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 Article publié le 12 juin 2022.

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Même mouvant, même accidenté, le sol reste un socle sur lequel marcher à défaut de s’appuyer, lorsqu’en tant qu’homme ou femme l’on décide d’avancer dans la vie à travers mots. Les failles, nombreuses, sont au moins aussi intéressantes que le socle qu’elles strient de partout.

Ces failles, représentées par le vide séparant deux paragraphes, requièrent un saut, lors duquel on n’adhère plus à la fermeté de ce qui vient d’être dit-écrit ; durant ce laps de temps très court, le sens est suspendu à ce qui va advenir dans le paragraphe suivant qui, souvent, paraîtra délesté de la charge de sens précédemment imposée à la lecture.

Lire est ainsi sauter d’un paragraphe à l’autre en gagnant paradoxalement en légèreté à mesure que le texte déroule allègrement son argumentaire : coller au plus près de ce que l’on veut dire se vit dans l’énonciation des paragraphes, les failles représentées par les blancs entre deux paragraphes correspondant quant à elles au moment où la pensée reprend son souffle, avant de se dire à nouveau. Une relecture attentive permet de mesurer le chemin parcouru, c’est-à-dire d’entrevoir les manques et les impasses du Dire confronté à sa puissance relative à la pensée qui se joue dans les mots pour la dire.

Le texte est toujours en-deçà de l’attente vécue durant sa rédaction. On fera mieux la prochaine fois.

On est mu par cet espoir d’enfin toucher à la parfaite coïncidence du Dit et du Dire dans toute sa puissance tous deux confrontée à ce tiers irréductible qu’est ce « quelque chose-quelqu’un-quelque part » qui s’impose comme étant ce qu’il y a à en dire, ce qui s’offre comme tel, matière brute dont il semble qu’il faille la dépouiller de sa gangue pour en découvrir la forme.

Pure illusion ! La forme est tout extérieure à cette matière à la fois inerte et vivante, la forme seule révélera l’étendue d’une matière qui s’ignore elle-même, ignore ses potentialités qui sont autant d’opportunités formelles saisies ou non par qui écrit non pas sur elle mais avec elle.

Ce compagnonnage remet quelque peu en doute et en perspective le lien logique unissant la cause formelle mue par la cause télique qui se collette avec la cause matérielle. Le telos semble irradier de la matière même, du sujet abordé, si vous préférez, mais nous savons tous que la matière choisie, très vite au cours du processus de rédaction, s’impose à nous comme un non-choix, comme quelque chose qui nous vient de l’usage du langage même au moment où il met en branle toute la panoplie de sa « sorcellerie évocatoire ».

L’il y a est sans forme et sans mesure. Ni contenant ni contenu, il est cet inachèvement du Tout que le langage tente d’appréhender. Atteindre le bout du bout et vouloir ainsi clore le cercle imaginaire revient à imaginer une fin que l’expérience même du langage rend impossible.

Du fait du langage, nous sommes irrémédiablement coupés de cette matière dont nous n’aborderons l’existence que par son truchement, lequel déréalise tout ce qu’il touche. C’est la matière même, alors, qui semble purement décisoire voire même illusoire, comme si tout ce qui est ne pouvait prendre forme et sens qu’au moment où le langage daigne s’en approcher, avec crainte et respect ou bien mu par une folle insolence. 

Croyant s’approcher de la matière comme promesse de révélation, le langage ne s’approche que de soi-même, le sujet pensant-écrivant faisant la vive expérience que ce à quoi il touche n’est ni tout à fait lui-même ni vraiment autre chose que lui-même mais l’indissoluble lien préexistant à tout lien, c’est-à-dire ce qu’il faut se résigner à nommer la structure mathématique de l’Être, soit une organisation du sens préexistant à la Sinngebung rendue possible par le langage.

Que ce sacré par définition inabordable mette en lumière l’énigme de l’existence, sans pour autant en révéler quoi que ce soit, qu’il pose implicitement la question leibnizienne par excellence : Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? n’est rendu possible que par l’existence du langage humain capable de le formuler sans jamais pouvoir en révéler le fin mot. L’intangibilité des lois mathématiques qui régissent l’univers connu est en quelque sorte contrebalancée par l’extrême labilité du langage humain seul capable de passer du coq à l’âne.

Ce qui pose, bien sûr, la redoutable question du mensonge et de la volonté de tromperie qui le motive ainsi que la question de la fiction comme génératrice d’illusions consolatrices ou non.

La matière ainsi vécue tient du mirage, de l’illusion d’optique : elle ne se constituerait qu’à mesure que le langage pour la dire se déroule comme on déroule un tapis dans lequel une divine Cléopâtre se trouve tapie, prête à surgir et à éblouir par sa beauté une assemblée ainsi conquise par sa soudaine apparition.

La divine créature n’est qu’une promesse et un leurre : jusqu’au dernier moment, l’étoffe du Dire ne déroule rien d’autre que le Dit. C’est la finesse de la tapisserie qui nous est donnée à voir et non quelque créature fantasmatique censée satisfaire toutes les attentes et tous les désirs du monde.

Un texte s’élabore au sein d’une attente qui sera toujours déçue, sachant que cette attente - un complexe de désirs bien compris - bute sur la possibilité de son existence même, c’est-à-dire le langage, condition sine qua non et per quam de toute expression symbolique.

La condition sine qua non qu’est le langage dans toute sa puissance, soit le Dire, s’actualise dans le flux narratif, soit le Dit, condition per quam de toute apparition symbolique. Il semble qu’il y ait là matière à désirer sans fin ce qui paraît clos sur lui-même, intangible et fatal.

La poésie serait ainsi un pied de nez au fatum. Une manière de narguer l’existence, de jouer avec toutes les nuances possibles des phénomènes qu’elle produit et dont elle est constituée, de déployer nos cinq sens dans tous les sens et de rabattre ainsi son caquet à l’il y a en fêtant les noces perpétuelles du désir et du langage.

 

Jean-Michel Guyot

6 juin 2022

 

 

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