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L'œuvre
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 Article publié le 11 septembre 2022.

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A Emmanuelle A., infatigable voyageuse

 

Un nom de rue, un nom parmi tant d’autres, obscurs ou très connus… Ici, tiens, le nom d’un écrivain célèbre, un enfant du pays. Personne ici ne l’a lu, ce n’est qu’une plaque bleue en lettrage blanc, ni plus ni moins. Uzès bat son plein de touristes en cette chaude journée d’été.

Ah voici ses livres dans la librairie du pays natal ; elle est bien fournie, les œuvres complètes y figurent, complétées par des éditions de divers recueils parus au fil des ans avant qu’à sa grande fierté l’auteur ne figure de son vivant dans la Pléiade.

Rétrécissons un peu la focale, ouvrons un livre au hasard : assaut de mots brouille un instant la vue, les phrases nous sautent à la gorge, nous mordent au garrot comme un loup égorge sa proie. Pris dans les mâchoires du loup, nous ne mourons pas, lentement nous devenons lycanthropes, homme-loups qui dévorent les pages et les pages.

Nous voilà entrés dans l’œuvre que nous sillonnons depuis des années maintenant ; lorsque nous passons dans la rue qui porte le nom de notre loup préféré, son œuvre entière flotte par bribes entières finement colorées qui miroitent malicieusement dans notre esprit. Des parfums lourds, d’autres plus légers montent dans l’air que nous respirons, des mouvements se font jour en nous, comme si l’œuvre, compagne de nos nuits et de nos jours, désirait bondir hors de notre corps afin de faire face en notre compagnie à tout ce qui nous est hostile. Notre lecture affine les flèches des lauriers roses, et floribonde la lavande afflue dans notre regard posé sur la colline fleurie.

L’œuvre-monde ne prend pas les dimensions de l’univers dont nous ignorons superbement l’étendue ; sa vastitude ne nous agrée pas car c’est près du foyer de l’œuvre que nous aimons demeurer. L’œuvre est tantôt fenêtre sur un monde qui est le sien, tantôt sève délicatement prélevée sur les essences qui prospèrent dans le pays natal. Les guerres et les conflits y font figures de hors-d’œuvre, « le bruit et la fureur » n’y sont nullement atténués mais à leur tonitruance s’est substituée une intensité qui traverse le temps. Notre insatiable appétit réclame des nourritures plus coriaces et nous les trouvons à portée de mots dans chaque taillis, dans chaque saillie poétique qui chacune ouvre sur un monde dans le monde.

D’année en année, l’œuvre et son passé d’œuvre roule en nous comme les vagues marines, rejetant sur nos côtes des fragments de naufrage qui nous rappellent que des vies furent en jeu, mises en jeu puis détruites, passées sous silence, et enfin oubliées du grand nombre. Les vagues nombreuses jettent une ombre d’écume sur ces fragments de vie échouées là sur la grève, en révèlent ainsi toute la présence contristée.

Nous rassemblons pieusement les fragments venus s’échouer et instantanément les voici tous porteurs d’idées essentielles inscrites dans la modestie de leur matière même. Nous les assemblons au gré des signes qu’ils manifestent, en faisons des sculptures éphémères offertes au ressac et à la brise marine, à la tempête d’équinoxe qui les emportera au large à nouveau, en dispersera les signes allusifs jusqu’au prochain échouage sur le sable blond ou les rudes galets inégaux. Des côtes grecques aux côtes écossaises, le jeu se répète en un salut lancé au monde qui ne cesse de s’agiter.

L’œuvre en son passé d’écriture achevée et de lecture incessante qui relance l’écriture vers l’origine de sa mise nous jette dans l’avenir qui n’est pas un pur futur à la neutralité affligeante ; elle engage un combat auquel elle ne cesse de nous préparer, nous pousse à aller de l’avant tant dans ses flux que ses reflux, manifestation haletante du temps qui abdique devant l’espace ainsi créé qui s’offre à nos yeux et nos mains qui façonnent dans l’ivresse des embruns de ces figures nouvelles appelées à exister le temps qu’il leur plaira de demeurer.

L’œuvre ainsi inscrite dans le bois et la pierre, les filets de pêche déchirés et mille objets assemblés devient matière concrète rivale des mots qui l’ont inspirée ; à grands traits, l’œuvre respire dans nos poumons l’air marin qui enivre.

Nous pouvons rentrer sereins car nous avons su saluer le monde à sa juste mesure, en passants amicaux que le devenir n’effraie pas.

 

Jean-Michel Guyot

22 août 2022

 

 

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