher aussi petit ne pouvait pas, selon lui, occasionner de pareils dégâts : une ouverture du crâne telle que le cerveau s’en était échappé. Bien sûr, on pouvait objecter que les petits poissons étaient entrés dans le crâne et avaient dévoré le cerveau sans en sortir puisqu’il était dedans. Le policier n’arrêtait pas de réfléchir. Il se tordait le menton en grimaçant comme si cette torsion provoquait la douleur nécessaire au bon fonctionnement de son esprit. Il finit par objecter qu’il fallait une grande quantité de petits poissons pour engloutir un cerveau aussi imposant, et il n’était pas idiot de penser que le volume du crâne n’y suffisait pas pour les contenir, mais j’évoquai aussitôt des allées et venues, comme sur un chantier. Certes, je ne les avais pas observées, car l’eau s’était troublée. Il n’y avait plus rien à voir quand le pêcheur s’est amené à bord de son canot à moteur dont l’hélice n’avait pas effrayé les petits carnivores.

« Vous avez quitté les lieux sans vous soucier du corps… ? Il était peut-être encore possible de…

— Il était mort, je vous dis !

— Alors vous saviez pour le crâne… Vous pouviez constater qu’il était si gravement endommagé que les petits poissons n’eurent aucune difficulté à y pénétrer pour se livrer à leur carnage…

— Je n’en savais rien ! On ne voyait plus rien. Le sang ! Les poissons ! L’hélice ! Et j’ai dit au pêcheur qu’il fallait aller chercher du secours !

— Mais cela prendrait du temps… Trop de temps pour envisager de sauver la vie de votre père.

— Il était déjà mort, je vous l’ai dit…

— Pourquoi aller chercher du secours alors ? Vous auriez pu plonger pour remonter le corps…

— Je ne sais pas nager !

— Le pêcheur aurait pu plonger… Plus rien ne pressait…

— Je crois qu’il a voulu me sauver…

— Vous sauver de quoi… ?

— Je ne sais pas nager… Je ne saurai jamais… Personne ne pourra m’apprendre… J’ai peur de l’eau… »

Le policier nota cet aveu, répétant « J’ai peur de l’eau… » Ensuite il me demanda si mon père n’avait pas tenté de m’apprendre à nager malgré moi. Dans ce cas, je lui en voulais peut-être…

« Je ne sais pas ce que vous a raconté ma mère…

— Vous voulez dire qu’elle nous a menti… ? Vous lui en voulez à ce point… ? »

Dehors, le soleil déclinait. Je sentais l’odeur du plat qu’on avait préparé pour moi. Ici, tout le monde s’était montré attentionné avec moi. On m’avait traité comme un fils, les hommes comme les femmes, les gradés comme les larbins. Mais j’ignorais ce que la technique de l’audition prévoyait en matière d’emploi du temps. C’était l’heure de manger un morceau et d’aller prendre le frais dehors dans la nuit tombante. Ensuite, je n’allais pas me coucher. J’avais d’autres travaux à exécuter. On m’attendait. Je me coucherais après m’être donné en spectacle. Personne n’avait besoin de savoir qui était cet athlète de l’orgasme. Peut-être même que le flic qui m’interrogeait y avait emmené sa copine ou son épouse. Il avait cherché des excuses à la médiocrité de ses propres performances comparées aux miennes. Et il savait que ce n’était pas du cinéma. Elle aussi le savait. Et elle avait envie de le taquiner sur ce sujet délicat pour un homme qui n’est pas d’exception. Maintenant, il traçait des lignes sur une feuille posée bien à plat sur un sous-main de cuir qui sentait encore l’usine.

« Je n’ai pas tué mon père…

— Votre mère prétend le contraire… Vous avez déjà essayé de le tuer. J’ai le rapport de la police parisienne…

— C’est du passé ! Croyez-vous que mon père se serait aventuré au milieu de l’océan avec un assassin à son bord ?

— Pas au milieu… tout de même…

— On s’entendait bien papa et moi, mais ma mère…

— Parlez-moi de votre mère… Elle n’a pas eu d’autres enfants…

— Elle en a sans doute rêvé… Ah ! Et puis je n’en sais rien ! J’ai faim ! Et j’ai à faire ce soir ! Vous allez me faire manquer…

— De quel rendez-vous s’agit-il ?

— Ça ne vous regarde pas.

— Vous allez lui poser un lapin, je crois…

— À cause de vous ! À cause de votre… Ma mère…

— Essayez de finir vos phrases… »

Mais il était trop tard pour en parler. La Vieille savait-elle que j’étais la proie de la police parce que ma mère leur avait soufflé la solution à leur problème de flics ?... Je n’avais aucune envie de passer la nuit en cellule. Qu’est-ce qui les autorisait à me retenir dans leurs locaux ? Pas la seule parole de ma mère en tout cas… Ils avaient mis la main sur quelque chose qui les poussait à penser que ma mère n’était peut-être pas aussi dingue qu’elle en avait l’air. Mais quoi ? Le crâne ? Le cerveau dont il ne restait rien ? Quelques petits poissons dont on était en train d’examiner le bol alimentaire ? Le témoignage du pêcheur qui avait tout vu avant de s’approcher des lieux du drame ? Que leur avait-il raconté que je ne savais pas moi-même ? La bouteille avait explosé sur le fond de la barque… Ils avaient prélevé un échantillon de ce vin… ? Et après ? Qu’est-ce qu’une enquête policière à côté de ce qui se passait en ce moment dans ma tête ? À la fenêtre les barreaux s’entrecroisaient. Mon poignet n’était pas menotté comme à la télé. J’étais même sorti du bureau pour aller pisser. Personne ne m’avait suivi. Il y avait des barreaux à toutes les fenêtres, les petites comme les grandes. Et pas un angle mort malgré l’apparent cafouillage de l’agencement des pièces qui composaient cet espace clos. J’étais revenu sans un plan d’évasion. J’avais renoncé à sortir d’ici sans y être invité. Il ne me restait plus qu’à satisfaire la curiosité du flic qu’on m’avait collé aux fesses. Et il était curieux, le bougre ! Mais je n’avais pas les bonnes réponses, celles qui l’auraient satisfait au point de m’indiquer la sortie ou au contraire de m’en interdire les promesses. En attendant, pour la première fois de ma carrière d’artiste de music-hall, j’étais sur le point de rater mon entrée. Et sans souffleur !

 

*

 

« Je vous lâche, dit le policier, mais c’est sur ordre… parce que vous êtes mineur… Normalement, je devrais vous raccompagner à l’hôtel. On se reverra sans doute…

— Vous ne prouverez rien.

Veremos… »

Il ajusta sa casquette sur ses yeux. Il ne s’était pas rasé lui non plus ce matin. Il allait sans doute s’y employer aussitôt que j’aurais disparu à l’angle de rue prochain. Le hall de l’hôtel résonnait de rares pas. Le liftier venait de remonter sa braguette. Une gonzesse en jupette me salua comme si elle me reconnaissait. J’en frissonnai, mais pas de désir. Je vis une anxiété constante depuis que je me produis dans ce spectacle. Et maintenant ma mère recommence et m’accuse d’assassinat devant des policiers qui ne demandent qu’à ne plus s’ennuyer à force d’intervenir dans les disputes de couple. Je grimpai l’escalier cotonneux, un vrai nuage. Deux étages et me voilà devant la porte, la mienne tant que l’été durera. À moins que mon père ne nous ait laissé que des dettes. Je ne m’annonce pas. J’ai ma propre clé. La suite est plongée dans le noir. Ma mère ronfle. Elle a laissé la porte de sa chambre ouverte. Je n’ai pas sommeil. Les flics m’ont permis de dormir toute la nuit, à l’écart des cellules de dégrisement. J’ai même fumé du tabac. Sans rien dedans. Et après le café et la confiture des tartines grillées, j’ai absorbé un puissant café. J’ai soudain songé, en ressentant les premiers signes de pèse-nerfs, que je ne bandais pas. Et mon cerveau s’est mis à repasser le film en commençant par mon érection dans le pantalon pendant que mon père s’approchait sans le savoir de sa mort sanglante. Je me souvins du moment où j’ai constaté que c’était son éloignement agité dans l’eau qui provoquait la détumescence. Depuis, plus rien. Je me couchai à même le couvre-lit.

Ah ! si on m’avait lâché à temps, j’aurais peut-être failli sur la scène. Et sans me douter que ça allait arriver. Je ne me savais pas alors en proie à l’impuissance, mais ce matin, recroquevillé dans mon lit d’hôtel, entrant dans la sueur de la journée qui s’annonçait tétanique, je ne pouvais pas ne pas savoir que quelque chose avait changé en moi : à cause de ce stupide accident de plongée. Car c’en était un. Puisque je vous le dis ! Comment vérifier le bon fonctionnement de ma mécanique théâtrale ? Un corps m’eût excité, juste le temps de me rassurer. Je pouvais entrer dans le lit de ma mère. Elle avait adoré ça dans le temps. J’étais plus petit mais je promettais. Sa peau était beaucoup plus douce que la mienne. Ses courbes moins rapides. Le temps la dessinait tout entière. Et alors la nuit pouvait passer sans nécessité de sommeil.

Ma mère se leva. Je sentis le déplacement d’air autour de mon lit. Elle m’observa pendant une bonne minute puis sortit de ma chambre sans rien emporter. Elle téléphona, ouvrit puis ferma la porte de la salle de bain, la céramique résonna plusieurs fois, je n’entendais pas l’eau gicler du pommeau. La sonnette retentit, aussi discrète qu’un chien de garde réveillé par une odeur étrangère. Elle ouvrit, les roulettes produisirent un petit grincement malgré la mollesse du tapis, elle referma et commença à déjeuner sans aller sur la terrasse comme d’habitude. Exactement comme si le vieux était encore de ce monde. Les résultats de l’analyse des traces de vin dans le fond de la barque arriveraient dans la matinée. Le marchand était-il complice ? Je frémis.

« Je sais que tu ne dors pas… »

Je ne répondis pas.

« Papa te manque-t-il déjà… ? »

Je n’avais jamais eu de papa mort, même dans mes aventures romanesques. Des mamans assassinées, oui. Mais pas de papa mort suite à un accident de pêche ou à un assassinat par empoisonnement de son vin. En avais-je bu moi-même ? Comment expliquer autrement la sensation de rêve pendant le retour au port dans le canot du pêcheur ? Le policier n’avait pas songé à une prise de mon sang. Il était trop tard maintenant. La cuiller fit tinter la porcelaine. Je me levai.

« D’où tiens-tu cette chemise ? dit-elle sans lever le nez de sa tasse. Comment ça se passe-t-il une garde à vue ? T’ont-ils nourri ? J’ai l’impression de rêver… »

Elle aussi ! Qu’arrive-il aux gens qui ne rêvent pas ? Éprouvent-ils les assauts du sommeil comme une menace vitale ? Ce café n’avait pas d’effet sur mes nerfs. Je le dis.

« Même en en buvant beaucoup ? dit-elle. Je peux en commander d’autre. Je ne sais pas s’ils ont prévu une échelle de l’effet à produire sur les cerveaux malades. N’est-ce pas que tu es malade, Titien… ? »

Elle n’avait pas encore pleuré ce matin. Elle s’y préparait. Le policier avait été gentil avec elle. Il l’avait raccompagnée à l’hôtel en voiture. Ils avaient eu une conversation vraiment agréable. Après un tel évènement ! Ensuite elle avait mouillé ses draps de ses seules larmes pendant presque toute la nuit, pendant que je dormais sur une banquette à l’abri des poivrots dont certains habitaient là, m’avait dit le policier sans rire.

« Qu’allons-nous devenir ! »

La réplique inévitable… Le tournant de la dramaturgie mise en jeu par celui qui est mort et quel que soit le modus operandi. Était-ce la fin des vacances ? Déjà l’automne ? En plein spectacle ! Alors que l’impuissance menaçait mes revenus. Et mon plaisir. Parce que je ne vous l’ai pas dit, monsieur, mais j’y prenais plaisir. Vous vous en doutiez… ?

Elle acheva son petit-déjeuner en actionnant un briquet, la cigarette entre deux doigts loin de ses lèvres. Son regard cherchait la profondeur mais ne la trouvait pas. Elle allait s’occuper de rapatrier le corps. Je n’aurais rien à faire. À moins que la police ne trouvât de quoi m’ennuyer… Mais ce ne serait que des ennuis. Rien de plus. Pendant que je répondrais à leurs questions, elle ferait le nécessaire pour que papa rejoignît le caveau familial. Le dernier voyage. Retour de vacances. Sujet de conversation mais aussi de silence.

« Finis ton déjeuner, Titien, dit-elle en allumant enfin sa cigarette. Nous avons dormi tous les deux. Toi parce que tu as la conscience tranquille. Moi parce que j’ai pris ce qu’il faut. Non… Pas ce que tu crois. J’ai fait venir le médecin de l’hôtel. Il a été très chouette… As-tu besoin de lui ? Tu trembles… Je ne veux pas savoir pourquoi ! Nous ne saurons rien aujourd’hui.

— L’analyse du vin, cependant…

— De quoi parles-tu ?

— La bouteille de rosé… Il en a bu. Ils veulent vérifier. Ce sont des types consciencieux. Tu aurais assisté à l’interrogatoire… ! J’ai dû dire des choses dont nous avions convenu de ne jamais parler aux autres…

— Mais nous n’avons rien à cacher !

— C’est ce qu’on s’imagine tant que personne n’a été assassiné… »

Ce n’était pas un aveu, mais je sentis qu’elle le prenait ainsi. Elle pâlit, écrasa la cigarette dans le beurrier, se servit une autre tasse de café, il avait perdu son intense chaleur d’origine. Elle rejeta aussi la tasse dans les serviettes blanches et amidonnées.

« Tu n’es qu’un… » éructa-t-elle.

Et elle se leva pour retourner dans la salle de bains où elle se livra à la casse du contenu de sa trousse de toilette. Dire que papa attendait dans sa couverture réfrigérée ! Mais ils l’avaient peut-être emmené à la morgue quelque part dans la capitale. Une place allait se libérer, avait affirmé le chef. C’était toujours comme ça que ça se passait d’après lui. Et il avait une sacrée expérience en la matière. « Ou l’habitude, » avais-je objecté, provoquant la perplexité agitée du subalterne, ce type « sympa » qui avait ramenée ma pute de mère à son hôtel de luxe.

 

*

 

J’avais rendez-vous au « poste de police » avant le repas qui se prend ici en plein après-midi alors que le soleil vide rues et plages. Je pris les chemins buissonniers pour rejoindre la Vieille dans son duplex. Elle m’attendait. Elle avait laissé un message à l’hôtel. Laconique. Était-elle au courant de mes ennuis avec la police ? Et surtout de la nature de l’incident qui les expliquaient ? Les bruits courent vite ici, plus vite que mon ombre. Elle dut me voir arriver dans la rue, une impasse fleurie aux pavés historiques. Son balcon est une fontaine de bougainvilliers. Elle me fit signe et j’escaladais le mur d’enceinte, foulant aussitôt l’herbe grasse d’un jardin exubérant. Des fontaines gémissaient dans l’ombre. Plus loin, une baie vitrée, entrecroisée, lançait ses messages de reflets dans ma direction. Elle était assise à même le sol, sans tapis, sans rien, juste un verre à la main, m’indiquant de l’autre main que je pouvais me servir. Elle adorait la fraîcheur, mais sans violence. Je baisai son sein crispé, recevant alors les humeurs de son entrejambe. Un vrai jardin de luxure. Mais je n’en avais jamais apprécié les fruits. D’ailleurs son front était plissé jusqu’à la racine des cheveux. Je m’assis sur un rebord qui pouvait être celui d’un bassin ou d’une jardinière.

« Désolé pour ton père, dit-elle dans son verre. Bois.

— Je n’ai pas soif, mémé. J’ai rendez-vous avec la justice et…

— Déjà ! Ils vont vite en besogne.

— On attend les résultats de l’analyse du vin…

— Du vin ?... Tu veux dire qu’elle l’a empoisonné… ?

— Je n’ai rien dit ! C’est moi qu’ils veulent entendre…

— Des aveux… J’ai connu ça… Mais dans le doute, je n’ai pris que dix ans…

— Tu l’avais fait… ?

— ¡Claro que sí ! Et je recommencerais s’il revenait me faire du mal. Quel mal faisait-il à ta mère ?

— Aucun.

— C’est toi le mal alors… ?

— Tu vas finir par le penser toi aussi…

— Je ne t’ai pas trouvé un remplaçant… Tu es inimitable.

— Tant que ça ! Demande aux filles. Elles en savent long sur ce genre de population. Leurs voyages au fin fond des slips…

— Tu reviens quand ?

— Il faut que je te dise quelque chose, mémé…

Malas noticias

— Je ne bande plus depuis hier… Je crois que c’est fini. Je suis devenu…

— Ne me raconte pas d’histoires, ¡hombre ! Je ne te remplacerais pas. Ils en baveront en attendant…

— Je te dis que…

— Je sais bien que je ne te ferai pas bander, amigo

— Détrompe-toi… Les vieilles me…

¡No me digas ! Voyons… »

Rien à faire. Elle m’empoigna le cou pour me plonger la tête dans son antre. Même mon cul ne réagissait pas. Puis elle s’en prit à mes cheveux, vissant ses yeux dans les miens, bouche puante d’anis, la peau frémissante, les muscles tendus.

« Tu ne vas pas me faire ça… ! Je t’ai payé d’avance. Tu me dois…

— Je sais ce que je te dois ! »

Je me libérai aussi doucement que possible de son étreinte, de la douleur qu’elle m’infligeait non sans plaisir. Et à mon tour je me penchai sur elle, les mains autour de son cou, elle tirant sa langue d’anis, montrant ses dents d’anis et de cannelle.

« Je ne sais pas ce qu’a décidé ma mère. On rentrera chez nous maintenant ou jamais, tu comprends ? J’ai tellement peur que je n’arrive plus à bander. Mon père… je veux dire sa mort… sa noyade ou ce qu’ils voudront que ce soit… n’a rien à voir avec ça. Mais j’ai cessé de bander quand il s’est enfoncé dans l’eau. Ce fut rapide et sans possibilité d’intervenir. Je ne sais pas nager.

— Tu ne sais pas nager… ? Tu ne pouvais donc pas… C’est atroce. Je te plains.

— Et ce salaud de flic m’a obligé à regarder à l’intérieur du crâne. Le faisceau de sa lampe y pénétrait jusqu’au fond. Rien. Le cerveau avait disparu. Les petits poissons…

— Merde alors ! Je vais te donner quelque chose… Tu vas mal. Ils ne peuvent pas t’infliger ça. Ta mère doit t’aider à surmonter cette épreuve…

— C’est ma mère qui m’accuse !

— La folle ! »

La Vieille se leva et enfila une chemise sans la nouer. Ses seins avaient l’air de deux cailloux pointus. Elle les dissimula sous le tissu et sous ses bras croisés. N’avait-elle pas caché des rebelles du temps de la Dictature ? Pourquoi pas un jeune touriste accusé par sa mère d’avoir tué son père ? Cette proposition l’amusa. Elle avala un autre verre, se resservit, observa longuement le liquide parfaitement transparent et le versa dans sa bouche comme on arrose une plante. Sa langue se tortilla longuement. Le verre perdit alors son pied sur une table. Elle constata qu’elle ne s’était pas blessée.

« Qu’est-ce que tu veux ? dit-elle.

— Je ne veux pas me présenter aux flics dans un état que je pourrais regretter si…

— Ta mère… et le consul… Tu as des droits !

— On n’en est pas là, je crois… »

Elle commençait à me prendre pour un fou. Elle croyait à l’histoire du père parce qu’elle était conforme à la rumeur, mais en ce qui concernait l’implication de ma mère, elle avait des doutes et elle cessa de bourrer la pipe qu’elle reposa sur son socle doré.

« Ça ne te fera pas du bien, tu as raison, dit-elle. Je ne t’accompagne pas. Personne ne sait. En tout cas tant que tu ne me trahis pas…

— Je ne vois vraiment pas comment elle aurait pu mettre du poison dans le vin… Et puis, j’en ai bu. La bouteille était vide quand elle s’est cassée…

— Tu connais donc les résultats de l’analyse ! Avant eux…

— Je n’en tirerai aucun avantage si ma mère continue de… »

Il fallait qu’on me quitte la peur. Je l’avais en dedans, immense et paralysée en attente de se déchaîner. Je n’avais jamais connu ça, mais j’ignorais toujours quelle en était la cause : la mort de mon père ou la menace d’un procès. La Vieille m’avait traité de petit fou avant de me pousser dehors. Elle n’avait plus besoin de moi.

 

*

 

Je ne croyais pas à l’empoisonnement par le vin. Et je savais que je n’avais pas poussé mon père sur les rochers. Or, le flic avait reçu les résultats de l’analyse du vin ; ils étaient « négatifs » ; et il n’avait jamais dit que j’avais « poussé [mon] père » ; on avait retrouvé la rame ; en ce moment même, des experts étaient en train de l’examiner. En attendant, je pouvais m’occuper en essayant d’achever le puzzle qui le tracassait depuis des lunes.

Mais avaient-ils tenté de raisonner ma mère ? Pourquoi s’acharnait-elle sur moi ? Qu’est-ce que j’avais bien pu lui faire pour qu’elle agisse comme ça contre moi ?

« Cherchez encore pendant que j’attends moi aussi dans le bureau d’à côté, me dit le flic qui avait l’air désespéré. J’ai un rapport à rédiger uniquement parce que votre mère délire. Remarquez bien, jeune homme (chaval), que je suis pour l’instant favorable à votre témoignage. Mais rien ne dit qu’on ne trouvera pas des traces sur la rame, bien qu’elle ait séjourné dans l’eau. Si le vin n’est pas empoisonné comme le prétend le laboratoire et qu’on ne trouve aucune trace sur la rame, alors vous êtes le plus veinard des touristes ou bien votre mère est une folle qu’il vous faudra prévoir d’enfermer dès votre retour à Paris. Je vous souhaite d’être un parricide chanceux… »

Il voulait dire qu’il aimait mieux ma mère sans sa folie. Mon père s’y était essayé. Sans succès. Je ne savais même pas depuis combien de temps elle le trompait avec des hommes qui ne s’intéressaient qu’à la beauté extravagante de son corps. Comment agirait-elle maintenant qu’il n’était plus là pour la punir ? L’avait-il même punie une seule fois ? Je me rendais compte que je ne savais rien d’eux. Comment un fils peut-il envisager de vivre sans ses parents s’il tarde à en savoir plus sur la véritable nature de leur union, aussi imparfaite soit-elle ?

Le puzzle représentait une vue de l’intérieur de la mosquée de Cordoue. Pas un personnage pour caresser les colonnes d’une main respectueuse de l’héritage spirituel retrouvé sur cette terre lointaine en morceaux aussi épars que ses versets. La peur ne me quittait pas. Je m’adressai à Dieu en disposant les morceaux par catégories, me semblait-il, logiques. Pourquoi les enfants suivent-ils leurs parents dans les territoires des vacances qu’ils ont gagnées au prix d’une domesticité parfaitement organisée pour que l’enfance finisse par oublier les détails de son incertitude originelle ?

J’entendis enfin la voix de ma mère qui s’excusait d’arriver en retard, mais elle avait succombé à une crise de nerfs et le médecin de l’hôtel, un homme charmant, l’avait retenue au lit. S’était-il endormi sur son sein et en avait-elle profité pour sauter du balcon sur le gazon toujours frais où des naïades étendaient leurs longues jambes au péril des serviettes ? La porte s’entrouvrit :

« Votre mère est là, dit le flic sans son chef (ce qui installait le doute). Je crois que c’est fini. Vous allez pouvoir rentrer chez vous.

— À Paris… ?

— Non ! Elle veut encore profiter du soleil. »

Il me lança un sourire aguicheur.

« Je suis en tout cas ravi d’avoir fait votre connaissance, continua-t-il sur le ton de la confidence. Je regrette pour votre père, bien sûr. Alfonso vous avait prévenus, ne le niez pas…

— Mais je…

— Le médecin de l’hôtel lui a prescrit un petit traitement… Oh ! Rien d’inquiétant. On en a été quitte pour la peur, n’est-ce pas ? »

La porte se referma. J’étais loin d’avoir terminé le puzzle, loin de toute conclusion spirituelle dont je sentais la nécessité impérative. Les voix s’entremêlaient de l’autre côté de la cloison sans doute peu épaisse qui me séparait encore de la liberté. Cette fois, ce serait une liberté « retrouvée ». Après l’avoir perdue. Quelle recherche n’avais-je pas entreprise ?

En attendant, je supposais que la signature du chef était nécessaire pour ratifier définitivement le document qui me rendait mes droits à jouir de l’existence comme je l’entendais malgré l’influence de mes parents. Influence peut-être diminuée de moitié, mais ceci dit sans certitude, car rien n’est moins mathématique que ces réseaux construits sans perspective par des êtres peu faits pour cohabiter. Seule la Loi nous assemble. Et nous n’en connaissons pas les prémisses, même au seuil de la mort qui ne nous inspirera rien d’autre que la peur. Nous ne saurons jamais toute la vérité.

 

*

 

« Je ne sais pas ce qui m’a pris, » soupira ma mère dans la voiture qui nous ramenait à l’hôtel.

Elle était conduite par le policier qui m’avait inutilement harcelé, peut-être pour les beaux yeux de ma mère. Il gara la voiture devant l’entrée de l’hôtel et ma mère l’invita à prendre un verre « pour se faire pardonner ». Il se prenait déjà pour mon père. Nous descendîmes de la voiture et un larbin en reçut les clés. Je n’étais pas invité. Ma mère prit la direction des toilettes et le flic celle du bar. Je ressortis et me hâtai pour ne pas manquer le coucher du soleil. La Vieille ne me paierait pas ce soir. Les néons de sa petite entreprise étaient encore éteints à cette heure. Je courus jusqu’à la digue pour observer les vieilles qui attendaient elles aussi que le soleil se donne en spectacle. Assis à califourchon sur le parapet, j’exerçais les pressions d’usage sur ma queue, mais sans résultat. La peur ne m’avait pas quitté. Était-ce l’attitude du chef qui m’empêchait d’y croire ? Il n’avait pas caché qu’il avait du mal à me croire innocent. Était-ce de l’humour ? De la part d’un pareil abruti, j’en doutais. Et je suis sorti du poste avec cette sensation que je ne tarderais pas à y revenir. Ma queue était le témoin passif de mon désespoir. La mort s’en prenait à mon intelligence.

Les vieilles jacassaient comme c’est leur nature d’entretenir des conversations sans queue ni tête. Quel humour j’avais au moment de disparaître du monde que j’avais construit pour mon seul usage ! Des vieux leur servaient de routine, au cas où un évènement extraordinaire les eût transportées entre mes jambes. Mais rien à faire ! J’étais le benjamin de Jack Barnes. Sans guerre à mon actif. Rien qu’un père et une mère et pas un frère ni une sœur pour les leur refiler sans regrets. La solitude. J’avais perdu mon spectacle. Et pas une perspective de changement à l’horizon. Le soleil reprenait les choses où il les avait laissées à la nuit. Et le public s’émerveillait, à peine dissimulé dans l’ombre que le contrejour leur garantissait chaque soir avant d’aller se cacher dans la nuit de leurs draps. Sans queue ni tête. Que peut un homme sans le plaisir ni l’intelligence ? S’associer avec la femme comme papa et maman ? Ou avec l’homme qui prend lui aussi possession ? La peur vous condamne à la solitude, jeunes cons !

 

*

 

Le soleil était tombé. Ou la nuit. La promenade, baignée par les brises, était illuminée ; chapeaux de toile et de paille, foulards, cheveux fous ou fixés, des parfums de douche, de patate, de peaux sur le feu, d’asphalte refroidie, de pêche en attente, les chats errant dans l’ombre ou filant dans la lumière, les domestiques entre les tables, les cheminées pétillaient au-dessus des grills. J’attendais. Il ne s’était rien passé au fond. Mon père n’était plus là pour changer l’heure en hâte d’angoisse.

J’y pensais. Ce temps perdu à aller vite, comme en moto dans les virages de la campagne, les herbes cinglant la main sur le guidon et contre soi un corps dont le cœur bat la chamade. Mais ce soir sans promesse de douceur ni de transe pour s’en fatiguer. Ces gens qui passent, ouvriers des usines nécessaires à mon propre confort, ces employés qui l’améliorent chaque jour sans y penser, ces femmes plutôt conçues pour la grossesse, ces filles que la joie attire comme des mouches sur les néons. Et ces gosses qui ne me ressemblent pas, idiots par définition, plus méchants que leurs pères, plus avares que leurs mères. Je peux dire que je n’ai jamais joué avec eux.

Et pourtant l’un d’eux s’approcha de moi, un ballon dans les mains, ou autre chose acquis par mérite ou par envie. C’était une fillette en jupette et sandalettes, le crâne couvert de frisettes et le torse sans bavette mais souillé de vanille ou de pistache, de chocolat. Elle s’est plantée devant moi. J’étais assis sur le parapet tiède sous mes fesses. Elle me regardait comme si elle cherchait à me reconnaître. Je n’avais même pas envie de lui sourire, même si les témoins alentour attendaient que je me conduise comme un adulte, alors que je ne l’étais pas et que ça se voyait. Enfin elle ouvrit sa bouche sucrée :

« Tu s’rais pas par hasard Titien… ?

— Qui est Titien ?

— Le garçon que je cherche.

— Tu cherches les garçons ? À ton âge ?

— C’est une commission.

— De la part de qui ? Je ne connais personne ici.

— Tu connais des tas de gens.

— Mais comment le sais-tu !

— Tiens ! »

Elle sortit de son corsage baveux un billet soigneusement plié et comme il fallait s’y attendre (je parle de ceux qui se renseignaient, assis eux aussi sur le parapet ou sur les bancs) je le dépliai avec la même attention qu’un ongle s’était appliqué à en parfaire les plis. Je connaissais cette curieuse habitude d’envoyer des billets et de les plier d’abord si serrés qu’il n’avait aucune chance de se déplier en chemin. Mais cette fois, le messager était une petite fille qui disparut dans l’ombre de l’avenue au lieu de rejoindre ses semblables dans le parc aux balançoires. Mémé me demandait de la retrouver dans son duplex. Elle savait pourtant que je n’étais pas disposé ce soir. Ma queue gisait au fond de mon slip et mon cerveau, pour une raison sans doute aussi complexe que ses effets, ne prévoyait pas de créer l’illusion nécessaire au spectacle. Je ne cherchai pas la fillette pour la remercier. Il y avait un tas de fillettes alentour et pas une ne lui ressemblait. J’avais, inexplicablement, retenu le moindre trait de son visage espiègle. Aussi filai-je moi aussi en direction de l’ombre, entre deux réverbères dont les halos ne se rejoignaient pas.

Il y avait de la lumière chez Mémé. Les autres duplex de la rue n’y projetaient pas les rectangles de leurs fenêtres. J’entrai sans me faire annoncer. Par qui, d’ailleurs ? Mémé n’emploie pas de domestiques à cette hauteur de son existence ordinaire. J’entendis les bruits d’une conversation arrosée en avançant dans le corridor. Elle trinquait avec un type que je ne connaissais pas, un de ces noctambules auquel il ne manque que le strass pour appeler les spectacles dont il est le producteur et l’animateur, peut-être même l’auteur. Il était habillé de blanc avec des liserés d’or qui descendaient le long de ses jambes. Le col de sa chemise était ouvert sur des poils aussi noirs et drus que la tignasse d’un nègre. Les dents participaient au sourire, ainsi que la fine moustache au ras de la lèvre. Mémé ouvrit la bouche pour les présentations. Le type me salua de loin sans cesser de secouer son verre dans la lumière d’un néon en forme de cul. Mémé voulait aller droit au but : je ne bandais plus (elle ne parla pas de mon père) et le spectacle dont j’étais la principale attraction manquait maintenant d’intérêt. Les jeunes comme les vieilles s’en plaignaient. Le type me toisa comme si je venais de raccourcir.

« Je m’appelle Pedro Phile, dit-il. Vous ne me connaissez pas…

— Il peut faire quelque chose pour toi, dit la Vieille. Pour ce que tu as… enfin : pour ce que tu n’as plus…

— On peut tenter le coup, ajouta Pedro Phile que je rencontrai en effet pour la première fois de ma vie. Je ne garantis rien…

— Tu trouves toujours la solution, dit Mémé.

— J’en ai fait bander plus d’un, dit Pedro Phile, et dans des conditions que tu peux pas t’imaginer ! »

Il fallait le croire sur parole. J’étais déjà à poil. Il me la secoua comme s’il voulait l’essorer puis me fessa doucement du plat de la main. D’après lui, j’avais aussi un joli cul. Si jamais ça ne marchait pas, ce qu’il allait tenter, je pourrais toujours servir dans le corps de ballet, le dos au public. Il ne riait toujours pas. Puis la douleur me pénétra par l’anus. Il n’avait pas une queue ordinaire lui non plus. Dommage que son corps ne fût pas à la hauteur de cette dimension extraordinaire, sinon il aurait servi de doublure. Il connaissait un type, mon genre de beauté, mais il ne m’arrivait pas à la cheville, du moins quand je bandais. Il avait assisté à plusieurs de mes représentations narcissiques. Il avouait sans façon qu’il avait été impressionné par la performance, alors que sa propre queue se donnait tous les jours en spectacle dans le miroir de sa salle de bain où il ne vivait jamais seul.

« Ça te fait rien… ?

— Ça me fait mal ! J’ai jamais…

— Faut un début à tout. Arrrghhh ! »

Il allait vite en besogne, le curandero ! Maintenant, ça glissait sans douleur, mais je ne bandais toujours pas. La Vieille était déçue. Elle reconnaissait que c’était la première fois qu’on essayait cette méthode sur un type frappé d’impuissance. D’habitude, les filles retrouvaient leurs grâces naturelles. Pedro Phile, se reboutonnant, confessa n’avoir jamais eu l’idée de compter le nombre de ces filles qu’il avait remises dans le droit chemin. Il haletait, s’appuyant sur mon dos que j’avais aussi courbe que le profil d’un domestique.

« Tu vas pas pleurer, hein, mec… ?

— Ça servirait à rien, dit Mémé. Faut trouver autre chose. T’as idée… ?

— J’ai Juliette sous la main… Mais elle n’a pas de seins. Pas de poils non plus. Je sais pas si ça va lui plaire…

— Il nous aime bien mûres, le Titien ! »

Elle rit de bon cœur. Je l’excitais encore malgré ma déficience. Elle essuya l’intérieur de mes cuisses avec son châle. Elle me parla d’en-dessous :

« Tu veux essayer, Titien ?

— Essayer quoi ! J’ai mal au cul ! Prenez ce type et peignez-le en jaune. Il fera l’affaire !

— Fais venir ta petite protégée, Pedro… »

 

*

 

C’est comme ça que j’ai connu Juliette. Une affaire de pédophilie balnéaire où j’ai moi aussi fait figure de victime malgré mon âge limite. Le flic qui me connaissait avait informé ses collègues de la brigade des mœurs :

« Il vient de perdre son père dans des circonstances dramatiques…

— Ah ouais… ?

— Je vous expliquerai… Entrons ! »

Je ne sais pas pourquoi ils m’ont fourré dans un lit d’hôpital. Je ne pouvais pas voir mon cul, mais ils avaient dû l’observer de près et ils en avaient tiré les conclusions qui, selon leurs critères moraux, s’imposaient sans aucune espèce de doute ni de contradiction. Une gonzesse en blanc avait frotté mon anus avec un coton-tige. Et des tas d’autres techniques que je n’avais pas pris le temps d’apprendre à la télé parce que je préférais les documentaires animaliers.

« Vous ne l’aviez jamais vu, n’est-ce pas ?

— Vous parlez de qui ?

— Vous étiez chez Concha de votre propre gré ou on vous y avait emmené sous la contrainte… ?

— Quel type de contrainte ?

— Vous connaissiez Concha de réputation, non… ?

— Que vous ont-ils contraint à faire à la dénommée Juliette…

— …qui est tout juste en âge de comprendre que vous n’êtes pas une fille…

— Vous considérez-vous comme une victime ?

— Maman ! Je veux ma maman ! »

Elle était là, toute droite dans sa robe d’été, désignant la bosse du drap, disant :

« Il a toujours eu ce problème…

— En tout cas elle a perdu sa virginité…

— Il paraît qu’après, les seins se mettent à pousser plus grands que prévu par le code génétique…

— Ne dites pas de connerie, caporal !

— Ça doit être douloureux…

— Maintenant il sait ce que ça fait quand on ne l’a jamais fait…

— Sortez-le-moi de là, nom de Dieu ! »

Enfin, on nous laissa seuls, maman et moi. Elle s’assit au bord du lit, tournant le dos à la bosse. Elle pleurait.

« Un malheur n’arrive jamais seul, dis-je parce que j’avais envie de rire.

— Tu es aussi con que ce caporal ! Je me demande d’où ils l’ont sorti, celui-là !

— Et moi, c’est quand que je sors d’ici… ? »

Je ne savais même pas où j’étais, ni si on m’avait enfermé, si on me racontait des histoires pour me faire parler, charger la Vieille que j’aimais et qui m’aimait. Je pouvais aussi remercier Pedro Phile de m’avoir sauvé de l’impuissance. Dès que Juliette s’est approchée de la croix sur laquelle j’étais crucifié (peut-être en vue d’un spectacle), j’ai retrouvé ma vigueur naturelle, celle qui me va le mieux, je dois le reconnaître. La Vieille en était toute molle d’amour. Elle ne m’en voulait plus de ne plus m’inspirer. Elle avait assisté au meilleur spectacle de sa carrière, même s’il n’était pas raisonnable de chercher à le reproduire sur scène.

« Ce ne sont plus les vioques qui le font bander, dit-elle à Pedro Phile. Maintenant il a besoin de fillettes. Ça va lui changer la vie.

— Ça arrive, dit Pedro Phile

— Ne me dis pas que c’est ce qui t’es arrivé… ?

— Il ne m’est rien arrivé, Mémé ! Jamais ! J’ai tout inventé.

— Ah ouais ! La différence ! »

Mais je n’ai pas eu le temps d’éjaculer dans le petit con qui se donnait à moi. Les flics ne m’en ont pas laissé l’opportunité. Juliette m’a été arrachée alors que j’étais cloué sur la croix, nu et bandant comme jamais je n’avais bandé. On a jeté une couverture sur mon spectacle inachevé. On m’a décloué. Transporté à vive allure avec crissements de pneus, sirène tonitruante et lumières de feu. Et déjà les premières questions. Les premiers doutes. Les certitudes ébranlées par les signes de plaisir apparent.

« Ça ne vous aurait pas fait plaisir à vous, peut-être… ?

— Qu’est-ce que vous allez imaginer… ?

— Vous êtes tous les mêmes. Les mêmes fantasmes. Les mêmes proies fragiles. Je me demande quand il va changer, le monde…

— Vous pensez trop et vous en oubliez votre travail…

— Il bande encore… Ça serait pas… Comment ils appellent ça… ?

— Je le plains autant qu’elle, allez ! »

Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que je finis toujours par m’endormir. Et ma queue avec moi. J’attendais la nuit. Ma mère dormait dans un fauteuil près de la fenêtre au store baissé. Je savais que je venais d’entrer dans la vie. Par l’entremise d’un spectacle. Non point celui que j’organisais en fonction de mon inspiration, mais cet autre qui m’était imposé sur la croix, avec une fillette à cheval sur ce que je fais le mieux. J’aimais Juliette. J’attendrais. Mais était-elle aussi blessée que le disait les policiers qui stationnaient devant ma porte ?

CODA

C’est suite à ces heureuses circonstances, oui, je l’avoue, que j’ai rencontré cet Alfred Tulipe qui fait l’objet de tant de supputations ces temps-ci. J’avais été invité avec ma mère dans les appartements parisiens des Magloire, les parents de Juliette. On s’était à peine croisé à l’hôpital. On ne s’était rien dit, juste regardé en chiens de faïence par-dessus le drap qui me servait d’horizon. Ils se tenaient la main. Mais Juliette était restée dans sa chambre. Elle allait bien. Elle s’amusait avec un jeu vidéo. Le personnel était charmant, vraiment. Et à la hauteur. On aurait dit qu’il ne s’était rien passé. Ma mère avait jeté un coussin sur la bosse, alertée par leurs pas dans le couloir. Elle savait les différencier des autres styles de pas, qui étaient aussi nombreux qu’un hôpital peut en contenir. Elle avait surgi de son fauteuil, un peu comme si elle s’y était perdue le temps d’un roupillon. Ensuite, tout s’était passé comme elle avait voulu. Les présentations, les non-dits, les contournements, l’absence totale d’allusion aux principaux composants de l’évènement en cause : la jeunesse limite de Juliette, ma queue de retour à la normale et même en progrès, papa presque oublié, son assassinat, les seiches que ma mère ne pouvait pas avaler ni même regarder dans le plat noir d’encre et de riz. On s’était privé de rire. Le nom de Juliette n’avait été prononcé qu’une fois, par moi.

Alfred Tulipe occupait le bout de la table, à l’endroit où monsieur Magloire aurait dû trôner alors qu’il se situait à la droite de cet invité ainsi honoré, pour j’ignorais quelle raison, madame Magloire étant assise en face de son époux à côté de moi, ma mère de l’autre côté, observant sans discrétion celui qui se traitait lui-même de fleur ottomane. Je ne me souviens pas de l’avoir entendu disserter sur le sujet. Juliette était en pension et ne rentrait que le samedi. Or, nous étions un lundi.

Après le repas, on nous servit le café et les petits gâteaux sur la terrasse environnée de gaz d’échappement et d’un tel mélange de bruits qu’il était impossible d’y distinguer celui de nos chaises de rotin. Pourtant, d’après Alfred Tulipe, qui s’y entendait en matière de chaise, elles criaient sous nos fesses. Et nos fesses retenaient poliment les effets de la digestion à peine commencée. L’odeur se fût mêlée aux autres avec la même confusion que ses bruits.

« Comment vous sentez-vous, jeune homme ? » m’avait demandé Alfred Tulipe en enjambant la balustrade.

Elle donnait sur les toits de zinc. Il en éprouva la solidité d’un pied apparemment rompu à ce style d’exercice. Il me fit signe de le suivre. Il connaissait les lieux. Et il voulait en savoir plus. L’appartement des Magloire interdisait les apartés. Il le connaissait comme sa poche, le pratiquant depuis des années. Juliette avait cet âge. Que d’années perdues à ne rien publier ! J’appris ce jour-là qu’il avait renoncé à paraître dans le monde en habit de poète ou de romancier. Il était aussi penseur, mais limitait son expression à l’aphorisme et au schéma approximatif autorisé par l’étroitesse de son carnet. Il ne s’étendait que très rarement et toujours dans la conversation. Que voulait-il savoir de ma queue ?

Nous empruntâmes une échelle verticale dont le fer était froid et lisse. Je le suivais. Ses chaussures sentaient, comme on dit, les pieds. Je ne m’inquiétais pas pour les miens. Enfin, nous nous assîmes l’un en face de l’autre sur ce qui pouvait être un ensemble de cheminées. Aucune fumée n’en sortait et l’odeur du charbon pouvait être assez ancienne pour mettre fin aux spéculations qui me venaient à l’esprit. Alfred Tulipe, qui connaissait Pedro Phile et sa bande de lunatiques jouisseurs, était l’amant de madame Magloire. J’appris plus tard, mais vous le savez déjà, qu’il fut aussi celui de Catherine Surgères. Ma mère ne lui déplaisait pas, mais il ignorait la durée du deuil selon nos traditions familiales. Il ne se permettrait pas de se déclarer avant qu’il prît fin. Et pas le lendemain, ce qui serait passé pour de la hâte, un « sordide empressement ». Il regrettait que mon père eût trouvé une fin tragique, mais il n’en souffrait pas autant que moi, cela allait de soi. Je l’écoutais parler en pensant que si nous avions été dimanche, au lieu de lundi, ce serait avec Juliette que je m’entretiendrais en ce moment, et non pas avec un inconnu qui prétendait se faire connaître de moi pour préparer le terrain d’une nouvelle aventure. Dire, pensais-je en frissonnant, qu’elle était là hier, alors que ma mère m’imposait la visite d’un lieu champêtre entre deux gares de chemins de fer. À un jour près !

Alfred Tulipe ne fit aucune allusion à ce que pourtant les journaux, en papier comme télévisés, avaient diffusé à propos de la scène de la croix dont un cinéaste avait déclaré qu’elle ne pouvait que l’inspirer, plaçant ainsi ses pratiquants dans une attente préparatoire aux délices de la consommation par les yeux et les oreilles. D’après ce que je devinais de ses intentions, l’amitié qu’il me proposait de partager avec lui n’avait d’autre intérêt, pour lui, que de le rapprocher de ma mère avec la prudence qui s’impose quand on a affaire à un orphelin encore soupçonné de parricide. Ou bien en était-il aux prémices d’un roman qu’il ne publierait pas de toute façon, qu’il l’eût écrit ou pas. Sa légende était tenace. Et je m’y attelais déjà.

 

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