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I - ante meridiem
Jehan Babelin - La mort - chapitre XI

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 Article publié le 19 juin 2022.

oOo

Le curé (un de Vermort mais est-il nécessaire de le préciser ?) lutta une bonne minute contre une apnée puis se réveilla, le visage congestionné et la langue dehors, comme s’il avait soif. Il étreignit les accoudoirs comme si son cul était retenu sur le siège par une force sortie tout droit du sommeil qui l’avait pris au dépourvu une heure plus tôt. Le docteur Vincent devait être au petit coin. Il nota que son cigare avait formé une cendre parfaitement cylindrique et se proposa, après avoir jeté un œil morne sur le corps de Jehan Babelin qui respirait encore mais n’allait pas tarder à demander la clé si c’était possible mais ça le curé en doutait vu le contenu de la confession qui avait eu lieu quelques heures avant et même avant le coucher du soleil, d’en trouver (per scientiam ad salutem ægroti) la fonction par le moyen d’une dérivée dont il avait plus qu’une petite idée. Miladiou ! pensa-t-il, il en met du temps pour… et moi qui… et il entreprit d’aller jeter un œil dans le corridor. Il eut vite fait de constater qu’il n’y avait pas de lumière sous la porte des. Il manœuvra la poignée, avec la souplesse qu’impose la possibilité d’une défécation (longue dans ce cas) dans le noir. On ne sait jamais avec ces… La porte s’ouvrit, ou céda. Il actionna l’interrupteur. Le siège n’était pas occupé. On ne sait jamais avec ces évanouissements causés par d’imprévisibles… Le docteur s’était évanoui. Il en profita pour pisser. Son esprit rêveur, quelque peu surréaliste en matière d’amour secret, agissait encore sur sa queue dont il sentit la possibilité d’une. Mais il n’en fit rien. Il y avait un mourant au même étage et comme le docteur s’était évanoui Dieu sait tout il se retint de descendre au rez-de-chaussée où le WC des invités était beaucoup plus spacieux et surtout rarement visité, tant Jehan Babelin recevait peu. Le curé en avait d’ailleurs fait un usage rapide en arrivant en fin d’après-midi, le docteur Vincent ayant fixé l’heure du décès aux alentours de minuit. Il était dix heures du soir. Les fenêtres étaient noires. Il s’en approcha pour voir la nuit et donc la rue à peine éclairée par de chiches réverbères datant du siècle passé, au moins, Jehan Babelin ayant élu domicile dans le Vieux Quartier qui descendait vers la rivière, planté de platanes et déroutant à force de façades plus moroses qu’un enterrement qui ne dit pas son nom. Dans la chambre, toutefois, la fenêtre était restée ouverte, tant son hôte avait supplié qu’on ne le laissât pas mourir sans l’air du dehors, lui qui ne sortait jamais. Les chandeliers étaient prêts, dressés comme des bites d’amarrage aux quatre coins du lit. En attendant, le moribond traversait une phase de sommeil si profond qu’on eût pu le croire déjà mort. Un sifflement digne des trois coups sortait de sa bouche grande ouverte et les narines, non moins sollicitées, participaient à cet effort sans autre espoir que d’être compris de Dieu malgré une existence fort éloignée de la sainteté. Le curé appela le docteur, penché sur la balustrade qui courait au-dessus de l’entrée, laquelle n’entretenait aucun rapport de dimension et de prestige avec ce qu’on se prenait dans la gueule en pénétrant, par la grande porte, dans le château des Vermort. Mais, non seulement cet appel demeura un long moment sans effet, il provoqua le réveil du mourant qui aussitôt en proie à la réalité de sa situation désespérée, poussa un cri comme on n’en entend qu’à la télé ou comme on les imagine à la lecture des romans pornographiques que le curé confisquait depuis quelques décennies, ce qui expliquait sa connaissance de la douleur comme il est dit dans l’ouvrage non moins pertinent de Gadda. Celui-ci, couvert de cuir et de traces d’ongles, trônait sur la table de chevet, et non point un exemplaire de l’Écriture una cum famulo tuo Papa nostro N.

— Hé bé cé qué vous m’avez fichu une trouille, mon pauvre… ! s’écria le curé en se précipitant dans la chambre. J’ai bien cru que…

Mais Jehan Babelin était assis dans son lit. Sa chemise lui était tombée des épaules et cette nudité inspira au curé des réflexions qu’il se retint, encore une fois, d’étaler dans ce qui d’ailleurs ne pouvait plus s’appeler le silence, car Jehan Babelin, après avoir crié comme si on le torturait à vif, parlait fort à propos de choses qui n’avaient aucun lien avec son état. Le curé s’approcha pour écouter. Les borborygmes étaient entrecoupés de ce qui ressemblait à des proverbes comme on en fait aux repas de fêtes quand le vin a échauffé l’inspiration de ses goguettiers.

— Je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites… fit le curé en manière d’excuse.

— C’est que je ne vous parle pas !

— Et à qui donc… ? (ici, il va de retro) Oh ! Si c’est ce que je pense…

— Vous pensez mal, curé. Le Diable n’y est pour rien. Je crois plutôt que j’ai pété un vaisseau à un endroit du cerveau que quand c’est pété c’est foutu… Manquait plus que ça.

— Mais c’est que vous vous exprimez comme un poissard, mon ami ! Je ne vous connaissais pas ce goût pour le bas…

— Je crois que mon cerveau est foutu… Je vais mourir avec un cerveau foutu !

— Le docteur pense que c’est plutôt le cœur… les poumons…

— Moi je vous dis que c’est le cerveau.

— Vous n’en savez pas grand-chose…

— Il me parle que je suis plus moi-même !

En effet. Le curé reprit sa position dans le fauteuil près du lit, les genoux enfoncés dans le tombé de la couette. Jehan Babelin avait perdu non point l’esprit, mais son esprit, le sien, non pas celui qu’on s’attend à extraire en salle d’autopsie à la suite d’un assassinat commis par plus con que soi. Il tenta de se saisir de la main de Jehan Babelin, mais elle était occupée à autre chose. Le visage du moribond était si pâle qu’on eût cru à trop de lumière pour l’éclairer et donner à voir à quel point son propriétaire était proche de la fin.

— Vous devriez vous reposer, mon ami, dit le curé d’une voix d’enfant de cœur.

Il n’en fallut pas plus à Jehan Babelin pour penser à Lazare. Et il se laissa tomber sur l’amoncellement de coussins qu’on avait pris soin de disposer selon les instructions du docteur qui s’y connaissait en coussins au moment de les disposer sous la tête et les épaules d’un mourant. Jamais mourant ne s’en plaignit. Et mort on ne touchait pas à cet arrangement qui avait l’avantage d’exposer le visage à l’endroit exact où les rayonnements lumineux des cierges se rejoignaient pour n’en former qu’un, comme il est dit dans je ne sais plus quel passage ni quelle épître, s’empêtra le bon curé qui n’avait jamais voulu de mal à personne et même quelquefois du bien. Cette fois, Jehan Babelin était tout proche d’en finir avec ses jugements et toutes ces choses qu’on racontait à son sujet, surtout depuis le procès qui avait interrompu, pour un temps défini par la loi des hommes, ses agissements intolérables bien que compréhensibles de la part d’un homme qui en avait vu de toutes les couleurs, selon ce qu’avait mis à jour la cour, du temps de son enfance et même au-delà. Justement, Jehan Babelin avait maintenant envie d’en parler.

— Je ne sais pas, bougonna le curé, si le moment est bien choisi…

— Je n’en ai plus pour longtemps, non ? Ne me prendra-t-on pas enfin en pitié et ainsi me permettre d’en dire plus et même tout ? Vous avez lu Gaddis… ?

— Voulez-vous dire que votre confession n’était pas aussi complète qu’elle aurait dû l’être… ? Vite ! Mon étole !

— Nous n’en aurons pas besoin ! Je vous ai tout dit. Je n’ai rien caché.

— Mais alors… qu’attendez-vous de moi, Jehan… ?

Jehan Babelin se rengorgea. Sa tête humide s’enfouit dans la mollesse des coussins qui le tenaient aux trois-quarts assis. S’il y avait eu un ciel, il y aurait égaré son regard, lequel le curé ne put apprécier à cause de l’angle de prise de vue que le fauteuil lui imposait. Il se contenta d’imaginer le ciel à qui Jehan Babelin destinait donc ce supplément de confession (car il n’avait pas tout dit après le confiteor). Il était toutoui, comme le plaisantait quelquefois son cousin à l’heure des repas de fêtes donnés au château sous la houlette de la comtesse qui concluait ainsi la dernière de ses œuvres. Jehan Babelin trouva la force de se pencher sur le côté, où se trouvait assis son confesseur, et de se dévisser la tête pour le regarder en face. Son haleine empestait, mais le curé avait l’habitude des pets, même à l’air libre. « Voyons, dit-il, de quoi il s’agit…

— On me dit, commença Jehan Babelin, que le petit Lazare…

— Oh ! il n’est pas si petit que ça ! Il a grandi depuis…

— Ne m’interrompez pas s’il vous plaît ! /le bruit court, et jusqu’à mes oreilles encore disposées à en connaître le sens, aussi complexe soit-il, que le petit Lazare bande bien…

— Oh ! s’écria le curé, mais il ne se leva pas. Il comprit que le pauvre Jehan Babelin se trompait d’époque, ce qui arrive quand on ne sait plus où on est, ni où on va. Je vous écoute… Mais qui donc vous a rapporté ce… cet…

— Figurez-vous que je sais bien d’où ça vient ! Et comme je le sais, j’y crois sans mettre en doute la véracité du propos…

— Ce qui ne me dit pas…

— Ceci n’est pas une confession ! J’ai égrené tout le chapelet comme vous me l’avez prescrit, docteur…

— Je ne suis pas le docteur…

— Et je vous en remercie. /ainsi que je l’ai appris hier, entre l’assiette et le baquet, le petit Lazare donne dans le priapisme et, heu, sans douleur…

— On vous a mal renseigné, mon cher. Quand il était petit (je tiens l’anecdote du docteur Vincent lui-même) il arriva en effet que la comtesse, ma cousine (comme vous le savez) s’inquiétât de certaine disposition affectant l’organe, conditio sine qua non, dont l’usage…

— Oh mais j’en connais l’usage, rassurez-vous, curé ! Je ne vous demande pas de m’envoyer au ciel avec votre science du sujet.

— Mais alors que me demandez-vous ? s’énerva le curé.

— Je vous demande si c’est vrai… enfin… si c’était vrai… parce que voyez-vous… je ne l’ai pas su… et je voudrais savoir…

— Mais ça ne vous servira à rien de savoir… à l’heure de…

— Je veux savoir si ça m’excite encore ! »

Croyez-vous que le curé fût alors transporté de son fauteuil au corridor dans le seul but d’abandonner le mourant à son délire, sans doute le dernier ? Que non ! Il ne cilla pas. Il ne laissa pas son regard larmoyer de tristesse ou de colère comme cela lui arrivait si les circonstances ne lui imposaient pas toute la retenue qu’on attend d’un dépositaire de l’ordre universel et même plus si on aime la géométrie. Il joignit ses paumes un peu humides toutefois.

— Essayez, dit-il d’une voix d’homme cette fois, de penser à autre chose, mon fils. Stop ! (ici il élève la main comme si elle avait le pouvoir d’arrêter les répliques attendues de pied ferme) je sais ce que vous allez me dire : je ne suis pas votre père.

— Je ne suis pas votre fils…

— Bref, comme dirait le docteur Bianchon… heu… Vincent, qui n’a rien d’un Céline, comme vous le savez…

Alas… !

— Je pense… si toutefois vous me laissez penser… que nous devrions parler d’autre chose. Et même pas parler du tout. Autrement dit de nous taire, comme dirait La…

— Vive le maréchal !

Sur ce haut cri, Jehan Babelin s’effondra. Le curé le vit se recroqueviller sous le drap et s’immobiliser. Quelques secondes s’écoulèrent avant que l’ecclésiastique soulève le drap pour constater la mort de sa brebis égarée. L’odeur lui arracha une grimace. Il ferma bouche et yeux, se pinça le nez, recula enfin et fila comme un animal blessé hors du champ où le chasseur retient son deuxième coup dans le seul souci de ne pas rater sa proie cette fois. Car le curé eut le sentiment, en ce moment tragique ou en tout cas délicat, d’avoir échappé à la mort qui, dans son esprit apeuré, s’était glissé sous le drap à la faveur d’un AVC ou d’une de ces attaques dont le docteur Vincent avait le secret. Il parcourut la mezzanine en un rien de temps et si le docteur Vincent ne l’avait pas reçu dans ses bras d’athlète encore vaillant pour son âge, il eût dégringolé l’escalier et sans doute eût eu moins de chance que la fois où il s’y était seulement tordu la cheville, ce qui avait fait bien marrer tout le monde.

— Qu’est-ce qui vous arrive, nom de D… ! s’écria le bon docteur qui crut aller à la renverse mais eut la chance ou le bonheur de trouver la rambarde à la mesure de son attente. Ensemble ils roulèrent sur le tapis de la mezzanine et Jehan Babelin, qui s’était levé en même temps que sa queue, les reçut avec un « Ha Ha » qui mit fin à toute interprétation abusive, voire malintentionnée.

 

 

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