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II - post meridiem
La soirée chez Anaïs K. - Le curé du paquebot - chapitre XVIII-3

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 Article publié le 2 octobre 2022.

oOo

Ces sales gosses avaient composé une putain de chanson où cétoine et hanneton rimaient avec Antoine et tonton et ils s’y connaissaient en jardinage parce qu’il leur avait tout appris il embarqua après la petite rousse aux cheveux courts robe d’été vert gazon avec pois rouges et son foulard mettait en scène des négros qui montraient leurs culs au milieu des feux de camp le temps était au beau. Il ne se souvenait plus des paroles, pas exactement, ou son esprit refusait de se plier aux règles du jeu que sa mémoire rejouait le vent était doux ce matin-là on arriverait à bon port dans l’après-midi la petite rousse dix-huit ans pas plus il s’aperçut avec joie qu’elle portait une queue de cheval dans le dos lequel était. L’air chantonnait tout seul. Voix des gosses dans les chiottes et les volutes se fracassaient dans la charpente fragile du préau. Il s’inclina pour laisser passer une vieille bique qui n’avait plus l’âge et elle faillit lui baiser la main ne trouvant pas le rubis à sa place habituelle et remit sa langue dans sa bouche et lui demanda si les Colonies. La petite rouquine se retourna, comme blessée par ces propos et il lui sourit, il avait déboutonné le haut de sa soutane et les poils. De famille. Des ours. Campagne isolée après un piémont déserté depuis longtemps. Cette route revenait chaque fois que. La vioque s’éloigna et la distance qui le séparait de la petite rouquine diminua il respira son parfum fruité et eut envie d’un verre de ce vin qui. Ensuite il la retrouva au bar où elle consommait un diabolo et il eut envie de la plaisanter au sujet de. Mais il bandait depuis qu’il l’avait approchée sur la passerelle et à peine installé dans sa cabine il se fourra un gode dans le et enfila un slip, jambes nues sous la soutane et des chaussettes dans les sandales de cuir qui avaient l’âge de. Il commanda un gin et elle sourit en baissant les yeux. Comme il avait ce truc dans le il évita de s’asseoir et même l’invita à regarder la côte s’éloigner et les vagues aller mourir entre les jetées, des bateaux se balançaient. Elle remarqua son allure de danseuse et se dit qu’il devait souffrir comme « papa » de ces hémorroïdes qu’on a dans le. Elle n’osa pas imaginer cette sorte de douleur mais le curé ne semblait pas souffrir comme « papa » qui d’ailleurs n’était pas son papa, sa maman non plus, mais comme on disait au village elle avait de la chance. Elle pouvait voir à quel point la terre est une petite chose quand on la quitte et la mer paraissait plus tranquille vue du pont que du quai où elle avait pensé ne pas s’en aller sans. Personne ne l’avait poussée. Elle était venue seule. Elle allait se marier. Aux Colonies. Son fiancé l’attendait. Sa tante. Son. Jamais vu d’Arabe. Ni de Noir. En photo, oui, mais on ne voit pas ce qui. Il était appuyé au bastingage, les coudes sur la rampe, le dos rond et les jambes écartées et ses pieds, chaussés de sandales au cuir plutôt usé avec des chaussettes qui boulochaient et des orteils qui se dressaient. Il était très heureux de l’accompagner. Il mangea les frites avec les doigts et lui montra comment on transforme une serviette en petit oiseau qui ne veut qu’une chose : s’échapper et il montait sur le bras, presque jusqu’à l’épaule et elle se demanda s’il avait conscience qu’il parlait à une jeune fille en âge de. Quel âge avait-il ? Pas l’âge d’être son père en tout cas. Entre les deux. Fabrice était beaucoup plus jeune. Cinq ans de plus qu’elle donc vingt-trois il était ingénieur tout juste diplômé et il l’admira car les Colonies avaient besoin de. Lui aussi se montrait utile. Les gens meurent, dit-elle comme si cette mort était du voyage, qu’elle l’avait emmenée dans ses bagages, « papa » était mort et « maman » parlait de la chance « que j’ai »

— Vous aurez une belle vie si vous savez vous y prendre, dit le père Antoine qui rimait avec cétoine tandis que les hannetons sont des insectes nuisibles comme tonton.

— Personne ne sait où il va, dit-elle parce qu’elle avait passé beaucoup de temps à penser avec les autres de son âge dans l’atelier de dentelle elle ne parla pas des culottes

— Nous utilisons de la dentelle, nous aussi, curés, dit-il sans rire et elle ne put s’empêcher de penser que son slip était peut-être une culotte comme dans ce roman

— Je sais, je sais. Je suis catholique…

— Cela se voit.

— Ah, oui… ?

— Votre regard sur les choses… Oui, oui, vous avez le regard catholique elle faillit rire mais se retint dans son mouchoir et ses lèvres s’étaient posées sur les initiales AK brodée coton rose bonbon et il put en observer la finesse se demandant

— Anaïs… Le K c’est…

— Je ne vous en demande pas tant…

— Mais bientôt je serais madame de…

— Diable !

Et comme il n’insistait pas elle lui révéla son futur nom de famille et il parut sidéré comme si.

— Ne me dites pas que… et il se frotta le menton avec le revers de sa main douce comme peut l’être la soie sur laquelle on ne s’assoit jamais.

Il ne connaissait pas « personnellement » le comte, ni le nouveau, qu’elle allait épouser, ni l’ancien qui était mort à la guerre, croyait-il, mais elle en savait sans doute plus que lui sur ce sujet

— Je ne sais pas grand-chose… Ma tante… Vous ne la connaissez pas. On n’en parle pas dans les… Des gens ordinaires mais qui ont réussi…

— Ah ! Les Colonies ! Mon père était andalou et ma mère…

— Vous avez bien de la chance de savoir…

Il avala plusieurs verres et sa grosse bite ne débandait pas. Il songea à éjaculer, mais il se connaissait et craignit de. Ces éphélides le ravissaient. Le soleil de midi s’y noyait et la peau resplendissait. Il aimait ces visages encore enfants. Scum. Des fois, dit-elle, je ne sais plus… mais elle s’interrompit et sembla ne pas attendre qu’il se renseigne au sujet de. Elle tenait son mouchoir tourneboulé dans sa petite main qui se crispait de temps en temps et il savait qu’elle aimait déjà lui faire confiance. On ne dort pas ici, dit-elle.

— Non. Nous arrivons tout à l’heure. Le détroit…

— J’aurais mis plus de temps à arriver au port. Et c’est sans compter la nuit que j’ai passée.

Il ne l’écoutait plus. Elle s’en aperçut et se tut, sans cesser de malaxer son mouchoir. Plus loin une dame blonde parlait à un jeune homme blond qui pouvait être son fils si elle l’avait conçu à quinze ans /à cet âge je ne savais toujours pas mais l’année suivante il faudra bien que ça se sache la dame dit bonjour au père Antoine l’appelant « père » et le jeune homme ne daigna pas répondre au bonjour du père qui ne parut pas s’en offenser et la dame se remit à parler au jeune homme

— Vous la connaissez ? dit enfin Anaïs (elle se souvenait de cette audace « comme si c’était hier »)

— En effet… Je n’avais pas prévu… Mais puisqu’elle est là…

Il ne cachait pas son inquiétude et ne dit pas « ils » il dit « elle » et le jeune homme n’avait plus d’importance alors qu’on aurait pu croire c’était l’heure de déjeuner un homme tout vêtu de blanc l’annonça belle voix de baryton elle qui aimait l’opéra

— Je l’aime aussi, dit-il mystérieusement

Pour l’instant, elle n’aimait personne. Elle aimerait le comte, d’abord physiquement, comme c’est l’usage, puis, comme disait sa tante dans ses lettres, avec l’habitude et ce que « ça coûte en temps »

— Prenez des frites. Elles sont excellentes.

— Comment le savez-vous… ?

— Ce n’est pas la première fois que je…

— Cette dame elle aussi a demandé des frites et comme vous elle les mange avec les doigts alors que ce jeune homme…

— Il ne vous plairait pas, dit péremptoirement le père Antoine.

Il ne dit pas « plaira », preuve qu’il n’a pas l’intention, mais à quoi bon connaître des gens qu’on n’a ensuite aucune chance de revoir, l’Empire est si vaste, et puis il y a la question du milieu, qui sait à quel milieu elle appartient, et puis à quoi bon penser à ces sortes de choses complètement inutiles ?

— Essayez donc, dit-il et il lui tendit une frite, l’approchant lentement de sa bouche et elle l’ouvrit, ses joues se gonflèrent et ses sourcils se soulevèrent je suis une femme mais qu’est-ce qu’un curé si ce n’est pas un homme ?

Ensuite elle mangea ses frites avec les doigts, avala sa viande trop cuite, accepta un fruit et se rafraîchit avec de l’eau « dont elle vida le verre » Puis la dame et le jeune homme quittèrent la salle et la dame fit un petit signe au curé et Anaïs en fit un et le jeune homme haussa les épaules

— Je vais vous laisser, dit le curé.

— Je peux bien me débrouiller toute seule, voyons !

— Je le sais bien, mais…

— Mais quoi ?

Il partit, traînant ses pieds, comme s’il chevauchait… mais elle ne pouvait pas se douter et il rattrapa la dame rousse sur le pont le jeune homme était ailleurs Anaïs se cogna à la vitre et quelqu’un se mit à rire

— Je ne savais pas… dit-il.

— Moi non plus je ne savais pas !

— J’ai appris pour Ben… Je suis désolé…

— Moins que moi pardi ! Et je ne parle pas de Lazare. Un père pédophile. Il se demande si lui aussi. Mais ça ne vous regarde plus.

Elle avait dit « plus » et non point « pas » et ça devait changer beaucoup de choses. En effet le visage du père Antoine n’était plus le même. Anaïs, derrière un petit rideau de rien du tout, pouvait voir à quel point il était en train de changer. C’est drôle quand il se passe quelque chose entre les gens. Ça se voit comme le nez au. Quelqu’un fumait. Elle le lui reprocha, mais à voix si basse que le fumeur demandait à comprendre et la fumée se mit à tournoyer dans le rideau, et Anaïs se frotta les yeux, ce qui provoqua la disparition des deux personnages qu’elle venait d’inventer, on peut dire ça comme ça car elle n’en savait pas plus. Elle sortit sur le pont et les vit s’éloigner. Pas de jeune homme alentour. Pourquoi le chercher ? Je me trompe : comment le chercher ? Elle fit quelque pas et le fumeur s’interposa pour s’excuser il n’avait pas compris décidément les hommes appréciaient son petit corps elle secoua la main pour chasser ce qui restait de fumée et l’homme en chassa lui aussi et son cigare vola au-dessus de la mer avant de. Elle le remercia et s’éloigna. Il ne la suivit pas. Des fois, ils suivent. Et elle ressent quelque chose d’agréable. Fabrice saura bien assez tôt qu’elle n’est plus. Ou il ne sait pas lui non plus. Ce qui serait étrange de la part de quelqu’un qui a fréquenté une Grande École. Et qui est destiné à participer à la dimension toujours croissante de l’Empire qui sans ses Colonies ne. Elle atteignit une sorte de jardin d’agrément où des gens s’entretenaient de. Elle passa entre. Plus loin, elle admit qu’elle n’avait aucune raison d’en savoir plus et si le temps passait sans curé ni dame ni jeune homme elle finirait par oublier toutes ces choses tellement.

 

 Frank nota : elle tombe par hasard sur le fils de Ben Balada et la femme que celui-ci a engrossé se jette par-dessus bord ou bien c’est le fils qui la. Et elle me raconte ça comme si ma naïveté de joueur. Mais j’ai bien vu qu’elle souhaite me voir gagner. Le comte sera humilié si. Hélène dormait. La seule lumière pissait d’une petite lampe accrochée dans la tête de lit. La lune venait mourir plus loin sur le plancher. Qui était ce curé ? Avait-elle vraiment abandonné l’idée de le retrouver après qu’il eût épuisé le sujet avec la « dame » ? Il avala le fond de son verre et constata qu’il n’avait rien pour le remplir. Une erreur à ne pas commettre quand on sait qu’on va passer une nuit blanche à revoir tous les aspects connus du problème posé par le comte. Un curé pédophile. Que les enfants de la paroisse chahutaient en connaissance de cause. Certains d’entre eux étaient passés à la casserole. Ou ceux-ci ne participaient pas à cette espèce de lynchage. Elle n’avait pas de photo, non. Elle ne savait pas qui il pouvait être, ni à quelle paroisse il. La dame ne pouvait plus parler, étant. Ben Balada savait, mais il était impossible de le rencontrer s’il ne sortait pas. Et s’il sortait, qui savait où il irait ? Son fils savait. Un Lazare lui aussi, mais Anaïs ne jouait-elle pas elle aussi ? N’avait-elle pas prévu de tromper son vieil ami Frankie qui ne s’était toujours pas remis de cette histoire ancienne mais toujours renouvelée ? Frank n’aimait pas s’angoisser seul dans un lit, même si quelqu’un, une femme de préférence, y dormait sans se soucier le moins du monde de ce qui se jouait. Non, il n’y avait rien dans le dossier, du moins dans ce qu’il en connaissait. Autant il était facile de faire entrer la tante Constance dans cette histoire, autant il était impossible de ne pas imaginer le moyen d’y insérer ce maudit curé qui ne disait pas son nom et qui ne l’avait peut-être pas confié à Anaïs. Or, si elle le savait, elle avait un avantage dont elle profiterait et le dindon de la farce ne serait pas son comte d’époux mais ce crétin de lieutenant qui s’était invité à l’espèce de cérémonie que constituait la libération, maintenant incertaine, de Ben Balada et de ce qu’elle impliquait de changement dans le comportement de Lazare, de Lazare et maintenant qu’Anaïs venait d’en évoquer la possibilité, de Lazare. On ne s’endort pas sur ses lauriers dans ces conditions. Et même quelquefois on en crève. Il pressa la petite poire et la loupiote s’éteignit. Pour une soirée inoubliable, c’en était une !

Non, Anaïs n’avait pas revu le père Antoine. Elle ne se souvenait même pas des paroles. Puis la dame que Ben Balada avait engrossée (dans quelles circonstances, on n’en savait rien, du moins pas là, en ce moment) avait fini son existence au fond d’une mer qui en savait plus sur les raisons de l’Empire que sur l’histoire de Ben Balada et de ses annexes judiciaires et médiatiques. Désormais, le fils de Ben existait plus que jamais. Il fallait en tenir compte. Et ne pas se laisser aller à en imaginer l’environnement ni les évènements qui l’y contraignent. Pas moyen d’en savoir plus. Ni dans le carton de photos ni dans la tête d’Anaïs qu’il était de toute façon difficile d’ouvrir sans provoquer un drame. Or, je ne suis pas venu ici pour foutre la merde dans ce qui est déjà assez merdique comme ça. Il se glissa hors du lit et comme par miracle ne réveilla pas la dormeuse qui ronflait doucement. Il descendit. Il connaissait les lieux. Heureusement, les tapis étaient épais. Ils l’avaient toujours été. Il passa devant la porte de la chambre dans laquelle le comte roupillait en vainqueur plus que probable. La chambre d’Anaïs se situait un étage plus haut, si mes souvenirs sont encore. Il grimpa sur des marches grinçantes comme des portes de la Hammer par temps de pluie. Le palier avait peut-être changé. Difficile, après des années d’absence, de se souvenir de la place des objets et des objets eux-mêmes. La Lune éclairait, oblique et joueuse. Puis le tapis s’interrompit comme un morceau de musique dans une rayure. Le plancher craqua, ce qui ajoutait de l’incertitude aux grincements. La porte était ouverte. En grand. Anaïs était nue. Debout dans l’éclairage d’une lampe fixée au-dessus d’elle. Cette immobilité le sidéra. Il attendit une parole. Quelque chose comme une invitation. Mais elle se taisait. Et pour cause. Elle était dans un tableau de peinture. Et ses jambes étaient inachevées. Elle surgit derrière lui. Il suffoqua. Elle était allée « pisser ». Elle en revenait, le ventre lourd, car elle avait aussi « envie de caguer ». Elle avait, pour parfaire le malaise, trop bu, après la conversation, elle était montée avec une bouteille et elle l’avait presque vidée, et maintenant elle était prête à en dire plus, elle ignorait pourquoi, tout à l’heure, elle avait interrompu son récit au moment où. Il se laissa pousser à l’intérieur de la chambre et comme elle avait un deuxième verre, elle le servit et il s’assit au bord du lit, sentant le parfum, l’acidité, les produits de l’attente tels que. Elle prit place dans un fauteuil qui devait lui venir de l’enfance, mais elle y contenait. Il voulait savoir

— si finalement elle avait revu le curé... Il ne pouvait pas en être autrement... Sinon...

— Vous avez raison, Frank (elle le voussoyait maintenant). Je l’ai revu. Mais pas sur le bateau. J’étais déjà mariée. Et seule. Fabrice courait dans le désert à la poursuite de je ne sais quel trésor minéral ou archéologique, il faudra lui demander, je ne me suis jamais intéressée à ses voyages, ils n’étaient pas secrets, au contraire il souhaitait en parler, mais est-ce que je voyageais, moi ? En tout cas pas avec lui.

Elle prit ici le temps d’une respiration, au bord de la suffocation, comme si elle avait couru dans le noir en sortant des chiottes et qu’elle était franchement heureuse d’être tombée sur quelqu’un et que ce quelqu’un était Frank qu’elle se reprochait d’avoir trompé parce qu’elle avait une envie folle de gagner ce concours, même de façon anonyme. Il en redemanda, du gin, et elle examina la bouteille à la lueur de la lampe qui éclairait le tableau où elle paraissait plus réelle que nature. Il en conçut un trouble qui l’embrouilla sur le champ. Que voulait-elle de lui, un simple flic qui n’avait rien à raconter d’un bout à l’autre sans sauter par-dessus les ruisseaux venus d’ailleurs et il ne savait d’où ? Elle le servit généreusement malgré le peu de contenu qu’elle secoua, les yeux collés à la bouteille. En réalité, poursuivit-elle, le père Antoine s’occupait de diverses œuvres en compagnie de rombières qui avaient l’âge de la tante Constance, ce qui les réunissait au moins une fois par mois, et quelquefois dans la maison de la tante, et alors il fallait se montrer bonne ménagère et si possible mère de beaucoup d’enfants et pas seulement de garçons. Or, non seulement Fabrice ne voulait que des garçons, trois au maximum, mais en plus Anaïs n’en attendait aucun. On songea à un charme et on chercha le ou la coupable. Et pas sous la table ni dans les armoires. On prétendait fouiller dans les passés, dans ce qui était à portée, partout où ça pouvait faire mal et tant pis si ça le faisait. Anaïs crut en perdre la tête. Elle se sentit si mal, à force de recherches et de pratiques invasives (c’est peu dire) qu’on eut l’idée de faire appel au curé spécialisé dans cette sorte de mal-être et il fut convoqué un dimanche à l’heure du café de l’après-midi, entra en scène, ou remit les pieds sur scène notre père Antoine qui rimait avec cétoine mais aussi avec hanneton comme un tonton qu’il était, sauf qu’ici, aux Colonies, on n’en parlait pas et même on n’en savait rien. Anaïs, avant même qu’il entre, sachant que c’était lui, et pensant au jeune homme qui avait peut-être noyé sa mère, se trouva encore plus mal qu’avant que ça n’arrive, même pas par surprise, ce qui aurait peut-être changé les choses mais ça on n’en sait rien. Il entra. Il eut tout de suite l’air ravi de revoir sa petite rouquine appétissante et tout et tout. Il parla tout de suite du voyage, ce qui étonna la tante Constance qui en resta bouche bée, puis la conversation changea et il fut question du mal qui « embêtait » Anaïs alors que ce « pauvre » Fabrice était dans le désert, sans doute pas perdu, mais pas facile à retrouver, surtout qu’en été, les nuits sont chaudes, comme à Séville se souvint le père Antoine, il y avait séjourné pour ses études et y avait même étudié la poésie de sœur Juana, qu’il relisait régulièrement, ce qui enchanta les vioques ici présentes, la perspective de récitations était ah parfaitement réjouissante, n’est-ce pas, Anaïs… ? Sœur Juana… Enfin !

Voilà comment Anaïs fut guérie. Le tableau où elle apparaissait nue n’en disait pas autant, révélant autre chose, mais Frank l’avait sur le bout de la langue et, le gin aidant, ça le rendit nerveux et il en versa dans les draps. Elle n’avait aucune envie de descendre au salon où se trouvait la réserve. Elle ne montait jamais plus d’une bouteille. Enfin, depuis quelque temps, parce qu’il fut un temps où elle en montait tellement qu’elle n’en manquait jamais. Il regretta amèrement ce temps et chercha la dernière goutte à même le goulot. Bref, le père Antoine renoua. Et quand je dis renoua, je dis ce que je dis, fit Anaïs en se posant sur le lit. Ce type était oh ! je n’ai pas de mots ! Comment je savais pour les enfants ? J’en parlerai plus tard. (Frank eut un geste de dépit, mais il se remit aussitôt en position d’écoute)

Depuis qu’il œuvrait aux Colonies, le père Antoine n’avait commis aucune faute, en tout cas aucune erreur, et les enfants se portaient bien, pour ce qu’on en savait. Même la tante Constance ne se doutait de rien, s’il y avait de quoi douter, et comme Anaïs savait, non pas d’instinct, mais parce qu’elle avait nourri sa curiosité aux sources adéquates, elle se tenait sur ses gardes, ce qui excitait l’homme et désespérait le praticien. Il entreprit, devant témoin, de conseiller Anaïs avant même de tenter le diable oups je plaisante gloussa-t-il et les vioques, pas certaines d’avoir compris, tendirent leurs oreilles à la mesure de leurs quinquets selon la concavité ou la convexité de leurs verres.

— Nous parlerons, continua-t-il comme s’il n’avait pas été interrompu par un instant de silence dubitatif ou ignare, il faut toujours commencer par parler et ensuite, si jamais c’est inévitablement nécessaire, nous envisagerons de mettre en œuvre le ri…

— Tuel ! s’exclamèrent-elles toutes ensemble.

La tante Constance était au bord de l’évanouissement. Elle avoua qu’elle n’avait pas pensé que les choses pouvaient dégénérer…

— Oh !

— …aller si loin… Ah ! Qu’en pensera…

— Fabrice ! s’écria Anaïs et ce fut elle qu’il fallut ramener à la surface des choses pour vérifier si elle les reconnaissait encore après une pareille émotion.

Le père Antoine acheva sa tasse refroidie, tiède par cette chaleur coloniale, et chacune des officiantes regagna son logis, en voiture de préférence, mais en tout cas pas à pied. Le curé demeura seul en compagnie de la tante et de la nièce.

— Vous pensez que ce sera au moins utile… ? ânonna la tante.

— Je vous crois, ma chère, assez intelligente pour penser que nous n’en ferons rien.

— Ah bah !

— Certes, devant ces dames, je n’ai peut-être pas su me montrer plus… moins…

— Mais alors ? Et l’enfant ? s’étrangla la tante.

Anaïs soupira enfin. Le père Antoine savait qu’elle en savait autant que lui et elle n’ignorait pas qu’il le savait. En parler à Fabrice compliquerait sans doute les choses et le moment était mal choisi pour les compliquer. Sa tante insistait. Elle voulait savoir elle aussi, mais on ne parlait pas de la même chose. Il y avait loin entre l’enfant d’Anaïs (nous savons que celui-là mourra noyé dans des circonstances qu’il s’agira d’éclairer) et les enfants qui provoquaient chez l’homme d’église des désirs qu’il ne demandait qu’à satisfaire. Or, on n’était pas ici perdu dans un village pyrénéen où la chanson, sans toutefois pardonner à celui qui offense, en éternise la misère humaine. Le scandale, s’il entrait dans la cage, forcerait l’imagination à compléter le délit par un meurtre, Fabrice en avait évoqué la possibilité à propos d’un autre type de comportement tout aussi « regrettable ». Que risquait donc Anaïs si elle continuait de se taire ? Était-ce la bonne question ? Elle et le père Antoine, il arrivait souvent qu’ils se regardent en chiens de faïence et la tante ne savait qu’en penser, de la faïence. Ça compliquait petitement, mais enfin ça compliquait et comme il n’était pas question de mettre Fabrice dans le bain, ça pesait, à la fois sur les consciences et sur la conduite à tenir. Dans la chambre où Anaïs (maintenant) avait posé nue et où était accroché ce vieux souvenir d’un bon et beau moment passé à se montrer telle qu’elle se plaisait, Frank traça quelques flèches, en ratura d’autres et enfin descendit pour aller chercher une autre bouteille.

 

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